Plan détaillé pour un commentaire littéraire

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Plan détaillé pour un commentaire littéraire
 Plan détaillé pour un commentaire littéraire « des cannibales » I, XXX, Les Essais, Montaigne, 1580 A compléter avec vos notes de cours pour les références au texte. La rencontre de civilisations étrangères est un thème qui a nourri nombre d’œuvres littéraires, portant les auteurs à s’interroger sur les différences culturelles, et par delà, à poser la question de l’homme. C’est cette réflexion qu’entreprend Montaigne, humaniste du XVIème siècle: il décrit ainsi les mœurs des peuples autochtones du Brésil et développe des réflexions comparatives sous le titre Des cannibales dans le Premier Livre des Essais, écrits à partir de 1572. Dans l’extrait proposé il raconte un entretien avec trois de ces étranges visiteurs rencontrés à la cour du roi Charles IX, à Rouen. Tout d’abord, il met en scène la rencontre symbolique de deux cultures que tout oppose à travers la présence des Indiens à la cour. Mais, à travers cette anecdote Montaigne souligne l’ethnocentrisme des Européens, et la vanité des Français, formulant en creux l’image d’un bon sauvage, plus rationnel, et plus humain que les compatriotes de l’auteur. Enfin, la réflexion de Montaigne semble se développer librement passant du récit à l’analyse en adoptant le regard de l’étranger pour installer une distance ironique propre à aiguillonner l’esprit critique du lecteur, adoptant à son tour l’attitude d’un humaniste.. AXE 1 Montaigne rapporte une anecdote vécue qui est pour lui pleine de sens : elle nourrit la réflexion personnelle qui est la matière même de ses Essais Anecdote historique et autobiographique Un récit rétrospectif situé dans un passé daté historiquement « roi enfant/ feu le roi » + (passé simple, imparfait) et par rapport au moment de l’écriture « je présuppose qu’elle soit déjà avancée » ( modalisation, énonciation directe, temps composé, subjonctif passé, marquant l’accompli : le double aspect du récit autobiographique : aspect historique de « mémoires » et implication personnelle. Un récit réaliste sans exotisme Une rencontre réelle qui est rapportée de manière réaliste, sans pittoresque, en refusant tout exotisme. Eléments historiques réels : le lieu « Rouen, belle ville », les participants : le « roi enfant » C IX a 13 ans, entouré de sa « garde suisse » à Rouen, en présence de la cour, évoquée à travers un courtisan anonyme « qq’un », Des indiens désignés par le pronom pers 3è pers, sans concession à toute description de leur tenue, sauf en cls° de manière ironique « pas de hauts de chausses ». Leur apparence n’est pas évoquée. Des matelots, et le traducteur dont la présence ajoute à l’authenticité du récit, comme autant d’éléments qui en appuient le vraisemblable, l’authenticité. Montaigne, témoin et narrateur, de cette anecdote autobiographique ( pr Je , rôle du questionneur) A un 2ème niveau à travers le regard des indiens la société française inégalitaire et dévastée par la guerre « mendiants décharnés de faim et de pauvreté », où toutes les conditions d’une guerre civile semblent réunies « comme ces moitiés….à leurs maisons » Un récit allusif quant à ses circonstances Le contexte historique n’est pas précisé ( pas de date) sauf par l’âge du roi et par sa localisation à Rouen : M ne précise pas des circonstances politiques connues des contemporains, qu’il préfère nous rapporter à travers le regard des étrangers ( « roi enfant », « gardes portant barbe » population divisée entre riches et pauvres), ou des courtisans fiers de la « forme et beauté de la ville » « pompe » (en réf indirecte aux cérémonies de réception et de majorité du roi et à la richesse d’un port commerçant avec les « indes ») Un récit où le narrateur s’efface devant les propos des protagonistes Le plus important en effet n’est pas ce contexte mais le contenu de l’échange verbal entre Indiens et Français qu’il rend possible: il se décompose en 3 temps, en respectant une progression qui suit les préséances : avec le roi ( disc narrativisé : le dialogue est mentionné dans sa durée mais son contenu n’est pas connu) Avec « qqu’un » de l’entourage dont une question est rapportée au style indirect, suivie de la réponse en 2 volets. Le thème de cet échange est l’étonnement ( sens étym d’ « admirer » en vigueur au XVIè s).C’est bien la surprise qui est mise ne scène, mais non celle attendue des indiens mais celle du lecteur, ressemblant en cela à M. Puis avec M qui va plus au fond, à travers 3 nouvelles questions. Le récit nous montre une réalité à travers 2 points de vue : Celui du courtisan et de M, insensibles aux inégalités dont ils ont l’habitude, et plaçant les considérations esthétiques et éco au 1er rang de leurs préoccupations. Un point de vue étranger, distancié, celui des Indiens, touchés avant tout par la situation politique et sociale. Enfin à travers leurs réponses aux questions de M est décrite l’organisation sociale et politique des « sauvages » , ce qui ajoute un contrepoint à l’anecdote, en déplaçant l’intérêt vers la société amazonienne. A l’architecture et à la pompe de la cour, répondent les «villages, les haies, les bois », et la simplicité pratique d’un rituel honorifique « on lui dressait des sentiers….bien à l’aise ». Tr° l’anecdote se révèle le moyen d’introduire une réflexion sur nos valeurs, et sur leur dévoiement en les plaçant sous le regard distancié d’étrangers ; la comparaison en notre défaveur est soutenue par la valorisation du « sauvage » innocent (=« ignorant » notre culture corrompue) qui devient le porte parole du bon sens, voix de la nature encore proche de son créateur divin. AXE 2 C’est cette confrontation qui alimente la réflexion de M La comparaison entre les deux mondes est d’emblée favorable aux étrangers M insère dès le tout début de son récit un jugement de valeur favorable aux sauvages qui représentent pour lui l’homme naturel, qui vit dans « le repos, bonheur », « sous la douceur de leur ciel » innocent de toutes les « corruptions de deçà » « sous le nôtre » (pour accentuer le contraste, le ciel de France n’est pas caractérisé par M). M présente la suffisance et l’orgueil des Français qui exhibent leur culture à travers des éléments ostentatoires ou somptuaires, liés à l’apparence (« notre » X2 façon (= mode, manières ») « pompe », « forme d’une belle ville » : gradation de 3 termes) et sont persuadés de la stupéfaction des indiens, puisque leur question ne porte que sur « le plus admirable ». Le superlatif introduit un présupposé :TOUT doit être admirable pour ces sauvages, selon leurs hôtes français. Il l’oppose à la sincérité et la sagesse des indiens qui déplacent la question sur le plan de l’organisation de la société, politique , économique, sociale, et morale. A l’admiration supposée répond le sentiment d’étrangeté ( voir étym. ). Les Indiens n’admirent rien ( v d’énonciation simple « répondirent », « dirent », ils s’étonnent, et pas seulement : ils ne comprennent pas « trouvaient étrange », et les subjonctifs imparfait et présent à valeur d’irréel qui suivent. les indiens posent 2 questions essentielles dans la France déchirée de 1563 : celle du pouvoir politique , déclinée en deux aspects : la qualité du chef : comment un enfant peut avoir autorité sur des hommes en armes ( impft soumissent ) , sa légitimité pourquoi ne pas élire un autre chef ( subj prst choisisse)?; et celle de la morale chrétienne : quelle valeur ont les commandements du Christ dans une société prétendument chrétienne où les inégalités sont si criantes « pleins et gorgés … »≠ « mendiants à leur porte … » ? comment ne pas craindre une explosion sociale et politique dans un tel climat ? Ces deux questions s’attaquent aux fondements de la société française dont le pouvoir royal est dynastique et de droit divin, et la religion d’état, le catholicisme. Le parti pris de M ressort aussi de ce que les sauvages expriment aussi une conception de l’autorité politique pleine de bon sens, car c’est un idéal d’autorité politique, digne des vertus de la Rome antique ( cf. « force et honneur »des légionnaires romains) qui est implicitement rappelé par la dernière question de Montaigne (lignes à ). Le chef indien y est présenté comme Caton l’Antique retournant à ses champs après avoir servi sa patrie, et vivant sur un pied d’égalité avec ses domestiques : l’autorité n’est pas dans la personne même, comme dans un régime dynastique mais elle vient de la valeur d’un homme au service de la collectivité. La dernière réponse du chef indien met en scène plusieurs concepts politiques dignes des Romains : la valeur militaire comme justification du pouvoir, une autorité bornée par les circonstances, la force du nombre, gage de la solidité du pouvoir. Autant de regrets implicites sur la faiblesse du pouvoir royal des Valois face aux factions aristocratiques De plus les valeurs morales et chrétiennes de charité et de compassion qui devraient être l’apanage de la France en 1563 sont en fait soutenues par les prétendus sauvages « qui nomment les hommes moitiés les uns des autres » mais la relation ( « autre sens ancien de « commerce ») aux Européens est à leur désavantage : « ruine » « déjà avancée », de ces indiens trompés « pipés » par le « désir de nouvelleté » et donc « bien misérables ». La modalisation forte à travers le voc appréciatif négatif, l’intensif « bien » et le commentaire a posteriori ( M écrit 10 à 20 ans après les faits) explicite « comme je présuppose » annonce que ce récit n’est pas neutre : il exprime l’opinion de M persuadé de la chute de ces hommes naturellement bons, pervertis par notre civilisation. Du reste M pose au futur comme une prédiction certaine la déchéance de ces hommes à notre contact « coûtera un jour » « naîtra leur ruine » Ce faisant, M introduit en parallèle un mythe biblique : celui d’Adam, exclu du paradis pour avoir voulu goûter au fruit de la connaissance « ignorant combien coûtera un jour…la connaissance des… ». Il impose ainsi au récit une interprétation parabolique, qui fondera le mythe du « bon sauvage » destiné à se développer dans la littérature occidentale, tant que d’autres civilisations seront découvertes. Tr° : L’intrication du récit autobiographique et de la réflexion sont une des caractéristiques des Essais ; ceux-­‐ci sont aussi marqués par un ton et un style d’une grande liberté, adaptés à la fluidité de sa pensée. AXE 3 Le passage dénote la réflexion d’un esprit libre des préjugés contemporains, qui recourt à la distanciation et à l’ironie dans un but didactique Le récit est entrecoupé de passages en énonciation directe, marquée par le présent actuel lignes à , ou de vérité générale lignes à . Dans l’esprit de liberté qui caractérise les Essais dont M revendique la spontanéité d’écriture et de ton, M s’adresse à son lecteur et fait irruption dans son récit pour apporter ses réflexions personnelles ; il invoque ainsi son manque de mémoire, qui le désole, mais qui sert bien son dessein : nous rendre curieux de ces indigènes brésiliens, au point de regretter, comme l’auteur, de n’avoir pas connaissance de cette 3ème remarque qu’ils ont formulée. Une façon de nous inviter à suivre et partager sa démarche. M présente sans commentaire explicite les propos des indiens : il nous invite à les recevoir comme lui même les a reçus, avec étonnement et intérêt. Cependant, Il faut souligner la valeur des ( ), procédé dont l’apparente naïveté nous oblige à réfléchir à plusieurs questions : -­‐la 1ère mise ( ) concerne la périphrase présentée comme désignant les Suisses, ligne ; M souligne paradoxalement la fragilité du pouvoir et le risque d’un renversement de celui-­‐ci par « de grands hommes portant barbe…autour du Roi » : l’adverbe vraisemblablement propose une explication sans l’affirmer , car d’autres, que M ne veut pas nommer, pourraient avec encore plus de vraisemblance être désignés ( voir les portraits des ducs de Guise, Montmorency, etc); -­‐ la 2ème, notre propre définition de l’humanité (« notre prochain ») dans une société chrétienne est mise en question, à travers l’expression, rapportée sans commentaire, et comme en incidente « ils nomment les hommes moitié les uns des autres ». La métaphore de la « moitié » exprime avec une très grande force la sympathie, la compassion ( cf. etym. Des 2 mots) inhérentes aux rapports humains. L’ironie, un questionnement déguisé Chaque fois M utilise sa position de témoin à travers des modalisations pour expliciter ironiquement « il est vraisemblable », ou pour traduire « ils ont une façon… » . En mettant ainsi en avant son interprétation subjective M sollicite notre esprit critique nous suggère de porter notre attention sur les termes remarquables de leurs réponses (si c’est vraisemblable, est-­‐ce pour autant vrai ? définir un homme comme sa moitié, est-­‐ce juste une question linguistique ou rhétorique ? cela n’engage-­‐t-­‐il pas plutôt toute notre conception de l’homme ?) sans en avoir l’air, M par l’ironie, introduit un questionnement qui nous engage dans la découverte de la vérité. L’ironie est en effet le moteur d’une lecture didactique du texte. Tel Socrate, M nous met sur la piste d’une réflexion comparative que nous devons mener tout seuls, et dont la clé se trouve dans l’exclamation finale. La phrase conclusive du texte, qui cumule litote (= double négation « pas si mal »), opposition (« mais »), exclamation (« quoi » et le « ! »), rappelle ironiquement et caricaturalement le clivage entre les deux perceptions des « sauvages » : leurs valeurs sont approuvées avec une fausse condescendance « ne va pas si mal » par l’Humaniste, mais elles sont reléguées au second plan devant leur nudité par les courtisans . Là encore M dénonce la vanité de Européens qui font passer les apparences devant la sagesse et la morale, et qui ont perdu le bon sens naturel. Rapidité de l’écriture, profondeur de la pensée Enfin la restitution du dialogue de M avec le chef indien est marquée par l’ellipse du verbe interrogateur (demandai), dès la 2ème question ; les réponses quant à elles sont toujours ouvertes par un verbe qui rappelle le locuteur ( dit, montra, dit) en exprimant la simplicité de son propos dépourvu d’intention. L’accélération ainsi produite mime l’impatiente curiosité de M, caractéristique de l’éclectisme et de l’ouverture des Essais, qui suivent le fil des idées de l’auteur « à sauts et à gambades ». La culture de M est en filigrane de cette page dont elle nourrit la réflexion ; le jeu avec les références antiques n’est pas mis en évidence par des citations mais il est porté implicitement (cf. supra Caton l’Ancien, le mythe de l’âge d’or, comme comparaisons, et Socrate, comme modèle didactique) Enfin, plaisir et déplaisir sont des mots clés pour la compréhension des essais ; M affirme ici 2 fois sa contrariété ( «marri », « guère de plaisir »et rappelle les ressorts de son écriture autobiographique: la mémoire, et les imaginations ( = « les concepts, les pensées »). Ils expriment la curiosité de M devant l’inconnu comme un principe vital : le plaisir de la connaissance, la soif de rencontres. Autant de traits qui permettent à M d’affirmer comme tout humaniste « je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Cls° : Dans cette page des Essais, Montaigne aborde la question de l’homme du point de vue d’un humaniste, éclairé par une culture gréco-­‐latine qui enrichit de ses échos l’expérience inédite de la rencontre avec l’altérité. C’est cette ouverture, rendue possible par la soif de connaissance caractéristique des écrivains du XVIème siècle que Montaigne souhaite faire partager à son lecteur. Pour cela, il le conduit à participer aux interrogations que soulève le regard neuf de ces étrangers, avec une ironie qui marque son scepticisme quant aux certitudes de tous ordres (cf. la devise de Socrate « je sais que je ne sais rien » reprise à son compte par M). L’ethnocentrisme est condamné par le constat de la relativité( voir dans le même chapitre « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », et la civilisation européenne qui a conduit à près d’un demi-­‐siècle de guerres religieuses est jugée avec sévérité et pessimisme, au point, pour l’auteur des Essais, de tomber dans un autre aveuglement, l’amenant à idéaliser le « sauvage ».