Plastic Money: Constructing Markets for Credit Cards in Eight

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Plastic Money: Constructing Markets for Credit Cards in Eight
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Comptes rendus / Sociologie du travail 57 (2015) 369–406
tement, secteur informel, etc.), de figures (auto-entrepreneurs, capitaines d’industrie, créateurs
d’entreprise, patrons du CAC 40, travailleurs indépendants, etc.), de mécanismes d’appui (innovation, marché, réputation, réseaux, etc.), ou d’autres entrées analytiques encore (l’entrepreneur
chez Max Weber, singularisation, subordination, etc.).
L’apport de cet ouvrage ne se limite pas au domaine de la sociologie économique, dans lequel il
est inscrit de plain-pied. Car l’entrepreneur y apparaît aussi, au fil des pages, comme une catégorie
d’action publique, tant les dispositifs visant à favoriser la création ou la reprise d’entreprises se sont
multipliés dans les dernières décennies, en vue d’encourager, soutenir, conseiller ou accompagner
les candidats à l’entrepreneuriat. Celui-ci est aussi considéré, plus largement, comme un mouvement culturel ou normatif valorisant l’esprit d’entreprise et enjoignant salariés comme chômeurs
à être autonomes dans la conduite de leur carrière, à se muer en entrepreneurs d’eux-mêmes.
Dans le prolongement de ces ouvertures, cet ouvrage invite à d’autres extensions encore. Car
l’entrepreneuriat est aussi une action collective et politique, dotée de ses organisations pérennes
(le Medef parmi une myriade d’autres) et démultipliée en mouvements protestataires moins institués — les mouvements récents qui se sont auto-baptisés avec des noms d’oiseaux tels que
pigeons, moineaux ou poussins. On sort ici du périmètre revendiqué de ce dictionnaire, mais on
peut se demander si l’intégration des dimensions politiques de l’entrepreneuriat ne permettrait
pas d’enrichir encore les stimulantes analyses de sociologie économique qui y sont proposées.
Didier Demazière
Centre de sociologie des organisations (CSO), UMR 7116 CNRS–Sciences Po,
19, rue Amélie, 75007 Paris, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 29 juin 2015
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.06.005
Plastic Money: Constructing Markets for Credit Cards in Eight Postcommunist Countries,
A. Rona-Tas, A. Guseva. Standford University Press, Standford (2014). 318 pp.
Plastic Money est l’œuvre de deux sociologues de l’économie, spécialistes des pays postcommunistes, Alya Guseva et Akos Rona-Tas. Cet ouvrage, qui prolonge l’étude sur la Russie
menée dans Into the Red (Guseva, 2008), analyse la mise en place du marché des cartes de
crédit dans huit économies post-socialistes en Europe centrale (Pologne, Hongrie, République
Tchèque), en Europe orientale (Bulgarie, Russie, Ukraine) et en Asie (Chine et Vietnam). À
travers des études de cas menées en dix chapitres, les auteurs questionnent l’énigme de la diffusion à l’ex-bloc de l’Est d’un système de paiement propre au capitalisme nord-américain et
abordent des questions essentielles : comment s’opèrent, en deux décennies, des bouleversements
sociaux et économiques aussi radicaux que la dématérialisation des règlements, le changement
du rapport à l’argent des consommateurs, l’introduction du crédit bancaire, ou encore l’adhésion
des commerçants au paiement électronique ? La perspective adoptée, insistent les auteurs, est
généalogique et historique et non pas fonctionnelle : elle consiste à observer les modalités de
construction du marché des cartes de crédit dans ces pays.
Emprunté à l’économie institutionnaliste, le postulat de départ établit que le marché ne s’impose
pas de façon spontanée : sa genèse et son expansion requièrent nombre d’arrangements institutionnels, tels que la standardisation des réseaux de cartes bancaires pour atteindre un seuil critique,
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ou la collecte d’informations sur la solvabilité des emprunteurs et son partage entre organismes de
prêt, par exemple. L’analyse expose donc comment ont été surmontés les obstacles à la construction
simultanée des deux versants du marché : l’offre et la demande.
Toutefois, précisent rapidement les auteurs, le carré plastifié de quelques centimètres carrés
qu’est la carte de crédit est le support de deux opérations économiques très distinctes : le paiement,
qui suppose une bancarisation des revenus, et le crédit à la consommation, aussi disponible indépendamment de la carte. Aux États-Unis, l’usage de la carte comme support du crédit a précédé
son utilisation pour le débit, à l’inverse de l’Europe où la carte fut d’abord un moyen de règlement.
Ainsi posée, la construction de l’objet sociologique « carte de crédit » est originale, quoique peu
discutée : elle incite les auteurs à se démarquer de l’approche employée par les économistes, et
principalement fondée sur les catégories que sont la monnaie, le crédit ou les systèmes bancaires.
Elle est aussi singulière pour la sociologie économique, qui envisage séparément la consommation et le crédit d’une part, et l’argent et les transactions d’autre part. Les références théoriques
mentionnées se situent dans la lignée des travaux fondateurs de Neil Fligstein (2001), Karl Polanyi
(1994), Max Weber (1922) ou encore Michel Callon (1998).
L’essentiel pourtant n’est pas là. L’ouvrage se concentre sur un impressionnant travail empirique d’analyse du développement des systèmes de crédit et de paiement dans les pays étudiés. La
méthodologie déployée est qualitative, étayée sur plus de 180 entretiens récoltés auprès de managers d’organismes bancaires, de fonctionnaires spécialistes du crédit, d’experts des systèmes
financiers et d’information. En outre, des données statistiques et macro-économiques restituent
le contexte de développement de ce marché.
La diffusion de la carte de crédit s’effectue de façon très variable selon les pays. Elle est
toutefois majoritairement le fait des années 2000, une fois combattues l’inflation, l’instabilité et
l’incertitude qui ont miné la décennie 1990 de la transition. Trois configurations principales se
dégagent : l’Europe centrale, l’Europe orientale et l’Asie. En Europe centrale, le développement
de la carte de crédit s’est heurté à la structure déséquilibrée du système bancaire, héritée de la
période socialiste, et à la réticence des consommateurs et des banques. Cependant, le paiement
dématérialisé s’est imposé à la faveur de l’adhésion à l’Europe, de l’adoption de la monnaie unique,
et de la montée en puissance des firmes multinationales. Simultanément, c’est la généralisation
du scoring statistique des emprunteurs qui a permis la diffusion du crédit du cercle des élites
politiques et du monde des affaires au consommateur moyen.
La Bulgarie a curieusement échappé à cette évolution européenne, pour suivre une trajectoire
similaire à celle de la Russie et de l’Ukraine, où l’expansion de la carte de crédit a rencontré de
plus grandes résistances et ce, en dépit du soutien de l’État et des banques. La défiance face aux
paiements par carte a surtout été le fait des commerçants, à l’égard d’un système qui est aussi
un puissant traceur de transactions. Les défaillances dans les systèmes de collecte de données
sur les emprunteurs ont empêché de surmonter les réticences des prêteurs. Enfin, la lenteur des
procédures juridiques de recouvrement, très rapidement évoquée par les auteurs, est demeurée un
obstacle majeur à la croissance du crédit.
La situation est très disparate en Asie. Au Vietnam, le paiement reste majoritairement effectué en liquide et le crédit est peu développé. Le lecteur aurait apprécié que le cas de la Chine
soit approfondi et développé, tant il illustre la démonstration magistrale de l’ouvrage. Comme le
montrent les auteurs, l’exemple chinois est tout à fait paradigmatique de la puissance et du rôle
de l’État dans la structuration des marchés nationaux. Par la contrainte, l’incitation marchande
et l’éviction des concurrents étrangers, l’État a réussi à constituer et à soutenir un système de
paiement national inédit capable de concurrencer le duopole VisaCard–MasterCard sur le territoire chinois, et à terme à l’international. En 2012, le chinois UnionPay est devenu le premier
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émetteur de cartes au monde. Le sens à donner à cette stratégie est politique. La maîtrise du
système de paiements par l’État, aujourd’hui étudiée de près par les autorités russes, est considérée comme un outil au service d’une stratégie nationale de développement, et non comme un
marché, une source de profit privée ou un instrument de satisfaction des consommateurs. De
même, les bureaux d’historiques de crédit sont utilisés comme instrument de supervision individuelle des comportements économiques délictueux. Plus largement, cet ouvrage montre de
façon convaincante et fine que l’occidentalisation des sociétés et des économies post-socialistes
s’incarne différemment en fonction des idéologies nationales, des structures de marché et des jeux
d’acteurs. Dans ce spectre, le rôle de l’État reste une variable essentielle.
Référence
Callon, M., 1998. The Laws of the Markets. Blackwell, Oxford.
Fligstein, N., 2001. The Architecture of Markets: An Economic sociology of Twenty-First Century Capitalist Societies.
Princeton University Press, Princeton.
Guseva, A., 2008. Into the Red: The Birth of the Credit Card Market in Postcommunist Russia. Standford University
Press, Standford.
Polanyi, K., 1994. The Great Transformation: Economic and Political Origins of our Time. Beacon Press, Boston.
Weber, M., 1922. Economy and Society. University of California Press, Berkeley.
Caroline Dufy
Sciences Po Bordeaux, 11, Allée Ausone, 33607 Pessac Cedex, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 17 juillet 2015
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.06.013
Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, F. Jarrige. La
Découverte, Paris (2014). 420 pp.
Cet ouvrage de François Jarrige propose une description minutieuse d’un ensemble de critiques
du développement technique, depuis les luddites anglais de la fin du xviiie siècle jusqu’aux
mouvements contemporains d’opposition à la technologie. L’auteur propose de réexaminer ce
que l’histoire du progrès technique pourrait qualifier trop vite d’obstacles à la marche de la raison
scientifique. Son adversaire, en effet, est l’histoire linéaire du progrès technique inéluctable,
« neutre », auquel seuls « l’obscurantisme » ou « l’irrationalité » s’opposent. « Contrairement à
ce qui est souvent affirmé, nous dit F. Jarrige, le rejet des machines ne relève pas de la simple
déploration catastrophiste portée par des écrivains ou des élites culturelles aveuglées » (p. 92).
Cette affirmation s’appuie sur deux arguments. D’une part, l’auteur met en avant les formes
d’innovation « par le bas », en rendant compte par exemple de la sophistication des pratiques
agricoles ou artisanales que la mécanisation se proposait de remplacer au début du xixe siècle.
Il utilise, d’autre part, un argument bien connu des adversaires du « modèle du déficit » : s’il y a
opposition, ce n’est pas par déficit de compréhension, mais du fait d’une contestation générale
des systèmes articulant techniques et organisations économiques, sociales et politiques.
L’extrême diversité des exemples étudiés — des protestations populaires contre les premières
presses mécaniques, au début du xixe siècle, aux discours critiques de la technique apparus
après les deux guerres mondiales ; des pratiques pédagogiques expliquant les bienfaits du progrès
lors des expositions universelles aux multiples modes contemporains de « gouvernement de la