I. Le processus de rationalisation selon Max Weber
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I. Le processus de rationalisation selon Max Weber
I. Le processus de rationalisation selon Max Weber Les caractéristiques attribuées à la modernité sont issues du travail des fondateurs de la sociologie, soit des analyses des observateurs de l’Allemagne, de la France et de la GrandeBretagne de la deuxième moitié du XIX e siècle. Une des thèses centrales des transformations qui travaillent ce siècle repose sur le concept wébérien de rationalisation. L’analyse de Max Weber va alimenter le récit fondateur de la modernité qui demeure, en partie structurant de nos jours en dépit des fissures qu’il montre. Selon ce dernier, les sociétés modernes sont issues d’un processus de sécularisation du monde qui profite au polythéisme des valeurs et à l’autonomisation de différents domaines d’activités, voire à la compétition croissante entre différentes logiques de légitimation de l’action. Une des principales manifestations de cette compétition s’exprime à travers la concurrence entre la logique économique et la logique relationnelle ou sociale, éclairée par la thèse du don et du contre don (Mauss, 1950 ; Revue du Mauss, 1995 ; Caillé, 2006 ; Laville, Cattani, 2006), notamment. Cet affrontement n’est que la partie visible des tensions qui résultent du processus de différenciation de la société. Le concept de rationalisation permet de préciser cette dynamique paradoxale. Selon Max Weber, la rationalisation procède selon deux plans qui conduisent à la différenciation sociale, d’une part et à l’émergence d’une culture commune, d’autre part. Cette différenciation première est sous-tendue par l’existence de deux éthiques qui conditionnent l’action : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité (Weber, 1982, 1ère éd. 1919). L’éthique de responsabilité se confond avec un sens des conséquences de l’action alors que l’éthique de conviction se confond avec une dette à l’égard d’une cause au sens d’un idéal. L’adhésion à une cause sous-tend le processus de rationalisation en valeurs qui tend à l’autonomisation des sphères d’activités ; le souci des conséquences de l’action sous-tend la recherche de l’optimisation des actions et des entreprises : il favorise le processus de rationalisation en finalités. Bien que motivé par un principe de réalité, ce souci qui se confond jusqu’à un certain point avec le sens des responsabilités peut lorsqu’il est poussé à son extrême s’enfermer dans une logique folle ainsi qu’en témoigne l’expression consacrée de la cage d’acier. L’éloge de la performance et de la maîtrise profite à l’émergence d’une valeur transversale, distincte des valeurs propres aux différents systèmes, qui conduit à l’affirmation d’une culture utilitariste. Cette dernière va de pair avec le désenchantement du monde. Le processus de rationalisation s’organise, par conséquent, selon deux plans : un plan qui va de pair avec la différenciation fonctionnelle de la société moderne, d’une part et un plan utilitariste qui vise le succès et la performance des actions entreprises sans se soucier de la validité des objectifs visés, d’autre part. La combinaison de ces deux plans permet un processus de différenciation fonctionnelle ou systémique des activités humaines dans le respect d’un cadre commun, propre à la modernité, qui s’inscrit dans la perspective du développement et du progrès. Cette structuration de la société moderne va de pair avec une certaine autonomisation, par différenciation fonctionnelle, des institutions. Cette structuration apporte la preuve d’un encadrement de la dynamique de la modernité par le processus de rationalisation, mais dont les conséquences demeurent contestables. La formation de frontières systémiques, garantes d’autonomie et de compétences relatives, est génératrice de conflits, voire de clivages, qui préoccupent les sociologues de la fin du XIXe siècle à nos jours1. Parallèlement à ce processus, on assiste à la formation d’une orientation transversale et, par conséquent, commune à l’ensemble de ces institutions, qui se structure autour de la recherche de la performance et du succès qui se confond avec la notion de progrès. Le progrès qui résulte de la maîtrise croissante du monde et du développement des structures sociales ne s’accompagne pas nécessairement d’une harmonisation des différentes sphères de la vie. En langage trivial, on peut dire que le progrès ne rime pas avec le bien-être et le bonheur de l’humanité. L’observation de la dynamique de la modernité montre que, sur la durée, la quête d’efficacité et de performance, qui procède d’un sens des responsabilités inhérent à l’action, se mue en une course infernale et inconsciente, sourde aux conséquences qu’entraîne la généralisation de la quête de succès. Avec le temps, la rationalisation se confond avec la percée d’une culture utilitariste qui conduit à des investissements dans des moyens et des démarches sélectionnés en fonction d’objectifs et de fins, dont la valeur n’est pas questionnée. Contrairement aux promesses qui accompagnent la thèse du progrès et du développement, le processus de rationalisation ne semble pas lisser les différences et les différends structurels. Il n’est pas source de cohérence et d’unité, mais de dissonances et de conflits2. Ce constat témoigne de l’écart entre la modernité vécue et la modernité conçue, pour reprendre une distinction que Serge Moscovici avait introduite à propos de la différence entre les pratiques et les discours qui configurent la réalité sociale (Moscovici, 1992 : 225-236). Comme l’a, par ailleurs, montré Norbert Nisbet, dans sa lecture des fondateurs de la sociologie, les travaux consacrés à la modernité mettent en évidence un paradoxe tenace qui a trait à la persistance d’une forme d’incohérence sociétale en dépit de la percée de la rationalisation des activités 1 Les tensions sociales, ainsi qu’en témoigne le concept d’anomie, proposé par Émile Durkheim, mettent à l’épreuve le concept de société et, en particulier, l’unité de la société. 2 J’indique, au passage, sans m’y arrêter maintenant que tous ces éléments sont particulièrement éclairants pour l’analyse du développement durable. humaines (Nisbet, 1993, 1ère éd. 1966). Cette observation est congruente avec les critiques relatives à l’investissement dans la puissance - via le progrès scientifique, technologique et militaire, notamment -, au mépris de l’évaluation des finalités de cette dernière (Duclos, 1993 ; Giddens, 1994 ; Gras, 2003). Le processus de rationalisation ne se confond pas, en d’autres termes, avec l’affirmation d’une raison pratique : il peut s’avérer « déraisonnable » (Eder, 1988). Comme en a discuté Max Weber, dans Le savant et le politique, la formation d’une « raison pratique » échappe au processus de rationalisation en vertu du polythéisme des valeurs. Weber défend, en effet, l’idée que la science est impuissante face à l’éthique : elle ne peut pas résoudre la seule question qui nous tient à cœur à savoir ce que nous devons faire (Weber, 1982, 1ère éd. 1919). La modernisation tend à se confondre, par conséquent, avec l’hypostase de la raison instrumentale : elle constitue le talon d’Achille des sociétés modernes. La raison instrumentale contribue, en effet, aux impasses dans lesquelles semble s’enliser le projet de la modernité. Ce constat ne fera que se confirmer avec le temps ainsi qu’en témoignent les crises que traverse le capitalisme et dont la crise écologique est une expression. Ces dernières justifient l’investissement dans une science des sociétés, susceptible d’éclairer les hommes par rapport aux effets pervers de l’action et du processus de rationalisation. L’adhésion des sociologues à un programme d’encadrement de la modernité dépend en partie de leur tolérance aux conflits et aux dissonances qui traversent la société. Plus la notion de société est associée à la cohésion et à l’intégration sociales, plus les conflits sont source d’inquiétude et plus la théorie cherchera à les contenir et à les dépasser. Plus l’accent est mis, au contraire, sur le mouvement et la dynamique dans la constitution de la société, plus les différences, voire les différends, entrent dans le processus « normal » de la constitution des sociétés. Selon les représentations de la société qui sous-tendent les théories de la société, les sociologues se montrent, par conséquent, plus ou moins sensibles et irrités par les dissensions sociales. En dépit de ces arrière-plans qui conditionnent la réception et l’analyse des conflits, la sociologie, dans son ensemble, se propose de prendre en charge la production et de la reproduction de la société moderne via un programme d’accompagnement de la modernité. La thèse de l’inflexion de la modernité s’inscrit également dans ce processus d’accompagnement de la modernité par la sociologie. Le constat selon lequel l’intensification de la rationalisation ne se confond pas nécessairement avec une poussée de la « raison pratique » a été confirmé par la crise écologique. Cette dernière a permis de visualiser les limites de la rationalité à laquelle prétendent les modernes, ainsi qu’en témoigne la percée du concept de réflexivité. Ce dernier contribue à la remise en question des programmes de modernisation de la société voire à la prétention à l’universalité des modernes. II. Les conséquences de la percée écologique sur les discours de la modernité L’écologie participe d’un processus de déstabilisation créateur, récurrent dans l’histoire de la modernité : elle entretient un état d’instabilité dont la modernité est coutumière3. Si on s’interroge sur les effets de cette dynamique du point de vue de la réalité quotidienne, on peut se risquer à dire que l’essor de l’écologie correspond à l’affirmation d’une disposition mentale favorable à une remise en question des habitudes de vie, des pratiques quotidiennes et des modes de gestion et de gouvernement des établissements humains. Cette proposition, qui n’exclut formellement aucun domaine d’activité de la société4, est attestée par la diffusion de motifs d’action et de slogans politiques comme l’écologie urbaine, la modernisation écologique, et le développement durable. Ce constat est indissociable, par ailleurs, de l’importance qu’a prise l’écologie à l’échelle mondiale. La question naturelle, pour reprendre l’expression de Serge Moscovici, dans un ouvrage précurseur, s’impose comme la question sociale par excellence du XXIe siècle (Moscovici, 1977). Elle permet aux différents systèmes de la société de s’éprouver et contribue à installer le système de la société dans un état de résonance généralisé, selon les termes de Niklas Luhmann (Luhmann, 1986). Quant à Ulrich Beck, il déclare, à la même époque, que la question écologique doit sa destinée à sa capacité à transcender les frontières nationales et les clivages de classes (Beck, 1986)5. Selon les termes d’une sociologie de l’action, enfin, l’écologie favorise la formation de dispositions psycho-sociales propices à une déstabilisation des certitudes des modernes, voire à une remise en cause de leur arrogance à l’égard d’autres sociétés. Cette dynamique est attestée par l’engagement de différents acteurs, dans des lieux à leur portée et selon des supports qui leur 3 Cette dynamique, qui est plus volontiers qualifiée de réflexive, de nos jours, que de critique, a été maintes fois mise en évidence que ce soit dans le cadre des travaux consacrés au capitalisme ou à la modernité. 4 La prétention à l’exhaustivité du regard écologique, en raison du décentrement qu’il permet, résiste à la mise à l’épreuve pratique : elle demeure théorique, à la manière dont Niklas Luhmann l’a formulée, par exemple. La différence système, environnement lui semble judicieuse, en effet, parce qu’elle peut se décliner de manière universelle. C’est une différence qui se protègerait contre l’exclusion, en d’autres mots. Concrètement, cela revient à dire que l’écologie mobilise l’ensemble de la société et qu’il ne saurait être question, en conséquence, de procéder à l’inventaire de l’ensemble des territoires affectés par cette «révolution». 5 Bien que cette déclaration cède à un excès d’optimisme, elle présente une certaine pertinence : en dépit des stratégies d’évitement qu’ils adoptent, les riches ne sont pas entièrement à l’abri de retombées environnementales auxquelles ils participent activement. sont propres. Ce processus n’épargne pas la « communauté » sociologique qui participe à la production de textes et de discours sur la société moderne qui la transforment en retour selon le principe de la double herméneutique6. À l’instar de la crise écologique, qui déborde les cadres nationaux usuels, les contributions sociologiques circulent dans un espace transnational, tout en restant configurée par des spécificités nationales (Moscovici, 1977 ; Morin, 1980 ; Beck, 1986 ; Giddens, 1994 ; Eder, 1988 ; Habermas, 1987 ; Luhmann 1990, 1992 ; Latour, 1991, 1999, 2006 ; Callon et al., 2001). Elles adoptent des voies, des styles et des rythmes propres. Ces variations sont le résultat de particularismes locaux, façonnés par l’intégration des États nations, jusqu’à récemment, encore. C’est ainsi que des communications sur le mode de l’alerte contribuent à dresser des tableaux dans la lignée des grands portraits de la modernité, dont la tradition sociologique a le secret, au tournant du XIX e et du XX e siècles. À cette approche a fait place progressivement une nouvelle sensibilité qui se traduit par le retour des travaux empiriques, voire des monographies. Cet essor est indissociable dans le contexte français de la posture adoptée par le centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines7, mais aussi d’un nouvel intérêt pour l’anthropologie britannique et la philosophie pragmatique de John Dewey, notamment (Macnaghten, Urry, 1998 ; Charles, 2000 ; Latour, 2006). Par-delà les spécificités propres aux différentes écoles et sensibilités sociologiques, un grand nombre de travaux s’accordent pour associer la percée de l’écologie à un ébranlement des certitudes des modernes, tant du point de vue épistémologique que de celui de leurs modes d’établissements et de leurs arrangements avec les non humains. Ces travaux contribuent à la promotion d’une nouvelle figure de la modernité qualifiée selon les auteurs de modernité du deuxième ordre, de modernité avancée ou réflexive, voire de post-modernité. À l’exception des partisans de la thèse post-moderne, selon lesquels la modernité et les discours sur la modernité auraient fait leur temps, les promoteurs d’un changement de régime de la modernité s’entendent, dans leur grande majorité, pour reconnaître que la modernité dite réflexive définit un moment où le projet de la modernité dévoile certaines de ses facettes qui étaient demeurées cachées. Cette convergence des interprétations justifie une présentation de ce nouvel imaginaire sociologique. 6 Ce dernier repose sur la circulation du sens qui déborde toujours ses lieux de production, de sorte qu’aucun énoncé ne peut prétendre à l’immunité par rapport à d’autres énoncés (Giddens, 1994 : 44-51). 7 L’impact de ces travaux sur la sociologie française me conduit à parler, sans mauvais esprit, de «nouvelle école de la sociologie française». Une des caractéristiques sur lesquelles insistent les promoteurs de cette thèse a trait à l’effondrement des certitudes des modernes en raison de la généralisation d’un processus de réflexivité qui procède du travail de la raison sur elle-même. La réflexivité œuvre à la fois à la déstabilisation des évidences et des institutions et à la révélation de phénomènes émergents auxquels elle permet de prendre ancrage, le cas échéant. Il s’ensuit qu’en régime de modernité réflexive, on assiste à une intensification de l’incertitude quant aux établissements entre humains et non humains. «La réflexivité de la vie sociale moderne, c’est l’examen et la révision constantes des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère constitutivement leur caractère. (…) Dans toutes les cultures, les pratiques sociales sont quotidiennement modifiées à la lumière des découvertes en cours, (…). Mais la révision de la convention ne se radicalise que dans la modernité, jusqu’à s’appliquer (en principe à tous les aspects de la vie humaine, …)» (Giddens, 1994 : 45). Cette situation va de pair avec l’affirmation de nouvelles préoccupations, voire d’une certaine inquiétude fondée sur la méconnaissance du futur et de l’impact de l’action humaine en général. «Nous ne faisons probablement que com mencer, en cette fin de vingtième siècle, à réaliser à quel point cette perspective est inquiétante. Car lorsque la raison a remplacé les valeurs traditionnellees, elle a paru assurer un sentiment de certitude supérieur à ce que permettaient les anciens dogmes. Mais cela n’est convaincant que si l’on oublie qu’en réalité la réflexivité de la modernité subvertit la raison, du moins la raison considérée com me l’acquisition d’un certain savoir. La modernité se constitue dans et à travers le savoir réflexivement appliqué, mais l’assimilation entre savoir et certitude a malheureusement été mal comprise. Nous vivons dans un monde entièrement structuré par l’application réflexive du savoir, mais où en même temps nous ne pouvons jamais être sür que tel ou tel élément de ce savoir ne sera pas remis en cause», (Giddens, 1994 : 45-46). Ces motifs alimentent un nouveau type de communications sociales qui mettent en scène des situations à risques. Ce thème prend une telle acuité qu’il s’impose en symbole de notre temps, ainsi qu’en témoigne la réception de l’expression de société du risque (Beck, 1986). Le succès de cette expression se traduit par le développement de programmes de recherche qui se déclinent selon des domaines disciplinaires variés. Sans prétendre embrasser cette diversité, on peut dire que les travaux en sciences sociales contribuent, dans leur ensemble, à l’exploration des conditions d’émergence de nouvelles dispositions individuelles et institutionnelles pour faire face à la prise de conscience de l’incertitude et affronter des situations dites à risques. Dans une société du risque, les différences sociales et les différends qui leur sont associés tendent à s’organiser autour de scénarii du futur en compétition. Or, ces derniers restent virtuels, par définition. Même s’ils peuvent faire l’objet de calculs de probabilités, selon les cas, ils demeurent hypothétiques. Il s’ensuit que les communications structurées autour des risques s’organisent autour de versions de la réalité qui relèvent de constructions sociales et ne reposent que partiellement sur des observations tangibles. Cette situation profite à l’essor d’une nouvelle forme de conflictualité structurée autour de la mise en scène du futur ainsi qu’à une nouvelle forme de gestion des conflits qui passe par la multiplication des procédures d’évaluation et des situations d’expertises, à laquelle des publics de plus en plus nombreux et diversifiés souhaitent prendre part. Cette dynamique profite à son tour à l’activation de la réflexivité. La multiplication des épreuves et des procédures d’évaluation est à double tranchant : elle a des effets déstabilisants, en raison de la dynamique réflexive qu’elle entretient, mais néanmoins stabilisants par les sélections qu’elle permet entre différents énoncés. Il s’ensuit qu’il n’est pas aisé de formuler un diagnostic univoque à l’encontre de l’intensification de la réflexivité et du régime de la modernité réflexive. Cette incertitude contribue à la formation d’attitudes psycho-sociales contrastées. Entre l’affichage d’un optimisme à toute épreuve et d’un cynisme blasé s’ouvre un espace de dispositions psycho-sociales hybrides et de politiques d’encadrement de la modernité avancée dont les différentes théories sociologiques rendent compte à leur façon. Dans cette rétrospective sur les déplacements qu’ont connus les discours sociologiques sur la modernité, la confrontation des travaux de Jürgen Habermas à ceux de Niklas Luhmann constitue un moment important. Elle permet d’explorer le passage d’une conception de la modernité à une autre. Jürgen Habermas se propose de réfléchir aux conditions de la mise en cohérence entre l’idéal que poursuit la modernité, qui se confond, entre autres, avec l’idée d’une société émancipée et démocratique, et sa concrétisation. Plutôt que de condamner le projet de la modernité, il cherche à contrer la course folle avec laquelle se confond le travail de la raison instrumentale. La lecture de La technique et la science comme idéologie, puis de La théorie de l’agir communicationnel, confirme l’effort qu’entreprend Jürgen Habermas pour dénouer le paradoxe de la rationalisation que les sociologues, dans leur ensemble, n’ont pas manqué de souligner (Habermas, 1973, 1ère éd. 1968). En dépit de la qualité de sa réflexion qui s’appuie, cela dit en passant sur une lecture remarquable des différents travaux sociologiques qui accompagnent l’analyse de la modernité, son entreprise ne parvient pas à dissiper le doute qui pèse sur l’entreprise de rationalisation qui se confond avec le projet de la modernité. L’accomplissement d’une société juste et émancipée, érigée en modèle d’universalité, demeure terni par les conséquences des poussées de modernisation, dont la crise écologique est la dernière en date, mais surtout suspect en raison de la visée de puissance qu’anime un tel projet. Les résistances à ce modèle s’organisent à partir des points obscurs de la théorie, d’une part, mais surtout au contact des mondes vécus et de la réalité. Les échecs de la modernisation triomphante des trente glorieuses portent préjudice à ce discours. Cet arrière-plan profitera à la diffusion progressive de la conception luhmanienne de la société dans la sociologie allemande via la polémique entre Jürgen Habermas et Niklas Luhmann qui éclate dans les années 1970. Ce différend aura un impact important sur la structuration de la sociologie allemande, même si ce n’est pas immédiat (Habermas, Luhmann, 1985, 1 ère éd. 1971). La controverse8 profitera, dans un premier temps, à la reconnaissance des travaux de Niklas Luhmann et à la prise en compte de certains motifs qui participent de la rupture avec les discours univoques et rassurants que la modernité tient sur elle-même. Bien qu’on ne puisse affilier la sociologie de Niklas Luhmann aux thèses postmodernes, ne serait-ce qu’en raison de son caractère systémique et de son goût pour les grands récits (Lyotard, 1979), la théorie générale de la société, qu’il construit, poursuit une entreprise de déstabilisation de la philosophie des Lumières et de la tradition humaniste qui peut profiter à la diffusion de certains thèmes post-modernes. Dans un premier temps, elle aura surtout comme conséquence de mettre à l’épreuve le modèle habermassien et d’introduire à la définition du processus de réflexivité, via la notion d’observation du deuxième ordre. III. Jürgen Habermas : le paradigme communicationnel au secours de l’unité problématique de la modernité Le cadre théorique de l’agir communicationnel, rédigée au tournant des années 197080, par Jürgen Habermas, est annoncé par l’ouvrage sur la technique et la science sur lequel je reviens ci-dessous. 1. Travail et interaction La distinction entre le travail et l’interaction est au cœur du dispositif communicationnel. Selon cette distinction, l’humanité s’engage de deux manières dans le 8 L’emploi du terme de controverse est adéquat dans la mesure où le différend permet de mettre à l’épreuve respectivement les deux théories. monde selon qu’elle entre en relation avec des alter ego ou des objets9. La synthèse sociale résulte, par conséquent, de l’harmonisation entre différents types d’associations : il faut tenir compte de ce qui est réalisable – domaine des choses ou du monde objectif, par extension de la nature – et de ce qui est souhaitable – domaine de l’intersubjectivité et de la subjectivité ou de la culture. Selon cette distinction, Jürgen Habermas ne se formalise pas que la modernité rime avec l’épanouissement d’une culture utilitariste qui se confond avec la quête du progrès. La mise au travail de la nature ne lui pose pas de problème. Cette affirmation prend appui sur la discussion à laquelle Jürgen Habermas se livre dans La technique et la science comme idéologie à propos des états d’âme d’Herbert Marcuse relatifs à la tendance des sciences modernes et de la technique à engager le monde dans une dynamique infernale du type de la cage d’acier décrite par Max Weber. Alors qu’Herbert Marcuse s’interroge sur les conditions d’une science au service de la communication et de l’intelligibilité des établissements humains et non humains, Jürgen Habermas s’emploie à montrer qu’Herbert Marcuse fait fausse route en portant son attention sur l’instauration d’un nouveau « contrat » naturel. L’aliénation ne résulte pas, selon lui, d’une relation tronquée aux choses, mais d’un déficit de communication entre les hommes. La technique, qui résulte d’un rapport instrumental au monde, est salutaire, selon lui : elle répond à une fonction qui permet à l’humanité de se libérer de certaines contraintes et d’investir de nouveaux domaines d’expérience. Cette fonction ne saurait être condamnable en tant que telle. «Il suffit de réfléchir au fait que l’évolution technique obéit à une logique qui correspond à la structure de l’activité rationnelle par rapport à une fin et contrôlée par son succès, c’est-àdire en fait à la structure du travail ; dès lors, on ne voit vraiment pas de quelle manière nous en viendrions jamais à pouvoir renoncer à la technique, en l’occurrence à notre technique, au profit d’une autre qui en serait qualitativement différente, aussi longtemps que l’organisation humaine ne se modifie pas et que par conséquent nous devrons continuer à entretenir notre existence grâce au travail social et à l’aide des moyens se substituant au travail. (…) Pas plus que l’idée d’une Nouvelle Technique, celle d’une Nouvelle Science ne résiste à une analyse conséquente, dès lors qu’on entend ici par science la science moderne, liée à la mise au point de dispositifs permettant certaines manipulations techniques ; pour cette fonction qui est la sienne, comme pour le progrès scientifique et technique en général, il n’y a pas de substitut qui soit plus ‘humain’. Marcuse semble lui-même avoir des doutes (…). Dans de nombreux passages de l’Homme unidimensionnel, il n’est finalement plus question de révolutionner la société qu’au sens d’un changement du cadre institutionnel qui laisserait intactes les forces productives en tant que telles. La structure propre au progrès scientifique et technique serait donc maintenu, seules les valeurs directrices changeraient. (…) Ce qui serait nouveau ce serait la direction de ce progrès lui-même, mais la rationalité comme critère resterait quant à elle inchangée», (Habermas, 1968 : 3-16). La technique et la science ne sont pas responsables, par conséquent, de l’aliénation 9 Dans un vocabulaire actualisé par les travaux de Bruno Latour et de Philippe Descola, notamment, j’emploierais plus volontiers la distinction humains, non humains plutôt que celle de sujet, objet. humaine. Cette dernière résulte des mauvais usages de la technique : elle dépend de la qualité des ententes entre les hommes. C’est la direction du progrès qui est en jeu, par conséquent, et non le progrès en tant que tel. En adoptant cette position, Jürgen Habermas se situe clairement du côté du progrès et de la modernité, dont il défend le projet. Il préconise le principe d’une distinction entre travail et interaction qui définit deux types de sociabilité : la première de type asymétrique caractérise les relations entre l’humanité et la matière et la seconde de type symétrique est propre aux relations entre les humains. La dynamique infernale identifiée par Max Weber et dont Herbert Marcuse s’inspire pour défendre le principe d’un nouveau contrat « naturel » ne convainc pas Jürgen Habermas. Selon lui, seuls les termes du contrat social sont tronqués et cette conviction lui inspire la conception de la théorie de l’agir communicationnel. L’agir communicationnel permet de réfléchir, par conséquent, aux conditions nécessaires à la formulation de projets fondés selon différents types de rationalités et susceptibles d’emporter l’assentiment général. Pour échapper aux effets de la rationalisation instrumentale, il convient de définir des orientations qui doivent surmonter différentes épreuves, dont une épreuve théorico-expérimentale ou scientifico-technique, une épreuve morale-pratique et une épreuve affective. Seule la dernière épreuve est problématique, selon Jürgen Habermas, puisqu’elle met en jeu une dimension individuelle difficile à évaluer formellement. Cette production sociale ne peut avoir lieu qu’à condition de créer un dispositif particulier susceptible de l’accueillir. Ce dernier se caractérise par le respect d’un certain nombre d’exigences, dont le respect d’un processus, d’une procédure et d’une production d’arguments qui définissent la théorie de l’argumentation (Habermas, 1987, Tome I : 41-42, 1ère éd. 1981). L’institutionnalisation de l’agir communicationnel permet une activation de la réflexivité sociale et se présente comme un moyen de contention des dérives de la modernité. Ce n’est donc pas la constitution de systèmes qui est problématique, selon Jürgen Habermas, mais la colonisation des mondes vécus par les systèmes, en revanche. Cette dernière a lieu lorsque les hommes ne se montrent pas en mesure de se concerter et de s’entendre sur les finalités de la technique et du travail, en général. Il convient de préciser ici que cette notion ne se limite pas à des dispositifs matériels, mais qu’elle intègre également des sophistications institutionnelles comme la bureaucratie, par exemple. L’intégration systémique qui contribue à la complication de la société10, dans son 10 «(…), il faut bien distinguer la complexité de la complication qui en est, bien souvent la représentation commune. Un phénomène est compliqué quand, à l’image dela pelote de laine emmêlée, la simplification ou le ensemble, est un facteur de progrès tant qu’elle ne dépossède pas l’humanité de sa capacité à se prendre en charge et à entreprendre son avenir. Tant que les hommes font preuve de leur aptitude à contenir leur puissance ou de la mettre au service d’une cause qui fait sens collectivement et qu’ils poursuivent effectivement, cette dernière n’est pas problématique, pour Jürgen Habermas. Cette confiance dans l’aptitude de l’humanité à canaliser son ubris et à contenir la puissance issue de l’intelligence technique et du travail sera remise en question par la crise écologique et la généralisation des risques environnementaux et techniques (Duclos, 1993 ; Gras, 2003). La question du rapport des hommes aux non humains et de la contribution de la technique à l’aventure humaine et sociale étant posée, il apparaît que la théorie de l’agir communicationnel s’organise autour du projet de réconciliation de l’humanité avec elle-même dont une des traductions pourrait être de concilier l’intentionalité et l’agir. L’agir communicationnel se propose de réfléchir aux moyens de contention de la puissance : il vise à établir un dispositif susceptible de servir la pacification de la société. De ce point de vue, c’est un ouvrage de sociologie politique qui réfléchit aux conditions de la démocratie dans une société développée. Cette réflexion s’exprime autour de la critique de la colonisation des mondes vécus par les systèmes. 2. La pacification sociale et la réconciliation de l’humanité avec ellemême Dans sa quête d’une forme de réconciliation de la société moderne avec elle-même, Jürgen Habermas s’inscrit volontiers dans la continuité des travaux d’Émile Durkheim11, auquel il reconnaît l’intuition d’avoir identifié un des principaux dysfonctionnements de la rationalisation des mondes vécus en mettant en cause le déficit d’un monde commun partagé. Alors que la métaphore de la cage d’acier, que l’on doit à Max Weber, exprime un symptôme de la modernité dévoyée, l’anomie propose un diagnostic et préconise, indirectement, des pistes pour contrer les « pathologies modernes ». Elle va au-delà de la description et indique des orientations susceptibles de rectifier ces « dysfonctionnements ». Elle témoigne de la retour aux éléments simples – ici le démélage – peut-être long mais reste possible», P. Roggero, De la complexité des politiques locales, Paris : L’Harmattan, 2005, 25. 11 Sociologiquement cette sensibilité prend naissance avec les travaux d’Émile Durkheim sur les formes de la solidarité sociale et sur la menace d’atomisation de la société qu’il qualifie d’anomie et se poursuit notamment dans les réflexions de Jürgen Habermas consacrées à la pacification de la société moderne. SSPSD UMB! 11/4/09 16:56 Commentaire: portée politique et morale de la science sociale. Jürgen Habermas reprend le diagnostic établi par Émile Durkheim et en conclut que les « pathologies » de la modernité procèdent de l’hypostase de la raison instrumentale ou encore de la surdétermination de la rationalité théorico-expérimentale dans l’évaluation des projets de modernisation. Il s’ensuit que plutôt que de condamner la science et la technique, il convient, afin de respecter la complexité sociale, de mobiliser l’ensemble des ressources12, dont la culture objective dispose, avant de prendre des décisions. Selon cette lecture, les problèmes que rencontrent les modernes ne sont pas dus à un excès de rationalisation, comme on pourrait le penser, mais à un déficit d’articulation entre différents types de rationalité13. Tout projet de modernisation est soustendu par trois mondes qui renvoient, selon la distinction établie par Piaget, au monde objectif, au monde social et au monde subjectif. À chacun de ces mondes correspondent des formes de rationalités et des ressources spécifiques, sous la forme de discours et de techniques, notamment. Le déroulement quotidien de la vie sociale, généralement non problématique, ne permet pas de faire l’expérience de ces arrière-plans de la vie sociale. Ce n’est qu’à l’occasion de problèmes concrets, dans la réalisation de projets spécifiques, que la complexité du monde fait irruption dans la vie des hommes. Selon les termes de Jürgen Habermas, on peut dire que le monde vécu, généralement non problématique, perd de son évidence. La restauration de cette dernière nécessite un travail d’argumentation qui permet d’accéder aux arrière-plans qui sous-tendent l’existence de la vie sociale. Nous sommes rarement confrontés, en bref, au caractère problématique de la synthèse sociale : ce n’est qu’à l’occasion de difficultés particulières que nous y sommes exposés. La synthèse sociale s’effectue le plus souvent à notre insu, sans que nous ayons à composer consciemment une culture commune. Les conflits et les crises nous confrontent à cette réalité. L’agir communicationnel apparaît comme une mesure spécifique : il est conçu pour répondre à des tensions et à des situations de rupture. La résolution des différends emprunte un processus d’analyse qui permet d’observer les problèmes selon le monde objectif, le monde intersubjectif et le monde subjectif. La déclinaison des problèmes selon ces plans va de pair avec l’expérience de différentes rationalités qui sont respectivement sous-tendues par la raison théorico-expérimentale, la raison morale-pratique et la raison subjective. Elle contribue au développement de connaissances relatives à ces mondes et à la formation de compétences 12 Ces dernières intègrent l’ensemble des sciences et davantage : elles concernent également le domaine de la littérature et de l’art, ainsi que des savoirs locaux. 13 On notera, au passage, que cette observation est assez proche de l’éthique associative diffusée par les discours consacrés au développemet durable. L’incitation à la recherche de synergies entre des logiques réputées irréductibles entre elles est assez comparable à l’incitation à la conciliation entre différents typpes de rationalité. spécifiques. Il s’ensuit que les situations de conflits profitent à la structuration de la société et à la prise de conscience des enjeux sociétaux : la société et l’humanité accèdent à des niveaux d’abstraction supplémentaires. Jürgen Habermas parle à ce propos d’irruption du potentiel rationnel de l’humanité qui correspond à l’activation du processus de réflexivité indispensable à la formulation de projets rationnels au sens plein du terme. Outre le fait d’assurer l’intégrité des mondes vécus, la dynamique communicationnelle intervient également dans le développement de connaissances et de compétences sociales. Il s’ensuit que l’agir communicationnel contribue au développement de la culture et qu’il participe à la socialisation secondaire et à l’intégration de la société. On notera, au passage, l’association constante qu’opère Jürgen Habermas entre la dynamique de la modernité et l’aventure humaine : il semble que les deux se confondent. Cette association est favorable à des glissements normatifs ainsi qu’en témoigne l’investissement moral dont la modernité fait l’objet dans la sociologie de Jürgen Habermas. La modernité ne se confond pas avec un processus aveugle, comme cela sera le cas chez Niklas Luhmann, elle incarne un projet qui accompagne l’humanité et lui permet de se révéler à elle-même. En tant que processus de réalisation de l’humanité par elle-même, la modernité n’est pas « mauvaise » en soi, à moins d’être dévoyée et de se retourner contre elle-même. On ne peut pas, par conséquent, s’opposer à la modernité. Alors que par bien des aspects, dont la nécessaire composition entre des logiques irréductibles entre elles, Jürgen Habermas intègre la complexité dans son modèle, son modèle de résolution des différends paraît presque trop simple pour être vraisemblable et convaincant. Il demeure que la modélisation du monde social, que préconise Jürgen Habermas, présente le mérite de raisonner à partir de l’hétérogénéité des situations auxquelles les femmes et les hommes sont confrontés : il contribue à une sociologie de la complexité. Son approche présente l’intérêt de réfléchir à la résolution de conflits à partir de l’expresssion de points de vue et d’intérêts distincts. Sa sociologie se présente, de ce point de vue, comme une sociologie qui se confronte au problème des articulations, voire des synergies, entre différentes logiques à priori irréductibles entre elles. La faiblesse de son dispositif tient, en revanche, à l’empressement qu’il met à rétablir la continuité entre des ordres dont il a pourtant identifié les solutions de continuité. Alors qu’il tente de sauver l’idée d’universalité, via la recomposition d’un monde commun univoque et rationnel, la thèse de la différenciation du monde sur laquelle s’appuie son dispositif théorique est suffisamment explicite : elle témoigne de l’écart entre le discours sur l’unité du monde et la réalité. Le modèle ne parvient pas à occulter, in fine, que les résolutions auxquelles parvient l’agir communicationnel ne peuvent prétendre à l’universalité : ce sont des constructions locales et nécessairement contingentes, pour reprendre une notion fréquemment employée par Niklas Luhmann. 3. Les limites du modèle communicationnel Une des faiblesses qui est régulièrement mise en avant à propos de l’agir communicationnel a trait au modèle de démocratie qu’il défend implicitement, lequel serait d’inspiration autocratique et technocratique14. En ayant cherché à contrer le processus unidimentionnel de la rationalisation instrumentale, Jürgen Habermas ne se serait pas suffisamment méfié de la surdétermination de la raison dans son modèle. En raisonnant à partir de la différenciation du monde selon Piaget, il a certes contribué à la réhabilitation de la raison pratique qui n’avait pas droit au chapitre dans la rationalisation instrumentale, mais sans discuter suffisamment les limites de son modèle. Sans même parler du problème de l’intégration des raisons subjectives, qu’il identifie et dont il souligne la difficulté, une des principales limites de son modèle tient incontestablement à la prétention à l’universalité de son dispositif. Outre que cette proposition postule que la recherche de la vérité, de la justesse et de bien d’autres qualités serait non problématique, elle contribue à la disqualification des opposants et des perdants. Elle crée, par conséquent, une double exclusion, car dans l’esprit de la démarche, la résolution retenue est forcément la meilleure, en raison de son universalité, notamment. Le piège auquel cède la théorie de l’agir communicationnel est indissociable du postulat selon lequel, la vérité et la justice seraient des qualités platoniciennes, identifiables à partir de situations pratiques pourvu que nous nous y engagions avec sérieux, intelligence et authenticité en y mettant le temps nécessaire. Il s’ensuit que le débat public demeure fortement inspiré, chez lui, par l’idéal d’une entente fondée exclusivement sur la production et l’échange d’arguments. Cette lecture converge avec les griefs, dont fait l’objet la théorie de l’agir communicationnel, selon lesquels son modèle tend à accorder un rôle trop important à la science et à la connaissance dans le dénouement des différends et dans la formation des ententes sociales. Jürgen Habermas s’est efforcé depuis à déconstruire ce reproche selon lequel sa conception de la pacification sociale tend à se confondre avec une démocratie de clercs. Il a apporté, dans Droit et Démocratie, notamment, un certain nombre de précisions qui contribuent à relativiser cette lecture (Habermas, 1997). Depuis qu’il a insisté sur la communication comme mécanisme d’engendrement des valeurs, on ne peut plus lui reprocher 14 Habermas distingue effectivement ces deux modalités dans la typologie des formes de «gouverne» qu’il propose dans La technique et la science comme idéologie (Habermas, 1973 : 97-132) de céder à une représentation platonicienne de la vérité et de justesse sans lui faire un mauvais procès. C’est d’ailleurs le sens de la thèse de la démocratie délibérative qu’il définit comme une forme hybride inspirée de la démocratie libérale et de la démocratie républicaine (Habermas, 1998 : 259-274)15. Le paradigme de la communication équivaut, désormais, au paradigme de la recherche dans d’autres modèles. La communication sert, en d’autres mots, l’exploration de perspectives sociales selon différents critères dont les exigences de faisabilité, de justesse et de justice sociales. À ces observations, il convient d’ajouter que le dispositif mis en place par Jürgen Habermas occulte, pour le dire de manière ramassée, bien des motifs qui peuvent entrer dans l’adhésion à des projets et face auxquels la raison, même dans sa forme différenciée, demeure impuissante. On peut remarquer, pour illustrer cette proposition, qu’il n’est pas exclu, lors d’un différend, de se ranger à une proposition selon laquelle un énoncé est valide sans soutenir pour autant sa réalisation. Ego peut observer, en d’autres termes, que les arguments d’alter sont sensés, sans épouser sa cause. Le fait que cet aspect des différends ne soit pas pris en considération par la théorie de l’agir communicationnel est dommageable à l’intelligibilité de nombreux conflits, dont les conflits dits de modernisation qui retiendront ultérieurement notre attention. En stipulant que la résolution d’un différend est une affaire d’argumentation uniquement, la théorie de l’agir communicationnel passe à côté de tout un pan des résistances susceptibles de s’exprimer lors d’un désaccord. Sans prolonger davantage cette discussion, on peut dire que la théorie de l’argumentation limite l’étude des conflits à une approche technique de ces derniers. À partir du moment où la question est posée en ces termes, la discussion ne peut que s’orienter d’après des équipements et des aménagements susceptibles d’encadrer les dérives de la communication. Tous les aspects inhérents à la rencontre, qui conditionne la recherche d’une entente, sont occultés au profit d’un débat juridique et technique orienté autour de l’institutionnalisation d’un contexte favorable à la production d’arguments et à leur évaluation. Outre le fait que l’adoption de cette perspective occulte l’intervention de motifs qui résistent au travail de la raison, elle favorise une conception procédurale de la démocratie. Cette approche sous-estime, enfin, la diversité des associations susceptibles de justifier des projets et des plans de vie distincts, voire antagonistes et néanmoins acceptables. Cette possibilité, que la prétention à l’universalité ignore, constitue le talon d’Achille du modèle. La prétention à l’universalité exclut les alternatives : elle inscrit le développement dans une voie univoque. Outre le fait que cette position est politiquement 15 Je reviens plus longuement sur cette typologie pages148-149. insupportable, elle ne présuppose pas, contrairement aux discours que le modèle tient sur luimême, une sortie pacifique des conflits. La prétention à l’universalité discrédite les scénarii concurrents : elle leur récuse une certaine pertinence, tout simplement. Cette lecture ne profite pas à la réception de la théorie de l’argumentation : elle invite à trouver, à minima, des aménagements. On peut insister, pour clore cette discussion, sur le fétichisme du processus d’objectivation qui sous-tend ce modèle. Ce dernier suppose qu’en faisant la lumière, toute la lumière sur les plans et les arrière-plans des motivations qui animent les protagonistes d’un différend, les positions finiraient par s’ajuster. Cette vision procède d’une illusion quant au processus de rationalisation qui peut se révéler un faux-semblant : elle véhicule une conception univoque de la réalité sociale qui n’est pas avérée dans les faits ni souhaitable. Par ailleurs, l’approche qu’incarne Jürgen Habermas ne tient pas suffisamment compte des niveaux des discours, d’une part ni des interprétations et des associations multiples auxquelles le langage donne libre cours, d’autre part. Il s’ensuit qu’en admettant que toutes les conditions requises de la théorie de l’argumentation soient réunies, les ententes sur les enjeux des différends ainsi que sur le sens des mots qui scellent tout accord demeurent problématiques. Cette observation me permet de compléter la définition de la technocratie par l’idée qu’est technocratique, toute proposition qui occulte la polysémie et l’enchevêtrement des actes de langage. Le principal risque auquel la théorie de l’agir communicationnel est confrontée, si on peut dire, est produit par l’idéal vers lequel elle tend. Ce dernier est associé à la figure du sujet instituant et, par conséquent, menacé par le dogme et les dérives autoritaires. Toutes ces observations, que m’inspire la lecture de l’agir communicationnel, me conduisent à défendre la thèse selon laquelle les crises que traverse la modernité apparaissent comme des situations inéluctables et non comme des anomalies. Cette affirmation ne doit pas dissuader, pour autant, de se rencontrer sur le mode de l’agir communicationnel et de chercher des solutions aux différends de cette manière à condition toutefois de ne pas s’illusionner sur les réponses apportées selon ce mode de résolution des différends. Dans la continuité des objections formulées précédemment, les sorties de crises ne peuvent plus prétendre à l’universalité. Elles apparaissent pour ce qu’elles sont : des accords de circonstance, c’est-à-dire circonscrits à des situations qui ne sont pas forcément interchangeables. Si Jürgen Habermas peut admettre le caractère complexe des formations sociales et l’effort de synthèse nécessaire pour parvenir à un accord entre différents scénarii, par conséquent, il sous-estime le caractère contingent de ces derniers. IV. Niklas Luhmann : la version autopoiétique et autoréférentielle de la communication La réception des travaux de Niklas Luhmann procède de la fragilisation de l’édifice théorique de Jürgen Habermas et y contribue. J’ai pu en faire l’expérience, dans les années 1990, à l’université de Bielefeld. Certes, c’était le campus de rattachement de la chaire de professeur de Niklas Luhmann, aussi le lieu se prêtait-il plus que d’autres à la réception de la controverse entre Jürgen Habermas et Niklas Luhmann. Je me souviens de séminaires où nous débattions activement textes à l’appui des arguments pour ou contre l’adoption d’une théorie plutôt qu’une autre et des débats qui se poursuivaient dans les différents lieux de convivialité de ce campus. Les termes de ces débats tournaient autour de la définition de la communication, notamment, et de la pertinence de la notion d’intersubjectivité. Alors que Jürgen Habermas conçoit la communication comme un processus qui permet à une intersubjectivité de s’affirmer, Niklas Luhmann redéfinit la communication comme une opération spécifique et l’attribut du système de la société et réfute la proposition selon laquelle la société serait l’expression et le résultat de sujets associés dans la constitution d’une intersubjectivité. Avant d’effectuer une plongée dans la sociologie de Niklas Luhmann, il me faut préciser que l’immersion dans la pensée de Niklas Luhmann m’a permis d’effectuer le tournant nécessaire à la réception de la thèse de la modernité avancée sans rompre avec une certaine exigence théorique et scientifique propre aux grands récits qu’affectionnent les modernes. La sociologie de Niklas Luhmann conserve ce goût sans céder à une version univoque de la modernité : elle permet de cultiver l’ambivalence de la modernité, dont André Akoun faisait l’éloge, encore récemment (Akoun, 1995 : 147). Des grands récits, la sociologie de Niklas Luhmann conserve la structure sans s’épuiser dans des contenus précis. Le monde que nous décrit Niklas Luhmann est un monde que la transcendance et la raison ont quitté, mais dont la dynamique semble garantie par des qualités intrinsèques au sens. Niklas Luhmann comparait volontiers le sens à la lumière afin de souligner que le sens, au même titre que la lumière à laquelle s’intéressent les physiciens, existe et est déterminé par des invariants qu’aucune science humaine et sociale ne devrait être en droit d’ignorer. Selon cette lecture, les sciences humaines et sociales se doivent d’étudier le sens et son organisation de manière positive. Il s’ensuit que la sociologie de Niklas Luhmann est davantage inspirée par l'instabilité intrinsèque du sens que par la force des convictions de l’humanité et les luttes qu’elle engendre. Il s'ensuit que la seule certitude à l'œuvre dans son discours semble dériver de l'inachèvement du sens, de son arrachement inexorable aux contextes auxquels il se rattache cependant, mais de façon ambivalente. La sociologie de Niklas Luhmann cultive un désenchantement certain auquel seule l’obstination de la vie, dans ses manifestations autopoiétiques, semble résister. Elle contribue, par conséquent, à un grand récit démystificateur qui rompt avec les discours lénifiants sur les êtres humains et leur capacité à intervenir sur le cours des choses. En bref, la sociologie de Niklas Luhmann semblait présenter bien des attraits par rapport à la sociologie de Jürgen Habermas à une époque où la croyance en la capacité de l’action collective à infléchir les grandes tendances de l’histoire était remise en question. À ce propos, je me souviens encore de l’impact qu’avaient eu sur moi les enseignements de Niklas Luhmann, en particulier les cours consacrés au système politique et à sa modeste contribution à la dynamique de la société. D’un point de vue moins subjectif, on peut certainement attribuer la réception favorable de la thèse de Niklas Luhmann à la nouveauté du regard qu’il porte sur le monde, d’une part et à certaines limites de la théorie de l’argumentation, d’autre part. À cette époque, la vision d’un monde soudé autour de la formation d’une entente rationnelle est en perte de crédibilité, d’une part et Jürgen Habermas n’a pas encore eu le temps de répondre aux objections qui s’opposent à son modèle, d’autre part. La sociologie de Niklas Luhmann offre une alternative aux discours normatifs auxquels la sociologie critique n’échappe pas. Son succès est indissociable, en d’autres termes, de l’espace qu’il crée pour des sensibilités qui ne se retrouvent pas dans cette version intégrée du monde. Le regard que Niklas Luhmann porte sur le monde permet de rendre compte, par ailleurs, des dynamiques dissonantes qui accompagnent la modernité : il est plus consistant, d’une certaine façon, que le discours que tient Jürgen Habermas. Dans la sociologie de Niklas Luhmann, les scénarii chaotiques, voire désespérants, du point de vue humaniste, sont non seulement possibles et par certains aspects à l’honneur dans ses descriptions 16. Sa sociologie participe de la diffusion d’une esthétique et d’une éthique de l’incertitude et de l’imprévisibilité du monde qui affecte la manière dont nous expectons les situations. 1. Une entreprise de refondation de la sociologie L’entreprise de Niklas Luhmann s’organise autour de plusieurs inspirations. Elle 16 Un hommage tempéré, puisqu’il décrit néanmoins un ordre qui semble s’être dégagé en dépit de toute nécessité et transcendance. Cette lecture contribue, de manière insidieuse, à promouvoir une forme de conservatisme qui s’appuie en substance sur le constat qu’il s’en faudrait de peu pour que cet ordre, certes discutable, cède au chaos. s’appuie sur les travaux de Humberto Maturana17 et de Franscesco Varela 18, dans le domaine de la biologie, ainsi que sur la thèse de Darwin, selon laquelle les formes de vie résultent du jeu des variations, de la compétition et de la sélection entre des événements contingents (Rudolf, 1994). Elle s’inspire, par ailleurs, d’une épistémologie constructiviste, établie autour de la théorie des formes de George Spencer Brown19. Elle s’inscrit, enfin, dans la filiation de Talcott Parsons, dont elle garde le goût pour les entreprises de refondation (Joas, 1999 : 1752). Le projet de Niklas Luhmann se confond, par conséquent, avec un projet ambitieux pour la sociologie, qu’il qualifie modestement de toilettage. Dans cet objectif, il entreprend de s’attaquer à tous les concepts qui forment des obstacles épistémologiques. Selon sa conception de la société comme système dépendant du sens, la formation d’obstacles épistémologiques constitue non seulement une entrave à la sociologie, mais interfère de façon plus critique sur la dynamique autopoiétique de la société. Cette proposition introduit directement à l’originalité de la sociologie de Niklas Luhmann qui établit constamment une correspondance entre des énoncés, en particulier lorsqu’ils s’organisent en communications, et la structuration du système de la société. Les communications sociales sont au cœur de sa sociologie, par conséquent, mais à l’inverse de Jürgen Habermas, ces dernières ne sont pas conditionnées par la création d’un contexte démocratique comme préalable à la formation d’une intersubjectivité cohérente et juste humainement, elles forment les unités de base du système de la société et sont dépendantes de l’inachèvement du sens. La société communique, en effet, mais avec elle-même et sur elle-même. Il faut, pour préciser cette proposition, revenir à la théorie des systèmes autopoiétiques et, en particulier au système autopoiétique de la société. • L’application de la théorie des systèmes autopoiétiques à la sociologie : L'entreprise de Niklas Luhmann se structure autour d’une théorie des systèmes, inspirée du concept d’autopoièse développé en biologie. Selon cette influence, un système est défini par son caractère autoréférentiel, c’est-à-dire en référence à la clôture qu’il réalise par rapport à son environnement. Les systèmes créent un monde pour eux, qui ne saurait être expliqué en 17 Humberto Maturana est un biologiste, cybernéticien et philosophe chilien, né le 14 septembre 1928 à Santiago du Chili. Il a proposé la théorie de l’autopoièse dans le prolongement de William Bateson (1861-1926)», (http://fr.wikipedia.org, consulté le 2 août 2007). 18 Disciple et collaborateur de Humberto Maturana et chilien comme lui, il est décédé à Paris le 28 mai 2001.«Il inventa avec lui le concept d’autopoièse.(…). Dans le souci de dépasser le dualisme qui oppose subjectivisme et objectivisme, il proposera le concept d’énaction ou cognition incarnée qui permet d’appréhender l’action adaptative de tout organisme vivant comme polarité connaissance/action et action/connaissance», (http://fr.wikipedia.org, consulté le 2 août 2007). 19 Philosophe anglo-saxon, né en 1923. Il a travaillé avec Ludwig Wittgenstein en 1950-1951. Est particulièrement connu pour son ouvrage Laws of Form, publié en 1973. référence à un extérieur. Le système de la société et les systèmes psychiques forment des entités sémantiques qui se structurent autour de différences qui s’organisent en une distinction générale qui correspond à la différence entre système et environnement. Selon cette définition, les systèmes psychiques, tout comme le système de la société, procèdent selon des événements sémantiques spécifiques qui correspondent respectivement à la production de pensées et de communications sociales. Il s’ensuit qu’on a affaire à des entités qui ne se présentent pas comme des « choses » au sens où elles sont dépourvues de matérialité. Ainsi les systèmes psychiques se structurent autour de la production de pensées qui finissent par se structurer en une identité propre ou en une subjectivité spécifique, alors que le système de la société se structure autour de communications sociales. Ces dernières peuvent, en fonction des compétences qu’elles acquièrent via la récurrence de communications sur des communications et avec le temps, par conséquent, former des configurations plutôt que d’autres, ainsi qu’en témoigne notamment la différence entre des sociétés dites stratifiées et des sociétés fonctionnellement différenciées. Dans ce dernier cas de figure qui correspond à la définition des sociétés modernes, la structuration du système de la société va de pair avec une autonomisation des sous-systèmes entre eux. Cette particularité contribue à l’unité problématique de la modernité. De la sociologie classique, le système de pensée de Niklas Luhmann conserve le principe que la société est une réalité auto-constituante. Sa sociologie tend cependant à radicaliser cette proposition ainsi qu’en témoigne le postulat selon lequel les systèmes autopoiétiques demeurent résolument coupés de leur environnement au sens où il n’y a pas de circulation entre ce dernier et eux. Il s’ensuit qu’ils sont entièrement tributaires de leurs propres structures pour percevoir qu’il se passe quelque chose dans leur environnement, pour le traduire et l’intégrer. L’influence d’Humberto Maturana et de Franscisco Varela sur la sociologie de Niklas Luhmann s’impose d’emblée. Dans cette dernière, il y a superposition des opérations de connaissance et de structuration. L’influence de ces auteurs se mesure également à la manière dont Niklas Luhmann envisage l’interpénétration entre différents systèmes ainsi que les relations d’un système à son environnement. Fidèle à la théorie des systèmes autopoiétiques, la sociologie de Niklas Luhmann exclut l’idée de continuïté entre un système et son environnement ainsi qu’entre différents systèmes. Elle raisonne à partir des concepts d’interface et de connexion structurelle. Bien que n’ayant fondamentalement pas accès à son environnement et aux systèmes psychiques qui forment un environnement d’un type particulier du système de la société, ce dernier forme en retour un environnement particulier pour les systèmes psychiques. Ils sont pareillement affectés par des événements sémantiques. Le système de la société et les systèmes psychiques entrent en situation de connexion structurelle et peuvent, par conséquent, suivre une dynamique de co-évolution. Leur sensibilité commune au sens les prédispose à s'interconnecter et à évoluer de façon parallèle sans jamais se confondre ou se superposer en raison notamment de la spécificité de leurs opérations. Dit en d’autres termes, il n’y a pas d’input et d’output d’un système dans son environnement et inversement. Toutes les opérations qui ont lieu à l’intérieur du système s’effectuent de l’intérieur, c’est-à-dire à partir des éléments de ce système et de sa structuration. Il s’ensuit que tout ce qui a lieu à l’intérieur du système est toujours le résultat d’opérations de traduction. L’ensemble de ces propositions contribue au rejet du paradigme associatif selon lequel la société serait le résultat des interactions entre les hommes et l’expression d’une intersubjectivité, soit d’une « conscience » collective, pour parler comme Durkheim, notamment. Niklas Luhmann travaille, par ailleurs, activement à la déconstruction de l’idée, entretenue par certaines représentations de la société, selon laquelle la société serait une chose, voire une œuvre de l’humanité, sur laquelle cette dernière pourrait intervenir, même si la philosophie enseigne que nos œuvres nous échappent… Pour Niklas Luhmann, seules des communications sociales peuvent avoir un impact sur le système de la société. Cette proposition peut prêter à confusion. Elle peut porter à penser que les hommes associés peuvent influencer les communications sociales. Ce serait une interprétation erronée de la proposition de Niklas Luhmann : on pourrait tout au plus extrapoler de cette dernière que des événements, qui ont lieu dans l’environnement du système de la société, sont vecteurs d’irritations susceptibles d’activer la dynamique autopoiétique du système de la société. Ce dernier réagit dans tous les cas de manière autoréférentielle et en fonction des structures qu’il s’est forgé au cours du temps. En bref, il n’y a pas vraiment de place pour l’action dans la sociologie de Niklas Luhmann, sinon sous la forme d’une distinction que la structuration des communications sociales rend possible. Si on demandait à Niklas Luhmann quelle place il accorde à l’action dans son système, par exemple, il répondait qu’avant toute chose, l’action est une distinction parmi d’autres : elle signale à ce titre que les communications sociales font la différence entre action et observation, par exemple. Il exprimait de la sorte que l’entreprise de connaissance se fourvoyait selon lui bien souvent en demeurant au niveau d’observations du premier ordre. L’introduction de la différence entre une observation du premier ordre et une observation du deuxième ordre renvoie à un différentiel de réflexivité. S’attacher à la notion d’action sans observer que cette notion est issue de la production d’une distinction qui en dit long sur la structuration de la société c’était faire preuve de naïveté intellectuelle pour Niklas Luhmann. Cette précision étant apportée, on peut se demander un peu prosaïquement ce que de telles distinctions apportent au système. Les distinctions créent des options : elles accompagnent des bifurcations autour desquelles peuvent émerger de nouveaux systèmes de communication et des programmes institutionnels. Pour revenir à la distinction entre action et observation, on peut selon le regard adopté par Niklas Luhmann observer que « l’observation est plus que l’action ». Je dirais, à mon tour et pour compléter cette formulation, que l’observation est une action dotée d’une compétence spécifique : c’est une action réflexive. Du point de vue de la structuration du système de la société, elle est plus performante qu’une action non réflexive. Cette démarche, illustrée à partir de l’exemple de l’action, peut se répéter indéfiniment pour d’autres notions comme celle de risque et de danger, notamment, à laquelle Niklas Luhmann réserve également un ouvrage et des articles conséquents (Luhmann, 1993 : 131-169). De manière générale, ces études illustrent un regard singulier et une manière de pensée qui, lorsqu’ils sont appliqués à l’étude de la société dans son ensemble, donne à penser la société comme différence. Cette proposition s’inscrit dans une théorie de la forme qui porte un éclairage nouveau sur l’impossibilité d’une description adéquate de la société. Cette proposition retentit sur l’unité problématique de la société et sur les tensions qui traversent la modernité, par conséquent. La forme est dans l’unité de la différence, ne cesse de répéter Niklas Luhmann, de manière un peu énigmatique. La traduction que je propose de cette proposition est la suivante : le système n’est qu’une face de la forme qui nous intéresse (Rudolf, 1994). Idéalement, il faudrait pouvoir décrire le système et l’environnement qu’il définit. Ce projet demeure amputé du fait que le système est le seul accès à la forme : tout le reste nous échappe ! Les communications sociales sont toujours en deçà de la réalité qu’elles prétendent décrire : aucune communication sociale ne peut prétendre représenter la totalité. La quête de savoir est un activateur de l’autopoièse du système qui ne parvient pas à rendre compte de la totalité. Cette limite entretient la dynamique autopoiétique qui peut se confondre avec une quête identitaire inachevée. Ce dynamisme est assuré, enfin, par une des caractéristiques essentielles du sens selon laquelle aucun événement sémantique ne peut prétendre épuiser le sens. Même la négation d’un événement sémantique fait sens : il s’agit, en d’autres termes, d’un médium qui se reproduit de manière infinie. Si la société dans son ensemble échappe à sa description, il ne peut pas y avoir d’énoncé infaillible sur lequel fonder une entente sans faille. Il est vain, par conséquent, de chercher à échapper à la contingence de la dynamique autopoiétique. Cette proposition crée une différence robuste entre Jürgen Habermas et Niklas Luhmann. Selon cette lecture, l’incertitude s’impose comme la dernière des certitudes. Ces remarques préliminaires sur le dispositif conceptuel à partir duquel réfléchit Niklas Luhmann étant établies, Niklas Luhmann va entreprendre d’observer comment les différents systèmes de la société se sont constitués au cours de l’histoire de la modernité. Ses sources s’appuient sur différents corpus qui remontent jusqu’à la Renaissance. La structuration des différents systèmes lui permet de préciser chemin faisant différents aspects de sa théorie.