Sur le rapport entre poésie et amour- René Char et André Velter-1-1
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Sur le rapport entre poésie et amour- René Char et André Velter-1-1
Sidona Bauer Sur le rapport entre poésie et amour : René Char - André Velter Dans son article « L’amitié du poème 1 » Jean-Michel Maulpoix insiste sur le rôle prépondérant de l’amitié pour la création lyrique depuis la Deuxième Guerre mondiale, précisément depuis l’éthique du dialogue instaurée par Mandelstam et propulsée par Paul Celan. Or, la relation lyrique2, sous sa forme « amour et poésie » continue à subsister encore aujourd’hui sans pour autant congédier l’éthique ni le dialogisme : André Velter, dans son poème dédié à l’amante Chantal Mauduit, soutient qu’ « amour et poésie obligent3 », qu’il n’y aurait de parole poétique sans son amour ; que le bien continue à œuvrer en lui grâce à cette « voix, / qui répond à [s]a voix4 ». La voix de l’amante consiste de son vivant comme au temps de sa mort. Nous soutenons donc la subsistance du rôle fondamental de l’amour dans la poésie d’aujourd’hui tout en la voyant dans une longue tradition, qui – au XXème siècle – passe par le surréalisme, traverse la poésie de la résistance et même, de notre temps, la société de consommation. L’amour, et ainsi la poésie, restent des biens symboliquement réels qui ne pourraient être consumés, étant en eux-mêmes insaisissables. Ils se trouvent, même aujourd’hui, sur la voix de l’excès, de ce qui déborde… 5 . Nous soulignons en outre le caractère respectueux de l’Autre 6 dans le lyrisme amoureux contemporain, tendant vers l’absolu de l’Autre humain. Nous nous heurtons ainsi à nouveau à la perspective de Maulpoix selon qui le poème d’amour serait « [v]olontiers fusionnel », de sorte qu’ il peine à reconnaître la différence et l’intégrité de l’autre. Le poème, quand il répond à ce modèle, est donc moins l’affaire 1 Quant au rôle considérable de l’amitié pour la création poétique voir Jean-Michel Maulpoix, « Freundschaftdes Gedichts » (« Amitié du poème »), dans Katharina Münchberg (éd.), Freundschaft, Paderborn, Fink, 2012, pp. 183-192. Nous nous référons à la version française non publiée que nous a fournie l’auteur. 2 Jean Michel Maulpoix a exploré la relation lyrique dans la poésie contemporaine, voir Jean- Michel Maulpoix, La poésie comme l’amour. Essai sur la relation lyrique, Paris, Mercure de France, 1998. 3 André Velter, L’amour extrême, Paris, Gallimard, 2007, « Amour et poésie », p. 132. 4 Ibid., p. 131. 5 Nous défondons ainsi notre hypothèse qui va à l’encontre de celle de Maulpoix, voir son article l’ « Amitié du poème » : « Amour et amitié conduiraient ainsi à distinguer deux modalités de l’écriture poétique. L’une, toute nourrie de métaphores, entend préconiser (je cite ici André Breton, dans l’Amour fou) „le comportement lyrique, tel qu’il s’impose à tout être, ne serait-ce qu’une heure durant dans l’amour et tel qu’a tenté de le systématiser, à toute fin de divination possible, le surréalisme“. – C’est, avec le surréalisme (où d’aucuns voient une ramification tardive du romantisme), la fusion de la poésie et de l’amour qui s’accomplit –. L’autre se tient sur la réserve, se défie des images, cherche la voie du dialogue. C’est celle de Bonnefoy, de Jaccottet, et plus absolument encore de Paul Celan. C’est ce qu’il reste possible de chanter… ». 6 La mise en majuscules de certains mots est un choix pour désigner l’importance que ces termes revêtent au cours de la réflexion méta-poétique. 1 des hommes que des Muses et des dieux. […] L’amitié semble un lien autrement paisible que l’amour, un lien qui se fonde sur la reconnaissance de la différence et de la distance, voire qui vérifie et confirme combien de cet écart dépend la justesse du rapport7. Le choix de l’ « amitié du poème » plutôt que de l’amour-poésie par la majorité des poètes depuis la Grande Guerre dépend entre autres du soupçon apporté non seulement aux grandes idées, au réel, mais également aux paroles. Regardons dans ce contexte les deux poètes amis René Char et André Velter. Ils n’ont pas perdu confiance en les mots, malgré les désastres. Ils chantent un monde enchanté malgré tout, une parole neuve et confiante. C’est ainsi qu’on peut lire de manière programmatique les deux titres velteriens « Amour et poésie » et « Force de mots » : Au comble de l‘accablement et du meurtre de nous, jamais je ne laisserai dire que la magie du poème ne peut pas tout traduire ni que la poésie n‘enchante pas la vie8. Du vivant de Chantal Mauduit, en sa présence même, Velter peint le portrait de son aimée : 7 Ibid. « Force de mots », dans André Velter, L’amour extrême. Le septième sommet, Paris, Gallimard, 2007, pp. 7172. Dans son entier : 8 Force de mots Je dois à la poésie la grâce de ton amour. Je dois à son pouvoir l‘offrande de ta voix, l‘aimantation de ton pas, une passion fabuleuse et nos emportements. Au comble de l‘accablement et du meurtre de nous, jamais je ne laisserai dire que la magie du poème ne peut pas tout traduire ni que la poésie n‘enchante pas la vie. Elle seule, comme la Soupçonnée de René Char, garde force de mots jusqu‘au bord des larmes. 2 Du côté du soleil de jour et même de nuit, la tête tournée et qui tourne et qui tourne pour voir l’azur à la renverse pour être au monde plus ébloui pour larguer l’ombre et les amarres. Il y a ce feu qui s’offre au bleu, il y a ce bleu qui boit de l’or. (Pour ton autoportrait, sans oublier ce vers de Montale : Apporte-moi le tournesol que la lumière rend fou9.) Le tournesol peut être considéré comme la fleur-emblème de la poésie moderne depuis le poème « Tournesol » écrit par André Breton, inaugurant L’amour fou10. La fleur jaune est reprise par René Char 11 , puis se retrouve chez André Velter. Chez les trois poètes, nous décelons, lié à la fleur et à l’amour, le thème de la voyance. Pour les surréalistes – et dans le sillage des anciens grecs, le poeta vates, puis Rimbaud comme voyant – la poésie a à faire avec la voyance. Et celle-ci, pour les surréalistes, avec le désir : un désir qui devient manifestation matérielle, un désir qui devient réel. Celui-ci donne l’œuvre d’art tout en étant – et en demeurant – amour de ce désir inépuisable. Car désir manifeste, par une sorte de « matière-émotion » pour reprendre René Char 12 , demeure toujours désir et en cela mouvement infini vers… (l’Autre). Dans « Tournesol », le désir se manifeste à travers les couleurs, précisément le bleu / azur et les nuances de l’or : allant du jaune à la couleur du feu. Les deux couleurs complémentaires s’interpénètrent : « il y a ce bleu / qui boit de l’or ». Les opposés s’épousent. 9 « Tournesol », dans André Velter, L’amour extrême. Le septième sommet, Paris, Gallimard, 2007, pp. 21-22. André Breton, L‘amour fou, Paris, Gallimard [1937] 2010. 11 « Celui qui se fie au tournesol ne méditera pas dans la maison. Toutes les pensées de l‘amour deviendront ses pensées », dans René Char, Fureur et mystère, Le poème pulvérisé (1945-1947), Paris, Gallimard, [1962] 2010, « À la santé du serpent », III, p. 186. 12 Michel Collot, La matière-émotion, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 3 ; Rencé Char, Moulin premier, Œuvres complètes, Pléiade, 1983, p. 62. 10 3 Dans l’amour, la vie atteint à son extrême intensité. Cette intensité est identifiée à la vie réelle. C’est celle dont parlait déjà Rimbaud – sa vraie vie qui est ailleurs. C’est aussi la vie qu’évoque René Char dans « Commune présence » : Tu es pressé d‘écrire, Comme si tu étais en retard sur la vie. S‘il en est ainsi fais cortège à tes sources. Hâte-toi. Hâte-toi de transmettre Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance. Effectivement tu es en retard sur la vie, La vie inexprimable, La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t‘unir, Celle qui t‘est refusée chaque jour par les êtres et par les choses, Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés Au bout de combats sans merci. Hors d‘elle, tout n‘est qu‘agonie soumise, fin grossière. Si tu rencontres la mort durant ton labeur, Reçois-la comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride, En t’inclinant. Si tu veux rire, Offre ta soumission, Jamais tes armes. Tu as été créé pour des moments peu communs. Modifie-toi, disparais sans regret Au gré de la rigueur suave. Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit Sans interruption, Sans égarement. Essaime la poussière. Nul ne décèlera votre union13. Cette vraie vie, celle « inexprimable », ne peut être atteinte que par la rigueur « au bout de combats sans merci ». En revanche : c’est elle seule qui vaut d’être vécue et à laquelle uniquement s’unit volontairement le poète. Elle exige la « modification de soi », la transformation et le changement : une vraie métamorphose vers le devenir de la Vie – et cette vie intense, c’est la poésie : dans l’œuvre et au dehors de l’œuvre. Nous souhaitons ainsi parler d’une vraie poésie vécue. Cette poésie vécue peut être vécue très secrètement : « nul ne décèlera votre union ». N’empêche que c’est une union dont on ne revient jamais indemne. Elle peut, chez le poète, au moyen de ses outils – les mots – laisser des traces : mais dès lors, ses paroles ne lui 13 « Commune présence » dans René Char, Commune présence, Paris, Gallimard, [1978] 2008, pp. 6-7. 4 appartiennent plus. Ils sont devenus poème. Une fois ex-primées, libérées, ses paroles ne lui appartiennent plus. Le poète distribue, dissémine, disperse ainsi son amour qui devient liberté et non plus propriété. Le poète se dépossède ; il devient dépossession à travers la poésie. Il ne possède pas, car cet amour – la poésie – est une grâce qui lui a été offerte. Il « essaime la poussière » – poussière comme pollen : fertile. Dans ce sens, je comprends également le poème « Allégeance » extrait du recueil Fureur et mystère de René Char. Vous l’avez tous lu : « Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler ». Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima ? Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part. Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. À son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse. Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas14 ? Par rapport à la dépossession du poète par le poème, il s’agit d’une sorte de générosité dans l’intimité, même dans l’intimité de l’amour. L’auteur disparaît, mais non l’œuvre de son désir qui devient une œuvre-désir : désir réalisé demeuré désir – et égal à son amour, pourrait-on reformuler avec René Char15. Le lyrisme d’André Velter comme celui de René Char est profondément lié aux valeurs : celles qui aiment et respectent l’Autre, y compris l’Inconnu qui vient à la rencontre du poème, c’est-à-dire à la rencontre de la source, de la part du « merveilleux » en l’homme… L’amour du poète vient à la rencontre de l’Autre ; son attention, son soin nous sont donnés. Car le poème en liberté chemine (va) vers l’Autre16, vers ce Tu qui l’a fait co-naître. Il a alors besoin de cet Autre, fondamentalement – « pour qu’il ne tombe pas ». Le poème en liberté exprime cette confiance vers l’Inconnu, le Vide, le Tu potentiel (impliqué) qui lui est un « appui sans 14 « Allégeance », dans René Char, Fureur et mystère, Paris, Gallimard, [1947] 2010, p. 211. Dans l’original René Char, Fureur et mystère, Paris, Gallimard, [1962] 2010, p. 73, XXX : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ». 16 Nous retrouvons la pensée poétique celanien. 15 5 appui », pour reprendre les paroles de Saint-Jean de la Croix 17 qui touchent presque un portrait du poète en saltimbanque18. Bibliographie BRETON André, L‘amour fou, Paris, Gallimard, [1937] 2010. CHAR René, Commune présence, Paris, Gallimard, [1978] 2008. CHAR René, Fureur et mystère, Paris, Gallimard, [1962] 2010. CHARRU Philippe : « Au rythme de la présence. „Sans appui et pourtant appuyé“ », dans Études, Paris, Février 2011, n° 4142, pp. 223-233. COLLOT Michel, La matière-émotion, Paris, Presses Universitaires de France, 1997. MAULPOIX Jean- Michel, La poésie comme l’amour. Essai sur la relation lyrique, Paris, Mercure de France, 1998. MAULPOIX Jean-Michel, « Freundschaft des Gedichts » (Amitié du poème) dans MÜNCHBERG Katharina (éd.), Freundschaft, Paderborn, Fink, 2012, pp. 183-192. STAROBINSKI Jean, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Flammarion, 1970. VELTER André, L’amour extrême, Paris, Gallimard, 2007. 17 Les paroles poétiques de Saint-Jean de la Croix, voir Philippe Charru : « Au rythme de la présence. „Sans appui et pourtant appuyé“ », dans Études, Paris, Février 2011, n° 4142, p. 223. 18 Pour le rapprochement traditionnel du poète et de l’artiste au saltimbanque, grâce à ce fameux saut dans et vers l’inconnu, voir Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Flammarion, 1970. 6 7