Les nouveaux contours du champ intellectuel musulman en France

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Les nouveaux contours du champ intellectuel musulman en France
Franck Frégosi*
Les nouveaux contours
du champ intellectuel musulman en France
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Muslim �������������������
intellectual field�
Islam in France hides a heterogeneous human reality which is quite removed from the stereotypes and clichés that generally abound about it. This is also true of the French Muslim intellectual
landscape, a competitive space, in which diverse actors hold distinct and often opposing visions
and representations of Islam, confront each other and strive nevertheless to present their Islam
as the socially legitimized version that is compatible with the surrounding society. This article
attempts to delimit the boundaries of the Muslim intellectual field by studying its dynamics
and by proposing a typology of French Muslim intellectuals.
Résumé. L’islam en France recouvre une réalité humaine hétérogène assez éloignée des stéréotypes et des clichés réducteurs qui généralement foisonnent à son encontre. Il en va notamment
ainsi de son paysage intellectuel qui nous apparaît comme un espace nettement concurrentiel
dans lequel s’affrontent divers opérateurs porteurs de visions et de représentations de l’islam
distinctes et souvent opposées, qu’ils s’efforcent néanmoins de présenter comme la version socialement légitime de l’islam compatible avec la société environnante. Cet article tente de délimiter
les contours de ce champ intellectuel musulman à partir de l’étude des diverses dynamiques
qui le traversent et en proposant une typologie des acteurs qui s’y manifestent.
*
CNRS-PRISME, Université Robert Schuman, Strasbourg
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Le champ intellectuel musulman en France est un espace concurrentiel
dans lequel s’affrontent diverses visions et représentations de l’islam que leurs
promoteurs respectifs s’efforcent de présenter comme la version socialement
légitime de l’islam contre les autres versions assimilées à des formes sinon déviantes
en tout cas contestables. Dans un contexte dominé par une logique de suspicion à
l’encontre de la réalité islamique largement accentuée par le 11 septembre 2001 et
par le débat sur l’interdiction du voile dans les établissements scolaires publics, ce
champ tend aujourd’hui à focaliser sur lui une attention médiatique soutenue.
Ses différents acteurs sont hiérarchisés ad extra suivant qu’ils promeuvent une
version de l’islam réputée compatible avec l’idéal républicain. Cela transparaît
notamment dans la quête d’un islam dit réformé ou moderne qui aurait accompli
son propre aggiornamento dans le double sens d’une relecture contextualisée de
ses sources scripturaires (Coran, Sunna) et du renoncement assumé à certaines
expressions publiques de l’appartenance islamique (référence même minimaliste
à la législation islamique, éthique vestimentaire…).
Ces opérateurs se distinguent aussi ad intra, par le degré d’intensité de leur
positionnement personnel par rapport à l’islam conçu comme une réalité
religieuse ou une réminiscence culturelle, une dimension confessionnelle
communautaire ou simplement une dimension individuelle.
Le champ intellectuel musulman en France au travers de la diversité de ses
producteurs de discours nous révèle combien l’islamité se décline sur le mode de
la pluralité épousant toutes les variations possibles sur l’échiquier des postures
intellectuelles vis à vis de l’islam.
Dans cette monographie notre objectif est double ; il s’agit dans un premier
temps de préciser les contours de cet espace à partir des diverses dynamiques
qui le traversent, et ensuite d’établir une typologie des différents opérateurs
musulmans contemporains porteurs de discours sur l’islam.
Densité et contrastes du paysage intellectuel
musulman en France
Si l’on a parfois tendance à pointer dans le paysage intellectuel musulman
français le rôle hégémonique qu’exercent certaines figures emblématiques comme
Tariq Ramadan, Mohamed Arkoun ou Malek Chebel, il serait cependant
réducteur de le limiter à ce type d’opérateur. Font également partie de cet espace
tous ceux qui, forts d’une islamité plus ou moins revendiquée, qu’elle soit affective,
élective, culturelle, confessante, organique ou plus ténue et, indépendamment
de leurs statuts sociaux respectifs (militants associatifs, religieux, universitaires,
intellectuels séculiers, militants politiques…), véhiculent par leurs prises de
position médiatiques, leurs écrits et leurs interventions des représentations de
l’islam contrastées et concurrentes. Tous participent au débat sur la place et le
statut social de l’islam dans la société française.
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Quelques grandes figures
Le paysage intellectuel musulman en France est riche de figures intellectuelles
musulmanes, qui, aujourd’hui comme hier, ont témoigné de l’acclimatation
paisible de la réalité islamique à l’environnement français et qui ont fait œuvre de
pionniers dans le domaine de la réflexion sur l’islam, à une époque où la présence
sociale de l’islam en France ne mobilisait guère les esprits. Certaines de ces figures
intellectuelles musulmanes continuent toujours d’influer, après leur disparition,
sur le regard que l’on peut porter sur cette religion désormais enracinée en France.
Ainsi en va-t-il d’une figure comme René Guénon (1886‑1951). Abdelwahid
Yahyia, de son nom musulman, a intellectuellement marqué nombre d’européens
qui vont trouver dans l’adhésion à l’islam soufi le terme de leur quête spirituelle.
Guénon a laissé une empreinte durable sur des générations d’écrivains et de
spécialistes contemporains du soufisme (Michel Chodkiewicz, Charles André
Gillis, Maurice Gloton, Denis Gril…).
On peut évoquer également à un autre niveau la figure emblématique de
Mohamed Hamiddullah (1908-2002), jurisconsulte d’origine indo-pakistanaise,
élève de Louis Massignon, traducteur du Coran et spécialiste de la diplomatie
musulmane à l’époque du Prophète et des quatre califes dits Bien Guidés
(rashidun). Ses cours et ses écrits alimentèrent les réflexions de générations
de musulmans de France. Il fut l’un des rares à suggérer que les musulmans
vivant en France militent pour obtenir un statut équivalent à celui de dhimmi
(protégés) jadis appliqué aux Gens du Livre par le droit islamique classique
(Berque, 2003). On doit aussi évoquer d’autres figures marquantes comme Njam
Oud Dîn Bammate (1922-1985) diplomate d’origine afghane, érudit, féru d’arts
et homme de médias qui fut l’un des brillants animateurs de l’émission islamique
dominicale créée en janvier 1983, Connaître l’islam (Bammate, 2000). Il y eut
aussi Eva de Vitray Meyerovitch décédée en 2003, à qui l’on doit notamment
le grand œuvre de la traduction du Mathnawi de Jalal al-dîn Rumi ou encore
Si Hamza Boubakeur (1912-1995), enseignant, député et ancien recteur de
l’Institut musulman de la mosquée de Paris de 1957 à 1982, qui réalisa outre une
traduction commentée du Coran un traité moderne de théologie musulmane.
Dans cet inventaire qui ne prétend nullement à l’exhaustivité il faut aussi
évoquer quelques figures plus atypiques comme celle de Vincent Mansûr Monteil
qui toute sa vie a su conjuguer la figure du résistant gaulliste, celle de l’érudit
orientaliste et du musulman engagé dans la cause palestinienne, ou encore celle
plus controversée, de Roger Raja’ Garaudy, ancien responsable dans les années
soixante au sein du Parti communiste français des relations avec les chrétiens,
né protestant, converti au catholicisme puis à l’islam en 1983.
Une place particulière revient enfin aux universitaires de renom comme
Ali Merad, spécialiste du réformisme algérien, Mohamed Arkoun, sommité
internationale de l’islamologie critique, ainsi que Jamal Eddin Bencheikh
spécialiste de la poésie arabe classique, qui revendiquait clairement son statut
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d’athée dont l’horizon culturel a néanmoins été marqué par l’héritage arabomusulman et tous les autres érudits comme Abdel Majid Turki, spécialiste du
fiqh (Turki, 1963), ou encore Azzedine Guellouz (Guellouz, 1996).
À ces figures érudites se sont par la suite agrégées bien d’autres voix, celles
des nombreux étudiants d’origine maghrébine venus parfaire leur formation
en France, celles d’intellectuels, d’universitaires et des convertis (Sadek Sellam,
Larbi Kechat, Leïla Babès, Galeb et Soheib Bencheikh, Karim Abdelkrim,
Yamin Makri, Hassan Iquioussen, Fouad Immaraine, Tareq Oubrou, Abdelhaq
Guiderdoni, Dounia Bouzar, Abdelwahab Meddeb, Malek Chebel, Rochdy
Allili …) et tous les autres acteurs indirects de l’islam qui composent l’élite dite
« beur » (Bernard, 2004). Leurs réflexions, leurs commentaires, couvrent à la
fois tous les champs disciplinaires, toutes les postures intellectuelles et militantes
par rapport à l’islam des plus religio-centriques aux plus distanciées, en passant
par toutes les nuances du scepticisme. Leur audience ne se limite pas aux seuls
musulmans. À côté de fidèles pratiquants, d’une élite émancipée et de jeunes en
manque de repères, ces opérateurs de l’islam interpellent les pouvoirs publics, et
un large public non musulman que l’islam intéresse ou inquiète.
Dynamiques transversales à l’œuvre au sein du champ
musulman contemporain français
Le champ intellectuel musulman français est de nos jours
traversé par cinq dynamiques majeures
Si la pluralité reste toujours de mise, on observe cependant une mutation
notable dans la composition interne de ce champ au profit d’acteurs au profil
nettement plus religieux. La précellence dans le paysage intellectuel musulman de
France, à côté des figures classiques d’érudits (Mohamed Arkoun) et de notables
communautaires (Dalil Boubakeur), de figures affichant de façon décomplexée
une adhésion profonde à un islam confessant qui se décline par une adhésion forte
aux articles de la foi musulmane (Tariq Ramadan, Tariq Oubrou…) reflète une
mutation en profondeur du paysage musulman. Comme l’ont confirmé divers
sondages récents, le monde de l’islam de France semble marqué conjointement
par une sécularisation contrastée en matière de pratiques religieuses avec
notamment une hausse des indicateurs de religiosité (fréquentation des lieux
de culte, observance de la prière et des interdits alimentaires…) et en même
temps par une individualisation forte du croire ainsi que par l’émergence notable
d’une classe moyenne musulmane pieuse (Brouard, 2005).
La plupart de ces opérateurs musulmans se situent de façon relativement
périphérique par rapport au champ académique classique des études sur
l’islam (islamologie, orientalisme, historiographie arabo-musulmane…).
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En effet, la plupart des musulmans, qui, de nos jours, s’expriment publiquement
sur l’islam qu’ils fassent profession de spécialistes de l’islam, ou soient
promus comme tels par les médias, n’ont souvent que des liens forts ténus
avec les filières classiques. Ils viennent soit de l’univers des sciences exactes
(Abdelhaq Guiderdoni, Ghaleb Bencheikh, Tareq Oubrou…), des sciences
humaines et sociales (Tariq Ramadan, Leïla Babès…) voire plus atypiques
de la psychanalyse (Malek Chebel), de la poésie (Abdelwahab Meddeb) et
du journalisme (Slimane Zeghidour, Rochdy Allili…) sans oublier le monde
associatif (Yamin Makri, Fouad Immaraine …). La maîtrise objective d’un savoir
érudit sur l’islam, la connaissance de ses sources scripturaires et des sociétés
musulmanes acquises au terme de cursus de spécialisation ne semble plus être la
voie royale pour produire un discours socialement pertinent sur l’islam.
On doit aussi relever la prédominance croissante d’une logique d’appartenance
revendiquée. La plupart des opérateurs attachent une importance particulière à
légitimer leurs prises de position par rapport à l’islam sur la base d’une affiliation
formelle proclamée à cette religion. Cette attitude logique chez ceux qui
exercent une charge « religieuse » (muftis, prédicateurs, jurisconsultes…), vaut
aujourd’hui également pour des profils plus séculiers, d’intellectuels rationalistes
qui entendent précisément contester aux religieux le monopole de dire ce qu’est
l’islam, d’en délimiter les contours et d’en fixer le contenu (Malek Chebel, Leïla
Babès, Abdelwahab Meddeb …).
L’heure est donc à la mise à nue de son degré de parenté avec l’islam. Le
point de vue du familier de l’islam, de celui qui met en avant cette identité
confessionnelle, tend progressivement à prendre le pas sur l’analyse du spécialiste
(non musulman) qui entend, quant à lui, maintenir une distance froide avec
son objet d’étude.
Certains opérateurs font retour à un islam plus culturel, intellectualisé pour
précisément réagir à la fois aux surenchères fondamentalistes comme aux dérives
islamophobes dans une optique pédagogique de vulgarisation ou de contribution
critique. C’est dans cette perspective que certains comme Malek Chebel ou
Abdelwahab Meddeb se mettent en scène comme des musulmans éclairés.
« Je viens de l’islam et continue de lui appartenir déclare ce dernier dans la
potentialité d’une pensée critique radicale qui participe à la controverse interne »
(Meddeb, 2004 : 63-64).
Cette prééminence de la logique d’appartenance se retrouve aussi dans la
tentative de structuration d’un pôle musulman laïque en réaction à l’élection du
Conseil français du culte musulman (CFCM). Les promoteurs d’un regroupement
laïque sont pour la plupart des acteurs sociaux issus de l’immigration maghrébine
et viennent de divers horizons associatifs (France Plus, Sos racisme…), partisans
(UMP, Gauche socialiste, Verts…) ou culturels (berbéristes). Leur adhésion
profonde et radicale à la laïcité passe là aussi paradoxalement par la mise en exergue
de leur islamité puisqu’ils se définissent comme « musulmans laïques ».
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Là où la sociologie contemporaine des religions nous invite à déceler la persistance
d’un croire en mutation, en l’absence même de toute logique d’appartenance
stricte, l’expérience de ces laïques musulmans invite à une vision plus nuancée.
Elle illustre plutôt une dynamique inverse, celle d’individus qui mettent en avant
une logique d’appartenance de type identitaire indépendante de toute logique
dévotionnelle, de tout acte de croire. L’islam est magnifié dans sa dimension
identitaire, socio culturelle lié à un environnement ethnique et territorialisé précis
(l’immigration maghrébine) et non comme profession de foi.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont servi de catalyseur au débat jusque là peu
médiatisé de la réforme intérieure de l’islam demeuré confiné à des cercles d’érudits
et de spécialistes. Ils auront contribué indirectement, à ce que religieux orthodoxes,
leaders musulmans, responsables communautaires et intellectuels laïcisants se
prononcent de concert pour dresser un état des lieux critique de la pensée islamique
et de l’instrumentalisation du référent islamique, sans toutefois être d’accord sur les
causes profondes de l’impasse actuelle et les remèdes pour y remédier.
Les uns (les modernistes et les laïcisants) pointent les défaillances internes
d’une pensée musulmane sclérosée, les travers d’une lecture figée des textes, le
raidissement ritualiste, la standardisation de l’islam et l’essor du fondamentalisme
assimilé à une pathologie, là où les autres (les orthodoxes et les leaders musulmans)
stigmatisent davantage le conservatisme des écoles d’interprétation, le recours
à la symbolique religieuse par défaut d’ouverture démocratique, la violence
répressive de régimes autocratiques et corrompus. C’est à ce niveau là que s’est
construite arbitrairement et médiatiquement l’opposition formelle entre un islam
réputé des lumières et un islam dit des ténèbres. Cette tension a donné lieu à
une abondante littérature où les uns et les autres se mettent en scène comme
promoteurs d’« un islam des lumières » (Chebel, 2004), d’un islam républicain,
d’« un islam libéral » (Boubakeur D, 2004) et apolitique, ou appelant de leurs
vœux l’avènement d’un Spinoza de l’islam, face aux tenants d’un islam supposé
être tout à la fois littéraliste, rétrograde, fondamentaliste, politisé et dogmatique
(Meddeb, 2004). Là où Malek Chebel préconise :
« une nouvelle interprétation des textes (…), en vue d’apporter des réponses
adaptées aux questions que se posent les musulmans, ici et maintenant, y compris
dans des domaines délicats liés aux interdits de l’islam » (Chebel, 2001 : 90-96).
Tariq Ramadan évoque, lui, la nécessité d’une double compréhension, celle
des sources de la foi à partir de la connaissance des textes (Coran, Sunna …) et
celle du contexte, les circonstances et le cadre de vie du musulman. L’objectif
est de « trouver le moyen, de demeurer fidèle aux prescriptions de l’islam »
(Ramadan, 2003 : 383) en tout lieu. La différence entre eux réside dans le
degré de réformation et surtout dans le point d’imputation effectif de l’effort
d’adaptation (doctrine, volet normatif, pratiques extérieures…). Abdelwahab
Meddeb n’entend lui préserver de l’islam « que le respect du culte, installant
dans le retrait la référence à la Loi » (Meddeb, 2004 : 47). Il préfère les acquis
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du droit positif à toutes les lectures sélectives et les tentatives d’adaptation du
contenu de la shari’a au contexte européen.
Par delà leurs oppositions, les apologètes religieux comme leurs contradicteurs
rationalistes entendent néanmoins agir en vue de redonner ses lettres de noblesse à
un islam perçu comme plus authentique que celui réellement pratiqué ou déclamé
par ses interprètes radicaux. Tous sont en fait animés du souci commun de ne
pas réduire l’islam à ses « déviances » plus ou moins passagères et de favoriser
l’avènement d’un islam de concorde où cohabiterait élan spirituel, rationalité
et engagement civique. Alors que les intellectuels laïques cultivent souvent
une certaine nostalgie envers l’islam de leur enfance réputé plus profond, plus
authentique et moins dévot que celui d’aujourd’hui, les clercs religieux (Tariq
Oubrou) et les leaders néo réformistes (Tariq Ramadan) ont eux, davantage
tendance à prendre du recul voir à disqualifier le vécu traditionnel de l’islam dans
les sociétés musulmanes et dans l’immigration, au profit d’une réactualisation de
l’islam prophétique, voire d’une orthopraxie minimale. Tous s’accordent cependant
pour considérer que l’islam, tel qu’il est pratiqué ou invoqué aujourd’hui, ne peut
faire l’impasse sur un inévitable réaménagement interne voire une réformation.
Essai de typologie des acteurs du champ intellectuel
musulman en France
Il est possible de repérer six types d’opérateurs dans le champ intellectuel
musulman hexagonal qui peuvent se décliner en deux voire trois types intermédiaires.
Il s’agit respectivement des médiateurs, des vulgarisateurs, des outsiders, des
nouveaux talents, des alarmistes et enfin des libres contradicteurs.
Les médiateurs
Les médiateurs regroupent deux catégories distinctes, les religieux
institutionnels et les professionnels de la médiation.
Les médiateurs ont pour principale caractéristique, d’être de par leur profil
social, professionnel ou symbolique de facto au croisement entre le microcosme
musulman et les diverses expressions institutionnelles de la société environnante
(pouvoirs publics, école, religions non musulmanes). Les médiateurs sont aussi
des acteurs sociaux investis d’une mission officielle de prévention sociale, de
médiation ou de suivi des situations conflictuelles au plan collectif ou individuel,
dans lesquelles la variable musulmane est directement représentée ou serait
susceptible d’émerger à plus ou moins long terme (affaires de voiles à l’école
publique, les conflits générationnels, les problème de banlieues…). Il s’agit
donc d’opérateurs qui à des niveaux différents ont donc vocation à jouer
les interfaces entre les populations de confession musulmane minoritaires et
la société environnante.
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Le fait musulman dans la France laïque débouche parfois sur des
incompréhensions à propos de demandes spécifiques (construction de mosquées,
carrés confessionnels, repas sans porc, port de tenues respectant les règles
de pudeur islamique…). Celles ci peuvent être sources de tensions (querelle du
foulard dans les écoles publiques, demandes d’horaires réservés aux femmes dans
les piscines publiques). Les responsables religieux ont alors un rôle central en ce
qu’ils sont censés être à la fois des guides pour des fidèles, qu’ils doivent édifier
religieusement et dont ils assurent directement ou indirectement la représentation
cultuelle d’une part, mais aussi des interlocuteurs pour les autorités interpellées
par ces demandes d’autre part.
Quant aux professionnels de la médiation, leur fonction médiatrice participe
plus explicitement de leurs attributions objectives en ce qu’ils interviennent de
façon ponctuelle ou permanente lors de situations conflictuelles. Les uns comme les
autres, indépendamment de sphères d’intervention distinctes et de méthodologies
différentes, par leurs actions respectives contribuent à pacifier la représentation
collective de la religion musulmane que se fait la société environnante en même
temps qu’ils ont vocation à prévenir et au besoin à limiter la multiplication des
tensions pouvant accréditer le sentiment d’une irrémédiable incompatibilité entre
le vécu islamique et le vivre ensemble dans une société sécularisée.
Les religieux
Ces médiateurs sont généralement des responsables communautaires religieux
qui, au niveau national (présidence d’un organe représentatif national comme le
Conseil français du culte musulman ou d’une fédération nationale) ou à l’échelon
local (imams, prédicateurs insérés dans une association locale) sont en interaction
régulière avec les pouvoirs publics (ministères, collectivités territoriales).
Dans leurs prises de position, l’accent est mis sur la promotion d’une pratique
apaisée de la religion découlant d’un recentrage de l’islam sur sa dimension
cultuelle, spirituelle (Dalil Boubakeur, Khaled Bentounés), ainsi que sur la
nécessité d’adapter la pratique sociale des musulmans au cadre national dans le
sens d’une certaine rationalisation (caractère secondaire, accessoire ou allégorique
de l’obligation du voile pour les femmes). Pour d’autres opérateurs religieux
(Tariq Oubrou), il s’agit de mettre l’accent sur la nécessité d’accompagner le
processus d’intégration des musulmans dans la société française par la production
d’un système normatif islamique cadrant avec l’état de minorité (sharî’a de
minorité) (Oubrou, 2004).
Là où Tariq Oubrou semble soucieux de poser les bases d’une orthodoxie
minimale compatible avec l’environnement non musulman et en dessous de
laquelle un musulman ne saurait descendre sans se dés-islamiser, Dalil Boubakeur
se pose en promoteur d’un islam libéral. Si Tareq Oubrou produit un discours
prioritairement destiné aux milieux musulmans observants qui s’interrogent sur
la façon de conjuguer leur pratique religieuse stricte avec la société française,
le recteur Boubakeur dispense un discours qui semble davantage destiné à
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la société française, à un public non musulman. Cela conforte son image de
meilleur représentant de l’islam aux yeux des non musulmans.
Le cheikh Bentounès représente le versant plus spirituel du médiateur
religieux. Sa capacité médiatrice découle directement d’une part de sa charge
de guide d’une confrérie soufie et se retrouve d’autre part dans toute sa
production intellectuelle et son engagement en faveur du dialogue interreligieux.
À l’occasion des débats sur le foulard, il adopta une position pragmatique : une
musulmane est libre de porter le voile si son désir est sincère, il ne s’agit pas
d’une obligation religieuse (Bentounes, 2003 : 33).
Les médiatrices professionnelles
Des différences sont également perceptibles entre les professionnels séculiers
de la médiation.
Tel est le cas entre Dounia Bouzar et Hanifa Chérifi. Dounia Bouzar est
chargée d’études et de recherches à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
Elle est issue d’un couple d’universitaires franco-maghrébin et a fait le choix de
devenir musulmane. Hanifa Chérifi médiatrice depuis 1994 au ministère de
l’Éducation nationale pour les affaires de voiles dans les établissements scolaires
publics est issue de l’immigration kabyle et se reconnaît simplement de culture
musulmane (Fauroux, 2003).
La première s’attache à démontrer qu’au travers du voile, certaines jeunes
musulmanes s’efforcent d’exprimer un désir conjoint d’intégration sociale sans
renoncement à une islamité revendiquée, là où la seconde, entend plutôt prôner
une intégration qui relègue l’expression des particularités religieuses dans l’espace
privé.
En fait Dounia Bouzar s’efforce de faire converger valeurs républicaines et
valeurs islamiques et de sélectionner dans les sources de la foi les passages et les
interprétations qui promeuvent les intérêts de la femme, récusant les lectures
machistes. Pour Hanifa Chérifi, la finalité est moins de rechercher un terrain
de convergence ente ces deux types d’appartenances que de défendre l’idée que
l’islamité est légitime dans la République dès lors qu’elle reste confinée dans la
sphère du privé, et qu’elle n’a pas sa place dans l’espace scolaire. Leurs nettes
divergences de vue par rapport à la présence du voile dans les écoles ne les avaient
pas moins empêcher de se trouver unies pour contester l’opportunité d’adoption
d’un loi prohibant le voile qui se serait avérée contre-productive au regard
du nombre relativement faible de contentieux lourds et du risque d’exclusion
encourue par les jeunes filles voilées.
Les vulgarisateurs
Le type des vulgarisateurs se caractérise avant tout par le fait que leur action
prioritaire est la diffusion de connaissances générales (la religion, ses principes,
ses symboles…) ou plus spécifiques sur l’islam (le soufisme, l’islam rationnel,
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la littérature bachique…) à destination à la fois d’un large public profane comme
à destination d’un public d’origine musulmane.
Il s’agit pour les uns de faire reculer les amalgames arbitraires à l’encontre
de cette religion, et pour les autres, de dénoncer l’instrumentalisation et
la politisation de la religion tout en proposant une vision plus équilibrée de celle
ci. Leurs productions consistent le plus souvent en publication d’ouvrages grand
public présentant la religion musulmane ou de livres d’entretiens, de témoignages
dans lesquels les auteurs combinent des récits de type autobiographique sur
l’islam de leur enfance, des rétrospectives sur l’islam vécu dans les sociétés arabomusulmanes, avec des plaidoyers vibrants en faveur d’un islam humaniste,
éclairée ou plus spirituel.
Les vulgarisateurs entendent aussi inscrire leur démarche dans une
perspective résolument humaniste de dialogue entre les cultures. S’ils entendent
en effet faire œuvre pédagogique dans le sens de la promotion d’une meilleure
connaissance de la religion musulmane ils partagent aussi le plus souvent
le projet d’une convergence entre les spiritualités et les cultures. La plupart
participent ainsi à des rencontres interreligieuses et écrivent dans des ouvrages
collectifs de personnalités issues d’autres communautés religieuses.
Enfin, leur démarche est supposée participer à la prévention de toute dérive de
type communautariste comme à la dénonciation du risque fondamentaliste.
Si certains optent dans leurs écrits et leurs conférences (Ghaleb Bencheikh,
Malek Chebel) pour une confrontation souvent frontale avec les tenants avérés
ou supposés du fondamentalisme, d’autres, procèdent à son contournement
en faisant notamment retour à une lecture spiritualiste, voire ésotérique de
l’islam (Eric Geoffroy, Faouzi Skali).
Ce type de posture intellectuelle peut être ramené à trois figures clefs :
celle du musulman interreligieux, le musulman épicurien et enfin le soufi
pédagogue.
Le musulman interreligieux
Le musulman interreligieux à l’instar du physicien et animateur de l’émission
islamique dominicale Ghaleb Bencheikh, se distingue notamment par son
engagement profond et permanent dans le dialogue interreligieux qui l’amène à se
référer régulièrement à d’autres expériences religieuses que l’islam, et à pratiquer
la comparaison entre systèmes religieux pour en dégager les constantes
(filiation abrahamique, symétrie des pratiques et des interdits, géographie et
histoire commune…) comme les différences (poids démographique, politique,
environnement social, enracinement historique, doctrine…).
Pour lui, l’islam doit entrer en dialogue avec les autres religions et n’est pas un
système clos qui s’imposerait aux fidèles sans qu’il leur soit demandé en retour
de penser leur islam en harmonie avec l’esprit du moment et en relation avec
les autres familles religieuses.
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Le musulman épicurien
Si le musulman interreligieux (comme le soufi) met l’accent sur la dimension
spirituelle de l’islam, le musulman épicurien opère lui un retour à une vision plus
globalisante de l’islam exalté comme mode de vie, matrice culturelle.
Le musulman épicurien tel que magnifié par Malek Chebel, s’il entend
apporter sa contribution au grand œuvre de la réformation de la pensée
musulmane, veille surtout à promouvoir un islam des sens, ouvertement charnel
qui allie par exemple les jeux poétiques, les plaisirs de la table et l’épanouissement
sexuel (islam voluptueux). Il s’agit là de valoriser dans la culture islamique son
patrimoine hédoniste contre un islam tenté par le puritanisme, la pudibonderie
et la frustration sexuelle.
Malek Chebel, à la fois anthropologue, psychanalyste, spécialiste des
mentalités ne manque jamais une occasion de déclarer qu’il entend œuvrer
afin que les musulmans renouent avec un islam de volupté, de jouissance qui
conjugue enrichissement spirituel, plaisir des sens et raison. On retrouve là
la représentation chère à l’école orientaliste de peinture qui présentait un univers
musulman peuplé de harems et d’odalisques lascives. En réaction par rapport
à certains clichés sur les violences infligées aux femmes des banlieues et aux
discours sur l’absolu de la virginité des filles, Malek Chebel se fait ainsi le chantre
d’un islam qui loin d’inhiber peut a contrario être le prétexte à l’éveil de tous
les sens.
Le soufi pédagogue
La troisième variante du vulgarisateur est celle du soufi pédagogue.
Dans le passé, le paysage intellectuel musulman en France avait déjà été
marqué par les tenants de la voie ésotérique en islam, la différence majeure est,
qu’aujourd’hui, la présentation du soufisme y connaît une certaine forme de
démocratisation. Elle semble de moins en moins réservée à une élite spirituelle.
Le soufisme est souvent présenté comme la voie du cœur et le cœur de l’islam
qui à la fois transcende les clivages ethniques et culturels et coïncide avec une
religiosité plus émotionnelle adaptée au temps présent.
Certains cheikhs ou moqqadems ont fait en France le pari de l’extériorisation.
Ils animent des cycles de conférences publiques sur le soufisme au sein mêmes
des communautés musulmanes. Faouzi Skali et Eric Geoffroy sont assez
représentatifs de ce soufisme extériorisé qui prend le risque de s’exposer et de
se rendre accessible aux musulmans pratiquants comme aux non musulmans
curieux. Si le premier, membre de la Boudshishiyya, outre ses livres, anime des
conférences publiques et préside aux destinées de la revue Soufisme d’Orient
et d’Occident, le second affilié à la Alawiyya en plus d’une abondante activité
éditoriale s’est impliqué dans le processus d’organisation du culte en France
comme membre de la consultation (al-istishara) et a siégé au sein du conseil
d’administration du premier CFCM.
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Les outsiders
Dans le champ intellectuel musulman en France, le type « outsiders »
correspond au profil d’opérateurs qui occupent une position à part car plus ou
moins indépendante des logiques d’appareils des fédérations musulmanes.
Leur position est en même temps éminente en raison soit du monopole
qu’ils exercent de facto dans la maîtrise d’un capital culturel précis (savoir
académique sur l’islam), soit en raison d’une aura et d’une présence sociale
forte (pouvoir charismatique, clerc médiatique…). Les outsiders font souvent
figure de musulmans emblématiques que ce soit en matière de savoir (érudits),
de charisme (clercs médiatisés), de modernisme ou a contrario d’orthodoxie.
L’universitaire
Le premier cas de figure renvoie au profil des universitaires qui bien qu’évoluant
en marge de toute organisation communautaire sont souvent pour la société
environnante et les décideurs politiques, des références incontournables dès lors
qu’il est question de s’interroger sur le devenir de l’islam. Mohamed Arkoun en
est la figure emblématique. Il incarne le type du savant polyvalent qui interpelle
de façon critique aussi bien les grands textes de la tradition musulmane à la
lumière des sciences humaines et sociales qu’il fustige les méfaits d’un laïcisme
iconoclaste.
Le clerc médiatique
Le second renvoie davantage aux figures des clercs médiatiques qui derrière leur
nom parviennent à mobiliser une partie des composantes de l’islam de France.
Tel est le cas de Tariq Ramadan. Pour ses sympathisants, c’est un intellectuel
néo réformiste qui milite pour un engagement citoyen des musulmans dans la
cité alors que pour ses nombreux détracteurs il serait un fondamentaliste aux
double discours, apôtre du communautarisme.
Pour compenser une maigre base militante, d’autres comme Soheib Bencheikh,
l’ex-mufti de Marseille, peuvent toutefois compter sur des soutiens dans le monde
médiatique et politique. Il est ainsi régulièrement présenté, depuis près de dix
ans, comme le « Luther de l’islam » de France. Pour une partie de l’intelligentsia
beur il a pu apparaître comme un théologien moderne susceptible d’incarner
un islam républicain. Ses détracteurs musulmans le décrivent plutôt comme
un religieux lié aux autorités algériennes allant jusqu’à l’affubler du qualificatif
stigmatisant de « mufti des éradicateurs ».
Pour certains enfin, leur stature intellectuelle et leur positionnement en
marge des grandes institutions religieuses musulmanes en font des personnes
ressources susceptibles d’apporter un point de vue éclairé sur les questions
relatives à l’islam ce qui leur permet de cultiver une image d’indépendance,
de recours. Larbi Kechat, recteur et directeur du centre socio-culturel de la
mosquée Ad Daw’a du XIXe arrondissement de Paris incarne d’autant mieux ce
Les nouveaux contours du champ intellectuel musulman en France / 105
profil de clerc indépendant qu’il s’est volontairement tenu à l’écart des débats
sur la consultation des musulmans de France et n’a pas cautionné le processus
de désignation du CFCM.
Larbi Kechat reflète davantage la figure du responsable de mosquée qui, bien
qu’étranger aux querelles autour du leadership sur l’islam de France, entend
néanmoins à partir de son centre islamique participer au débat sur la place
de l’islam dans la société contemporaine et faire entendre la contribution de
l’islam aux enjeux et problèmes de société (citoyenneté, violences urbaines,
sida, malnutrition…) en partenariat avec des organismes publics, le monde
universitaire et celui de la recherche.
Les nouveaux talents
Sous ce vocable générique il faut considérer toutes les voix émergentes dans
le paysage musulman français qu’elles s’expriment à partir d’un support associatif
précis ou de façon autonome.
Le caractère novateur de leurs discours résulte soit de leur récente percée
médiatique suite à des publications grand public auxquelles les médias ont fait
largement échos (Leïla Babès, Rachid Benzine), soit de réflexions se voulant
novatrices dans le domaine de la pensée musulmane (Mohsen Ismaïl, Mohamed
Mestiri), ou enfin d’un militantisme et d’initiatives qui les ont conduits à
intervenir dans le débat public sur la place de l’islam dans la société française
(Yamin Makri, Yazid Sabeg…).
Toutes sont convaincues du fait que le devenir de l’islam en tant que pensée
et mode d’action efficace ne se limite pas à l’espace étroit des mosquées et
aux activités des associations cultuelles. Par delà leurs rapports différenciés à
la religion (croyants, pratiquants, personnes de culture musulmane, agnostiques…)
ils se rejoignent néanmoins sur un jugement plutôt réservé vis-à-vis des logiques
d’institutionnalisation dans lesquelles la communauté musulmane s’est trouvée
engagée notamment avec l’élection du CFCM.
Nous proposons de mettre l’accent sur trois déclinaisons possibles de
ces figures émergentes : les voix réformatrices, les nouveaux pratiquants et
les laïcisants. Les intellectuels réformateurs vont faire primer plutôt la réforme
de la pensée sur l’organisation pratique du culte, là où les nouveaux pratiquants
récusent les logiques de notabilisation sous jacentes à toute officialisation de
la représentation de la religion lui préférant l’action citoyenne dans la cité.
Les laïcisants enfin, sont réticents par rapport à toute valorisation excessive de
la dimension religieuse.
Les voix réformatrices
Les voix réformatrices renvoient à plusieurs opérateurs du champ intellectuel
musulman hexagonal qui sont pour la plupart dotés de solides formations
universitaires en sciences sociales, historiques ou en théologie musulmane.
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106 / Franck Frégosi
Dans leurs interventions ils s’efforcent de promouvoir une réformation voir un
renouveau complet de la pensée musulmane (tajdid) en vue de déboucher sur
une adéquation optimale avec l’évolution de la pensée contemporaine. L’élan
réformiste du début du vingtième siècle leur apparaît comme un processus
intellectuel incomplet, qu’il faut pouvoir réactualiser car porteur de rationalité,
voire dépasser en repensant totalement l’islam. Il faut donc désormais s’engager sur
la voie d’une véritable reconstruction de la pensée religieuse en islam à la lumière
de ce que tenta de faire Mohamed Iqbal (Iqbal, 1996). Cela passe notamment par
la prise en compte des acquis des sciences historiques et de la linguistique pour
déboucher sur une nouvelle compréhension du texte coranique.
Quelques uns comme l’universitaire Leïla Babès ont impulsé une réflexion
stimulante sur la part coercitive inhérente à la sharî‘a, sur la dégradation
progressive de l’islam d’un message éthique en « une religion de la loi »
(Babes, 2002). Elle n’hésite pas à fustiger au passage le repli de l’islam sur la
seule sphère du culte, des interdits, la « fantasmagorie ritualiste », dénonçant pèle
mêle le piétisme et l’orthodoxie des courants religieux conservateurs (Tabligh,
Frères musulmans, Salafisme…) au profit d’un islam émancipé de la lettre de sa
loi (Babes, 2004). D’autres, à l’instar de Rachid Benzine, vont contribuer à faire
mieux connaître les réflexions de plusieurs intellectuels musulmans engagés dans
une lecture novatrice de l’islam et de ses sources en vue d’incarner une alternative
face aux perspectives fixistes et conservatrices des littéralistes (Benzine, 2004).
Leurs réflexions achoppent le plus souvent sur la question sensible du caractère
réformable ou non de la sharî’a et plus largement sur l’opportunité de continuer à
s’y référer face aux acquis des législations civiles séculières (de droits de l’Homme
et du principe d’égalité hommes femmes).
Mohsen Ismaïl, théologien de formation, en réévaluant de façon critique
et argumentée la hiérarchie des sources dans la législation islamique (fiqh) et
notamment le rôle prépondérant de la coutume (‘urf) dans l’économie générale
de la théorie juridique en islam conforte l’idée de son caractère conjoncturel
et évolutif et partant de là de son progressif et légitime remplacement par
un ordre légal totalement sécularisé (Ismaïl, 2004). Mohamed Mestiri,
également théologien suggère lui de revaloriser la théologie par rapport au
droit en réhabilitant l’étude des fondements dogmatiques et éthiques de la
religion (usûl al-dîn) afin de contrer le fondamentalisme et l’inflation d’avis
jurisprudentiels.
« L’étude des fondements écrit-il nous semble l’arme fatale contre la légèreté des
fondamentalismes de tout bord (…) Elle permet aussi dans le monde de l’islam
contemporain de faire barrage à l’hémorragie de la fatwa au nom de l’urgence et
de la contrainte. Nul avis juridique n’est valable sans encadrement et justification
théologique, et nul avis juridique partiel sans vision globale, qui est le fond et la
priorité de l’Ijtihad ou du renouveau contemporain » (Mestiri, 2004 : 116 117).
Les nouveaux contours du champ intellectuel musulman en France / 107
Les nouveaux pratiquants
Le profil des « nouveaux pratiquants » est celui de membres actifs d’associations
musulmanes évoluant en marge des grandes fédérations islamiques nationales.
Ces musulmans ont par rapport à la pratique religieuse une attitude décomplexée
qui leur permet d’afficher publiquement celle-ci (port de la barbe pour les
hommes et du foulard pour les femmes), et de revendiquer en parallèle un égal
attachement à une citoyenneté active. Comme le déclare Saïda Kada, responsable
de l’association « Femmes françaises et musulmanes engagées » (FFME) « il
s’agit pour nous d’intégrer nos valeurs religieuses dans notre développement
citoyen » (Bouzar-Kadda, 2003 : 134). Ils s’inscrivent pour la plupart dans la
lignée intellectuelle et la mouvance associative néo réformiste impulsée par Tariq
Ramadan en qui ils reconnaissent volontiers un précurseur.
Bien que profondément religieux ces opérateurs n’entendent pas rester
prisonniers d’une vision strictement confessionnelle de l’islam ; selon eux
l’islamité ne se résume pas à l’observance passive du rite et à un horizon se
déployant uniquement dans la perspective du développement des lieux de culte
et d’un au-delà à conquérir. Leur islamité rime avec engagement dans la cité
ici bas, la participation aux débats de société et la promotion d’une perspective
islamique des rapports sociaux réputée plus juste.
« Être musulman, déclare Saïda Kada c’est aussi s’engager dans son quartier,
participer aux grands débats de société, se sentir concerné par tous les
problèmes, faire de la politique, se battre pour plus de justice et de démocratie »
(Bouzar‑Kadda, 2003 : 135 ).
Les laïcisants
Le type des laïcisants recoupe la catégorie médiatisée des « musulmans
laïques ». Celle ci a officiellement commencé à émerger dans les médias au
lendemain de l’élection du CFCM en avril 2003 et notamment via diverses
pétitions (Appel de mai 2003) et initiatives visant à structurer un pôle musulman
laïque pour contre balancer l’influence du CFCM et surtout dénoncer en son
sein le poids de l’UOIF. Il s’agit en parallèle, de mettre sur pieds un début de
représentation politique des musulmans sur le modèle du CRIF chez les juifs.
L’objectif étant de rassembler tous les acteurs non religieux de l’islam de France,
c’est-à-dire tous ceux qui, bien que d’origine musulmane, n’ont pas trouvé place
au sein du dispositif institutionnel, ou lui dénie toute légitimité récusant au
passage son mode de désignation à partir des lieux de culte et le primat ainsi
donné à la représentation cultuelle de l’islam.
Il s’agit en même temps de tenter une OPA sur la thématique de l’islam
républicain. Leur objectif est d’apparaître vis-à-vis des pouvoirs publics comme
les seuls authentiques musulmans républicains et modernes, c’est-à-dire les seuls
musulmans compatibles avec le cadre républicain car ayant soit relégué leur
islam dans la sphère de l’intime, soit réduit l’islam à un héritage culturel lié à
une identité ethnique diffuse.
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Dans la réalité pratique, ce type d’opérateurs musulmans coïncide souvent avec le
parcours d’anciens militants associatifs beurs des années quatre vingt (France Plus)
dont une partie ont progressivement intégré les partis politiques nationaux de droite
comme de gauche. Si la majorité d’entre eux reprennent totalement à leur compte
l’urgence d’une réforme de l’islam afin d’en moderniser le contenu et les expressions
sociales, certains entendent aussi comme Yazid Sabeg dans le monde de l’entreprise
centrer leur action sur la lutte contre les discriminations visant les personnes issues
de l’immigration. Ce dernier va jusqu’à clairement se prononcer pour la mise en
place de la discrimination positive afin de réaliser l’égalité effective.
« Il s’agit écrit-il de tenir compte des qualités intrinsèques des individus, et de
privilégier à compétence égale ceux qui s’estiment lésés à raison de leur couleur de
peau ou de leur patronyme » (Sabeg, 2004).
Les alarmistes
La pluralité du champ discursif musulman en France inclue également
l’attitude qui consiste à entretenir par rapport au devenir de l’islam en général
un fort sentiment d’inquiétude qui chez certains peut déboucher sur des réactions
voisines de l’islamophobie. On peut ranger ces opérateurs dans la catégorie des
alarmistes. Leur principale caractéristique est de conforter par leurs prises de
paroles publiques et leurs écrits un sentiment diffus d’islamocentrisme négatif.
Trois profils illustrent assez bien les diverses nuances que peut revêtir cet
islamo-alarmisme : la figure du beur patriote sécuritaire, celle de la résistante
des cités, et enfin la passionaria du dévoilement.
Le beur patriote sécuritaire
Bien que la figure du beur patriote sécuritaire demeure marginale dans le
paysage intellectuel musulman hexagonal, elle est toutefois symptomatique d’une
part de la réalité d’une dramatisation à l’encontre de l’islam en France au sein
même d’une partie des populations d’origine musulmane et d’autre part de la
volonté de revanche identitaire d’une certaine élite beur qui se réapproprie de
façon musclée le combat pour la préservation de l’identité nationale face à la
thématique de la pluralité culturelle et du droit des minorités.
Rachid Kaci, ancien adhérant de France Plus, membre actif de la branche
ultra libérale de l’UMP (la Droite libre) est assez emblématique de ce type de
posture (Kaci, 2003). Si en tant que membre fondateur du Mouvement des
musulmans laïques de France (MMLF), il se déclare favorable à la réforme
de l’islam, à longueur d’interviews, ses propos se focalisent davantage sur la
dénonciation de l’esprit mai 68, la stigmatisation de l’ensemble de la classe
politique et surtout la responsabilité de la gauche marxiste et des mouvements
anti-racistes qui auraient trahi l’impératif assimilationniste laïque et républicain.
Lui qui est par ailleurs attaché de presse d’une star de la chanson kabyle engagée
Les nouveaux contours du champ intellectuel musulman en France / 109
regrette en France l’abandon du principe de la préférence nationale et fustige
« le délitement du sentiment d’appartenance nationale » (Kaci, 2003 : 135). Pour
lui il importe en matière d’acquisition de la nationalité de revenir radicalement
sur le droit du sol. L’octroi de la nationalité française doit être assortie de
conditions strictes : expression de la demande, faire la preuve de son adhésion
aux valeurs de la nation dont la laïcité, être assimilé à la communauté nationale,
pratiquer la langue française et respecter l’identité nationale (Kaci, 2003 : 142).
Un de ses autres axes de mobilisation est la dénonciation de l’incidence néfaste
du conflit israélo-palestinien sur les jeunes immigrés et surtout l’engagement jugé
trop unilatéral en faveur de la cause palestinienne d’une partie de la mouvance
antiraciste (MRAP). Celle-ci se voit accusée en retour d’avoir instrumentalisé
le vocable d’islamophobie tout en minimisant la dénonciation du regain de
judéophobie. L’islam en France se résume enfin selon lui à « un chaudron de
sorcière » (Kaci, 2003 : 27); quand au voile, il dissimulerait en fait un projet
d’islamisation progressive de la France :
« la querelle autour du voile écrit–il relève moins de la foi que d’une tactique
dont la finalité reste avant tout politique : il s’agit de conduire la société française
à s’imprégner suffisamment de l’islam, en lui aménageant une place toujours
plus importante pour, qu’à terme, cette religion soit en mesure d’influencer
ses lois. La pénétration du foulard à l’école n’est qu’une étape de ce processus »
(Kaci, 2003 : 129).
La résistante des cités
Si Fadela Amara, égérie du mouvement « Ni putes ni soumises » et d’une
partie de l’intelligentsia féministe véhicule a priori une vision officiellement
moins agressive à l’encontre de l’islam (elle se définit comme musulmane
pratiquante !), elle participe dans les faits, à une dramatisation similaire
du devenir de la République dans son rapport à la religion musulmane
(Guenif‑Souilamas, 2004). Derrière le voile que portent certaines de ses
coreligionnaires, elle voit la montée d’un fascisme vert qui prend peu à peu
pieds dans les cités de banlieues.
« Il s’agit en général de filles, écrit-elle, qui ont fait des études et qui, derrière
cette histoire de voile, se battent pour un projet de société dangereux pour notre
démocratie. Ce ne sont pas des gamines en désarroi psychologique, en situation de
faiblesse ou en quête identitaire, qui porteraient le voile parce qu’il leur assure une
reconnaissance, en signifiant leur appartenance à une communauté. Non, ce sont
de vraies militantes ! (…) Cela me dérange d’entendre leur discours sur la liberté
d’expression parce que derrière ce symbole, c’est un projet de société différent du
nôtre qui se profile : une société fascisante, qui n’a rien à voir avec la démocratie. »
(Amara, 2003 : 48-49).
Pour celle qui fait figure de résistante des cités s’il est urgent de considérer
que la violence dans les banlieues à l’encontre des filles renvoie à la fois à une
lente dérive masculine née du désœuvrement et de l’injustice sociale frappant
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110 / Franck Frégosi
les banlieues et d’un système patriarcal qui confère aux garçons une liberté
totale refusé aux filles, elle pointe aussi la circonstance aggravante représentée
par la montée d’un « nouvel islam politique », celui des Frères musulmans
relayé selon elle par des imams radicaux qui érigent l’islam en nouvelle morale
régulatrice (Amara, 2003 : 49). Pour elle, le salut ne peut venir que d’un
retour des pouvoirs publics dans les banlieues, de la mise en place entre autre
d’hébergements d’urgence pour les femmes victimes de violence machiste et
d’un soutien appuyé des actions de son mouvement afin de former notamment
des cadres associatifs féminins dans les cités. Côté islam, Fadela Amara invoque
à la fois le souvenir de « l’islam tranquille de nos parents, cette religion de
tolérance » (Amara, 2003 : 75) et l’urgence de contrer le discours des imams
dans les banlieues par le recours « aux voix d’intellectuels comme Malek Chebel
et bien d’autres » (Amara, 2003 : 79).
Notons aussi qu’elle a fini par adhérer au principe d’une loi prohibant tous
les signes religieux à l’école publique alors qu’en pleine polémique sur le foulard
et lors de son audition par la commission Stasi elle faisait part de ses craintes de
voir une telle législation accroître la stigmatisation des filles d’origine musulmane
issues des cités.
La passionaria du dévoilement
L’essayiste d’origine iranienne Chahdortt Djavann, illustre elle, la catégorie
médiatique des « victimes » de l’islamisme promues experts des réalités de l’islam
en France.
Leurs témoignages sont abondamment cités par les médias et les hommes
politiques afin de renforcer le sentiment de crainte par rapport au devenir national
de l’islam, indépendamment de la tonalité passionnelle voire pathologisante de
leurs propos. Il est un fait que dans un contexte de scepticisme généralisé envers
l’islam et en plein débat sur le voile à l’école, le pamphlet violent de cette essayiste
a plus durablement marqué les esprits que les nombreux travaux des sociologues
portant sur le rapport des jeunes françaises de confession musulmane à la religion
(Djavann, 2003). Peu importe que ces témoignages se bornent à des récits relatifs
au vécu dans des sociétés musulmanes de surcroît confrontées à des régimes
politiques autoritaires. Seul compte le fait de dénoncer le potentiel liberticide
dont serait porteur tout message se référant à l’islam notamment à l’encontre des
femmes. Dans ce registre le sensationnel, l’exagération et l’amalgame tiennent
lieu de méthodologie. C’est ainsi qu’on peut lire sous la plume de cet auteur :
« Une fille est une menace permanente pour les dogmes et la morale islamiques.
Elle est l’objet potentiel du crime, égorgée par le père ou les frères pour laver
l’honneur taché. Car l’honneur des hommes musulmans se lave avec le sang des
filles ! » (Djavann, 2003 : 10).
Récusant toute nuance, Chadortt Djavann n’hésite pas assimiler les femmes
qui ont choisi de porter le voile à des perverses exhibitionnistes :
Les nouveaux contours du champ intellectuel musulman en France / 111
« le port du voile en France écrit-elle n’est pas le moyen de se fondre dans la foule
anonyme, plutôt le moyen d’attirer le regard, de se faire remarquer, une forme
d’exhibitionnisme, de provocation ; femme objet et fière de l’être ; femme objet
sexuel, plus exactement. (…) Enfin celles que personne ne remarquait attirent
l’attention avec le voile. Elles cachent ce que peut être personne ne regarderait si
elles ne le cachaient pas. Comme des prostituées qui dissimulent leur corps dans
l’ombre des nuits pour tromper les clients ; ces femmes voilées cachent leur corps,
pour qu’un mari enfin les choisisse les yeux fermés. » (Djavann, 2003 : 22).
Elle écrit elle par ailleurs :
« Faire porter le voile aux mineures, c’est disposer de leur corps et abuser d’elles
sexuellement, c’est les mettre sur le marché du sexe de la façon la plus crue, c’est
lui faire subir une maltraitance psycho-sexuelle, un traumatisme qui marquera à
jamais le corps et l’esprit des futures femmes. » (Djavann, 2003 : 39).
Pour elle, les mineures qui arborent le voile sont donc assimilées à « des
victimes d’abus sexuels » qu’il faut pouvoir protéger, de là la nécessité d’une
législation qui prohibe le port du voile pour les jeunes filles aussi bien dans l’école
que dans l’espace public (Djavann, 2003). Au nom d’une appartenance plus ou
moins nominale à l’islam et d’un vécu traumatisant dans le monde musulman
ces figures médiatiques vont user en creux de cette islamité « contrainte » afin
de revendiquer un surcroît de légitimité pour s’exprimer, parfois sans nuance, à
l’encontre de la religion musulmane, allant jusqu’à donner raison aux critiques les
présentant comme des « musulmans islamophobes » (Geisser, 2003 : 95 112).
Les libres contradicteurs
Les « libres contradicteurs » ont pour principale caractéristique d’être des
critiques à la fois de l’islam politique et de l’islamophobie qui voudrait que l’on
glisse progressivement de la dénonciation du péril islamiste à la répudiation
catégorique de l’islam. Abdelwahab Meddeb dénonce ainsi sans nuance le
risque inhérent au développement de l’islamisme, assimilé à « la maladie
de l’islam », à la fois fruit d’une occidentalisation superficielle (innovation
technique sans réforme de l’âme), de la complicité entre le puritanisme
américain et l’idéologie wahhabite et de l’éradication par les élites modernistes
de l’islam populaire et coutumier des saints et des confréries. Aussi pour
remédier à l’enracinement de l’islamisme, Meddeb suggère-t-il, d’encourager
l’affirmation d’une pensée affranchie des présupposés théologiques par la
diffusion d’un enseignement moderne axé « sur le raisonnement et l’activation
de la faculté de juger, afin d’ouvrir le champ à l’exercice du libre arbitre », et
de faire coïncider les œuvres occidentales issues des Lumières avec l’héritage
critique présent dans la tradition musulmane elle-même. Contre la logique
d’uniformisation de l’islam, il plaide pour combiner l’effort en faveur
de la rationalité avec un retour à l’hétérogénéité dans les représentations
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112 / Franck Frégosi
et les manifestations de l’islam. Il s’agirait donc de magnifier les diverses
expressions du mysticisme comme le culte des saints qui « accueille l’excédent
d’énergie vernaculaire » (Meddeb, 2004 : 37).
Le libre contradicteur entend promouvoir dans les sociétés musulmanes la
liberté de pensée et se réclame ouvertement de l’agnosticisme.
« Je dis que l’islam n’a jamais été aussi intelligent et aimable depuis que je le
perçois comme trace, dans la distance de la séparation, à partir de la scène du
dépassement » (Meddeb, 2004 : 210).
Il construit à partir de son parcours personnel la figure idéale typique du
musulman des marges qui est d’autant plus gardien de l’esprit authentique de
l’islam qu’il se situe précisément à ses marges.
La figure du libre contradicteur est enfin celle d’un partisan résolu du
comparatisme religieux. Meddeb démontre par exemple que la spécificité du
rapport politique et religieux dans l’islam ne l’est en rien.
« Or nous savons que l’exercice politico-militaire n’est pas propre à l’islam. Nous
savons, écrit-il, qu’un penseur comme Spinoza réduit pour les juifs la notion de
peuple élu à la seule construction de l’État par Moïse et ses successeurs. Nous savons
aussi qu’à Constantinople le Basileus exerçait son pouvoir politique et militaire en
tant qu’ombre du Christ sur terre (…) la théocratie a été réalisée d’une manière
bien plus parfaite dans le judaïsme et dans les versions orientale et occidentale
du christianisme. Simplement l’islam vivrait encore dans la phase historique où
religion et politique sont l’une à l’autre imbriquée, phase qui a été vécue en Europe,
notamment au xvie siècle qui a connu les guerres de Religion. Et pour traiter le
traumatisme qu’une guerre civile a engendré, une pensée critique est née au xviie
s’ingéniant à séparer le politique du religieux ». (Meddeb, 2004 : 103). En dépit de dynamiques idéologiques qui tendent vers une
modélisation et une certaine réification de la pensée musulmane, et
de l’obsession de la fitna, le détour par la situation française nous
démontre que l’islam décliné par les divers opérateurs du paysage
intellectuel musulman est loin d’être uniforme (Kepel, 2004).
On assiste en fait assez paradoxalement à la fois à une logique de pluralisation
extrême des postures vis-à-vis de l’observance religieuse et en même temps
pointe une logique collective de réaffirmation de l’appartenance à l’islam
et de rénovation de la pensée islamique. La commune revendication
d’appartenance à l’islam chez les religieux comme chez les laïques se conjugue
avec une égale aspiration à une rénovation de la pensée islamique, qui pour
les uns est synonyme d’aggiornamento, là où d’autres pensent à un nouveau
réformisme. Le paysage intellectuel musulman en France semble avoir trouvé
une voie médiane entre uniformisation et atomisation.
L’un des défis majeurs de l’islam sera précisément de préserver cette pluralité
interne, de faire cohabiter ces diverses visions divergentes de l’islam contre toute
logique de standardisation, qu’elle soit religieuse, culturelle ou ethnique.
Les nouveaux contours du champ intellectuel musulman en France / 113
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