Orient roux - Revue Secousse

Transcription

Orient roux - Revue Secousse
Dixième ► Secousse
Jean-Marie Blas de Roblès
Orient roux
Yeux béants,
grands ouverts sur l'impudeur des choses,
Rideaux de bois, tubes et perles qui font à mon passage de sèches mélodies
d'échec.
Quadrature de l'univers, et la reine en D4
Et son ombre portée sur les clairières tétrastyles.
*
Résurgences, incontinences de la mémoire.
Jusques à quand nous faudra-t-il changer cette litière,
ô sciure froide,
où se soulagent nos annales ?
*
Griffes rognées sur les tuileaux d'argile jaune,
Tambours anonymes
Remplois de marbre et de terre cuite au contrefort des tombes impériales,
Logarithmes des Ming,
et quelque chose est mort dans ces pierres qui vivent.
*
Mais ce dieu fou qu'un opéra encage.
Loges obscures, mangeoires d'or et de pourpre à hauteur de ses lèvres, il
assiste, indivis, à son propre spectacle,
Hors d'atteinte, dans les nuées d'encens et de poussière lasse.
*
Minarets que la pagode frustre, orientales castrations de tout ce qui s'érige.
Stèles pour les chevaux et stalles pour l'empire.
*
Tyrannies du Levant, ô bruits, ô soupirs trop vastes pour les cônes d'alu des
mégaphones!
Et puis la nuit collant à l'être, greffe crissante de satin à nos peaux moites
d'étrangers.
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Jean-Marie Blas de Roblès ► Orient roux
*
Rets! Rets dans l'obscure moiteur de l'attente,
Rets pour les mots, nasses anciennes pour ce qui vient du souffle et de la
langue.
*
Terres de feu et de sang noir,
Tremblement incurable des vieux âges,
Car toute ride est craquelure, crevasse sans espoir à la surface tant aimée de
tout ce qui advient.
*
L'homme creusait un puits, mais il jette sa pioche : une bouche est venue se
fendre d'un miroir.
Sous le lœss l'ancrage et les guerriers fossiles :
Un incendie dessous la terre les a unis dans un étrange baiser d'hommes.
*
Murs de papier.
Olives de jade noir sous les paupières parcheminées.
Et nous la désirions, car ce qui plaît en elle, c'est la bridure de l'espace
Et le clin d’œil lisse comme le sexe bombé d'une petite fille.
*
Xian encore, et la lave des fleuves sur ces visages sans Vésuve.
Tout redevient, tout se confond,
C'est une vieille histoire que le temps se rabâche,
et familier nous est son dénouement.
*
Ô rance l'odeur des crêpes
Et fluor fade, le rose du soda tiède!
*
Voici venu le temps des éraflures, de la gangrène aux gerçures du rire.
Vibrations palpébrales de l'urgence,
Sournoiseries de l'être, cassation, la loi injuste des artères.
*
La main devant les dents,
Cacher le blanc, cacher l'ivoire et l'ail vert dans les cavités sombres du
sourire.
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Dixième ► Secousse
Jean-Marie Blas de Roblès ► Orient roux
*
Gongs !
Ongles de bronze,
Gongs !
Pygargues, aigles mongoles
pour écurer
l'égout de nos lèpres secrètes.
Une fissure dans la lie du mur,
Et la toile déjà se fend selon les plis de cicatrices plus anciennes.
*
Couettes ioniennes à la féminité puritaine de l'Asie,
Feuilles d'acanthe sur les frontons brisés de la limite,
Et le rouge des temples est un signe de honte.
*
Jungle, ô brousse des machines où le sabre sait seul construire le chemin!
*
Car il nous appartient de préparer l'essence et la révolte,
Et de flétrir, nous les époux sanglés de pourpre,
ceux qui promènent sans vergogne le palanquin de la raison.
*
Hépatite beauté, virus de ceux qui passent.
*
Et le retour vers l'ouest.
Régissement noir, Oulan-Bator :
« La banque est juste après la quatrième baraque en bois.»
Le grand Khan n'est pas mort, ni le paon ni sa sœur
Ni son épouse bien-aimée.
*
Puis ce fut le mezcal, à Berlin, dans un verre louche du Miracle
Économique,
Le temps de rassembler en vrac tous les tessons de la mémoire.
Rien dans la ville,
Noyaux de lumière sans signification sous les yeux borgnes des églises.
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Dixième ► Secousse
Jean-Marie Blas de Roblès ► Orient roux
Derrière la vitre d'une salle de bains, le corps déformé d'une femme à sa
toilette.
*
Grues : langoustes de la nuit.
*
C'est ce soir que le peintre Giotto frôle au plus près une comète très
ancienne,
Flamboyant surcroît de ténèbres à l'obscurité pâle de nos jours.
*
Mais je m'en vais, serein, et je m'éloigne des murailles.
C'est quelque chose en nous qui se relâche, ou peut-être se noue, d'avoir
rêvé dans les rizières.
*
Orient,
Rien ôté de rien, il n'y a rien,
Rien de riant que cette aube en nous-mêmes où le soleil s'annule.
Jean-Marie Blas de Roblès est né en 1954 à Sidi-Bel-Abbès (Algérie). Études de philosophie et d’histoire.
Enseigne à l’étranger (Brésil, Chine, Tibet, Italie, Taïwan) puis participe aux fouilles de la mission
archéologique française en Lybie. Plusieurs romans (dont Là où les tigres sont chez eux, Zulma, 2008,
Prix Médicis) et novelliste (La Mémoire de riz, Le Seuil, 1982). Dernier ouvrage : Les Greniers de Babel
(Invenit, 2012). Ces poèmes sont extraits du recueil Hautes Lassitudes à paraître (Dumerchez).
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