Juin 1942 Baccalauréat
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Juin 1942 Baccalauréat
Juin 1942 10 – Fabrice(s) à Waterloo Baccalauréat 15 juin Les carnets de Jean Martin Sainte-Maxime (Var) – Ça fait quatre jours qu’on m’a envoyé en mission avec Marchand dans une grande propriété paumée pas loin de la Méditerranée ! La mission : veiller sur un mec qu’on a essayé de flinguer. Un grand écrivain paraît-il, bien qu’il soit jeune, dans les 35. Moi, de toute façon, je lis que les livres imposés par les profs, plus un ou deux que j’ai lus pour faire plaisir à Suzanne. Bref, le grand écrivain, il s’appelle Robert Brasillach. Il est tout petit, il a un léger accent du sud et il a l’air très cultivé. Il parle bien, la vache ! Le premier jour, il nous a fait un discours sur le petit château où on loge, qui a été réquisitionné par le SONEF (comme quoi on a du goût, au SONEF !). Ça s’appelle Les Tourelles et ça appartient Léon Gaumont, le Gaumont des cinémas, « un vieil homme très digne qui a fait l’erreur de suivre les Juifs et leurs amis à Alger » dit M. Brasillach. Après un monologue où il a parlé d’à peu près tout et n’importe quoi (les bienfaits du fascisme, les Juifs, le gouvernement actuel, celui d’Alger, les Allemands, le cinéma, la poésie), il m’a regardé (Marchand s’était défilé en prétendant qu’il allait faire une ronde) : « Ça te dirait de voir quelques films, gamin ? » J’aimerais bien qu’on arrête de m’appeler gamin, mais pour le ciné, j’étais d’accord. Il m’a emmené dans une grande pièce arrangée comme une sorte de salle de cinéma ! Il a parlé d’une encyclopédie sur le cinéma qu’il essayait d’améliorer, histoire de ne pas se « dessécher intellectuellement si cet exil devait se prolonger. » Il y avait une bibliothèque pleine de bobines de film, il en a choisi une qu’il a filée à un mec en costume de pingouin, une sorte de larbin qu’a pas pipé mot du séjour. En voyant ma tête devant les nombreuses bobines, Brasillach a juste dit en souriant : « Des trésors que j’ai soustraits à cet énergumène de Langlois ! » Je crois bien que ça a duré deux jours ! On s’est regardé une quinzaine de films ! Des films de Renoir, de Fritz Lang et d’un tas de gens que je connaissais pas. J’ai adoré Freaks, d’un Américain qui s’appelle Browning, comme les pistolets. Ensuite, on a discuté longtemps, il m’a posé plein de questions sur moi, d’où je venais et comment ça se faisait que j’étais avec le SONEF. C’est quand il m’a posé la question à propos du bac que je me suis souvenu ! Les épreuves étaient prévues pour cette semaine ! Mince ! J’avais totalement oublié ! Il m’a calmé et m’a dit qu’on pourrait sûrement s’arranger, après tout c’est la guerre, rien ne se passe comme en temps normal, même le bac. Du coup, on a passé une après-midi à réviser l’histoire et la philo ! Quand je vais raconter ça aux copains… Ce matin, Monsieur Brasillach m’a montré une caisse pleine de bouquins. Il m’a dit que ça venait d’un écrivain nommé Régis Messac, qui avait été arrêté récemment pour corruption de la jeunesse (il était prof de français au lycée de Coutances). Des Croisés de Doriot copains de Brasillach lui avaient procuré quelques livres de sa bibliothèque. Il y en avait plusieurs en anglais – mais je commence à pas mal lire l’anglais, le lycée, ça peut servir parfois. L’un d’eux était titré If It Had Happened Otherwise. C’était un recueil de nouvelles de divers auteurs, dont une écrite par Winston Churchill, le chef des Rosbifs lui-même ! Brasillach m’a expliqué qu’il s’agissait d’un genre littéraire dont j’avais jamais entendu parler : l’uchronie. En gros, l’auteur décrit ce qui aurait pu se passer « si », et ça m’a fait penser à ce qui aurait pu se passer si la guerre s’était arrêtée en juin. Papa, Guy et moi on serait restés ensemble. On aurait des nouvelles de Maman… Cet après-midi, Alphonse est passé nous chercher, alors que j’étais en train d’expliquer à Robert (il veut que je l’appelle Robert) tout le bien que je pensais de l’action du Président Laval (même si j’ai des réserves concernant Déat et Doriot, dont les intentions me semblent un peu louches). J’étais lancé dans un grand monologue, bon pas aussi exalté et élégant que ceux de Monsieur Brasillach mais j’étais lancé ça c’est sûr ! Lui avait l’air de s’intéresser à ce que je disais, la façon dont il me regardait, je me trouvais intelligent ! L’arrivée de Mercadet m’a coupé dans mon élan. Il avait une très grosse américaine, on peut transporter un régiment là dedans ! J’ai dit au revoir à Monsieur Brasillach, j’ai pris mon Mauser et mon sac de voyage (il était prêt, Alphonse avait téléphoné la veille). Au moment de franchir le perron, Brasillach a dit quelque chose à voix haute que j’ai pas compris, c’était du Boche. Il a vu que je comprenais pas. En souriant, il m’a expliqué : « C’est la devise de la Waffen SS : Enfants, profitez bien de la guerre, la paix sera terrible ! » J’ai pas su quoi répondre et Alphonse m’a fait comprendre qu’il fallait que j’y aille en jouant du klaxon, Marchand était déjà dans l’auto. Alphonse m’a lancé les clefs en disant : « C’est toi qui conduis, gamin ! » J’ai dit qu’on serait pas à Paris ce soir (j’aurais bien passé une soirée de plus ici, à voir des films), mais il a répondu : « On va pas direct à Paris, gamin, on fait un détour par Saint-Rémy de Provence ! » « Qu’est-ce qu’on va faire là bas ? j’ai demandé. Faudrait que je m’occupe de mon deuxième bac ! » J’ai entendu dans la voiture quelques mots venant de deux personnes assises à l’arrière, que je connaissais pas. Alphonse m’a tiré par le bras un peu à l’écart : « Écoute gamin, ne va pas prendre trop confiance en toi parce que Bonny t’a confié la mission de veiller sur ce scribouillard de quat’sous. Ton bac, on est au courant, t’inquiète pas, ça va s’arranger ! Et puis si je te demande de me conduire là bas, c’est parce que j’ai de l’estime pour toi. Marchand, à la première gare on le dépose et il rentre à Paris par ses propres moyens. Là où on va, j’ai pas envie de voir sa trogne d’ancien du 36. » On est monté en voiture. Après avoir déposé Marchand, limite contre son gré, dans une gare paumée au milieu de nulle part (je me demande même si des trains y passent encore !), Alphonse m’a présenté aux deux inconnus : « Jean, voici deux de mes compagnons de l’Action Française : Georges Valois et Maurice Pujo. » Ça ne me disait rien. J’ai fini par demander : « Qu’est-ce qui se passe à Saint-Rémy de Provence ? » « Un ami à nous est très mal en point et on passe lui dire au revoir avant… avant… » a répondu Pujo. « Nous allons accompagner notre camarade Léon Daudet dans ses derniers instants » a ajouté Alphonse, voyant bien que Pujo était troublé. « Daudet ? Comme Alphonse Daudet, celui qui a écrit les Lettres de… de… » Et là, le trou ! Valois a éclaté de rire : « Les Lettres de mon Moulin. Oui, c’est son fils. Eh bien, Brasillach, il a dû s’amuser avec toi pendant quatre jours… » Je me suis senti nettement moins intelligent. 20 juin Les carnets de Jean Martin Paris – On est rentrés à Paris, enfin ! En Provence, on a assisté à l’enterrement de Léon Daudet – il est mort peu après la visite de ses « vieux amis ». Heureusement qu’il ne nous a pas trop fait attendre, les deux pépés Pujo et Valois commençaient à me taper sur le système ! Toujours à se foutre de moi, les vieux croûtons, heureusement Alphonse a toujours pris mon parti en leur répétant que j’étais pas un gamin, mais un jeune homme « de qualité ». Arrivés rue Lauriston, comme il était midi et demie, j’ai voulu aller manger un bout, mais Célina m’a arrêté : le directeur Bonny m’attendait dans son bureau, rapport à mon bac ! A mon arrivée, Monsieur Bonny était en train de boire un verre avec un Monsieur que je connaissais pas. Très chic, peut-être même trop chic. – Entre mon garçon ! m’a dit le Directeur. Prends une chaise, ce ne sera pas long, t’inquiète pas ! Je sais que tu as dû faire une longue route pour servir de taxi à Mercadet et ses potes de l’Action Française. (Puis, se tournant vers son visiteur :) Il a détourné un véhicule de fonction du SONEF, et pas n’importe lequel, pour aller faire une veillée funèbre ! Il va entendre parler du pays, moi je te le dis ! L’autre se marrait. Je me suis assis et Monsieur Bonny m’a interrogé sur mon parcours scolaire, mon Certif’, mon lycée à Vierzon, la mort de Papa, le lycée Charlemagne, mon premier bac… C’est alors que le mec élégant a pris la parole : « Quelle bataille a causé la chute du Second Empire ? » Il avait sorti un dossier cartonné d’un superbe petit cartable en cuir. J’ai pas pigé au début, j’ai ouvert des yeux ronds… Alors il a répété et j’ai répondu « Sedan ». Il a hoché la tête. – Quelle est la capitale du Japon ? – Tokyo. – Qui a écrit Les Lettres de mon Moulin ? J’ai hésité à répondre, j’ai cru qu’il se foutait de moi ! J’ai regardé monsieur Bonny, qui m’a fait un signe de tête pour me dire de répondre. – Alphonse Daudet. Il m’a posé quelques questions de sciences nat’ (j’ai pas été terrible) et de maths (là, j’ai pas eu de difficultés). Alors il a gribouillé quelques lignes sur des papiers dans son dossier, puis il a sorti un imprimé, l’a rempli et me l’a tendu en souriant : « Félicitations monsieur Martin ! Vous êtes bachelier ! » Je suis resté bouche bée en regardant le papier : c’était bien ça, un papier officiel du ministère de l’Instruction Publique, déjà tamponné et que le type venait de signer. J’ai regardé Monsieur Bonny, tout penaud, mais lui souriait à grandes dents : « Jean, je te présente Abel Bonnard, ministre de l’Instruction Publique ! Tu vois, quand je te disais que je n’oubliais jamais mes vrais amis… Et tiens par la même occasion, vu que tu es un jeune bachelier, tu peux travailler à plein temps chez nous, donc prends ça… » Il m’a tendu une carte avec mon nom, ma photo et le grade de brigadier du SONEF ! Pendant que je tournais et retournais mon diplôme et ma carte, j’entendais le ministre dire à Monsieur Bonny : « Et joli garçon, avec ça… » Le directeur a rigolé en lui disant : « Je suis désolé, cher ami, les filles s’en sont déjà aperçu… » Puis il m’a tapé dans le dos : « Allez gamin, va manger un morceau ! Et montre bien cette carte, histoire de faire enrager les sbires de Mercadet. Parce que maintenant, ce sont tes subordonnés ! » Je suis sorti du bureau tout léger, mon diplôme du bac dans une main, ma carte de brigadier dans l’autre… J’allai enfin manger un bout quand le Zazou m’a interpellé dans le hall : « Hey tombeur ! » Quand je me suis retourné, il a ouvert de grands yeux en regardant la carte, puis a souri largement en faisant un salut d’opérette : « Pardon chef ! Y’a ta nénette qui t’attend là haut depuis ce matin ! » Je me suis précipité au quatrième étage, le Zazou m’a suivi en m’expliquant : « Elle est arrivée ce matin en expliquant qu’elle avait pas de nouvelles depuis plus d’une semaine, que t’avais raté les examens du bac, qu’elle se demandait si il t’était pas arrivé malheur. On l’a rassurée en lui disant que tout allait bien et que tu rentrais vers midi. Depuis elle se promène dans les bureaux, elle discute avec tout le monde, elle est comme un poisson dans l’eau. Mais c’est vraiment une bonne femme : qu’est-ce qu’elle parle ! Elle pose des questions sur tout et n’importe quoi à tout le monde, sans se gêner ! Mais avec son sourire, on peut pas lui en vouloir. » J’écoutais déjà plus, Suzanne était là, elle m’a sauté dans les bras ! Tous les mecs présents nous ont sifflés en lançant des remarques très... déplacées. Mais je m’en moquais, j’étais avec Suzanne ! Alphonse était le seul à ne pas siffler, il a juste lancé en rentrant dans son bureau : « Trop jolie pour être honnête ! »