Le « retour » des juifs français en Israël

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Le « retour » des juifs français en Israël
Le « retour » des juifs français en
Israël
LE MONDE | 01.10.2014 à 16h27 • Mis à jour le 02.10.2014 à 11h46 |
Piotr Smolar (/journaliste/piotr-smolar/) (Jérusalem, correspondant)
Une envie de trente ans, longtemps repoussée. Et puis les étoiles ont fini par
s'aligner, comme une évidence. « La finalité était de rentrer chez soi », disent-ils
en choeur. A 48 ans, Carole Derei a enfin convaincu son mari André de quitter
la France et de « monter », selon l'expression consacrée, en Israël. De faire son
alya. André est né à Alger et Carole à Lyon, de parents originaires d'Algérie. Le
10 juillet, ils sont arrivés à Ashdod, port situé à mi-chemin entre Tel-Aviv et la
bande de Gaza. Deux jours plus tôt, les forces armées israéliennes avaient
lancé l'opération « Bordure protectrice » contre le Hamas, qui fera près de 2 100
morts en cinquante jours.
Le soir de leur arrivée à Ashdod, Carole et André ont suivi le mouvement
général. Ils se sont réfugiés dans un abri, pour échapper aux roquettes du
Hamas. Un peu plus tôt, sur le balcon, une amie avait pointé son doigt vers le
sud. « Tu vois, Gaza, c'est là-bas. » Ça lui a fait tout drôle, à Carole. Mais rien
ne pouvait atténuer leur détermination.
Lorsqu'elle a envisagé pour la première fois d'émigrer en Israël, à la fin des
années 1980, le projet tombait mal pour André, qui travaillait à la SNCF et
pensait à sa carrière. Le temps a filé, les enfants – un garçon, quatre filles – ont
grandi à Lyon, inscrits dans une école juive. Il y a dix ans, le fils du couple est
parti en éclaireur. Il s'est installé à Ashdod, est devenu agent immobilier. Il sera
bientôt papa. Carole et André ont senti l'envie ancienne remonter à la surface,
d'autant que l'atmosphère, en France, leur paraissait de plus en plus
oppressante. Le supplice d'Ilan Halimi en 2006, l'équipée sanguinaire de
Mohamed Merah en 2012, la logorrhée haineuse de Dieudonné. Le sentiment
d'être assiégé dans son propre pays. L'une de leurs filles s'est fait cracher au
visage dans la rue. L'autre, très croyante, la tête couverte, prenait le métro à
Marseille avec son bébé lorsqu'elle a été insultée. « J'ai peur pour elle », dit sa
mère.
Lire l'entretien (édition abonnés) : Joël Mergui : « L'inquiétude est
profonde chez les juifs de France » (/societe/article/2014/09/18/joel-mergui-notresignal-d-alerte-doit-etre-pris-au-serieux_4489709_3224.html)
Ils en ont eu assez d'éprouver la peur au quotidien, d'avoir le sentiment que les
digues cédaient en France et que l'intolérable ne l'était plus. « J'en avais marre
des étrangers », lâche-t-elle aussi. Lui, plus diplomate, raconte comment, à
Lyon, il a progressivement renoncé à porter la kippa, lui préférant la casquette,
sauf pour les fêtes. « Ici en Israël, dit-il, on marche dans la rue, il n'y a pas de
préjugés. On peut être bleu, noir, vert, tout le monde s'en moque ! C'est une
société cosmopolite. » Façon de parler, tant les discriminations contre les
Arabes israéliens, qui représentent un quart de la population, sont accablantes.
Mais de cela, les olims (immigrants) français ne parlent jamais, comme si ce
monde parallèle n'entrait pas dans leur champ de vision.
Le représentant de l'Agence juive à Paris, organisation semi-gouvernementale
israélienne, a provoqué un grand émoi en annonçant, début septembre, que
pour la première fois dans l'Histoire, la France était en tête des pays sources
pour l'alya. Sur les huit premiers mois de l'année, 4 566 juifs français sont «
montés » en Israël, ce qui reste encore marginal par rapport à l'ensemble de la
communauté en France, estimée à environ 500 000 membres.
Lire : En Israël, l’arrivée de Français atteint un niveau record
(/societe/article/2014/09/12/en-israel-l-arrivee-de-francais-atteint-un-niveaurecord_4486618_3224.html)
En 2013, un chiffre record avait déjà été enregistré, avec 3 263 partants. La
France est devenue un pays prioritaire pour l'Agence juive, qui y multiplie les
réunions d'information pour séduire des candidats au départ. Deux cibles de
choix apparaissent : les retraités, qui ont une certaine aisance, et les jeunes, en
quête identitaire ou de nouvelles perspectives professionnelles. La crise en
Europe renforce les envies de départ. « Il y a trente ans, on était dans un
sionisme beaucoup plus mystique, autour de l'idée de retour du peuple juif sur
ses terres, explique Arié Bensemhoun, ancien président de la communauté
juive à Toulouse et directeur exécutif d'Elnet-France, organisation d'influence
promouvant les échanges entre les deux pays. C'était une rupture. Aujourd'hui,
il s'agit d'exilés de l'intérieur, de gens se sentant incompris, orphelins d'une
France malade, qui souffre, avec laquelle ils gardent des contacts permanents.
Certains décident de faire leur alya alors qu'on ne savait même pas qu'ils
étaient juifs ! C'est la réalité qui les a amenés à un questionnement. »
PRIS EN CHARGE DÈS L'ARRIVÉE À L'AÉROPORT
Ashdod est l'une des destinations côtières où ils s'établissent. Moins cher, du
point de vue immobilier, que la clinquante Tel-Aviv, moins à la mode que la
station de Netanya et ses 11 km de plage, le port profite néanmoins de l'arrivée
des olims. La branche locale du ministère de l'intégration – « Ministry of
Immigrant Absorption » en anglais – avance des chiffres spectaculaires. Depuis
le 1er janvier, 555 Français sont arrivés en ville, contre 320 et 248 sur les deux
années précédentes,observe Michèle Nabet, responsable des francophones. «
J'ai reçu ce matin une pharmacienne, dont le mari est compositeur. J'ai des
jeunes, des célibataires, des familles avec des enfants en bas âge, chose rare
ces dernières années. Ces familles juives ressentent la peur de les faire grandir
en France. » Michèle Nabet est arrivée en 1983. Née à Mulhouse (Haut-Rhin),
mariée à un Israélien, elle a travaillé au bureau de l'Agence juive à Paris, avant
de faire son alya. « Je suis française ET israélienne. Mais la France
d'aujourd'hui n'est plus du tout celle d'il y a trente ans. Quand on voit qu'il n'y a
que des musulmans dans la queue devant la Sécurité sociale… »
Michèle Nabet guide les arrivants dans leurs démarches. Dès leur atterrissage à
l'aéroport Ben-Gourion, ils sont pris en charge, couvés. On leur remet une liasse
de shekels équivalant à quelques centaines d'euros pour leurs premières
dépenses, puis, une fois leur compte en banque activé, ils perçoivent une aide
pour l'installation, pendant six mois, proportionnelle à la taille de la famille. En
revanche, ils doivent s'engager à suivre des cours intensifs d'hébreu, au rythme
de cinq heures par jour, cinq jours par semaine pendant trois mois.
Parfois, la greffe ne prend pas, pour des raisons diverses : le coût de la vie, qui
surprend souvent les arrivants ; la difficulté à trouver un emploi ; les différences
de mentalité ; le cafard de l'expatriation. Sans surprise, l'alya la plus préparée
en amont se passe le mieux. Il est impossible de donner un ordre de grandeur
de l'échec. Les autorités taisent les statistiques, alors que l'administration suit
forcément les arrivants à la trace.
En dehors des structures étatiques israéliennes, les olims français peuvent
aussi compter sur les réseaux francophones, qui se sont renforcés ces
dernières années. A Ashdod, Patricia Hassoun, 54 ans, est incontournable. Elle
reçoit autour d'une limonade, dans son appartement situé en hauteur, dans l'un
de ces immeubles modernes qui poussent dans ce quartier résidentiel. De son
balcon, décoré tout le long de drapeaux israéliens, on aperçoit le petit port et la
mer tentatrice. Les grues, dans les environs, gâchent le paysage mais donnent
une idée de la mutation d'Ashdod.
Patricia Hassoun est arrivée en France à un an, en provenance d'Algérie. Elle a
travaillé au service d'urbanisme, puis aux affaires sociales, à la mairie de
Cabriès (Bouches-du-Rhône). En 2003, elle achète sur plan, avec son mari,
l'appartement où elle nous reçoit. Depuis, son prix a été multiplié par deux. Il ne
s'agissait alors que d'avoir une résidence secondaire. « Ce sont les enfants qui
ont maîtrisé le mouvement du départ, pas moi », s'amuse-t-elle. Son fils aîné a
décidé de s'installer en 2007 dans le port israélien, à 24 ans, avec sa fiancée.
Puis sa fille est venue étudier à l'âge de 15 ans. Mais la dégradation du climat
social et politique en France l'a également poussée à changer de vie. Un jour, la
fonctionnaire découvre une croix gammée sur sa voiture. « Je n'ai pas compris.
J'étais hyper-intégrée. Ça fait réfléchir. »
En octobre 2010, elle arrive à Ashdod. L'apprentissage de la langue ne va pas
sans peine. Au lieu de profiter de la plage, Patricia Hassoun se lance dans
l'immobilier. Mais très vite, l'idée de créer un site d'information sur la ville
s'impose à elle. « A l'époque où je venais simplement en vacances à Ashdod, je
me disais qu'il n'y avait pas de lien, malgré l'existence de différentes
associations, que les Français étaient horriblement mal organisés. » Elle lance
donc, avec l'aide de son fils, Ashdod Café, un site donnant conseils et adresses
aux compatriotes. « Il y a aujourd'hui 17 000 Français et 60 000 francophones
pour une population de 250 000 personnes, dit-elle. Pour certains, ça ne
marche pas. Ils prennent trop leur temps, se croient en vacances. Ici, le fric file
vite. Alors, ils retournent en France, au pays des aides. »
Patricia Hassoun se sent comme la reine de la marina. Son téléphone sonne
sans cesse. Elle oriente, avertit, félicite, encourage. Elle rage contre le maire
d'Ashdod, Yehiel Lasry, pas assez dynamique à son goût, alors qu'il y aurait
tant à faire pour attirer encore plus de Français. Sa fille, âgée de 20 ans, vient
de finir ses deux ans de service militaire. « Elle répare les hélicoptères. Pendant
les combats à Gaza, elle a fait toutes les nuits. Elle connaissait Jordan. »
Jordan Bensemhoun, 22 ans, est devenu le symbole de l'engagement des
jeunes juifs français pour leur nouvelle patrie. Ce soldat franco-israélien, tué à
Gaza, avait quitté Lyon pour s'installer en Israël à l'âge de 16 ans. Il faisait
partie de l'unité terrestre d'élite Egoz. Le 22 juillet, à Ashkelon, plusieurs milliers
de personnes ont assisté à ses funérailles. « Le choix de vie de Jordan était une
leçon de sionisme », a déclaré l'ancien ministre de la défense, Shaul Mofaz, lors
d'un éloge funèbre. Patricia est triste quand elle évoque sa mémoire. Comme
s'il s'agissait d'un proche.