LE LANGAGE EN QUESTION
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LE LANGAGE EN QUESTION
1 LE LANGAGE EN QUESTION 2 I. QUEL EST LE SENS DU LANGAGE ? I. Le langage, le signe d’un partage de valeurs qui éclaire notre condition d’homme ou bien un simple instrument de pouvoir et de domination ? 1/ « L’homme est un être doué de logos » (Aristote) Pour Aristote, le langage, loin d’être une capacité parmi d’autres de l’homme, est l’expression de son essence ; autrement dit, ce par quoi notre humanité prend forme et sens. Si les animaux, en effet, ont une voix par laquelle ils expriment ce qu’ils éprouvent (besoins et désirs), l’homme, quand il parle, n’exprime pas simplement ce qu’il éprouve individuellement mais exprime des valeurs partagées en commun (le bien, le mal, le juste, l’injuste) qui marque son appartenance à une communauté humaine. Partant, si le langage est pour Aristote la manifestation même de l’essence de l’homme, c’est dans la mesure où il ouvre chacun sur une transcendance, la transcendance d’une parole partagée par laquelle donne sens en commun à sa condition. « Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer ». Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de trictrac. C’est pourquoi, il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or, seul parmi les animaux l’homme a un langage (logos). Certes la voix et le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité. » ARISTOTE, la Politique, Livre I, Chapitre II (1253a9 1253a12). 2/ « Discours (logos) est un grand Tyran » (Gorgias) Au contraire de Platon ou d’Aristote, pour lesquels la destination du langage est de manifester ce qui est dans sa vérité, le langage ne saurait pour les sophistes énoncer quelque vérité que ce soit. Partant, le langage doit simplement se comprendre, selon eux, comme l’instrument par lequel les hommes font effet les uns sur les autres, soumettent ou sont soumis. C’est un tel pouvoir que le sophiste Gorgias reconnaît au langage : parler, c’est captiver les autres, les captiver pour mieux les capturer. L’essentiel n’est donc pas de dire la vérité mais de maîtriser les effets du langage car rien ne détermine plus les hommes que la parole. La rhétorique est justement cet art de prendre les autres aux mots, de les attacher par les cordes du langage. Aussi est-ce en un autre sens que Gorgias dirait que « l’homme est un animal doué de langage » : cet animal qui se laisse aisément prendre au piège des mots. Qui veut donc en devenir le maître doit savoir manier le verbe et disposer de sa magie… 3 « Discours est un grand tyran qui porte à leur achèvement les actions divines en de microscopiques éléments matériels qui sont perceptibles. Il a la force de mettre un terme à la peur, d’apaiser la douleur, de produire la liesse, et d’inciter à la pitié. C’est ce que je vais maintenant montrer (...) Je pense que toute poésie est un discours qui possède de la mesure, et je le dénomme ainsi. Ses auditeurs sont pénétrés de la crainte entourée d’un cortège de terreur, de la pitié qui fait verser d’abondantes larmes, de l’idéal qui éveille de la nostalgie ; sous l’effet des paroles, l’âme éprouve une passion qui lui est propre à l’évocation des heureuses fortunes et des malheurs propres aux gestes et aux personnes des autres gens. Mais passons maintenant à un autre argument. Les incantations enthousiastes, par le seul moyen de paroles, introduisent en nos âmes le plaisir, et en chassent la peine. Car, en se mêlant à l’opinion dans l’âme, la force de l’incantation l’a charmée, persuadée et transportée par sa magie. Deux arts de magie et de sorcellerie ont été inventés, qui sont les erreurs et les faux semblants de l’opinion. Innombrables sont les gens qui, par d’innombrables magiciens, touchant d’innombrables sujets, ont été et sont persuadés par la fiction du discours mensonger. Car si tous les hommes possédaient le souvenir de toutes les choses passées, la connaissance de toutes les choses présentes et la connaissance anticipée de toutes les choses futures, le discours ne serait pas aussi puissant qu’il est. Mais, appliqué à des êtres qui ne peuvent, en fait, ni se rappeler le passé, ni voir le présent, ni deviner le futur, il est plein de ressources. C’est pourquoi, sur la plupart des sujets, la plupart des hommes offrent à l’âme l’opinion comme conseillère. Mais l’opinion, parce qu’elle est incertaine et débile, jette ceux qui en usent dans des fortunes incertaines et débiles. Il existe une identité de rapport entre la force du discours relativement à l’ordonnance de l’âme et l’ordonnance des drogues relativement à la nature des corps. Car, de même que certaines drogues éliminent du corps certaines humeurs, et d’autres drogues d’autres humeurs, et peuvent mettre fin soit à la douleur, soit à la vie, de même aussi, certains discours peuvent tantôt calmer, tantôt charmer, tantôt terroriser, tantôt plonger les auditeurs dans la hardiesse, tantôt, en recourrant à la néfaste Peithô, droguer l’âme et l’ensorceler. » GORGIAS, Eloge d’Hélène. II. Langue et parole : sommes-nous condamnés à répéter les significations déterminées telles qu’elles sont fixées dans notre langue ou bien notre parole est-elle créatrice de sens ? 1/ Liberté d’expression ? Le langage nous permet-il de dire ou bien nous oblige-t-il à dire ? Dans cet extrait de sa Leçon, Roland Barthes souligne à quel point la langue est un système de significations figées dont l’ordre s’impose à nous. Ainsi, nous ne disons jamais que ce que notre langue nous détermine à dire ; nous sommes exprimés, pourrions-nous dire, bien plus que nous n’exprimons. Reste face à cette inscription de notre subjectivité dans un ordre 4 linguistique (et social), cette façon de tricher avec les mots et avec l’ordre bourgeois qu’il féconde, qui a pour nom : Littérature. Bousculer la langue, c’est alors bousculer l’ordre établi. Et il n’y a pas de littérature sans la conscience de cette double subversion (subversion des mots, subversion de l’ordre). « Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination1. Jakobson2 l’a montré, un idiome3 se définit moins par ce qu’il permet de dire, que parce ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française (ce sont des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute langue est une rection généralisée. Je vais citer un mot de Renan : « Le français, Mesdames et Messieurs, disait-il dans une conférence, ne sera jamais la langue de l’absurde ; ce ne sera jamais non plus une langue réactionnaire. Je ne peux pas imaginer une sérieuse réaction ayant pour organe le français ». Eh bien, à sa manière, Renan était perspicace ; il devinait que la langue n’est pas épuisée par le message qu’elle engendre ; qu’elle peut survivre à ce message et faire entendre en lui, dans une résonance souvent terrible, autre chose que ce qu’il dit, surimprimant à la voix consciente, raisonnable du sujet, la voix dominatrice, têtue, implacable de la structure, c’est-à-dire de l’espèce en tant qu’elle parle ; l’erreur de Renan était historique, non structurale ; il croyait que la langue française, formée, pensait-il, par la raison, obligeait à l’expression d’une raison politique qui, dans son esprit, ne pouvait être que démocratique. Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ne réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion4, la grégarité de la répétition. D’une part, la langue est immédiatement assertive :la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils son reconnus, c’est-à-dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène, ce que je répète. Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. On 1 De « comminatoire » : ce qui renferme une menace, la promesse d’une sanction. Jakobson est un éminent linguiste du début du XXème siècle. 3 Idiome : ensemble des moyens d’expression dont disposent une communauté, qui détermine une façon de penser spécifique. 4 Proposition affirmative. 2 5 ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorsqu’il définit le sacrifice d’Abraham comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nietzschéen, qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature ». Roland BARTHES, Leçon, (éditions Points Seuils, pp.12-16) IV. Le Langage et la pensée : les mots trahissent-ils notre pensée ? La dévoilent-ils ou bien la déforment-ils ? « c’est dans le mot que nous pensons » : comment la pensée ne saurait s’atteindre elle-même que dans le langage qui la révèle… Dans ce passage de L’encyclopédie de l’Esprit, Hegel entreprend de critiquer la conception selon laquelle la pensée aurait une existence à part entière en dehors ou en deçà du langage. Dans une telle perspective (celle que développaient notamment les Romantiques au début du 19ème siècle) la pensée excéderait le langage, toujours pauvre et étriqué au regard de nos intuitions ; la vérité serait l’objet d’une expérience ineffable (une expérience qui ne peut être énoncée) et ne pourrait être approchée que sur le mode d’une intuition que le langage ne pourrait restituer. Or, pour Hegel, une telle pensée, inexprimable, ineffable, n’est qu’un leurre : si elle demeure inexprimable, ce n’est que dans la mesure où elle demeure abstraite, n’étant encore qu’une pensée possible, qui ne s’est pas déployée et qui n’a pas pris forme dans et par le langage. En ce sens, le langage n’est pas, pour lui, un simple instrument de la pensée, d’une pensée qui lui préexisterait : seul « le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie ». Dès lors, il n’y a pas lieu d’opposer pensée et langage : une pensée qui ne peut se dire est une pensée qui n’est pas encore pleinement pensée. L’ineffable, l’inexprimable ne sont pas les signes d’une pensée trop vaste pour le langage mais, au contraire, les signes d’une pensée qui demeure encore obscure et confuse. Partant, c’est dans le langage que la pensée se révèle à elle-même ; et si l’on éprouve une difficulté à énoncer sa pensée, cette difficulté n’est rien d’autre qu’une difficulté de penser. « Se battre avec les mots », ce n’est rien d’autre que se battre avec sa propre pensée ; chercher le mot juste, c’est vouloir s’apprendre à soi-même ce que l’on pense. [On peut comparer cette thèse avec celle que développera plus tard Bergson, qui, au contraire de Hegel, considère que le langage est toujours pauvre au regard de l’intuition, qui excède le concept. Cf. l’extrait du Rire] « Nous ne connaissons nos pensées – nous n’avons des pensées déterminées et effectives – que quand nous leur donnons la forme de l’objectivité, de l’être-différencié d’avec notre intériorité, donc la figure de l’extériorité, et, à la vérité, d’une extériorité telle qu’elle porte, en même temps, l’empreinte de la suprême intériorité. Un extérieur ainsi intérieur, seul l’est le son articulé, le mot. C’est pourquoi vouloir penser sans mots – comme Mesmer l’a tenté une fois – apparaît comme une déraison, qui avait conduit cet homme, d’après ce qu’il assura, presque à la manie délirante. Mais il est également risible de regarder le fait, pour la pensée, d’être liée au mot, comme un défaut de la première et comme une infortune ; car, bien que l’on soit d’avis ordinairement que l’inexprimable est précisément ce qui est le plus excellent, cet avis cultivé par la vanité n’a pourtant pas le moindre fondement, puisque l’inexprimable est, en vérité, seulement quelque chose de trouble, en fermentation, qui n’acquiert de la clarté que lorsqu’il peut accéder à la parole. Le mot donne, par suite, aux pensées, leur être-là le plus digne et le plus vrai. Assurément, on peut aussi – sans se saisir de la chose 6 – se battre avec les mots. Cependant ce n’est pas la faute du mot, mais celle d’une pensée défectueuse, indéterminée, sans teneur. De même que la pensée vraie est la chose, de même le mot l’est aussi, lorsqu’il est employé par la pensée vraie. C’est pourquoi, en se remplissant du mot, l’intelligence accueille en elle la nature de la chose ». HEGEL, Encyclopédie de l’Esprit (1817) Dans le texte suivant, le philosophe Maurice Merleau-Ponty prolonge l’analyse de Hegel, en comprenant le langage et la pensée comme l’envers et l’endroit d’une même quête de sens. On ne saurait, dès lors, les dissocier, sans les abstraire l’un et l’autre. « Le langage ne serait pas, selon le mot de Freud, un « réinvestissement » total de notre vie, notre élément, comme l’eau est l’élément des poissons, s’il doublait du dehors une pensée qui légifère dans sa solitude pour toute autre pensée possible. Une pensée et une expression parallèles devraient être chacune dans son ordre complètes, on ne pourrait concevoir d’irruption de l’une dans l’autre, d’interception de l’une par l’autre. Or l’idée même d’un énoncé complet est inconsistante : ce n’est pas parce qu’il est en soi complet que nous le comprenons, c’est parce que nous avons compris que nous le disons complet ou suffisant. Il n’est pas davantage de pensée qui soit complètement pensée et qui ne demande à des mots le moyen d’être présente à elle-même. Pensée et parole s’escomptent l’une l’autre. Elles se substituent continuellement l’une à l’autre. Elles sont relais, stimulus l’une pour l’autre. Toute pensée vient des paroles et y retourne, toute parole est née dans les pensées et finit en elles. Il y a entre les hommes et en chacun une incroyable végétation de paroles dont les « pensées » sont la nervure. – On dira : mais enfin, si la parole est autre chose que bruit et son, c’est que la pensée y dépose une charge de sens – et le sens lexical et grammatical d’abord -, de sorte qu’il n’y a jamais contact que de la pensée avec la pensée. Bien sûr, des sons ne sont parlants que pour une pensée, cela ne veut pas dire que la parole soit dérivée ou seconde. Bien sûr, le système même du langage a sa structure pensable. Mais, quand nous parlons, nous ne la pensons pas comme la pense le linguiste, nous n’y pensons pas même, nous pensons à ce que nous disons. Ce n’est pas seulement que nous ne puissions penser à deux choses à la fois : on dirait que, pour avoir devant nous un signifié,5 que ce soit à l’émission ou à la réception, il faut que nous cessions de nous représenter le code et même le message, que nous nous fassions purs opérateurs de la parole. La parole opérante fait penser et la pensée vive trouve magiquement ses mots. Il n’y a pas la pensée et le langage, chacun des deux ordres à l’examen se dédouble et envoie un rameau dans l’autre. » MERLEAU-PONTY, Signes, Préface (1960) 5 Un signe linguistique est composé de deux réalités indissociables : le signifiant (sa forme matérielle, constituée de lettres et de sons) et le signifié (la représentation mentale qui donne sens au mot). 7 V. Le langage et le monde. Le langage, un « voile » qui s’interpose entre nous et les choses ou bien ce qui, au contraire, donne sa forme même au monde ? 1/ Les mots : des « étiquettes » plaquées sur les choses et qui ne font jamais dans la nuance… Dans ce passage du Rire, Bergson, philosophe du 20ème siècle, met en doute la capacité expressive, que l’on attribue en général au langage. Pour Bergson, en effet, les mots, loin de nous permettre d’exprimer le monde dans sa diversité et dans ses nuances, ne permettent jamais de l’approcher autrement que de la façon la plus grossière. En ce sens, le langage n’enrichit pas le monde, notre expérience ou encore notre pensée ; au contraire, il les appauvrit. Et cela, parce que les mots sont des genres (une catégorie qui permet de rassembler les choses sous un même concept) qui ne retiennent des choses que ce qu’elles ont en commun et non ce qui les distingue, ce qui les différencie les unes des autres. Ainsi, la banalité des mots laisse échapper le caractère singulier de notre expérience ou de notre pensée. Supposons, par exemple, que j’éprouve un sentiment, ce sentiment, pour peu que j’y porte attention, est inédit ; je ne saurais purement et simplement le confondre avec un sentiment déjà éprouvé. Or, à peine l’ai-je nommé, lui ai-je donné le nom d’« amour », de « joie » ou bien encore de « mélancolie », que le caractère singulier, original de ce sentiment m’échappe. Le mot, en effet, que je plaque sur mon sentiment ou ma pensée, n’a pas été taillé pour désigner ce sentiment-là ou cette pensée-là, singulière, mais pour rassembler mes expériences d’après leur ressemblance. Autrement dit, parler, c’est toujours parler « en gros » ; les mots ne font pas dans la nuance ; ils désenchantent le monde et notre expérience, en les purgeant de leur nouveauté, de la diversité dont nous avons pourtant l’intuition. Pour quelle raison le langage réduit ainsi toute différence, nomme si grossièrement les choses, nivelle notre expérience et nos intuitions ? Parce que le langage, selon Bergson, a avant tout une fonction pratique et répond à nos besoins. Pour agir, en effet, sur le monde, nous devons être capable d’identifier les choses qui nous sont utiles et de les classer afin de pouvoir les reconnaître efficacement lors d’une prochaine rencontre, afin de pouvoir, enfin, communiquer ensemble et s’entendre. Or, si nous avions un mot pour désigner chaque chose –ce qui serait le cas si nous nous attachions aux différences qui les distinguent toutes et non aux ressemblances qui les unissent-, nous ne pourrions tout simplement pas nous entendre. Si les mots ne peuvent ainsi exprimer la singularité de notre expérience et de notre pensée, c’est parce qu’ils ont avant tout une fonction pratique, celle de bâtir un monde commun. Est-ce à dire qu’il faille, pour Bergson, renoncer au langage ? Cela n’aurait guère de sens. Si la singularité de notre expérience et de notre pensée peut être atteinte, ce n’est pas en fuyant le langage mais en déplaçant les « mots de la tribu » pour leur redonner un sens. Il s’agit de suspendre l’oracle trompeur du langage commun qui croit tout dire en un seul mot. L’art est justement cet effort pour exprimer la singularité, par-delà la banalité des signes. Il faut, comme le notera Roland Barthes, user de cette « tricherie salutaire », la littérature : si la littérature « triche » avec les mots, c’est parce qu’elle refuse de croire qu’un seul mot puisse épuiser notre intuition, qu’un seul mot suffise à tout dire. L’art n’est autre que cette façon de détourner les signes de leur usage commun, pour retrouver, dans cet écart, la beauté d’un monde, dont tout signe n’est jamais que le présage. « Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect le plus banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait pas déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous 8 musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fasciné par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. » BERGSON, Le Rire, Chapitre III, I. 2/ « Au commencement était le Verbe » : comment le langage donne forme à un monde singulier et l’ordonne… Les linguistes, dès le dix-neuvième siècle, soulignent le lien consubstantiel qui existe entre le monde et le langage. Notre vision du monde est inséparable de la langue que nous parlons et chaque système linguistique particulier ouvre sur un monde singulier et une expérience singulière du monde, en une certaine mesure, intraduisible. C’est un tel lien que met en évidence le linguiste HUMBOLDT. Dans la même perspective, le penseur Ernst CASSIRER reconnaît dans le langage une des « formes symboliques » fondamentales par lesquelles notre conscience se donne un monde et l’habite humainement, face à l’objectivité insignifiante des choses. « Au reste la langue n’est pas seulement vision du monde, parce qu’il lui faut être proportionné à l’univers – tout concept devant pouvoir être saisi par elle-, mais aussi parce que c’est seulement cette transformation qu’elle opère sur les objets qui permet à l’esprit d’accéder à l’intuition de ce lien qui est inséparable du concept de monde. D’autre part, l’homme vit essentiellement avec les objets tels que les lui apporte la langue, et comme sentir et agir dépendent chez lui de ses représentations, c’est même exclusivement de cette manière qu’il vit. C’est par le même acte qui fait que l’homme tisse le langage à partir de lui-même qu’il se mêle à sa trame, et chaque langue trace autour de la nation à laquelle elle appartient un cercle dont on ne peut sortir dans la mesure où l’on passe en même temps dans le cercle d’une autre langue » HUMBOLDT. « Par « forme symbolique » on entendra toute énergie de l’esprit par laquelle un contenu spirituel de signification est relié à un signe sensible concret et attribué intérieurement à ce signe. En ce sens, la langue, l’univers mythique et religieux, l’art se présentent comme diverses formes symboliques particulières. Car en chacun se manifeste le phénomène fondamental selon lequel notre conscience ne se contente pas de recevoir l’empreinte de l’extérieur, mais relie chaque empreinte à une activité libre de l’expression et l’en pénètre. Un univers de signes et d’images autocréé se présente en face de ce que nous appelons la réalité objective des choses et s’affirment contre elle dans sa plénitude autonome et originaire » CASSIRER, Le langage et la construction du monde des objets. 9 Bien avant la pensée moderne du langage, le mythe biblique de la Genèse, mythe de la création du monde, n’était pas déjà sous engager un tel lien entre monde et langage. Comment Dieu, en effet, créet-il le monde ? En nommant les choses. Le texte sacré, ici, manifeste le pouvoir du langage qui donne forme et ordre au monde. Sur un mode plus ludique, le poète moderne Raymond Queneau, dans Exercices de style, n’est pas sans révéler à quel point toute manière de dire n’est jamais indifférente. Racontant de 99 façons différentes une même histoire, il révèle à quel point dire le monde différemment, c’est vivre le monde différemment. « Notations Dans l’S, à l’heure d’affluence. Un type dans les vingt-six ans, chapeau mou avec cordon remplaçant le ruban, cou trop long comme si on lui avait tiré dessus. Les gens descendent. Le type en question s’irrite contre son voisin. Il lui reproche de le bousculer chaque fois qu’il passe quelqu’un. Ton pleurnichard qui se veut méchant. Comme il voit une place libre, se précipite dessus. Deux heures plus tard, je le rencontre Cour de Rome, devant la gare Saint-Lazare. Il est avec un camarade qui lui dit : « Tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus. » Il lui montre où (à l’échancrure) et pourquoi. Métaphoriquement Au centre du jour, jeté dans le tas de sardines voyageuses d’un coléoptère à l’abdomen blanchâtre, un poulet au grand cou déplumé harangua soudain l’une, paisible, d’entre elles et son langage se déploya dans les airs, humide d’une protestation. Puis, attiré par un vide, l’oisillon s’y précipita. Dans un morne désert urbain, je le vis le jour même se faisant moucher l’arrogance pour un quelconque bouton. L’arc-en-ciel Un jour, je me trouvai sur la plate-forme d’un autobus violet. Il y avait là un jeune homme assez ridicule : cou indigo, cordelière au chapeau. Tout d’un coup, il proteste contre un monsieur bleu. Il lui reproche notamment d’une vois verte, de le bousculer chaque fois qu’il descend des gens. Cela dit, il se précipite, vers une place jaune, pour s’y asseoir. Deux heures plus tard, je le rencontre devant une gare orangée. Il est avec un ami qui lui conseille de faire ajouter un bouton à son pardessus rouge. Hésitations Je ne sais pas très bien où ça se passait...dans une église, une poubelle, un charnier ? Un autobus peut-être ? Il y avait là....mais qu’est-ce qu’il y avait donc là ? Des oeufs, des tapis, des radis ? Des squelettes ? Oui, mais avec encore leur chair autour, et vivants. Je crois bien que c’est ça. Des gens dans un autobus. Mais il ya en avait un (ou deux ?) qui se faisait remarquer, je ne sais plus très bien par quoi. Par sa mégalomanie ? Par son adiposité ? Par sa mélancolie ? Mieux...plus exactement... par sa jeunesse ornée d’un long...nez ? menton? pouce ? 10 non : cou, et d’un chapeau étrange, étrange, étrange. Il se prit de querelle, oui, c’est ça, avec sans doute un autre voyageur (Homme ou femme ? enfant ou vieillard ?) Cela se termina, cela finit bien par se terminer d’une façon quelconque, probablement par la fuite de l’un des deux adversaires. Je crois bien que c’est le même personnage que je rencontrai, mais où? Devant une église ? devant un charnier ? devant une poubelle ? Avec un camarade qui devait lui parler de quelque chose, mais de quoi ? de quoi ? de quoi ? Alexandrins Un jour, dans l’autobus qui porte la lettre S, Je vis un foutriquet de je ne sais quelle esPèce qui râlait bien qu’autour de son turban Il y eût de la tresse en place de ruban. Il ralaît ce jeune homme à l’allure insipide, Au col démesuré, à l’haleine putride, Parce qu’un citoyen qui paraissait majeur Le heurtait, disait-il, si quelque voyageur Se hissait haletant et poursuivi par l’heure Espérant déjeuner en sa chaste demeure. Il n’y eut point d’esclandre et le triste quidam Courut vers une place et s’assit sottement. Comme je retournais direction rive gauche De nouveau j’aperçus ce personnage moche Accompagné d’un zèbre, imbécile dandy, Qui disait : « Ce bouton faut pas le mettre icy ». Moi je Moi je comprends ça : un type qui s’acharne à vous marcher sur les pinglots, ça vous fout en rogne. Mais après avoir protesté aller s’asseoir comme un péteux, moi je comprends pas ça. Moi j’ai vu ça l’autre jour sur la plate-forme arrière d’un autobus S. Moi je lui trouvais le cou un peu long à ce jeune homme et aussi bien rigolote cette espèce de tresse qu’il avait autour de son chapeau. Moi jamais j’oserais me promener avec un couvre-chef pareil. Mais c’est comme je vous le dis, après avoir gueulé contre un autre voyageur qui lui marchait sur les pieds,ce type est allé s’asseoir sans plus. Moi, je lui aurais fout une baffe à ce salaud qui m’aurait marché sur les pieds. Il ya des choses curieuses dans la vie, moi je vous le dis, il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas. Deux heures plus tard, moi je rencontre de nouveau ce garçon. Moi, je l’aperçois devant la gare Saint-Lazare. Moi, je le vois en compagnie d’un copain de sa sorte qui lui disait, moi je l’ai entendu : « Tu devrais remonter ce bouton-là » Moi, je l’ai bien vu, il désignait le bouton supérieur. Alors Alors l’autobus est arrivé. Alors j’ai monté dedans. Alors j’ai vu un citoyen qui m’a saisi l’oeil. Alors j’ai vu son long cou et j’ai vu la tresse qu’il y avait autour de son chapeau. Alors il s’est mis à pester contre son voisin qui lui marchait alors sur les pieds. Alors, il est allé s’asseoir. 11 Alors, plus tard, je l’ai revu Cour de Rome. Alors il était avec un copain. Alors, il lui disait, le copain : tu devrais faire mettre un autre bouton à ton pardessus. Alors. Vulgaire L’était un peu plus dmidi quand j’ai pu monter dans l’esse. Jmonte donc, jpaye ma place comme de bien entendu et voilàtipas qu’alors jremarque un zozo l’air pied, avec un cou qu’on aurait dit un télescope et une sorte de ficelle autour du galurin. Je lregarde passeque jlui trouve l’air pied quand le voilàtipas qu’ismet à interpeller son voisin. Dites donc, qu’il lui fait, vous pourriez pas faire attention qu’il ajoute, on dirait, qu’i pleurniche, quvous lfaites essprais, qu’i bafouille, deummarcher toutltemps sullé panards, qu’i dit. Là-dssus, tout fier de lui, i va s’asseoir. Comme un pied. Jrepasse plus tard Cour de Rome et jl’aperçois qui discute le bout de gras avec un autre zozo de son espèce. Dis donc, qu’i lui faisait l’autre, tu devrais, qu’i lui disait, mettre un ottbouton, qu’il ajoutait, à ton pardingue, qu’i concluait. etc... » Raymond QUENEAU, Exercices de style.