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DOSSIER
LE « POLITIQUEMENT CORRECT »
par Benoît Villiers*
La régression intellectuelle de la France
de Philippe Nemo
Paris, Texquis, 2011, 95 p., 16,00 €
M
ALGRÉ LES APPARENCES, malgré le
titre même de son ouvrage, Philippe
Nemo n’a pas tant voulu apporter sa
pierre au débat sur la réalité ou non du déclin
de la France qu’aborder le problème plus grave
des mutilations dont est progressivement frappée la pensée libre dans notre pays.
Il n’est question ici ni de démographie ni
d’économie ni du recul de la langue française
dans le monde mais de la liberté intellectuelle
ou plutôt de son recul à la lumière de l’analyse
de textes juridiques qui la concernent et du
cadre institutionnel au sein duquel elle s’exerce.
Le tableau que dresse Nemo est plutôt
sombre.
Le monopole de l’État – en réalité, dit-il,
celui des syndicats enseignants de gauche sur l’éducation – et la mainmise des mêmes
«forces idéologiques» sur la presse et les médias, ont constitué un milieu propre à empêcher tout véritable débat public pluraliste.
Habités par la mythique réduction des inégalités sociales, les tenants de cette idéologie
ont cherché à bâtir une école unique en la nivelant par le bas. Ils ne pouvaient d’ailleurs
faire autrement mais ne le regrettent pas au fond, puisqu’à leurs yeux le danger majeur c’est
l’élitisme. Le résultat est catastrophique: le goût et les moyens du savoir sont de moins en
moins communiqués à la jeunesse. L’école est une fabrique d’esprits incapables de résister
aux mythes en cours et à la pensée dominante ou unique.
* Historien.
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Quant à la presse, les pressions qu’ont exercées les communistes à la Libération puis les
socialistes, après 1981, assurent à la gauche, aujourd’hui encore, un contrôle quasi complet
sur ce qui peut-être débattu et ce qui ne doit pas l’être.
L’opinion publique se voit imposer une «religion de gauche» avec un «nouveau clergé
qui domine les esprits, dit le bien et le mal, fait le catéchisme et les sermons, dénonce les
péchés, censure le pouvoir temporel, délivre les fidèles du devoir d’obéissance aux lois
quand celles-ci sont jugées impies, prononce les anathèmes, fait la liste des hommes et des
livres à mettre à l’Index».
Nemo ne file pas une simple métaphore: à le lire, c’est bien une pensée religieuse qui est
à l’œuvre, dans toute sa dimension affective, intime, mais aussi sacralisée. Le champ de
l’opinion publique est structuré par ce qui est tabou et par ce qui ne l’est pas. Ce qui est
haras (interdit, maudit) et ce qui est hallali (permis). En quoi nos compatriotes raisonnent
moins qu’ils ne réagissent. Ce qui était la marque de distinction de la pensée occidentale, de
la pensée française en particulier, après Descartes et les Lumières, ce qui faisait notre liberté,
est en train de s’évanouir. Sans doute n’y a-t-il pas une date ni un lieu pour situer cette
défaite, comme on peut parler de septembre 1938 quand les démocraties durent à Munich
se soumettre au nazisme. Cette défaite-là est pire encore. C’est la défaite de la pensée, la
défaite de l’esprit critique, la défaite de l’esprit libre puisque, comme l’exigent les religions,
certains sujets, et non pas seulement certaines thèses, sont exclus du débat public officiel,
sauf à s’en tenir aux positions acceptables par les mythes licites. Quels sujets ? Les plus
importants: «l’école, l’université, l’immigration, la sécurité, la politique pénale, les politiques sociales, la fiscalité, la famille, les mœurs, l’homosexualité».
Nemo reconnaît que cette pression du religieux n’a pas fait taire tout le monde et que,
bien heureusement, le débat continue grâce à des associations rebelles, des petits journaux,
certains sites sur Internet, etc. Mais d’une certaine façon, ainsi, la minorité rebelle a ses
lieux, ses manières, son public. Elle est mise «de côté». Son influence est secondaire. Elle a
un caractère marginal. Underground.
Les autres, ceux de l’agora, des grands journaux, de la télévision du 20 heures, discutent
sans véritable opposition. Comme l’écrit Nemo: «Le débat se déroule toujours entre les
forces de progrès». Les dés sont donc pipés, et graves les conséquences: faute d’un vrai
débat, «le pays commence à être frappé de paralysie intellectuelle».
Sans doute y a-t-il toujours eu une pensée dominante et des esprits libres toujours
minoritaires. Mais dans la République triomphante, au tournant du XIXe et du XXe siècle, on
acceptait un vrai débat: la loi de juillet 1881 sur la presse refusait toute censure, et consacrait
le fait fondamental du pluralisme, qui est la marque de la démocratie.
Or cette loi a été profondément remise en cause depuis les années 1970 sans raison véritable. Auparavant, hormis la période de l’Occupation, «la France n’est devenue ni nazie, ni
antisémite ni xénophobe, ni homophobe, ni adepte de la scientologie, pas plus qu’elle
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n’était devenue communiste ou gauchiste, alors que les publications en faveur de ces idéologies ont foisonné». Des voix discordantes, des voix hostiles à la liberté mais minoritaires, se
sont fait entendre. Pourtant, jamais le gouvernement de la France ne les a faites siennes.
Nemo relève quatre grandes étapes dans cette mise à bas de la loi qui assurait l’exercice
de la pensée libre:
- La loi Pleven du 1er juillet 1972, votée sous le gouvernement Chaban-Delmas. Auraitelle visé seulement les actes et comportements racistes qu’elle eût été acceptable. Mais elle
s’en est prise aussi à la liberté d’opinion en introduisant des notions nouvelles comme la
« provocation à la haine » et la « provocation à la discrimination ». La haine, à ce qu’on
sache, est un sentiment, non un acte. «Constituer en délit la provocation à la haine revient
donc à sanctionner par le droit pénal des faits plus ou moins inconsistants et indémontrables». Tant qu’elle ne se traduit pas en actes, cette incitation à la haine ne pourra être ellemême que supposée, supputée de façon essentiellement subjective et arbitraire ». Les
sentiments intimes avaient été mis hors d’atteinte du droit pénal dès le XIIe siècle (bien qu’ils
pussent éventuellement constituer un péché). On est revenu, avec cette loi, en deçà du
XIIe siècle et «sommé de punir des propos n’ayant encore causé de tort à personne et dont
personne n’était en mesure de démontrer qu’ils en causeraient».
Invité à agir en amont des actes, le droit a donc mis en place « une police de la
pensée»… Initiative d’autant plus grave que dans le même temps la loi autorisait des associations ou partis politiques à s’arroger le droit d’attaquer autrui pour ses opinions. Là, est
remis en cause un principe bien antérieur au XIIe siècle, un principe du droit romain qui
considère que la victime d’un délit ou d’un crime est la mieux placée pour prendre l’initiative des poursuites, voire le ministère public si les agissements incriminés portent atteinte à
l’ordre public.
- La deuxième étape de cette mise en cause de la liberté d’expression est apparue avec la
loi Gayssot du 13 juillet 1990 qui rétablit explicitement le délit d’opinion. Si elle avait été
votée en 1945, elle aurait permis de jeter en prison quiconque aurait contesté la version officielle d’alors des massacres de Katyn: un crime contre l’humanité commis par les nazis…
La droite avait voté contre, mais soumise quoi qu’elle en dise à la doxa, elle ne l’a jamais
abolie.
Désormais respectable, elle a servi de modèle pour d’autres lois, dites «mémorielles»
qui instituent d’autres dogmes d’État en matière historique, comme la loi Taubira de
mai 2001 qui stigmatise le seul esclavage d’origine européenne.
- La troisième étape fut franchie par le gouvernement Bérégovoy qui instaura les infractions
de diffamation, injure et provocation à la discrimination non-publiques, une innovation
que Nemo n’hésite pas à qualifier de « révolutionnaire » puisque la sphère des relations
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interindividuelles tombe ainsi dans le domaine du droit public et que l’État y affirme sa
présence. De la part d’un État totalitaire, cela se comprend; mais d’un État qui se dit démocratique? «L’article du nouveau code pénal constitue donc une immixtion sans précédent
dans la vie privée et une atteinte caractéristique aux libertés traditionnelles de la société
civile», conclut Nemo.
- La quatrième étape fut franchie avec la loi de décembre 2004 sur la Halde (la Haute
autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité). Cette institution, créée pour
lutter contre les discriminations à l’embauche et à l’octroi de logement, et réparer les préjudices ainsi causés à la réputation, l’honneur ou la bonne considération d’un individu ou
d’un groupe[1], peut interpréter à sa guise ces notions aux contours imprécis. Pire, selon
Nemo, ses agents ont désormais le droit d’entrer chez un particulier sans mandat judiciaire,
d’utiliser à son encontre des « testings » et d’imposer de manière discrétionnaire des
amendes.
Le résultat de cette révolution juridique est qu’on demande désormais aux juges de
sanctionner des pensées en tant que telles. Cela nous ramène à l’affirmation du caractère
religieux de cette démarche, mais cette fois lestée, légitimée par le tour d’horizon des
atteintes à la loi de 1881 auquel nous a convié Nemo: comme l’Église le demandait jadis aux
inquisiteurs, l’État demande aux juges français actuels «une sorte de prophylaxie sociale. La
communauté encourrait un risque grave si elle laissait certains de ses membres exprimer ou
même couver dans leur cœur des idées hérétiques ou autrement peccamineuses dont Dieu
serait fondé à se venger sur la communauté tout entière».
Cette religion a ses dogmes: la «diversité» comme norme, l’absence d’une culture spécifique française, le dépassement des nations, la valeur du métissage culturel et racial, le caractère négatif de la colonisation, l’absence de distinction morale et sociale entre différentes
formes de sexualité, etc.
Autant de sujets difficiles à traiter. Mais les juges ne sont pas les mieux armés pour les
aborder : « Quand on leur demande de dire si le prévenu a eu raison ou tort de penser
certaines choses au sujet des dangers des mouvements migratoires, de la démographie, de la
traite des Noirs au XVIIIe siècle en Afrique ou dans l’Océan indien, du caractère agressif ou
irénique de l’Islam, de la valeur sociétale de tel type de mœurs, de l’apport à l’histoire de
l’humanité de telle religion ou de telle culture, ou encore des crimes nazis et des modalités
de ces crimes, il est clair qu’on leur suppose des compétences intellectuelles qu’ils n’ont pas.
Leurs opinions personnelles sur ces sujets n’ont aucune valeur particulière. Or, c’est sur ces
1. On put le constater notamment lors de l’affaire Vanneste, un député UMP agrégé de philosophie qui, dans une
problématique très kantienne, avait émis l’opinion que l’homosexualité ne pouvait être universalisée sans
contradiction…
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bases chimériques qu’ils ont le pouvoir de ruiner quelqu’un et d’attenter à sa réputation et à
sa liberté».
Voilà donc les juges amenés à jouer le rôle discutable de militants chargés – du haut de
leur appréciation d’opinions individuelles – de changer l’ordre social plutôt que laisser se
dérouler le débat entre ces différentes opinions.
Une telle peur de la confrontation d’idées, dit Nemo, rappelle les pratiques du fascisme
qui a toujours brûlé les livres, persécuté les intellectuels et fondé le consensus social sur l’élimination de toute critique. Mais plus volontiers qu’au fascisme et au rappel des «heures les
plus sombres de notre histoire», l’auteur renvoie au modèle de domination religieuse qui
transparaît dans les expressions mêmes des défenseurs de la doxa, qui stigmatisent les
«relents», l’«odeur nauséabonde» – de soufre, sans doute – des idées rejetées.
Enfin, explorant la mécanique intellectuelle de ceux qui veulent clore le débat avant qu’il
ne commence, Nemo rappelle l’usage récurrent chez les prêtres du politiquement correct, de
l’analogie (l’utilisation d’un paramètre biologique évoque ainsi les expériences des nazis…)
et du rappel historique (la critique de la franc-maçonnerie est déclarée impossible puisqu’elle
a déjà été prônée par Vichy). Il note encore le procédé qui assimile un désaccord sur le passé
à une hostilité bien actuelle: ce par quoi notre ami Sylvain Gouguenheim fut dénoncé. En
affirmant que la diffusion des textes de l’Antiquité en Europe occidentale ne devait pas tout
aux Arabes (désaccord historique), il s’est vu taxé d’«islamophobie» (hostilité bien actuelle
envers un groupe ethnique).
Philippe Nemo voit un grand danger dans cette diffusion d’idées biaisées par l’influence
inavouée de tabous qui se répandent moins par le débat et la réflexion que par imitation
conformiste, au détriment de la liberté personnelle. Mais ce mode de diffusion de tabous
– imitation et dénonciation de boucs émissaires selon le modèle de René Girard – pourrait
n’être que le signe d’une faiblesse de la rationalité parmi les masses. Pourtant, il y a plus:
cette religiosité a été récemment suscitée sinon renforcée par des innovations progressives
au sein du corpus juridique. Sous quelle influence? Le savoir permettrait de mieux travailler
au retour à une pensée démocratique. Ce retour est-il d’ailleurs possible ? Le triomphe
d’une religiosité inquisitoriale, au moment même où s’effondre en France la pratique et
l’encadrement religieux, paraît en effet fort inquiétant par son importance au sein de l’opinion. II signifie le renoncement à notre légitime motif de fierté en tant qu’Européens: l’esprit de libre critique, et le retour à la soumission à l’antique ordre religieux. Le recul est
frappant quand on relit les œuvres de Voltaire et de Diderot. Et ce ne sont pas les pitreries
des indignados de Madrid contre le pape qui nous rassurent. Ils font preuve de facilité, en
visant une cible inoffensive, et même de cécité en ne voyant pas que l’esprit religieux en
Europe peut prendre des allures laïques.
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