Cahier n°39 - SOS Education
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Cahier n°39 - SOS Education
N° 39 Les Cahiers de L’Éducation François Guizot et l’enseignement Résumé : L’œuvre de Guizot est à la charnière entre les tâtonnements révolutionnaires et l'Instruction publique de Jules Ferry. Le bilan de la Révolution est catastrophique. Déchirée entre les utopies jacobines et celles des Lumières, l'école est négligée. La politique scolaire retrouve ses ambitions premières pendant l'Empire, mais Napoléon favorise la formation de l'élite et dédaigne le peuple. Avec la Restauration, la Société pour l'instruction élémentaire est fondée contre les Frères des écoles chrétiennes. Cependant l'organisation impériale demeure. Guizot donne à l'Éducation nationale sa portée intellectuelle et morale, en la cantonnant à la moralité individuelle et au maintien de l'ordre social, pour favoriser le progrès économique de la France. Il renforce l'administration centrale. Il renonce à l'obligation et à la gratuité scolaires, et permet la coexistence des écoles publiques et privées. Les écoles publiques se retrouvent à la charge conjointe des communes, des départements et de l'État. Il attache beaucoup d'importance à la formation des maîtres, demandant l'abnégation devant un métier matériellement peu séduisant. Il crée le corps d'inspection en institution permanente. Le budget augmente et le niveau général aussi. Septembre 2010 Par Jean-Joël Brégeon, historien et professeur d’histoire en lycée et collège. Spécialiste de la Révolution française et du Premier empire. 120, boulevard Raspail 75006 Paris www.recherche-education.org Contact : [email protected] Tél. : 01 45 81 22 67 Fax : 01 45 89 67 17 © 2010 IRIE Tous droits réservés Sommaire page 3 Introduction page 4 1 - Utopies révolutionnaires... page 6 2 - Un bilan négatif page 7 3 - écoles mutuelles ou petites écoles ? page 10 4 - Les réflexions de Guizot page 12 5 - Les hommes de Guizot page 14 6 - La loi de 1833 page 17 7 - Des résultats et des carences page 20 Bibliographie, sources et travaux François Guizot et l’enseignement -3- Introduction François Guizot (1787-1874) a joué un rôle politique éminent jusqu’à sa mort. Si l’on connaît bien sa carrière politique, ses charges ministérielles successives – à l’Intérieur, à l’Instruction publique, aux Affaires étrangères, à la présidence du Conseil enfin, jusqu’à la révolution de février 1848 – on néglige trop souvent son rôle dans la construction d’un système éducatif véritablement national. La loi qui porte son nom, la loi Guizot sur l’enseignement primaire fut promulguée le 28 juin 1833. Elle est chronologiquement à équidistance des lois proposées par les assemblées révolutionnaires et des lois Ferry votées en 1881, 1882 et 1886 qui fondent l’enseignement primaire pour tous, gratuit, obligatoire et laïque. C’est dire que l’œuvre scolaire de Guizot conclut un premier cheminement et ouvre vers un nouveau parcours plus ambitieux encore. La question est donc d’apprécier la portée de la loi de 1833, d’en montrer son importance, ses limites et ses ambiguïtés en évoquant, au préalable les réflexions et les réalisations qui l’ont précédée à partir de 1789. La suppression des congrégations retire ipso facto écoles, collèges et université au clergé mais la constitution adoptée le 3 septembre 1791 proclame en son titre premier : « Il sera créé et organisé une « Instruction publique » commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes et dont les établissements seront distribués graduellement, dans un rapport combiné avec la division du royaume. » Tout est donc à faire et la constitution de 1793 puis celle du 5 fructidor An III (22 août 1795) répètent cette injonction sans que pour autant la mise en œuvre progresse. Les plans, les projets ne manquent pas. Beaucoup de monde se penche sur cette « Instruction publique » à bâtir, successivement Talleyrand, Le Pelletier de Saint-Fargeau, Rabaut-Saint-Étienne, Condorcet, Bouquier, Lakanal, Daunou. La fin tragique des uns (Le Pelletier, RabautSaint-Étienne, Condorcet) l’opportunisme et les courtes vues des autres rendent caduques ou amoindrissent les propositions. Mais pour certaines il ne faut pas le regretter… © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement -4- 1 Utopies révolutionnaires... À commencer par Louis Le Pelletier ci-devant marquis de Saint-Fargeau. Lorsqu’il est poignardé par le garde du corps Pâris, le 29 juillet 1793, on retrouve à son domicile un projet de système éducatif qui est aussitôt exalté par ses amis jacobins et en particulier par Robespierre. Le plan du « martyr de la Révolution », choisi comme victime expiatoire par les royalistes pour avoir voté la mort de Louis XVI, est du genre radical. L’intention majeure de Le Pelletier est de soustraire les enfants à l’influence « néfaste » des familles. Le projet commence par cette invite : « Osons faire une loi qui aplanisse tous les obstacles, qui rende facile tous les plans les plus parfaits d’éducation et réalise toutes les belles institutions (…). Cette loi consiste à fonder une éducation vraiment nationale, vraiment républicaine, également et efficacement commune à tous, la seule capable de régénérer l’espèce humaine, soit pour le don physique, soit pour le caractère moral. » En fait, Le Pelletier s’est surtout occupé de l’instruction primaire. Son intention majeure qui porte tout le dispositif est de soustraire les enfants à l’influence « néfaste » des familles. Puisqu’il faut inventer le français « régénéré » on doit le faire dans un cadre aseptisé. Tous les garçons de cinq à douze ans seront tenus dans des maisons communes, « mi-casernes, miinternats ». Habillés de la même manière, ils recevront la même nourriture, les mêmes soins et, bien entendu, la même instruction. Le plan prévoit une école pour chaque section dans les villes, et une pour chaque canton dans les campagnes. Ainsi s’édifiera un univers scolaire transparent et clos sur luimême, étroitement surveillé, commente Bronislaw Baczko qui cite Le Pelletier : « où tout ce qui doit composer la République sera jeté dans le moule républicain. » Cette éducation « spartiate » qui anticipe celles pratiquées par les régimes communistes et fascistes est défendue à la Convention par Robespierre. Une loi est votée le 13 août 1793. Non sans restrictions et en dépit d’objections venant de tous bords. L’abbé Grégoire parle de « rêve dangereux », Thibaudeau d’« éducation forcée ». Finalement, les « maisons d’égalité » vouées à la formation de ces « hommes nouveaux » resteront facultatives et ne connaîtront même pas un début de réalisation. © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement -5- Les propositions de Jean-Antoine-Nicolas Caritat, ci-devant marquis de Condorcet sont d’une autre eau. Elles procèdent de l’esprit des Lumières, s’inspirent de l’« Émile » de Jean-Jacques Rousseau et composent un corpus qui n’a pas été sans influencer François Guizot. Mais le tort de Condorcet est d’avoir penché du côté de la Gironde et sa proscription qui le réduisit au suicide (le 28 mars 1794) rendit caduque sa contribution à la création d’une « Éducation nationale ». Dès 1790, Condorcet avait publié cinq « Mémoires sur l’Instruction publique ». Au Comité d’Instruction publique de l’Assemblée législative, il avait préparé un rapport qui, présenté et adopté par les députés aurait fait l’objet d’un décret. Mais la mise à l’ordre du jour fixée au 20 avril 1792 fut ajournée puisque ce jour-là l’Assemblée écouta Louis XVI déclarer la guerre au « roi de Bohême et de Hongrie » c’est-à-dire à l’empire d’Autriche… Que disait Condorcet ? En premier que l’Instruction publique doit offrir à chaque Français la facilité de développer ses « facultés naturelles » afin de pourvoir à ses besoins et d’assurer son bien-être dans la concorde sociale durant sa vie d’adulte. Bref, il s’agit de parvenir au « perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée. » Pour Condorcet, l’Instruction publique n’est autre « qu’un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité tout entière. » Cet enseignement national doit être gratuit et laïque car « il est rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière. » Mais Condorcet ne veut pas le rendre obligatoire car, résolument optimiste, il escompte que les parents, sans aucune pression de la part de l’État, enverront leurs enfants au moins à l’école élémentaire et qu’ensuite les familles feront selon leurs moyens. Démarche typiquement libérale, bourgeoise, que Guizot reprendra à son compte. Ainsi, le projet de Condorcet (qui ne manque pas de cohérence) combine-t-il l’universalité d’un enseignement primaire, qui élèvera le peuple et le choix d’une méritocratie qui « produira » des élites destinées à être ses bons bergers. Sans que, pour autant, Condorcet s’inquiète de savoir si cette sélection sera celle du talent ou celle de l’aisance et de la position sociale des parents. © 2010 IRIE Tous droits réservés Pour Condorcet, l’enseignement national doit être gratuit et laïque, mais pas obligatoire. François Guizot et l’enseignement -6- 2 Un bilan négatif Une fois ajournés les projets opposés de Le Pelletier et de Condorcet, restait à trouver une loi scolaire du juste milieu. Ce fut celle proposée par l’obscur Gabriel Bouquier, peintre, élève de David, député de la Dordogne à la Convention. Adopté le 19 décembre 1793, le décret Bouquier fut abrogé moins d’un an plus tard, remplacé par le décret Lakanal, voté le 17 novembre 1794. Toute cette législation culmine dans la constitution de l’An III dont le titre X « Instruction publique » stipule : La Révolution finissante, au bord de la banqueroute est incapable de doter d’un budget conséquent l’Instruction publique. « Il y a dans la République, des écoles primaires où les élèves apprennent à lire, à écrire, les éléments du calcul et ceux de la morale. La République pourvoit aux frais du logement des instituteurs proposés à ces écoles. » Ainsi, avec le ci-devant oratorien Pierre Daunou, inspirateur de cet article, disparaissent l’obligation scolaire et sa gratuité. Il était difficile d’attendre plus d’une Révolution finissante, au bord de la banqueroute et donc incapable de doter d’un budget conséquent l’Instruction publique. Il faut donc attendre le Consulat et l’arrivée de Jean-Antoine Chaptal au ministère de l’Intérieur pour voir la politique scolaire retrouver ses ambitions premières. Chimiste et industriel, Chaptal est un révolutionnaire plutôt modéré que l’amitié de Lazare Carnot a porté à la direction de la poudrière de Grenelle. Membre de l’Académie des sciences depuis 1798, il est remarqué par Napoléon Bonaparte qui apprécie ses qualités d’administrateur. Chaptal sera ministre de l’Intérieur de janvier 1801 à août 1804. Il quittera alors la vie politique en raison de son désaccord avec l’évolution autoritaire du régime. C’est en s’appuyant sur une vaste enquête conduite par les préfets auprès des communes que Chaptal peut dresser un constat accablant sur l’état de l’Instruction publique : « Avant la Révolution, il y avait presque partout des écoles primaires. Les parents seuls choisissaient les maîtres de leurs enfants et payaient le salaire. Ici on affectait un revenu communal à cet usage ; là on nourrissait l’instituteur et on lui assurait une légère solde. Dans plusieurs communes le maître d’école © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement -7- exerçait une profession, ce qui rendait son traitement moins onéreux. Ailleurs, il parcourait successivement plusieurs communes et arrivait à jour et heures fixes pour y donner des leçons. Dans les villes, les écoles primaires y étaient généralement desservies par les frères ignorantins, admirable institution. Tout cela a disparu. » Commentaire de Jean Tulard : « Le bilan de la Révolution, malgré plusieurs projets, a été en définitive catastrophique en matière d’enseignement primaire. » Mais l’historien est aussi sévère à l’égard de l’État napoléonien et il s’interroge : « Comment expliquer ce recul ? Raisons financières… ? Mépris pour le peuple qu’il valait mieux maintenir dans l’ignorance ? … L’intérêt de Napoléon s’est uniquement porté en définitive sur la formation des futurs cadres de la nation. Aux autres restait le catéchisme impérial. » De fait, l’ambition de Chaptal : scolariser la totalité d’une classe d’âge en ouvrant 23 000 écoles ne fut jamais réalisée. Le Corps législatif se borna à une loi tronquée (11 floréal an X) qui mettait à la charge des communes l’entretien des écoles et des maîtres. Faute de moyens financiers, très peu s’exécutèrent. En fait, durant toute cette période la seule progression de l’enseignement élémentaire tient au développement des écoles mutuelles inspirées par l’expérience pédagogique du britannique Joseph Lancaster qui, dès 1803, avait posé les principes de l’école mutuelle dans un opuscule : « Amélioration dans l’éducation des classes industrielles de la Société. » 3 écoles mutuelles ou petites écoles ? Une sorte de guerre scolaire a parcouru, jusqu’à la loi Guizot, le premier tiers du XIXe siècle. Elle a concerné en particulier l’enseignement élémentaire et a mis aux prises les Frères des écoles chrétiennes et la « Société pour l’instruction élémentaire ». Les premiers étaient issus de la congrégation fondée par J.-B. de La Salle en 1680. Supprimée en 1792, elle avait fait son retour sous le Consulat. À la Restauration, elle renforça encore sa position. Mais la prétention des Frères des écoles chrétiennes à être les seuls dispensa- © 2010 IRIE Tous droits réservés L’intérêt de Napoléon s’est uniquement porté en définitive sur la formation des futurs cadres de la nation. François Guizot et l’enseignement -8- teurs des savoirs élémentaires insupporta les milieux royalistes plus libéraux qui se retrouvèrent dans les objectifs assignés à la Société pour l’instruction élémentaire. Avant la loi Guizot, entre les Frères des écoles chrétiennes et la “Société pour l’instruction élémentaire”, la concurrence fait rage. C’est durant les Cent Jours (mars-juin 1815) que le ministre de l’Intérieur Lazare Carnot lui reconnut une existence officielle. La Société pour l’instruction élémentaire procédait d’une dotation faite par la Société d’encouragement pour l’industrie nationale et elle se donnait pour objectif de : « rassembler et répandre les lumières propres à procurer à la classe inférieure du peuple le genre d’éducation intellectuelle et morale la plus appropriée à ses besoins. » La première assemblée générale se tint en pleine tourmente juste après Waterloo. Le président élu fut le philosophe Marie-Joseph de Gérando ; au conseil d’administration on trouvait l’économiste J.-B. Say, les savants Ampère et Jomard, le duc de La Rochefoucauld, le comte de Saint-Simon, le philosophe Maine de Biran, l’abbé Gaultier, la duchesse de Duras. La Société avait des membres associés à l’étranger, dont Bell et Lancaster, les deux fondateurs en Grande-Bretagne des écoles d’enseignement mutuel. Les statuts étaient inspirés de ceux du modèle britannique. L’article 3 déclarait : « La Société établira à Paris des écoles où les enfants apprendront à lire, à écrire, à calculer, et recevront toutes les connaissances élémentaires qu’elle jugera les plus utiles ; on y donnera tout le soin possible aux notions fondamentales de la morale et aux bases de l’enseignement religieux (…). On enseignera particulièrement aux filles, d’après des méthodes perfectionnées, les divers ouvrages de couture et autres convenables à leur sexe. » En 1815, la Société créa un « cours normal » pour former les instituteurs. En 1817, un autre cours fut créé pour les institutrices. Les écoles élémentaires se répandirent à travers le pays, en butte à l’hostilité des milieux ultras et de la hiérarchie catholique qui alla jusqu’à les dénoncer comme des « écoles de Satan ». Un climat de polémique bien propre à la Restauration et des accusations qui ne résistent pas à l’analyse historique. En 1831, LouisPhilippe déclara les écoles élémentaires d’utilité publique et elles se révélèrent particulièrement précieuses en attendant l’application de la loi Guizot. La Société pour l’instruction élémentaire poursuivit ses activités jusqu’en 1911, en se tournant vers des travaux de recherche et d’information pédagogique qui furent reconnus dans toute l’Europe par des distinctions lors des expositions universelles. © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement -9- Pour revenir à la Restauration proprement dite (1815-1830), en matière d’enseignement primaire elle a plutôt fait mieux que le régime napoléonien. Après tout, l’ordonnance rendue le 17 février 1815 qui réglemente l’instruction est catégorique : « Toute commune sera tenue de pourvoir à ce que les enfants qui l’habitent reçoivent l’instruction primaire et à ce que les enfants indigents la reçoivent gratuitement » (article 14). Mais, de la loi aux faits… D’autant que la monarchie restaurée conserve dans ses grandes lignes l’organisation impériale de l’enseignement. L’autorité supérieure est le Conseil royal de l’Instruction publique dont les orientations sont mises en œuvre par le grand-maître de l’Université qui joint à sa charge les Affaires ecclésiastiques. L’accolement des deux fonctions, bien dans l’esprit de réaction cléricale du temps, ne disparaît que sous le ministère Martignac. Antoine de Vatimesnil est le premier ministre de La monarchie l’Instruction publique à part entière (février 1828-août 1829). Mais il n’a pas l’heur de plaire à Charles X surtout lorsqu’il renouvelle l’interdiction restaurée faite aux Jésuites d’ enseigner en France. conserve Lorsque le roi constitue le ministère « selon son cour » conduit par Jules de Polignac, il veille à rattacher les Affaires ecclésiastiques à l’Instruction publique. Ce qui n’empêche pas le comte de Montbel de poursuivre dans l’esprit de Vatimesnil. Plus surprenant encore, Montbel étant appelé à remplacer La Bourdonnaye (démissionnaire) à l’Intérieur, son successeur, le comte de Guernon-Ranville s’engage aussitôt dans une politique scolaire audacieuse. Le 14 février 1830, il promulgue une ordonnance qui accorde des crédits aux communes pour ouvrir leur école. Elle prévoit aussi des écoles préparatoires destinées à former les instituteurs, augmente leur traitement et met en place leur retraite. Guernon-Ranville ouvre la voie à la loi Guizot qui reprendra largement ce dispositif. Mais, malheureusement pour ce politique éclairé (qui ne signa les ordonnances de juillet 1830 que par solidarité ministérielle), la révolution de Juillet contraria l’exécution de son ordonnance. Sa condamnation à la détention perpétuelle, en décembre 1830, le fit oublier et, libéré par l’amnistie de 1836, il vécut à l’écart de la vie publique. © 2010 IRIE Tous droits réservés dans ses grandes lignes l’organisation impériale de l’enseignement. François Guizot et l’enseignement - 10 - 4 Les réflexions de Guizot Comme le remarque, non sans humour, le dernier biographe de Guizot, Laurent Theis : « Pas plus que Charlemagne n’a inventé l’école à l’orée du Moyen Âge, Guizot n’a fondé l’enseignement primaire moderne ». Mais il ajoute aussitôt : « Très rares sont les détracteurs de Guizot qui n’ont pas consenti à reconnaître et saluer son œuvre dans le domaine de l’enseignement… » Par goût et par culture, de par sa formation initiale de juriste et d’historien, Guizot s’est toujours senti concerné par la question scolaire. Cet intérêt très vif, il le doit aussi à sa première femme, Pauline de Meulan qu’il épouse en 1812 et qu’il perd en 1827, emportée par la tuberculose. Cette femme lettrée, journaliste de talent, est une étonnante polygraphe (admirée par madame de Staël) qui fournit à son mari toute la documentation nécessaire et des argumentaires pertinents. Dès 1811, elle l’associe à la fondation des « Annales de l’Éducation », un périodique qu’ils rédigent en commun mais auquel ils devront renoncer en 1814. L’éducation nationale a pour véritable objet de propager les bonnes doctrines, Mais Pauline Guizot multiplie les brochures de propagande scolaire et de maintenir pédagogique ; rédigées sur un mode familier – Éducation domestique ou les bonnes Lettres de famille sur l’éducation, 1826 – elle connaissent un vif succès. Elle mœurs. incite son mari à adhérer à la Société pour l’instruction élémentaire, dont nous avons signalé l’action qu’elle avait engagée au début de la Restauration. Jeune secrétaire général au ministère de l’Intérieur, Guizot est le principal rédacteur sinon le maître d’œuvre de l’ordonnance du 17 février 1815, citée plus haut. On y trouve, en préambule, cette déclaration d’intention qui servira de ligne directrice à toute son œuvre scolaire : « … l’Éducation nationale a pour véritable objet de propager les bonnes doctrines, de maintenir les bonnes mœurs et de former des hommes qui, par leurs lumières et leurs vertus, puissent rendre à la société les utiles leçons et les sages exemples qu’ils ont reçus de leurs maîtres. » En 1816, Guizot revient à la charge et développe sa vision de l’éducation nationale à bâtir. En 125 pages, articulées en six chapitres, l’Essai sur l’histoire et sur l’état actuel de l’Instruction publique en France revient sur les missions à confier à l’instruction primaire : © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement - 11 - « Il n’est aucune situation, aucune profession qui n’exigent certaines connaissances sans lesquelles l’homme ne saurait travailler avec fruit ni pour la société, ni pour lui-même. « Il y a donc un certain genre d’éducation et un certain degré d’instruction dont tous les sujets de l’État ont besoin. « C’est ce qu’on appelle l’« instruction primaire ». Elle doit comprendre les préceptes de la religion et de la morale, les devoirs généraux des hommes en société, et ces connaissances élémentaires qui sont devenues utiles et presque nécessaires dans toutes les conditions, autant pour l’intérêt de l’État que pour celui des individus. » On l’a compris, pour Guizot l’école élémentaire est garante de l’ordre L’école social, de la soumission des couches populaires aux élites. Mais en même élémentaire temps elle doit favoriser le progrès économique et permettre à la France de doit favoriser rester une puissance de premier ordre. Dans les années qui suivent, Guizot n’est pas vraiment en cour, surtout après l’avènement, en 1824, de Charles X qui, en matière d’éducation, ne s’intéresse qu’aux collèges jésuites… Mais Guizot continue à suivre de très près la question scolaire. Très mobilisé par son travail d’historien – il dirige les collections des « Mémoires relatifs à l’histoire de France » et des « Mémoires relatifs à l’histoire de la Révolution d’Angleterre » ; il fait paraître les deux premiers volumes de l’« Histoire de la Révolution d’Angleterre » en 1826-1827 – très remarqué par son activité de journaliste et de polémiste, Guizot trouve encore le temps de siéger au comité de la Société pour l’encouragement de l’instruction primaire, dès sa fondation en 1829. Cette « Société pour l’Encouragement de l’Instruction Primaire parmi les Protestants de France » (SEIPP) se donnait pour vocation la mise en place d’un réseau d’écoles protestantes grâce auquel « les enfants de la religion réformée seraient à l’abri de tout prosélytisme ». L’année suivante, l’un de ses animateurs explique que la société agit « pour permettre que chaque protestant puisse lui-même lire l’Évangile, méditer et juger par lui-même les sublimes vérités et les divins enseignements qu’il renferme. » © 2010 IRIE Tous droits réservés le progrès économique et permettre à la France de rester une puissance de premier ordre. François Guizot et l’enseignement - 12 - 5 Les hommes de Guizot Aussi lorsque surviennent les Trois Glorieuses et que le duc d’Orléans est proclamé Louis-Philippe Ier, roi des Français, Guizot apparaît comme le plus habilité des hommes politiques « orléanistes » pour prendre en charge le ministère de l’Instruction publique. Mais ce ministère est loin d’avoir atteint sa majorité, d’être reconnu à part entière. On peut même dire qu’il occupe le dernier rang dans les attributions ministérielles, bref il ne suscite aucune vocation particulière. Depuis Guizot prend 1828, il passe de main en main. Ainsi, en août 1830, c’est le duc de Broglie en charge le qui reçoit le portefeuille. Son ministère est désormais celui de l’Instruction publique et des Cultes. Mais ce brillant diplomate, cet aristocrate libéral n’y ministère de reste que trois mois. l’Instruction Lorsque le banquier Laffitte constitue son ministère, le 2 novembre publique dont 1830, il remet l’Instruction publique et les Cultes à Joseph Mérilhou, un personne avocat, ancien carbonaro (il a défendu les quatre sergents de La Rochelle), ne veut. très anticlérical. Mais Mérilhou passe la main à Félix Barthe, libéral et surtout très opportuniste qui ne fait rien pour mieux se préserver. Après Laffitte, Casimir Périer qui confie l’Instruction publique et les Cultes à Montalivet qui finit par les laisser à Girod de l’Ain, une « utilité »… ! Tout change avec le gouvernement conduit par le maréchal Soult. Dans ce « ministère de tous les talents », le vétéran des guerres napoléoniennes s’appuie sur Adolphe Thiers, le duc de Broglie et François Guizot. Ce dernier prend en charge ce ministère dont personne ne veut mais exige que lui soient dissociés les Cultes remis à la Justice. Pour se justifier, il argue de sa qualité de protestant et donc de l’incongruité pour lui d’avoir la haute main sur la religion catholique déclarée ou pratiquée par 98 % des Français. Mais sa démarche ne s’apparente d’aucune manière à une poussée de laïcisme. Guizot veut tout simplement se consacrer, entièrement, exclusivement à ce qui lui tient le plus à cœur : refonder, en l’élargissant le plus possible l’enseignement élémentaire et, de la sorte, selon sa propre formule « seconder le progrès de la civilisation intellectuelle ». Tout en exigeant de voir subordonnées à son ministère une kyrielle d’ins- © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement - 13 - titutions savantes telles que la Bibliothèque royale, l’Institut de France, le Collège de France, le Muséum d’histoire naturelle, l’École des Chartes, celle des langues orientales, la faculté de médecine, l’école de pharmacie, les bibliothèques publiques…, Guizot s’emploie à renforcer l’administration centrale. Ses effectifs feraient aujourd’hui sourire, on est loin du premier employeur de France qu’est devenue aujourd’hui l’Éducation nationale. En tout et pour tout, une vingtaine de fonctionnaires employés à plein temps travaillent au 116 bis rue de Grenelle. S’y ajoutent quelques dizaines de vacataires ou de missionnés. Guizot a réparti ses maigres effectifs en trois divisions, celle du personnel et de l’administration, celle de la comptabilité générale et du contentieux et enfin celle des sciences et des lettres. Comme collaborateurs directs, Guizot recrute dans un cercle de relations non sans clientélisme et favoritisme. Le chef de cabinet est Auguste Génie, un avocat toulousain qui a 38 ans en 1832, sept ans de moins que son « patron » auquel il restera fidèle jusqu’au bout. L’homme est une véritable doublure de Guizot, il travaille vite et bien mais sans trop de délicatesse ou de scrupules. Au point que Charles de Rémusat, un familier de Guizot, le stigmatise en ces termes : Guizot s’emploie à renforcer l’administration centrale avec une vingtaine de « Génie n’est pas un fripon, mais c’est un homme d’une éducation méridiofonctionnaires nale et d’une moralité grossière. Il ne songeait nullement à éloigner de son patron employés à les tripotages, qui viennent naturellement assaillir le pouvoir ». temps plein. C’est le même Rémusat qui sert de porte-plume à Guizot. Un esprit délié et ouvert dont la mère, Clary de Rémusat née Vergennes s’était faite remarquer par un brillant Essai sur l’éducation des femmes paru en 1824. Parmi les autres collaborateurs de Guizot à l’Instruction publique, Germain Delbecque, excellent débatteur à la Chambre des députés, Hippolyte RoyerCollard, neveu du philosophe et homme politique Pierre-Paul qui bénéficiait d’une réputation philosophique aujourd’hui bien oubliée. On trouvait encore auprès de Guizot, Paul Lorain, un normalien, professeur de rhétorique suspendu en 1823 pour son comportement « révolutionnaire prononcé et impie ». Celui-là est un vrai protégé de Guizot qui lui confie le préceptorat de son fils François et le pousse dans la carrière universitaire de manière éhontée. À tous ces collaborateurs zélés et efficaces, il faut ajouter le patronage du philosophe Victor Cousin que Guizot fait entrer, dès son arrivée au ministère, au Conseil royal de l’Instruction publique. À cette date, Victor Cousin est le philosophe français le plus en vue, en tout cas le plus officiel, le mieux © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement - 14 - en cour. Son « éclectisme » procède surtout de ce qu’il a tiré de la philosophie allemande, Kant, Fichte, Jacobi et Hegel. En 1831, il effectue un long périple dans les États allemands et en rapporte un essai, Rapport sur l’état de l’Instruction publique dans quelques pays de l’Allemagne et particulièrement en Prusse qui paraît en 1833. L’intérêt de cette enquête est de mettre en évidence le retard de la France et d’inciter Guizot à la plus grande détermination pour faire voter sa loi scolaire. Au total Guizot va occuper le ministère de l’Instruction publique plus de quatre ans, jusqu’au 15 avril 1837, avec en 1836 une interruption de sept mois et demi. Assez de temps pour imposer une empreinte durable. Guizot renonce à l’obligation et à la gratuité scolaire 6 La loi de 1833 Mise en chantier dès octobre 1832, la loi est présentée à la chambre des députés le 2 janvier 1833. Les débats s’étirent sur cinq mois. Les députés la votent en première lecture le 3 mars, presque à l’unanimité, 249 voix contre 7 ; au palais du Luxembourg, les pairs l’adoptent par 114 voix contre 4. En seconde lecture, la « loi Guizot » rencontre plus d’opposants, 57 au Palais Bourbon et 11 parmi les pairs. Finalement, la loi est votée le 22 juin ; elle est promulguée le 28 juin 1833. C’est un texte court, « comme doit l’être toute vraie grande loi » (L.Theis). Dans les principes, Guizot a fait des choix qui peuvent nous surprendre. Ainsi a-t-il écarté l’obligation faite aux familles d’inscrire leurs enfants à l’école, la jugeant irréaliste et même pas souhaitable. Bien dans l’esprit de Condorcet, Guizot ne veut pas attenter à la liberté des familles. Toutefois, la loi précise que dans chaque commune sera établi « un tableau des enfants qui, ne recevant pas à domicile l’instruction primaire, devront être appelés aux écoles publiques, avec l’autorisation ou sur la demande de leurs parents ». Une disposition censée jouer comme une forte incitation, une pression morale sur les parents récalcitrants. Pure illusion, surtout en milieu rural (c’est-à-dire l’essentiel de la population) où les travaux des champs requièrent la force de travail des enfants ; illusion et bonne conscience de la nouvelle classe dirigeante dont Guizot est très représentatif. © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement - 15 - Il a aussi renoncé à la gratuité, jugée beaucoup trop coûteuse. Toutefois, les familles nécessiteuses seront exemptées de contribution scolaire et elles bénéficieront de manuels gratuits. En dernier lieu, la loi du 28 juin 1833 institue la liberté d’enseigner. Les écoles seront publiques ou privées et donc dans ce cas presque toutes confessionnelles. En ce qui concerne les écoles publiques (objet essentiel du texte de loi), elles se retrouvent à la charge conjointe des communes, des départements et de l’État. Chaque commune ou groupe de communes devra entretenir une école primaire avec un instituteur rétribué et logé. Chaque département aura à se doter d’une école normale d’instituteurs. Au niveau de la commune, les écoles seront placées sous la surveillance d’un comité local, lui- Les écoles même coiffé par un comité d’arrondissement chargé de nommer les institupubliques se teurs publics sur présentation de candidats par le comité communal. Restait le cas des filles, très négligées jusque-là. Sous l’influence de son ami, le banquier Delessert, Guizot avait inscrit un article prévoyant la possibilité d’ouvrir des écoles communales de filles. Mais cette simple suggestion fut écartée par le corps législatif. Les débats ne portèrent pas sur le fond, sur l’opportunité d’une loi scolaire, députés et pairs se montrant presque unanimes pour développer un enseignement élémentaire simple, pratique et surtout moral qui d’ailleurs ne concernait pas leur progéniture remise à des précepteurs. Les choses ne s’envenimèrent qu’à propos de la composition du comité local de surveillance. Guizot voulait adjoindre au maire et aux trois conseillers municipaux le curé ou le pasteur. Mais les députés se déclarèrent majoritairement hostiles à cette « intrusion », estimant que le clergé n’avait pas baissé la garde et qu’il n’adhérait toujours pas à l’évolution sociale et politique du pays. Guizot tenait absolument à la présence de membres du clergé dans les comités de surveillance ; il la justifiait par le fait que l’article 1er de la loi stipulait que l’« instruction morale et religieuse » était la préoccupation majeure de l’école primaire. Dans ces conditions, avançait-il, comment se passer des ministres du culte ? Guizot ne réussit pas à convaincre les députés mais à la chambre des Pairs, Victor Cousin imposa le point de vue du ministre en déclarant, dans la langue pompeuse qui lui était coutumière, que « l’école est un sanctuaire » et qu’en conséquence « la religion y est au même titre que dans l’église ou dans © 2010 IRIE Tous droits réservés retrouvent à la charge conjointe des communes, des départements et de l’état. François Guizot et l’enseignement - 16 - le temple ». En seconde lecture, les députés s’alignèrent sur l’avis des pairs et seules des voix dispersées (mais non des moindres, Montlosier, Montalembert) continuèrent à dénigrer une loi qui était à leurs yeux trop favorable au clergé. De fait, la religion occupe une place centrale dans ce dispositif législatif. Mais de quelle religion s’agit-il ? Plutôt un spiritualisme qu’un dogme révélé. Guizot allie sa foi de réformé à la métaphysique de Victor Cousin. Il tient à ce que « son » école baigne dans une « atmosphère » qui rappelle aux enfants leur condition sociale. Cette école publique élémentaire est destinée aux plus humbles, aux classes populaires. Ils doivent tous y apprendre, l’ordre, l’obéissance et accepter la société telle qu’elle est. Sinon, « le développement intellectuel séparé du développement moral et religieux devient un principe d’orgueil, d’insubordination, d’égoïsme, et par conséquent de danger pour la société. » En fait, pour Guizot, l’école élémentaire doit se limiter aux apprentissages essentiels – lire, écrire, compter – et ne pas aller audelà. L’instruction primaire est uniquement dévouée au développement de la moralité Dans sa circulaire d’août 1835, il enfonce le clou : « L’instruction priindividuelle et maire est uniquement dévouée au développement de la moralité individuelle et au maintien de l’ordre social. » au maintien de l’ordre social. À l’école, la journée commence et se conclut par la prière. L’instituteur fait dire la leçon dans le catéchisme ; il donne des leçons d’histoire par la lecture de l’Écriture sainte. Reste une contradiction majeure puisque l’article 2 de la loi de 1833 stipule que « le vœu des pères de famille sera toujours consulté et suivi, en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l’instruction religieuse. » Dans ces conditions, comment l’enfant de parents athées ou agnostiques pourra-t-il se soustraire à l’« atmosphère » religieuse si nécessaire aux yeux du ministre ? La réponse tient sans doute à l’état spirituel des Français dans ces années trente, à l’indifférentisme et à la déchristianisation qui ont suivi l’affrontement religieux sous la Révolution. La reconquête des âmes a d’abord été une police des âmes sous le Consulat et l’Empire ; la Restauration a ensuite échoué dans son œuvre missionnaire, elle n’a reconquis que la haute société, l’aristocratie, quelques franges des catégories moyennes. Les milieux populaires ont fait le gros dos et ont supporté la direction morale morigénée depuis les chaires ; mais les comportements profonds ont peu changé, entachés d’un « paganisme » naturel. © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement - 17 - 7 Des résultats et des carences Guizot attachait une grande importance à la formation des maîtres. Il anticipe largement sur la IIIe République et ses « hussards noirs » lorsqu’il exige d’eux un dévouement absolu ; une abnégation qui fait de leur choix professionnel quelque chose d’apparenté aux vœux monastiques. Dans une de ses circulaires, il va jusqu’à les mettre en garde, quitte à désespérer les moins ardents : « Les ressources dont le pouvoir dispose ne réussiront pas à rendre la simple profession d’instituteur aussi attrayante qu’elle est utile. La société ne saurait rendre à celui qui s’y consacre tout ce qu’il fait pour elle (…). Il faut qu’un sentiment profond et l’importance de ses travaux soutienne l’instituteur et l’anime, que l’austère plaisir d’avoir servi les hommes et contribué au bien public devienne le digne salaire que lui donne sa conscience seule. C’est sa gloire de s’épuiser en sacrifices et de n’attendre sa récompense que de Dieu. » De fait, la condition matérielle des instituteurs publics reste des plus médiocres et comme le métier ne séduit pas, il ne recrute pas que des idéalistes animés par la vocation d’alphabétiser les masses populaires. Des travaux de détail comme celui conduit par Roger Thabault à Mézières-enGâtine (chef-lieu de canton dans les Deux-Sèvres, à 18 km. de Parthenay) nous révèlent des figures très contrastées d’instituteur. L’école y naît en 1832. Le premier maître est aussi sacristain et menuisier, il s’est improvisé instituteur « à ses heures perdues » ; le deuxième est issu d’une école normale mais il finit en correctionnelle pour « actes d’immoralité », le troisième est « propriétaire » et cette seule qualité semble avoir justifié son recrutement. Dans le Vaucluse, à Morières, tout près d’Avignon, Agricol Perdiguier, le père du Compagnonnage, évoque ses trois instituteurs, un sieur Madon qui « assomme littéralement ses élèves à coups de férule » ; Pinolle qui lui succède « d’une parfaite douceur » mais qui ne sait pas enseigner ; Pertus enfin, vicaire de la paroisse : « Le brave homme était plus fait pour nous amuser que pour nous instruire. Il nous faisait sauter, il nous tirait les oreilles avec familiarité, il nous donnait des biscuits et autres friandises… » © 2010 IRIE Tous droits réservés La condition matérielle des instituteurs publics reste des plus médiocres et le métier ne séduit pas. François Guizot et l’enseignement - 18 - Martin Nadaud, maçon creusois qui fut le premier ouvrier élu du peuple en 1848 se rappelle de l’instituteur Rioublanc, « … un homme qui avait la passion de son métier ; il était dur et même un peu trop bourru. Malheur à celui qui aurait voulu rire ou jouer en classe ou se présenter devant lui sans avoir étudié sa leçon : il était sûr d’aller à la cave ou au grenier, en guise de punition. » Pour normaliser le corps des instituteurs, élever son niveau moral et intellectuel, le corps d’inspection devient une institution permanente. Pour normaliser le corps des instituteurs, élever son niveau moral et intellectuel, Guizot compte sur le corps d’inspection qui devient une institution permanente. Les tournées des inspecteurs permettent au moins de réduire les excès les plus criants mais il faudra attendre que les écoles normales, implantées dans tous les départements, structurent et renforcent leur enseignement pour arriver à des niveaux satisfaisants. Et dans ce domaine tout est affaire de crédits. Justement, le budget de l’Instruction publique est en augmentation constante, passant de 7,8 millions de francs en 1832 à 19,2 millions en 1847. Et les résultats sont là. Un rapport du ministre au roi (14 avril 1834) fait état de 33 695 écoles publiques scolarisant 1 650 000 élèves. On compte 62 écoles normales. En 1847, on passe à 43 514 écoles pour 2 176 000 élèves et les écoles normales sont désormais au nombre de 76. Un bilan plutôt flatteur même si l’on considère que cette progression suit la croissance démographique, d’ailleurs modeste. Quant à la qualité de cet enseignement, elle est difficilement mesurable surtout si l’on tient compte de l’absentéisme saisonnier qui perturbe les cours, notamment dans les campagnes où l’on envoie beaucoup plus vite les enfants à l’école en hiver alors qu’en été les moissons, les récoltes ou même les vendanges les retiennent chez eux… Les progrès de l’école élémentaire s’apprécient mieux si l’on s’intéresse à l’essor des fournitures scolaires et en particulier des manuels. La librairie scolaire ne tarde pas à prendre des allures monopolistiques puisque, pour l’essentiel, elle revient à la librairie Hachette. Pour beaucoup d’historiens, Louis Hachette (1800-1864) est l’exécutant majeur (et le principal bénéficiaire) de la loi Guizot. Les liens d’amitié et d’intérêt qui unissaient les deux hommes sont bien connus, au point même qu’ils ont pu passer aux yeux de certains contemporains, pour une entente illicite. Très vite, d’autres éditeurs tels Firmin Didot, Pitois Levrault, Renault furent écartés de l’édition scolaire au profit de la seule librairie Hachette pourvoyeuse en petits manuels gratuits destinés aux enfants d’indigents. Pour ce libraire, la réputation et la fortune vinrent de l’Alphabet et premier livre de lecture, des Exercices de grammaire, des Tableaux de grammaire à l’usage des écoles primaires , de la Méthode © 2010 IRIE Tous droits réservés François Guizot et l’enseignement - 19 - de lecture sans épellation, de La petite arithmétique raisonnée… Sans oublier l’Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie jusqu’à nos jours de Mme de Saint-Ouen qui connaîtra une vente cumulée de 2,2 millions d’exemplaires en 1880. L’œuvre scolaire de François Guizot doit être appréciée dans son contexte, selon les lignes de force, les faiblesses et les carences de l’époque. L’esprit de progrès, le volontarisme et la longue vue politique se mêlent à un moralisme rigide et ce mélange détonnant ne donne pas forcément des résultats très heureux. Ajoutons que la loi de 1833 est complétée par la loi Pelet du 29 juin 1836 qui organise les écoles élémentaires de filles et l’ordonnance du 22 décembre 1837 qui officialise la création des « salles d’asile » pour les enfants de 2 à 6 ans ; une institution à la fois crèche et garderie qui vient au secours des mères de plus en plus requises pour le travail d’usine. Bref, avec ses limites, la loi de 1833 est une étape essentielle sans laquelle Jules Ferry n’aurait pu fonder l’instruction publique dont nous procédons. © 2010 IRIE Tous droits réservés Avec ses limites, la loi de 1833 est une étape essentielle sans laquelle Jules Ferry n’aurait pu fonder l’Instruction publique dont nous procédons. François Guizot et l’enseignement - 20 - BIBLIOGRAPHIE Laurent THEIS, François Guizot, Paris, Fayard, 2008. 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Par Jean-Pierre Dutrieux, économiste, cadre supérieur de la fonction publique (novembre 2007). N° 5 : L’école unique et la démocratisation manquée Par Philippe Conrad, historien, chargé de recherche à l’IRIE (décembre 2007). N° 6 : La crise de l’école est une crise de la vie Par Robert Redeker, philosophe et chercheur au CNRS (décembre 2007). N° 7 : De l’école des citoyens à l’école des personnes Par Francis Marfoglia, professeur de lycée, agrégé de philosophie, chargé de recherche à l’IRIE (décembre 2007). N° 8 : Une adaptation difficile de l’Éducation nationale à la diversité des élèves. Le cas de la précocité intellectuelle. Par Daniel Jachet, ancien principal de collège (février 2008). N° 9 : 5 thèses sur la crise de l’Éducation nationale, d’après Philippe Nemo Par Damien Theillier, professeur de philosophie, chargé de recherche à l’IRIE (février 2008). N° 10 : Note critique de l’ouvrage de Stanislas Dehaene Les neurones de la lecture Par Ghislaine Wettstein-Badour, médecin, conférencière. 35 ans de recherches appliquées sur l’apprentissage chez l’enfant (mars 2008). N° 11 : Les fondements idéologiques du “pédagogisme” Par Henri Nivesse, professeur certifié d’anglais, journaliste indépendant (mai 2008). N° 12 : Le déroulement des épreuves d’examen : analyse et propositions Par Bernard Buffard, professeur technique agrégé, co-auteur de l’ouvrage Collège-lycée : service public d’éducation ? Éditions Bénévent (juin 2008). N° 13 : Les liaisons dangereuses de l’école et de l’Art contemporain Par Christine Sourgins, historienne de l’art, ayant travaillé au service pédagogique des Musées de la ville de Paris. N° 14 : Violences scolaires et pédagogies Par Joseph Vaillé, essayiste, auteur de Violence, illettrisme : la faute à l’école, Éditions de Paris, 2001 et de La destruction programmée de la pensée. Comment résister, Éditions Godefroy de Bouillon 2007. N° 15 : Violences scolaires, le témoignage de l’Histoire… Par Philippe Conrad, historien chargé de recherche à l’IRIE (octobre 2008). N° 16 : Les projets scolaires de la Révolution française. Entre « instruction publique » et « éducation nationale et commune » Par Philippe Évanno, chercheur à l'Université Paris-Sorbonne, docteur en histoire, chargé de recherche à l’IRIE (novembre 2008). © 2010 IRIE Tous droits réservés N° 17 : Salaires : les enseignants gagneraient à quitter le statut de la fonction publique Par Jean-Pierre Dutrieux, économiste, cadre supérieur de la fonction publique (novembre 2008). N° 18 : École, famille, État : les raisons d’une querelle Par Pascal Jacob, professeur à la Faculté libre de Philosophie et de Psychologie, auteur de « 'École, une affaire d'État ? » (décembre 2008). N° 19 : La source socratique. L’éducation entre désir et raison Par Thibaud Collin, professeur de philosophie à l’IPC et en classes préparatoires (décembre 2008). N° 20 : Origines et causes du déclin de l’Université française Par David Mascré, docteur en philosophie, docteur en mathématiques, est chargé de cours à l'Université Paris V et chargé de mission au Ministère des Affaires étrangères (janvier 2009). N° 21 : Le droit d'accueil dans les écoles : bonne idée ou dangereux mirage ? Par David Mascré, docteur en mathématiques, docteur en philosophie. Chargé de cours à l'Université Paris V et à l'école des hautes études internationales. Chargé de recherche à l'IRIE (février 2009). N° 22 : La vraie question scolaire. Réponse à Éric Maurin Par Jacques Bichot, économiste, professeur à l'Université Jean Moulin-Lyon 3 (mars 2009). N° 23 : La révolution copernicienne de l'éducation Par Jean-François Mattéi, membre de l'Institut universitaire de France, professeur émérite de l'Université de Nice-Sophia Antipolis (mars 2009). N° 24 : Le projet de réforme du statut des enseignants chercheurs Par David Mascré, docteur en philosophie, docteur en mathématiques (avril 2009). N° 25 : Projet de réforme de l'enseignement des sciences Par Jean-François Geneste, conseiller scientifique du groupe EADS (juillet 2009). N° 26 : Les Libéraux et l'enseignement 1815-1830 : un rendez-vous manqué Par Yves Morel, docteur en Histoire, titulaire d'un DEA de Sciences de l'Éducation. L'auteur travaille à la délégation académique à la Formation du Rectorat de Lyon et est chargé de recherche à l'IRIE (juillet 2009). N° 27 : Éducation et instruction dans le monde romain Par Yann Le Bohec, professeur à l’université de Paris IV-Sorbonne (août 2009). N° 28 : L’éducation dans la Grèce antique Par Emma Demeester, professeur d'histoire en lycée public, journaliste (août 2009). N° 29 : Montaigne éducateur Par Henri Nivesse, professeur certifié d’anglais, journaliste indépendant (août 2009). N° 30 : Dissertation philosophique et éducation du citoyen Par Thibaud Collin, professeur de philosophie à l’IPC et en classes préparatoires (septembre 2009). N° 31 : Les public schools et les independant schools, un modèle dans le système scolaire britannique Par Evelyne Navarre-Chapy, professeur d’anglais en lycée (septembre 2009). N° 32 : L’orientation : de la sanction au rite d’initiation Par Francis Marfoglia, professeur de lycée, agrégé de philosophie, chargé de recherche à l’IRIÉ (novembre 2009). © 2010 IRIE Tous droits réservés Les Cahiers de L’Éducation N° 33 : Les instituteurs avant Jules Ferry Par Philippe Conrad, historien, chargé de recherche à l’IRIÉ (novembre 2009). N° 34 : Projet de réforme de la formation des maîtres Par Yves Morel, docteur en Histoire, titulaire d'un DEA de Sciences de l'Éducation. L'auteur travaille à la délégation académique à la Formation du Rectorat de Lyon et est chargé de recherche à l’IRIÉ (décembre 2009). N° 35 : Violence à l’école : la prévention testée aux États-Unis Par Jacques-Jude Lépine, professeur de littérature, d’éthique et d’histoire du cinéma et directeur du Media Center de Profil School, école secondaire du New Hampshire (High-School) (janvier 2010). N° 36 : le chèque éducation : une idée française mise en œuvre à l’étranger Par Jacques Bichot, économiste, professeur des Universités, membre du Conseil économique et social (avril 2010). N° 37 : l’école contre le savoir Par Isabelle Stal, docteur en philosophie et professeur à l’IUFM de Nice (mai 2010). N° 38 : Le chèque-éducation en France : première étude de faisabilité Par Jacques Bichot, économiste, professeur des Universités, membre du Conseil économique et social (juin 2010). N° 39 : François Guizot et l’enseignement Par Jean-Joël Brégeon, historien et professeur d’histoire en lycée et collège. Auteur spécialiste de la Révolution française et du Premier empire (septembre 2010). Les Cahiers de l’éducation sont des études, faites par des spécialistes, sur des sujets clés de l’éducation. Les opinions qui y sont exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue de l’Institut. Ces études sont également disponibles sur le site www.recherche-education.org ou sur demande au prix de 3 €. Pour commander : par téléphone au 01 45 81 22 67, par courrier à l’IRIÉ au 120, bd Raspail, 75006 Paris, ou par courriel à [email protected]. © 2010 IRIE Tous droits réservés