Vers une ergonomie de conception : gage de sécurité et d`innovation
Transcription
Vers une ergonomie de conception : gage de sécurité et d`innovation
Vers une ergonomie de conception : gage de sécurité et d'innovation J.C. SAGOT - S.GOMES - P.ZWOLINSKI Institut Polytechnique de Sévenans L'Université de Technologie de Belfort-Montbéliard L’équipe d’ERgonomie et de COnception (L’ERCO) 90010 Belfort cedex Résumé : Le concepteur met souvent sur le marché des produits d'ingénieurs, des produits de hautes technologies, qui sont les plus souvent inutilisables pour l'utilisateur moyen. La connaissance de l'homme, de ses comportements, doit être au coeur de la démarche de conception. Dès lors, l'ergonomie peut y apporter une large contribution. La présente communication montre comment l'ergonomie, et en particulier, les différentes actions ergonomiques peuvent se situer dans chacune des phases du processus de développement et de conception de produits. L'ergonomie est décrite comme étant un facteur de sécurité et d'innovation. I. INTRODUCTION Face à une concurrence nationale et internationale accrue, les entreprises, quel que soit leur domaine d'activité, doivent atteindre un niveau de compétitivité de plus en plus élevé. Cette compétitivité s'obtient en partie par le développement de produits nouveaux correspondant, en accord avec les travaux de Duchamp [1], à la mise sur le marché de produits différents des produits traditionnels. Cet objectif vital pour l'entreprise exige qu'elle soit à même de : • faire un bon produit, c'est-à-dire qui fonctionne correctement, • faire le bon produit, un produit qui réponde aux besoins du client. Malheureusement, trop souvent encore, le concepteur met sur le marché des "produits d'ingénieurs", des produits de hautes technologies, qui sont le plus souvent inutilisables pour l'utilisateur moyen. Ainsi, comme le rappelle fort bien Norman [2,3]. "nous sommes inondés de produits et d'outils high-tech tous plus mirobolants les uns que les autres. Mais qui ne s'est pas battu avec un mode d'emploi ? Combien d'appareils sont vraiment adaptés à l'homme, agréables à manier et sans risque ? Les technologues sont des technocrates, ils ne se mettent pas à la portée de l'usager moyen, parce qu'ils ne le connaissent pas..." Une enquête du Laboratoire National d'Essais révèle ainsi que près de 50% des possesseurs de magnétoscopes ne savent pas enregistrer un film et se bornent à utiliser leur équipement pour visionner les cassettes vidéo du commerce. La connaissance de l'homme, de ses comportements, raisonnements et représentations, doit être au coeur de la démarche de conception. Dans le processus de conception, l'ingénierie doit ainsi être centrée sur l'homme [4]. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 1 Pour nous, seule une approche interdisciplinaire associant sciences humaines et sciences de l'ingénieur, peut être à même de donner une réponse au défi posé, d'une meilleure prise en compte du facteur humain dans la conception de produits. Cette approche s'inscrit dans le renforcement d'une nouvelle discipline des Sciences de l'Ingénieur qu'est le Génie des Systèmes Industriels, dans laquelle nous nous inscrivons. Guidat et coll. [5] ont de plus introduit récemment, la notion de sciences de l'innovation, qu'ils définissent comme étant : "une science de l'action à l'interface des sciences de l'ingénieur et des sciences de l'homme permettant de piloter l'ensemble des interactions qui gouvernent les systèmes industriels au niveau de leur conception, leur mise en place et leur conduite". Dès lors, l'ergonomie peut y apporter une large contribution. Etroitement associée au développement de la technologie, l'ergonomie s'intéresse à la compatibilité entre l'homme et le produit, lorsque ceux-ci coopèrent. Pour ce faire, l'ergonomie tient compte des capacités humaines, voire de leurs limites : capacité physique, force musculaire, dimensions corporelles, possibilités de saisie des informations, capacité de traitement des informations..., pour définir les exigences de la tâche confiée à l'homme et quantifier les différents facteurs qui influencent ces relations entre l'homme et sa tâche. Dans la réalité, même si l'articulation ergonomie-conception commence à être admise sur un plan théorique, dans les conduites de projet le dialogue ingénieursconcepteurs et ergonomes demeure encore difficile. L'ingénieur reproche souvent à l'ergonome de n'être qu'un observateur, à l'inverse l'ergonome regrette que bon nombre d'ingénieurs pensent encore, qu'un produit parfait et celui qui fait le moins de place à l'homme. Sur la base de cette introduction, la présente communication se propose de montrer comment concepteur et ergonome peuvent collaborer en vue de concevoir des produits de qualité, adaptés aux futurs utilisateurs. L'ergonomie peut enrichir "puissamment" la démarche d'innovation qui, en accord avec Lombard [6], pendant très longtemps a été seulement conçue en termes d'amélioration des fonctionnalités, de la qualité, et des performances des biens de consommation et des systèmes d'organisation . II. INTEGRATION DE L'ERGONOMIE A LA CONCEPTION DE PRODUITS 2.1 Processus de conception Rappelons, avant de montrer comment l'ergonomie peut s'intégrer dans ce processus, que le cycle de vie global d'un produit, tel qu'il est décrit par de nombreux auteurs [1],[7],[8], peut se résumer à 4 phases : la pré-existence, la naissance, l'existence et la post-existence du produit ainsi que l'illustre la figure 1. Pré-existence Naissance Existence International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Post-existence Page 2 Etude de faisabilité Etudes préliminaires Etudes détaillées Réalisation Evaluation Extinction Destruction ou Recyclage Gestion du projet Figure 1 : Illustration simplifiée du cycle de vie global d'un produit inspiré des travaux de Quarante [5] et de Bocquet et coll. [6] L'activité de conception intervient principalement lors des phases de pré-existence et de naissance du produit, en amont du cycle de vie. Toute activité de conception n'est justifiée que s'il existe un besoin, un problème à résoudre, point d'impulsion et de départ du processus. Les principales étapes du processus de conception peuvent être résumées par : • l'étude de faisabilité : première étape d'analyse à l'issue de l'identification du besoin, elle permet d'envisager la problématique du projet et de juger de ses chances de réussite ou d'échec, • les études préliminaires : il s'agit d'une phase d'analyse de la situation suivie d'une phase de synthèse permettant d'aboutir à des préconcepts, propositions de solutions qu'il conviendra de hiérarchiser et d'optimiser afin de retenir le concept final, • les études détaillées : elles consistent à finaliser d'un point de vue technique (choix des matériaux, fabrication, assemblage,...), fonctionnel, ergonomique,... le concept retenu en vue de sa réalisation, • la réalisation : cette étape traduit la concrétisation du projet et marque le début de l'existence du produit. Elle correspond à la phase d'industrialisation par la réalisation du prototype, de la présérie et de la série, • l'évaluation : cette étape d'évaluation finale intervient à l'issue de la réalisation du produit et consiste à réaliser des essais afin de valider la conformité du nouveau produit aux différentes spécifications émises tout au long du processus de conception. En ce qui concerne la phase de post-existence du produit : l'extinction, la destruction ou le recyclage, elle correspond aux dernières étapes du cycle de vie du produit. Cette phase, qui met en jeu des domaines d'activité tels que la sûreté de fonctionnement, l'ergonomie, la préservation de l'environnement,...reste tributaire des choix de conception effectués en amont du cycle de vie. Dans le présent travail, nous ne reviendrons pas sur cette phase, soulignons toutefois, l'importance de cette phase dans le cycle de vie du produit, importance qui demeure grandissante au fil des années, où le rôle de l'ergonome reste également déterminant, car il est, avec d'autres, le défenseur de la sécurité et de la santé. Ainsi, comme le souligne la figure 1, la gestion de projet est une étape transversale nécessaire au processus de conception. Elle consiste à planifier et à orchestrer les différentes phases du projet en conjuguant la dimension temporelle de l'exécution des tâches à la dimension humaine des compétences requises. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 3 Mentionnons toutefois que, depuis maintenant plusieurs années, pour des raisons de compétitivité, les entreprises sont passées de cette approche séquentielle à une approche simultanée ou concourante, faisant place à une approche coopérative globale du processus de conception. Ainsi, l'approche décrite suppose une nouvelle logique de conception, et en particulier, une pratique de l'ingénierie simultanée, tendant donc vers la conception systématique, intégrée et simultanée des produits et des processus associés, incluant la fabrication, le soutien logistique, et les aspects de recyclage. L'organisation hiérarchico-fonctionnelle traditionnelle laisse place ainsi à une organisation matricielle qui croise métiers et projets [9]. Cette nouvelle approche conduit en général à des résultats concluants, et ceci grâce à la constitution d'un groupe de travail, qui réunit les acteurs du marketing, de la conception, de l'industrialisation, des achats, de la gestion et de la logistique, de la fabrication, du service après-vente, de la médecine du travail,... sans oublier les futurs utilisateurs et/ou opérateurs. Un chef de projet coordonne, en termes de qualité, performance, coût et délai, l'ensemble des tâches du groupe. La figure 2 qui suit, inspirée des travaux de nombreux auteurs [1],[7],[8],[10],[11], et de ceux menés au sein de l'Equipe d'Ergonomie et de Conception (l'ERCO), tente d'illustrer cette approche, en situant au coeur du processus, l'ensemble des acteurs impliqués dans la conception. Ce processus de conception, ainsi représenté, se veut rétroactif et coopératif. Rétroactif, de part les possibilités de remise en cause des résultats issus des phases précédentes et ceci à tous les niveaux, en cas par exemple, de non compatibilité des solutions proposées avec les objectifs de l'étude [7]; coopératif, du fait d'une relation privilégiée entre les différents acteurs engagés dans le projet. Sur cette figure, nous avons également rajouté les étapes clés que sont la définition du cahier des charges, la proposition d'avant projets ou de préconcepts et l'élaboration de maquettes, prototypes qui viennent synthétiser, concrétiser les phases d'analyse qui leurs sont placées en amont. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 4 Figure 2 : Illustration simplifiée du processus de développement et de conception de produits, processus qui se veut coopératif et rétroactif. Le cycle de vie du produit se termine sur cette figure volontairement au niveau de la phase de "production du produit", en réalité, ce cycle se poursuit (voir texte), ainsi que l'illustre le présent modèle qui représente le début d'une spirale. 2.2 Articulation démarche ergonomique et processus de conception La Figure 3, veut illustrer quant à elle, comment l'ergonomie, et en particulier, les différentes actions ergonomiques que nous aurons l'occasion de décrire succinctement dans le présent texte, peuvent se situer dans chacune des phases de ce processus de conception ainsi décrit. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 5 Figure 3 : Intégration de l'ergonomie dans les différentes phases du processus de conception de produits. A travers cette figure, nous voulons montrer le déroulement des études ergonomiques qui doivent porter successivement, en accord avec Dumas et Jaeggy [12], sur le consommateur (l'utilisateur), le fabricant du produit (l'opérateur), le réparateur. Il est en effet indispensable, que ces trois types "d'utilisateurs" soient intégrés dans le projet dès les premières phases de conception, pour qu'ils puissent devenir co-concepteur du produit et de ses moyens de fabrication, gage de sécurité et de fiabilité. Enfin, nous tenons à insister sur le fait, que la démarche ergonomique, pour être efficace et moins coûteuse, doit commencer dès les premières phases de la conception, au niveau de l'analyse des besoins, et se poursuivre ensuite tout au long du processus de conception, en accord avec la figure 3. Pour être encore plus précis, la figure 4, issue des travaux de Duchamp [1], montre clairement l'articulation entre une démarche de conception-développement et une démarche d'analyse ergonomique. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 6 Figure 4 : Articulation ergonomie- conception (d'après Duchamp [1]) Ainsi, et en accord également avec les travaux de Naël [13], alors que le processus de conception progresse, que le produit se construit, la réalisation devient de plus en plus lourde à modifier et à remettre en cause. D'où la nécessité de ne pas se tromper au départ dans la définition des fonctionnalités et des objectifs d'usage, des besoins fonctionnels des utilisateurs et opérateurs, des principes de solution. Pour les définir, l'effort, et en particulier "l'effort ergonomique", doit donc se situer le plus en amont possible dans le processus de conception-développement, ainsi que l'illustre clairement la figure 4. Après le cahier des charges fonctionnel, des premiers principes de solution, en accord avec ce qu'écrivent les auteurs cités [1],[13], les échanges entre concepteur et ergonome se poursuivent comme en témoigne la figure 3, car : • en cours de réalisation, des problèmes nouveaux surgissent, qui peuvent nécessiter des compléments d'analyse ergonomique, • il est essentiel d'évaluer les solutions retenues le plus tôt possible, à partir, comme nous le verrons, de simulations menées sur maquettes, sur prototypes, afin de corriger certains problèmes qui n'étaient pas apparus lors des phases précédentes. Sur cette base, nous nous proposons maintenant de décrire les différentes actions ergonomiques pouvant intervenir dans chacune des phases de développement de produits. 2.2.1 Etude de faisabilité Dans cette phase, où les degrés de liberté de l'ergonome demeurent assez grands, il va centrer son activité, en particulier, sur deux axes s'intéressant : • à la définition de la population ciblée, • au diagnostic ergonomique de produits existants. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 7 En effet, sur la base du cahier des charges marketing, qui constitue l'acte de lancement du projet [8], l'ergonome va devoir rapidement décrire les caractéristiques de la population ciblée, afin de guider les choix du concepteur. Dans le même temps, sachant que la conception d'un produit consiste rarement en la création d'un produit entièrement nouveau, mais plutôt d'une évolution plus ou moins importante de produits déjà existants [14], l'ergonome devra élaborer un diagnostic ergonomique complet de ces derniers. Ceci, afin d'éviter de reproduire les mêmes erreurs, et favoriser ainsi l'innovation par une réelle prise en compte du facteur humain. a) Définition de la population ciblée Cela nous renvoie à définir les données biométriques et les données socioculturelles de la population ciblée. Les données biométriques portent pour l'essentiel sur : l'état de santé, les caractéristiques physiologiques et l'anthropométrie. L'ergonome, à cet égard, rendra compte au concepteur des déficiences "normales" des utilisateurs liées à l'âge (presbytie, presbyacousie,...), des différences parfois importantes entre les hommes et les femmes concernant par exemple les forces musculaires,... L'étude des dimensions corporelles (l'anthropométrie) constitue également un des contenus scientifiques majeurs de l'ergonomie. Le produit que l'on conçoit, doit intégrer ces données. C'est autour de données de la population ciblée telles que : la stature, les distances de préhension,..., qu'une approche des problèmes d'encombrement, d'atteinte, de posture et de confort peut être menée [15]. Les données socioculturelles s'intéressent quant à elles : au niveau de qualification ou de formation, au niveau de vie, aux habitudes de vie et aux modèles culturels de la population retenue. L'ergonome, pour l'ensemble de ces données, fera part de ces connaissances au groupe projet. Pour ce faire, il s'appuiera, sur les travaux de la littérature [16],[17], voire sur des normes [18], mais aussi sur ses propres résultats issus d'évaluations, qu'il aura luimême mené sur une population témoin représentative. b) Diagnostic ergonomique de produits existants Afin d'effectuer ce diagnostic, l'ergonome cherchera d'abord à connaître, concernant le produit en cours de développement, les besoins fonctionnels recherchés. Ce travail nécessitera une analyse fine du cahier des charges marketing, des réunions de travail avec le groupe projet et des évaluations complémentaires que l'ergonome devra mener sur le terrain. Sur la base de ces informations, l'ergonome sera en mesure, aidé du groupe projet, d'identifier des produits déjà existants, à peu près semblables à celui en cours d'étude. Dès lors, un diagnostic ergonomique complet sera effectué sur ces derniers, qui pourra se faire, selon notre expérience, en deux temps. Dans un premier temps, ce diagnostic nécessitera une analyse préalable des tâches qui sont assignées aux utilisateurs, compte tenu des performances recherchées, ceci afin de International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 8 connaître les consignes et procédures imposées, les moyens techniques mis à disposition,... Une évaluation auprès des utilisateurs, sera également effectuée, concernant les doléances éventuelles, les incidents voire les accidents qu'ils auraient pu connaître,... Enfin, l'application de normes sera faite en vue de vérifier si pour l'essentiel, les produits existants respectent les règles et standards ergonomiques. Sur la base de ces premières analyses, les facteurs les plus critiques, relevant de situations d'utilisation, seront relevés et discutés en groupe projet. Ceux qui s'avéreront les plus critiques pour le groupe, à l'appui des conseils de l'ergonome, seront ainsi étudiés, dans un deuxième temps, de façon plus approfondie. Ainsi, une étude comportant une analyse détaillée des activités d'utilisation et des analyses plus spécialisées des facteurs particuliers considérés prioritaires (bruit, efforts,...), sera menée. L'analyse fine des activités d'utilisation, véritable fondement de l'action ergonomique, demeure déterminante dans l'amélioration de la sécurité, du confort et de l'efficacité du couple homme-produit. Elle permet en effet de connaître, en situation normale ou dégradée, les régulations mises en oeuvre par les utilisateurs pour effectuer leurs tâches, les différences inter-individuelles, les informations traitées, les informations échangées,... L'objectif est de bien identifier les éléments sources de variabilité et susceptibles de générer des incidents, de recenser les actions types [19], de mettre en évidence les carences théoriques [20], l'inadaptibilité de certains dispositifs, de certaines commandes, les dysfonctionnements possibles, leurs causes et leurs conséquences,... Sur la base de ces connaissances, il devient alors possible, avec le groupe projet, de définir l'activité future probable, évoquée pour la première fois par Daniellou [21], et qu'il a lui-même reformulé pour parler "d'espace des formes possibles d'activités" [22]. Nous tenons à insister sur cette notion, même si nous lui préférons celle que nous avons récemment proposée, à savoir "le champ des activités futures souhaitables", souhaitables en termes de sécurité, de santé, de confort et d'efficacité [23]. En effet, à travers cette dernière notion, nous souhaitons, car faisant partie de l'équipe de conception, nous placer dans le cadre d'une démarche constructiviste. L'enjeu est bien le caractère opérationnel des solutions que la démarche ergonomique participe à élaborer, justifie et propose de mettre en place [14]. Bien sûr, il convient de préciser qu'à travers cette notion, tous les aspects ne peuvent pas et ne doivent pas être formalisés, permettant ainsi, comme le suggère Daniellou [22], de laisser des marges de manoeuvre à l'utilisateur. Il appartient en effet, à l'utilisateur de jouer un rôle déterminant pour la prise en compte des aspects difficiles voire impossibles à formaliser [24]. C'est donc autour, de la définition du champ des activités futures souhaitables, que le groupe projet, aidé de l'ergonome, pourra élaborer ses premières orientations de conception. L'utilisateur se trouve ainsi placé au centre de la démarche, ce qui a pour effet de centrer l'approche de conception sur l'homme, gage, comme nous l'avons déjà souligné, de sécurité et de fiabilité. Il découle de toutes ces analyses et études, un ensemble de résultats, particulièrement précieux, pour aider le concepteur à élaborer ses premières orientations de conception. Ces orientations vont se traduire par l'élaboration du cahier des charges, International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 9 véritable document d'engagement du projet [8] qui vient finaliser l'étude de faisabilité et amorcer la phase d'études préliminaires. 2.2.2 Etudes préliminaires Dédiée à la recherche de solutions, cette phase de conception préliminaire permet d'aboutir à différents avant-projets ou préconcepts tenant compte des spécifications du cahier des charges et de la définition du champ des activités futures souhaitables validée. Elle permet de matérialiser les premières réponses aux besoins identifiés. Traditionnellement réservée aux seuls concepteurs, l'ergonome joue maintenant un rôle reconnu de conseiller, à ce stade de la conception. En effet, l'ergonome participe de façon active à la définition des préconcepts, ces derniers correspondant à des premières solutions de produits, qui respectent l'ensemble des exigences techniques, ergonomiques, économiques,... Pour ce faire, l'ergonome fait part de ses analyses, touchant en particulier la fonction usage des différents préconcepts en cours d'étude. Son analyse repose en partie sur l'élaboration de scénarios destinés à reconstituer des situations d'activité fictives mais réalistes [25], en accord avec la définition du champ des activités futures souhaitables. La mise en scène de ces scénarios à travers la simulation, permet bien à l'ergonome de guider le concepteur dans ces choix techniques [26]. Cette simulation théorique demeure en accord avec Maline [25], une méthode prospective très efficace, permettant d'appréhender les situations dans lesquelles les utilisateurs vont se trouver, et de préciser ainsi, les conséquences probables sur leur sécurité, leur santé et leur confort, conséquences qui découleraient des choix techniques et organisationnels. Le support de ces analyses, reste à ce stade du projet, le plan, voire de plus en plus avec l'apparition grandissante de logiciels en Conception Assistée par Ordinateur (CAO), la maquette numérique. Cette dernière demeure aujourd'hui la référence pour tous les membres du groupe projet, car elle permet de bien partager les informations, en respectant les "vues" métiers,...[27]. La maquette numérique, qui constitue une sorte de représentation virtuelle du produit, avant toute réalisation concrète, va aider le groupe projet, et en particulier l'ergonome, pour sélectionner les meilleurs préconcepts. Ces derniers, feront alors l'objet de maquettes physiques. Construites en bois, en polystyrène et/ou en métal,... ces maquettes sont indispensables pour l'ergonome, qui va maintenant pouvoir vérifier, et ceci avec des utilisateurs potentiels représentatifs, l'ensemble des hypothèses formulées et en particulier, celles portant sur certaines conditions de réalisation des activités futures souhaitables. L'ergonome va pouvoir réellement mettre en scène ses scénarios, qu'il avait jusqu'à présent simuler de façon théorique. Des ces analyses émergera un préconcept, meilleur que les autres, qui constituera non pas la solution unique, mais la solution acceptable pour le groupe projet. Cette solution deviendra ainsi le concept, concept qu'il conviendra d'étudier de façon détaillée lors de la phase de conception qui suit. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 10 2.2.3 Etudes détaillées Lors de cette étape, le groupe projet s'intéressera à l'optimisation du concept retenu en vue de pouvoir réaliser un prototype qui intégrera l'ensemble des critères liés à sa réalisation (principes techniques, choix des matériaux, fabrication, assemblage,...). L'ergonome continuera à accompagner le concepteur en poursuivant ses tests ergonomiques. Cette fois-ci, ces derniers s'effectueront sur le prototype, toujours avec des utilisateurs potentiels représentatifs. Ces évaluations et validations, qui se réaliseront dans un environnement aussi proche que possible de la réalité [25],[26],[28], s'appuieront de nouveau sur des scénarios simulant certaines conditions d'exercice des activités futures souhaitables. Ces expérimentations qui laissent "converser" l'utilisateur potentiel avec le produit nouveau, apportent de nombreuses informations au groupe projet, en permettant, en particulier, de vérifier certaines prévisions et de corriger certains problèmes qui n'étaient pas apparus lors des phases précédentes. L'industrialisation, et en particulier l'ergonomie des futurs moyens de production, est étudiée de façon simultanée, même si, dans le présent texte, elles est présentée de façon séparée pour des raisons de clarté du présent texte. 2.2.4 Industrialisation L'ergonome se trouve également fortement impliqué dans cette phase, qui s'intéresse à l'industrialisation et à l'étude des moyens de production du futur produit. Il utilisera, pour résumer, la même méthodologie que celle déjà évoquée lors des études de faisabilité. Ici, par contre, les études et analyses porteront sur la population de fabrication, et s'intéresseront aux activités futures souhaitables des opérateurs, ainsi qu'aux facteurs de charge liés aux moyens de production du produit. Ainsi, de la même façon, sur la base de la définition du champ des activités futures souhaitables, l'ergonome pourra formuler des recommandations concernant l'organisation du travail, l'ergonomie des postes de travail, l'ergonomie des bâtiments,... [29]. III. CONCLUSION Le processus de conception de produits doit résulter, comme nous l'avons souligné, d'une coopération entre plusieurs acteurs, évitant ainsi que le concepteur soit tenté de concevoir des produits pour son propre usage. A cet égard, l'ergonome détient une place privilégiée, et sa participation lors des différentes phases, fait de lui, un véritable "coordonnateur" du processus collectif. Il apportera, et ceci tout au long du processus, une meilleure connaissance et une meilleure représentation des utilisateurs du produit à concevoir, ainsi qu'une hiérarchisation motivée des différentes recommandations. L'ergonome ne s'arrêtera donc pas, comme c'est souvent le cas, ainsi que le rappelle également Roussel et Lecoq [30] au diagnostic ergonomique, mais continuera d'instruire le concepteur sur ses choix, à partir de tests ergonomiques qu'il effectuera sur plans, maquettes et prototypes, basés en particulier sur des scénarios simulant certaines conditions International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 11 d'exercice des activités futures souhaitables. Sur cette base, l'ergonomie peut apporter une large contribution à la démarche d'innovation. Remerciements : La présente recherche menée au sein de l'Equipe d'Ergonomie et de Conception du Laboratoire d'Ingénierie de Produits, fait actuellement l'objet d'un co-financement de la part du Pôle Régional de Conception et d'Innovation, IRECI, 90400 Sévenans. Bibliographie [1] DUCHAMP R. (1988) La conception de produits nouveaux. Edit. Hermès, Paris, 60p. [2] NORMAN D.A. (1988) The psychology of everyday things. N.Y. Basic Books. [3] NORMAND D.A. (1996) Grandeur et misère de la technique, les relations entre l'homme et la machine ne sont pas idéales. A qui la faute ? La recherche, 285, 22-25. [4] RABARDEL P. (1995) Les Hommes et les Technologies. Edit. Armand Colin, Paris, 239p. [5] GUIDAT C., BREAS M., LOUIS D. (1995) Faire de la formation un outil de renouveau du service public. La productivité dans un monde sans frontières. Edit. de l'école polytechnique de Montréal, 885-893. [6] LOMBARD D. (1997) Préface de l'ouvrage : "L'ingénierie centrée sur l'homme". Edit. du Ministère de l'Industrie, de la Poste et des Télécommunications, Paris, 138p [7] QUARANTE D. (1994) Eléments de design industriel. Edit. Polytechnica, Paris, 645p. [8] BOCQUET J.C., GABRIEL M., GEURY M., JEAN A., NOEL J. (1996) Maîtriser la conception des produits et des systèmes. In conception en mécanique Industrielle - partie 3, coll. Les Référentiels Dunod, Paris. [9] BROSSARD P. (1995) Ingénierie simultanée : quelle mise en oeuvre ? Edit. ANACT, n°206, 12-15 [10] DEJEAN P.H. (1992) L'ergonomie du produit. Performances Humaines et Techniques, mars-avril, 9-20. [11] AOUSSAT A. (1990) La pertinence en innovation : nécessité d'une approche plurielle. Thèse de Doctorat, ENSAM, Paris. [12] DUMAS H., JAEGGY F. (1980) L'ergonomie. Techniques de l'ingénieur, T3, 101-112. [13] NAEL M. (1989) Les utilisateurs devront-ils devenir aussi "intelligents" que les produits qui leur sont proposés ? Actes du XXVème congrès de la SELF, Lyon, Edit. SELF, 373-379. [14] POMIAN J.L., PRADERE T, GAILLARD I. (1996) Ingénierie et ergonomie. Cépaduès Editions, Toulouse, 259p. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 12 [15] SAGOT J.C., ROBERTY M.L., BENCHEKROUN M., GARRET D., CHAPPET P., RAIMOND C. (1995) Ergonomie du poste de conduite du TGV nouvelle génération. Revue Générale de l'Electricité (RGE), n°2 (numéro spécial sur l'ergonomie), 40-45. [16] WOODSON W.E., CONOVER D.W. (1978) Guide d'ergonomie, adaptation de la machine à l'homme. Les Editions d'Organisation, Paris. [17] PHEASANT S. (1996) Bodyspace : anthropometry, ergonomics and the design of work. Edit. Taylor and Francis, London, second edition, 244p. [18] AFNOR (1995) Recueil de Normes Ergonomiques Françaises. Edit. AFNOR, Paris-La Défense, 620p. [19] PINSKY L., THEUREAU J. (1985) Signification et action dans la conduite de systèmes automatisés de production séquentielle. Rapport n°83, Laboratoire d'Ergonomie et de Neurophysiologie du Travail, Paris, CNAM. [20] DE KEYSER V. (1987) De la contingence à la complexité : l'évolution des idées dans l'étude des processus continus. Le Travail Humain, 51, 1-18. [21] DANIELLOU F. (1985) La modélisation ergonomique de l'activité de travail dans la conception industrielle. Thèse de Doctorat, Paris, CNAM, 217p. [22] DANIELLOU F. (1992) Le statut de la pratique et des connaissances en ergonomie. Document pour l'Habilitation à diriger des recherches, Toulouse : Université le Mirail, 100p. [23] SAGOT J.C., GOUIN V., LORINQUER J.P., CHAPPET P. (1997) The high speed train : an ergonomic approach for the driving cab design. WCRR'97 Congress (World Congress on Railway Research 1997), 16-19 Novembre, Florence (Italie), vol. A, 843-851. [24] HUGUET M.J., TERSSAC (de) G., ERSCHLER J., LOMPRE N. (1996) De la réalité à la modélisation de la coopération en gestion de production. In de Terssac G. et Friedberg E. (s/d) : Coopération et Conception. Edit. Octares, Toulouse, 149-170. [25] MALINE J. (1994) Simuler le travail : une aide à la conduite de projet. Edit. ANACT, 156p. [26] GOMES S, SAGOT J.C., KOUKAM A. (1998) Ergonomic approach based on modeling and simulation. 11th European Simulation Multiconference (ESM'98), 16-19 juin, Manchester, 661-666. [27] BARLIER C. (1996) Contribution à une démarche productique en mécanique. Document pour l'Habilitation à Diriger des Recherches, Nancy 1, Université Henri Poincaré, 225p. [28] ZWOLINSKI P., SAGOT J.C., GOUIN V. (1998) La simulation de l'activité comme outil d'aide à la conception et à l'innovation. Application à la conception de la commande de régulation de vitesse des TGV futurs. 2ème journées "Recherche et Ergonomie" de la SELF, Université Toulouse le Mirail, 9, 10 et 11 février 1998, 71-75. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 13 [29] SAGOT J.C., ZWOLINSKI P. (1996) Reconception ergonomique d'un atelier de décompte. XXXIème Congrès de la SELF (Société d'ergonomie de Langue Française), Bruxelles (Belgique), 11, 12 et 13 septembre, Edit. SELF, Vol.1, 238-246. [30] ROUSSEL B., LECOQ M. (1997) La coopération en conception de produits : la place de l'ergonome au sein d'un processus interdisciplinaire. Performances Humaines et Techniques, n°hors série, 21-24. International Journal of Design and Innovation Research Vol 1, n°2, Novembre 1998, 22-35. Page 14