Roger Vailland (2/3) : « Drôle de jeu », le roman

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Roger Vailland (2/3) : « Drôle de jeu », le roman
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dérangeants aussi, en une époque où l'on panthéonise
les résistants. Dans Drôle de jeu, ces derniers sont
portraiturés en implacables combattants, certes, mais
aussi en jouisseurs, menant grand train avec l'argent
parachuté de Londres. Le plus étonnant est que cette
description pour le moins iconoclaste de la Résistance
ait, à l'époque, été plébiscitée par les anciens résistants
pour son réalisme.
Roger Vailland (2/3) : « Drôle de jeu », le
roman vrai de la Résistance
PAR NICOLAS CHEVASSUS-AU-LOUIS
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 2 AOÛT 2015
Drôle de jeu met en scène cinq journées du printemps
1944 de François Lamballe, alias Marat, 36 ans, chef
d'un réseau de Résistance consacré au renseignement.
Son supérieur est Caracalla, 23 ans. « “Le patron”,
comme les généraux de la révolution, est presque
un adolescent », dit Marat. Ce dernier est assisté
d'un lieutenant, Rodrigue, 21 ans, communiste, ancien
étudiant passé dans la clandestinité, en qui il a toute
confiance. Marat est en revanche plus méfiant à l'égard
de Frédéric, autre étudiant communiste, que Rodrigue
lui a recommandé. Le suspense du roman repose
sur la suspicion de trahison de Mathilde, une demimondaine, ancienne amante de Marat avant guerre,
devenue maîtresse de Dani, l'opérateur radio du
réseau. Ce dernier ayant été arrêté, Mathilde intrigue
auprès de Marat et de ses proches pour pouvoir livrer
Caracalla aux Allemands, en échange de quoi elle
escompte obtenir la libération de Dani. La manœuvre
échoue, mais provoque l'arrestation de Frédéric. À la
suite de cette trahison, Caracalla, sur le conseil de
Marat, donne l'ordre d'exécuter Mathilde.
Roger Vailland à sa table de travail dans son village de l'Ain (fin des
années 1940). © Ville de Bourg-en-Bresse – Médiathèque E. & R. Vailland / DR
Il a fallu une cure de désintox à l'héroïne, à
la fin de l'hiver 1942, pour que Roger Vailland
s'engage dans la Résistance. Il en tirera son premier
roman, Drôle de jeu, où les résistants sont certes
portraiturés en implacables combattants, mais aussi
en jouisseurs, menant grand train avec l'argent
parachuté de Londres. Une description iconoclaste de
la Résistance, plébiscitée dès 1945 par les anciens
résistants pour son réalisme.
En 1943, je fis la connaissance de Roger Vailland,
dont je devins l’ami. Après la libération, il m’offrit
Drôle de jeu, récit à peine romancé de notre
relation. “J’ai choisi pour votre personnage le
pseudonyme de Caracalla. J’espère qu’il vous
plaira.” Aujourd’hui, pour retracer une aventure
qui fut, par ses coïncidences, ses coups de théâtre
et ses tragédies, essentiellement romanesque, ce
pseudonyme imaginaire a ma préférence sur tous ceux
qui me furent attribués dans la Résistance », écrit
Daniel Cordier, ancien secrétaire de Jean Moulin dans
la clandestinité, en préambule de ses mémoires, Alias
Caracalla (Gallimard, 2009). Le succès éditorial du
livre a eu la bonne fortune d'attirer l'attention sur
Drôle de jeu, convainquant son éditeur historique de le
rééditer en poche. Ce premier roman de Vailland, paru
à l'automne 1945, est un de ses plus forts. De ses plus
[[lire_aussi]]
Cette intrigue, plutôt sommaire, ne fait pas la
force du roman. Sa puissance tient surtout à la
complexité du personnage de Marat, qui trouve dans
la Résistance sa véritable raison d'être. Journaliste
débauché avant guerre, opiomane et libertin, et en
cela exacte incarnation de Vailland, il renaît dans la
vie clandestine. « Je vécus longtemps de compromis,
“divisé d'avec moi-même”, pas toujours sans bonheur,
pas toujours sans malheurs. Problèmes d'adolescents.
Ils commencent à se résoudre quand on devient un
homme tout d'un bloc, dans un monde tout d'un
bloc. Pour moi, l'occasion en fut l'occupation nazie
et le régime vichyste, insupportables à mon cœur
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autant qu'à ma raison. Alors mes amours et mes
haines, mes désirs, mes jouissances et mes souffrances
furent les mêmes que ceux de mon peuple. Il est aisé
et raisonnable de risquer la mort pour une cause
quand la vie autrement devient insupportable», écrira
Vailland en 1956.
sont en revanche identifiables, tels le curé de SaintBénigne, Victor Langard et la famille paysanne des
Parizet (Favre dans le roman), tous deux soutiens actifs
du maquis local.
Pour comprendre cette dimension autobiographique
de Drôle de jeu, il faut en revenir à l'itinéraire de
son auteur. Roger Vailland n'est pas un pionnier de
la Résistance. Jusqu'à la fin de 1942, il vit dans
un attentisme cynique, désabusé, et passablement
héroïnomane. « Je ne me sens pas suffisamment
français pour prendre à cœur les intérêts des
Français, pas suffisamment bourgeois pour défendre
la classe bourgeoise, pas suffisamment prolétarien
pour m'engager dans une action révolutionnaire; je
n'ai jamais milité dans aucun parti politique: c'est que
je n'ai jamais que des goûts, pas de “convictions”
en matière politique, je n'ai jamais senti de cause
suffisamment mienne pour risquer un danger pour
elle », note-t-il le 6 juin 1942 dans son journal.
Recto et verso de la carte d'ancien combattant volontaire de la Résistance de
Roger Vailland. © Archives du Service Historique de la Défense, au fort de Vincennes.
Tout change à la fin de l'hiver 1942 lorsque, au sortir
de la clinique où il s'est fait désintoxiquer de l'héroïne,
il croise par hasard à Lyon René Simonin, de quinze
ans son aîné, ancien collègue de Paris-Soir, rencontré
à l'occasion de reportages dans les Balkans. L'homme
y était, avant guerre, un honorable correspondant du
Deuxième Bureau. Il travaille à présent pour le Bureau
central de renseignement et d'action (BCRA), les
services secrets du général de Gaulle. Et recrute sur-lechamp Vailland, qui se mue aussi vite qu'efficacement
en agent de renseignement, devenant, dès octobre
1943, l'adjoint de Simonin, puis le chef de son réseau,
après l'arrestation de ce dernier en avril 1944. Sa
spécialité est le suivi du déplacement des troupes
allemandes. «Il s'agissait d'abord d'obtenir par les
services centraux de la SNCF la liste quantitative
des déplacements (nombre de trains allemands de
troupes, matériel ou marchandises allant de tel endroit
à tel endroit). Puis, peu à peu, par des agents
postés aux principales gares interréseaux la liste
qualitative (nature des troupes transportées). Ce plan
fut finalement réalisé intégralement ou presque pour
la partie quantitative et se trouvait le 6 juin en cours de
réalisation pour sa partie quantitative», écrit Vaillant
en septembre 1944, dans un rapport d'activité sur son
Roger Vailland est homologué comme agent P2 (c'est-àdire travaillant à temps plein dans la clandestinité). © Archives
du Service Historique de la Défense, au fort de Vincennes.
Un « monde d'opiomanes, de jouisseurs, de
métaphysiciens de la Révolution… »
Drôle de jeu est donc un livre autobiographique.
Tous les membres du réseau que dirige Marat sont
inspirés de personnages réels. On l'a vu au sujet
de Caracalla dont Daniel Cordier, 94 ans, nous
dit aujourd'hui que « personne n'aurait imaginé
adopter un pseudonyme aussi extravagant qui aurait
immédiatement attiré l'attention ; nous usions au
contraire dans la clandestinité des pseudonymes les
plus anodins possibles ». Rodrigue n'est autre que le
futur écrivain et journaliste Jacques-Francis Rolland.
Frédéric est Claude Dreyfus, étudiant communiste,
arrêté en juillet 1944 et qui ne reviendra pas de
déportation. Mathilde incarne la première épouse de
Vailland, Andrée Blavette, avec qui il entretenait des
relations exécrables. Et si le village d'Etiamble dans
l'Ain, près duquel se déroule l'action du troisième
chapitre, n'existe pas, ses principaux protagonistes
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action résistante. Il y omet de préciser qu'il a, de fait,
déserté en juillet 1944 : coupé de ses liaisons, menacé
d'arrestation à Paris, il se retire de sa seule initiative à
Chavannes-sur-Reyssouze (Ain) où il se consacre à la
rédaction, entamée en février à Paris, de Drôle de jeu.
reportage que du roman.» Le lecteur d'aujourd'hui ne
peut que s'en réjouir, tant il découvre dans Drôle de
jeu une description de la Résistance qu'il n'a jamais pu
lire ailleurs.
Des exemples ? Voici une description de la tension
nerveuse inhérente à la vie clandestine. « Comme
mes rendez-vous sont souvent pris huit, dix jours
à l'avance, comme j'en suis à huit à douze par
jour, je suis devenu un agenda vivant. [...] Le
climat de l'illégalité, si légitimes qu'en soient les
motifs, est inhumain. Il devient irrespirable à la
longue : d'où ces paniques sans cause apparente que
nous avons constatées chez tant de nos camarades»,
raconte Caracalla. À ce monologue, fait écho celui de
Rodrigue : «Marre de ce métier d'idiot qui consiste à
compter le nombre de rayons qu'il y a sur une roue
de locomotive et à chuchoter : amstram-gram piqué
piqué colégram dans l'oreille d'un colonel à la retraite
qui en déduit la date et l'heure du débarquement
alors qu'il aurait dû comprendre qu'il était chargé de
bourrer bourrer le ratatam boustram. » Voici encore
une description de la taraudante incertitude des chefs
de réseau quant à l'utilisation faite par les Alliés des
renseignements qu'ils transmettent à Londres : « C'est
toujours la même chose : les événements qu'il [Marat]
déclenche rebondissent dans la nuit ; quelquefois, un
écho lui revient : un bombardement aérien sur un
objectif qu'il a signalé, une polémique de la radio
anglaise fondée sur des documents qu'il a transmis ;
le plus souvent, il n'entend plus parler de rien. »
Roger Vailland à sa table de travail dans son village de l'Ain (fin des
années 1940). © Ville de Bourg-en-Bresse – Médiathèque E. & R. Vailland / DR
Le livre, achevé en avril 1945, paraît à l'occasion de la
première rentrée littéraire de la France libérée. Le petit
jeu journalistique du pronostic du prochain Goncourt
reprend ses droits. Et le roman de Vailland y participe
au premier chef.
Le premier à l'évoquer est Maurice Nadeau dans
Combat daté du 12 octobre 1945. Le futur éditeur
consacre sa chronique littéraire à Drôle de jeu
dont le «monde d'opiomanes, de jouisseurs, de
métaphysiciens de la Révolution, de drogués, de
mercenaires, d'amoureux vaniteux de la gloire et aussi
de cœurs désintéressés donne une image plus fidèle
de la Résistance que la stéréotypie de tant de romans
édifiants où le héros ne peut plus s'évader du carcan
de son héroïsme ». Et la presse issue de la Résistance
de louer unanimement le réalisme du roman dans sa
description de la vie clandestine des combattants de
l'ombre.
Ce sens du détail fait merveille dans l'évocation des
questions d'argent. Si le nerf de la guerre fut une
obsession permanente des résistants, rares sont ceux
qui l'évoquèrent dans leurs écrits ou leur témoignages.
Marat le déplore dans un monologue : «Même dans
nos milieux, on ne parle pas franchement, simplement,
naturellement, des questions d'argent. J'ai vu de
jeunes militants qui avaient besoin d'argent pour leur
travail, ne pas le demander par crainte de passer pour
des mercenaires. J'y vois seulement la persistance, à
l'égard de l'argent, d'une sorte de superstition héritée
de l'esprit bourgeois. […] Avoir honte de demander
de l'argent, c'est aussi odieux que d'avoir honte d'être
excité en présence d'une jolie fille. »
« Des dizaines de millions me passent entre
les mains »
Formé par quinze années de journalisme à l'art
d'observer et de décrire les hommes, les ambiances, les
situations, Vailland décrit le monde de la clandestinité
avec une précision et un recul d'ethnologue, ou peutêtre d'entomologiste. Maurice Nadeau, dans sa critique
du livre, en vient à le déplorer : « c'est plus du
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Dans Drôle de jeu, l'argent est en revanche
omniprésent et les chiffres abondent. Marat rémunère
ainsi ses agents 8 000 francs par mois, là où les
permanents du Parti communiste en touchent quatre
fois moins. « Le Parti ne veut pas donner des habitudes
de luxe à ses militants ; ça se défend. Caracalla ne
veut pas que la question de l'argent se pose pour ses
gars ; ça se défend aussi », soutient Rodrigue. On y
apprend que le « salaire moyen d'un employé, dans
le département de la Seine, était de 1 800 francs par
mois », qu'un bifteck coûte, dans un restaurant du
marché noir, entre 80 et 140 francs, et le beurre 700
francs le kilo, sachant que le rationnement n'en accorde
que 50 grammes par habitant et par mois. Plus luxueux
encore : une boîte de 50 cigarettes Lucky Strike venue
en contrebande d'Espagne coûte 750 francs, soit plus
que le tarif d'une prostituée pour qu'elle passe une nuit
entière avec son client (500 francs), mais bien moins
qu'un kilogramme d'opium, qui vaut alors 140 000
francs.
passent entre les mains et je suis pratiquement seul
juge des frais que j'engage. Je peux acheter n'importe
quoi, n'importe qui, sans m'occuper du prix », explique
Caracalla qui précise aussitôt qu'il ne fait aucun usage
personnel de cette manne. « Je n'ai aucun besoin ;
j'habite par sécurité, en sous-location, une chambre
meublée à trois cents francs par mois, je ne me fais
pas faire de costumes parce que je n'ai pas le loisir
d'aller chez le tailleur, et bien souvent je n'ai pas
le temps de déjeuner. […] Tout se passe pour moi
comme si l'argent n'avait aucune valeur. » Marat n'a
en revanche pas la vie spartiate de son patron. Il ne
voyage qu'en première classe, offre 1 000 francs à
Mathilde, son ancienne maîtresse, « pour son poker
du soir », et ne se prive ni des plaisirs de la chair
(« j'adore les putains ; j'en ai fait toute ma vie un
grand usage »), ni de ceux de la table. Lors d'un dîner
au champagne dans un restaurant chic avec Caracalla,
ce dernier, « qui n'a pas dépassé l'âge où l'on aime
les gâteaux », en commande « beaucoup, de toutes
les sortes, une grande quantité », épisode que Daniel
Cordier confirme aujourd'hui comme authentique.
[[lire_aussi]]
On s'étonnera peut-être de ce train de vie luxueux
affiché par certains résistants. Seule une infime
minorité en profitait, s'ils en profitèrent : ceux qui
dirigeaient des réseaux travaillant pour le BCRA
gaulliste ou les services secrets anglais, les mieux
financés. Pour la masse des résistants, le quotidien
était aussi difficile que pour leurs compatriotes.
Pourtant, il est frappant de constater qu'aucune des
recensions de Drôle de jeu parues au moment de sa
publication n'attaque le livre pour cette description
de résistants menant grand train. Si on le critique
parfois, c'est à cause du libertinage assumé de Marat.
Que ce dernier séduise éhontément la fiancée de
son camarade de Résistance choque. Qu'il profite de
l'argent de Londres pour ses propres plaisirs n'indigne
pas ses contemporains. Il y a soixante-dix ans comme
aujourd'hui, Vailland est un auteur scandaleux, même
si les raisons en ont changé.
• Prochain volet : La dialectique du journaliste et
de l'écrivain
Portrait de Roger Vailland accompagnant un entretien après le prix
Interallié de « Drôle de jeu ». © Paru dans Les Lettres françaises
(28 décembre 1945), revue littéraire issue de la Résistance.
Cet argent semble couler à flots. «Je dispose de fonds
qui, pour un individu, peuvent être considérés comme
pratiquement illimités ; des dizaines de millions me
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