Pourquoi l`homme a-t-il si souvent construit dans des lieux humides?
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Pourquoi l`homme a-t-il si souvent construit dans des lieux humides?
MpF Journal 190 Bat_MpF 07/11/13 15:48 page8 DOSSIER Restaurer et construire en milieu humide Pourquoi l’homme a-t-il si souvent construit dans des lieux humides ? L’humidité est généralement considérée comme une source d’inconfort. C’est pourquoi l’homme, en aménageant son lieu de vie, s’est de tout temps employé à maîtriser les remontées d’humidité, tant dans le sol que dans les murs, tant pour son propre confort que pour éviter les désordres causés au bâti. TEXTE : JEAN-MARIE VINCENT © J. Peyzieu M La basilique Santa-Maria-della-Salute à Venise a été élevée sur un socle porté par plus d’un million de pilotis de chêne, d’aulne et de mélèze. Dès la préhistoire, l’habitat lacustre (1) © Laténium, parc et musée d'archéologie Reconstitution d'une maison de la fin de l'âge du Bronze dans le parc archéologique du Laténium 8 ◆ M . p. F. n ° 1 9 0 - 4 t. 2 0 1 3 ais alors, pourquoi avoir si souvent, et de tout temps, construit dans des lieux rendus particulièrement inconfortables par l’omniprésence de l’eau tant en surface que dans le sol ? Pour tenter de répondre à cette question, et sans prétendre étendre notre exploration à d’autres continents, feuilletons quelques pages de l’histoire de nos contrées. L’archéologie a mis au jour et étudié de nombreux habitats datant du Néolithique et l’âge du Bronze implantés sur les bords de lacs ou de cours d’eau. Citons en France, parmi les sites les mieux connus, ceux que l’on a découverts sur les rives des lacs jurassiens. Par exemple à l’extrémité ouest du Lac de Chalain, les fouilles ont révélé la présence de 4 000 à 750 ans avant J.C. d’un village lacustre, un « palafitte ». Ce site, conjointement à celui de Clairvaux-les-Lacs, a été inscrit en 2011 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour construire ces « palafittes » dans les zones alluviales au-dessus des basses eaux des bords des lacs, les hommes plantaient des pieux selon une technique que l’on retrouve encore en Orient. Les maisons elles-mêmes étaient structurées autour de ces pieux verticaux, procédé constructif également utilisé pendant des millénaires sur la terre ferme (et dont on retrouve encore la survivance dans la typologie de certaines de nos constructions rurales). Mais pourquoi les hommes sont-ils allés construire ainsi « les pieds dans l’eau » dans des conditions apparemment aussi peu confortables ? Deux explications plausibles : - l’une défensive : comme bien plus tard les seigneurs de nos châteaux-forts, la communauté de ces palafittes se sentait sans doute davantage à l’abri des prédateurs de toute nature en étant séparée de la rive par une étendue d’eau formant un fossé naturel ; - l’autre économique : les eaux du lac fournissaient de nombreux poissons que l’on allait pêcher à l’aide d’embarcations creusées dans des troncs d’arbre (on a trouvé de telles pirogues conservées dans la vase à proximité de ces sites), et les archéologues pensent que les zones sédimentaires en bordure des lacs fournissaient des terres propices aux premières tentatives de culture… En résumé, ces villages lacustres illustrent la manière dont la communauté humaine a choisi, il y a des millénaires, de s’implanter en plein cœur de l’humidité en tentant de maîtriser les inconvénients de l’eau tout en bénéficiant de ses avantages… Un cas historique exceptionnel: la Cité des Doges à Venise (2) L’histoire nous apprend que c’est également pour des raisons défensives que la Cité des Doges, capitale pendant onze siècles de la République de Venise et de son vaste empire maritime et commercial et plus grand port du Moyen Âge occidental, s’implanta sur ces îlots du nord-ouest de la mer Adriatique. La cité aurait en effet été fondée en 421 dans la lagune formée par les alluvions du Pô et de l’Adige dans un lieu à l’abri des invasions des Goths, puis des Huns et autres vagues des « barbares » qui déferlaient sur l’ancien empire romain. Le monastère bénédictin de Cluny a été construit en bordure de la Grosne. Un bras de la rivière bordant au sud l'enceinte de l’abbaye alimentait le moulin situé dans une des tours de celle-ci. © Jean-Marie Vincent © Jean-Marie Vincent © Jean-Marie Vincent MpF Journal 190 Bat_MpF 07/11/13 15:48 page9 La tour du Moulin était accolée au farinier du monastère dont on voit la toiture à gauche. Pour édifier, sur un tel terrain gorgé d’eau et instable, une ville sillonnée de canaux et ponctuée de monuments impressionnants, les Vénitiens durent planter d’innombrables pieux, imputrescibles tant qu’ils restent en permanence immergés, sur lesquels ils édifièrent des plateformes capables de porter des édifices parfois monumentaux. C’est donc moins l’état sanitaire de ces pieux qui pose problème aujourd’hui que la montée des eaux de la lagune et le « batillage » du trafic maritime de plus en plus intense. Au Moyen Âge, les monastères se sont souvent implantés dans des lieux déshérités dont ils ont appris à maîtriser l’excès d’humidité À l’aube de ce que l’on appelle le « Moyen Âge », au sortir de l’éclatement de la civilisation gallo-romaine sous les vagues successives des invasions puis des périodes de renouveau encore trop mal connues des époques mérovingiennes et carolingiennes, le mouvement monastique, né dès les premiers siècles de notre ère en Orient puis en Italie, se développe dans l’Europe occidentale à partir du Xe siècle. Dans les périodes d’incertitudes précédentes, l’habitat avait tout naturellement privilégié les lieux escarpés, plus faciles à défendre, abandonnant la basse campagne et tout spécialement les secteurs humides peu propices au regroupement d’un habitat pourvu d’un dispositif défensif. À la base de la tour du Moulin, la baie de sortie de l'eau qui actionnait la roue aujourd'hui disparue. La mise en place progressive au haut Moyen Âge du système féodal, générateur de foyers de sûreté tout en suscitant de nombreux affrontements entre ceux-ci – dont les paysans étaient les premières victimes –, avait permis une reconquête timide de la campagne. Mais le renforcement des noyaux féodaux va apporter à certains secteurs une relative paix armée. Prenons l’exemple de la Bourgogne : si l’on excepte le cas de l’abbaye de Tournus, construite sur un site romain des bords de la Saône et réédifiée au IXe s. pour accueillir les reliques de St-Philibert apportées par les moines de Noirmoutier fuyant devant les Normands, les deux autres grandes abbayes bourguignonnes sont créées dans des sites ruraux peu utilisés auparavant. Le monastère bénédictin de Saint-Pierre et Saint-Paul-de-Cluny (Saône-et-Loire) est fondé en 910 par Guillaume d’Aquitaine, dit « le Pieux », dans un domaine champêtre au creux d’un vallon irrigué par la Grosne. La présence d’un bras de la rivière au cœur de l’abbaye témoigne de l’humidité des lieux mais a permis d’aménager un moulin dans l’enceinte de l’abbaye. Le rôle historique très important joué par Cluny, qui devient l’un des pôles de la Chrétienté médiévale, l’éloigne rapidement de l’austérité initiale. Aussi un groupe de ses moines, sous la conduite de Robert de Molesme, partil fonder dans les bois, à une centaine de kilomètres au Nord, un nouveau monastère pour y vivre plus strictement la règle de saint Benoît: silence, pauvreté, éloignement du monde. C’est l’abbaye de Cîteaux, qui accueillit quelques M . p. F. n ° 1 9 0 - 4 t. 2 0 1 3 ◆ 9 MpF Journal 190 Bat_MpF 07/11/13 15:48 page10 DOSSIER Restaurer et construire en milieu humide © D. Chiappero Vue aérienne du pont Wilson à Tours. Ce pont de pierre, construit entre 1765 et 1778 en remplacement d’un ouvrage vétuste, avait été fondé sur des pieux de bois recouverts toute l’année par les eaux du fleuve, ce qui les rendait imputrescibles. Les prélèvements excessifs de sable dans le lit de la Loire ont abaissé le fil d’eau et des pieux se sont ainsi trouvés à découvert en période d’étiage. La pourriture s’en est emparée et, le 9 avril 1978, l’une des 14 piles s’affaissait avec la voûte qu’elle portait, la poussée des voûtes voisines entraînant progressivement la chute des autres arches du pont qui a dû être entièrement reconstruit sur de nouvelles fondations. années saint Bernard en 1112, qui étendra progressivement son influence sur l’Europe entière où elle comptera 762 filiales. Celles-ci, pour les raisons évoquées ci-dessus, s’implantèrent prioritairement sur des terres concédées par leurs propriétaires, le plus souvent vacantes en raison de leur médiocre état. Ainsi la toute première « fille » de Cîteaux, l’abbaye de La Ferté (Saône-et-Loire) fut implantée au milieu de bois humides. Les Cisterciens vont s’employer à rendre habitables les terrains d’accueil de leurs monastères, d’abord par leurs constructions (bâtiments monastiques et « granges »), ensuite par les travaux hydrauliques qu’ils initient et qui permettent soit l’implantation de moulins et de forges utilisant la force motrice de l’eau (le cas le plus spectaculaire est celui de l’abbaye de Fontenay en Côte-d’Or), soit en barrant par des retenues le chevelu des petits cours d’eau pour créer une multitude d’étangs temporaires constituant autant de viviers et dont la vidange alimente en poisson frais et permet la mise en culture des fonds amendés par la vase. C’est cette technique, encore partiellement en usage, qui a permis, en suivant La Brenne l’exemple cistercien, la mise en valeur de vastes zones humides telles la Dombes, la Sologne ou la Brenne (cf. ci-après l’article sur ce territoire). L’excès d’humidité a cependant constitué pour certains territoires une source durable d’extrême misère: le cas de la Sologne Cette dernière région n’a cependant été mise en valeur que fort récemment. Étendant ses boisements et ses étangs au sud de la Loire sur des sols détritiques primaires d’argile et de sable déversés du Massif Central, elle a pendant des millénaires été une zone humide à l’agriculture rudimentaire, génératrice de fièvres qui rendaient la vie humaine extrêmement précaire. Le prieur du village de Sennely dans la Sologne du Loiret, le Picard Christophe 10 ◆ M . p. F. n ° 1 9 0 - 4 t. 2 0 1 3 Sauvageon, a laissé vers 1700 un témoignage poignant sur la vie des habitants de cette région, publié au XXe s.(2). Il y décrit les conditions de vie misérable, les épidémies emportant enfants et adultes à la fleur de l’âge, les jeunes veuves obligées à se remarier quelques semaines seulement après la disparition de leur mari afin de retrouver l’appui indispensable pour vivre et nourrir leurs enfants… Cette situation n’évolua que dans la seconde moitié du XIXe s, lorsque la famille des Beauharnais, possesseur du château de la Ferté, s’employa à transformer la Sologne en plantant des forêts de résineux et en aménageant les étangs, imitée bientôt par toute la classe dominante du Second Empire qui construisit à tour de bras châteaux et fermes modèles en briques à la place des antiques constructions en pans de bois hourdées de terre. La Sologne inhospitalière des paysans fit place aux « chasses » des nantis de la capitale(3). L’humidité aujourd’hui : entre source de nuisances et atout qualitatif Ceux qui sont aujourd’hui propriétaires d’un bâtiment situé dans ces terres humides sont le plus souvent confrontés aux problèmes de conservation et d’habitabilité posés par la présence souvent perturbatrice de l’excès d’eau. D’autres articles de ce dossier tentent de répondre à leurs interrogations. Mais il n’est pas inutile de rappeler d’abord que ce bâti a survécu, et souvent fort bien, à cette humidité, et d’autre part que les études récentes montrent le rôle important joué par l’eau dans les maçonneries notamment pour tempérer les excès thermiques. Gardons-nous donc, nantis de ce petit coup de projecteur sur leur histoire, de vouer trop vite aux gémonies les « milieux humides ». On peut y vivre, et y bien vivre, mais à condition d’en maîtriser les excès et, comme bien d’autres avant nous, de savoir bénéficier de leurs bienfaits. (1) Pour plus d’informations sur le site de Chalain et de Clairvaux-du-Lac et pour obtenir une bibliographie grand public et spécialisée sur les palafittes, consulter : www.culture.gouv.fr/ culture/arcnat/chalain/fr/biblio.htm (2) Christophe Sauvageon. Le Manuscrit du prieur de Sennely, Marseille, Lafitte Reprints, 1980. Gérard Bouchard. Le village immobile, Sennely en Sologne au XVIIIe siècle, Paris, Plon, 1972. (3) Sur ce sujet, voir Bernard Toulier, Châteaux en Sologne, Cahiers de l’Inventaire, Paris, Imprimerie nationale, 1992