Marcel Gauchet

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Marcel Gauchet
L’individu malgré lui
mercredi 18 juin 2014, par Alexandre Wong
L’histoire des religions, l’histoire de la démocratie, celle de la psychiatrie, répondent à une
préoccupation centrale pour le philosophe Marcel Gauchet : décrire l’histoire du sujet, collectif
et particulier. Il s’agit de comprendre comment les individus et les sociétés – de celles dites «
primitives » aux démocratiques – sont structurés et se construisent dans le temps, comment ils
gèrent leur folie, un rapport à soi qui passe par l’autre (les ancêtres, les dieux, l’inconscient…).
La question de l’individu et du collectif étant fondamentale pour les questions culturelles et
artistiques, nous avons interrogé l’auteur du Désenchantement du monde sur les mirages et les
dangers de l’individualisme contemporain.
(article paru dans le numéro 79 de Cassandre/Horschamp le 15 octobre 2009)
La précipitation du cours de l’histoire ces quatre derniers siècles arrache l’homme à sa condition sociale.
Elle fait de lui un individu qui croit pouvoir se faire lui-même, par son propre travail, sans compter sur
personne. Les sociétés démocratiques étant devenues des sociétés d’individus, la question est de savoir si
elles produisent les individus ou si elles sont produites par des individus sans liens entre eux…
Marcel Gauchet : Il y a une énorme part d’illusion dans la logique individualiste où nous a installés
depuis plusieurs siècles une pente lourde de notre société. Et qui, aujourd’hui, se radicalise.
La promotion de l’individu s’est faite au nom de la dénonciation des anciennes aliénations. L’aliénation
religieuse d’abord, mais, au-delà, l’ensemble des croyances dénoncées comme illusoires qui nourrissaient
le respect de la tradition, la déférence envers les supérieurs, l’adhérence à des préjugés.
L’individu s’est affirmé comme critique de toutes les choses reçues a priori. L’individu ne croit
potentiellement à rien. Il est sceptique à l’égard de tout ce qui se présente comme une autorité
susceptible de le contraindre et l’insérer dans un bloc de croyances communes. Dans le monde
contemporain, cette indépendance d’esprit affichée va jusqu’à une sorte d’esprit de contradiction
généralisé sans aucun contenu. On s’oppose à toutes les propositions qui sont faites, sans en mettre
aucune à la place. Mais peu importe : la liberté, c’est cette négativité. Derrière cette décroyance
généralisée, qui est la marque de l’indépendance individuelle, se dissimule une énorme inconscience
quant à ce qui permet à cet individu d’exister.
Cet individu, qui se veut libre de toute illusion, se retrouve dans une illusion dont il n’a plus le moyen de
s’apercevoir que c’en est une. Il se tient sur ce terrain dans une certitude si absolue qu’elle est aveugle. À
l’époque où les idées religieuses régnaient comme des opinions reçues, il y avait la possibilité de les
pointer comme telles, d’en dénoncer le caractère inquestionné. Quand la conviction individualiste se
généralise, il n’y a plus de critique possible de l’illusion d’indépendance qui porte les individus, chacun
dans sa bulle. Nous subissons l’emprise d’un dogmatisme plus verrouillé qu’avant, lorsque les idées
religieuses faisaient autorité.
Comment l’idée d’« épanouissement personnel » devient-elle, dans nos sociétés, l’intime conviction qui
donne sens à la vie de chacun ? Comment cette « foi laïque » naîtelle en l’absence d’une dogmatique ou
d’une idéologie imposée de l’extérieur ?
Ce que vous appelez foi laïque n’est, en fait, absolument pas une foi. C’est une sorte de croyance, mais pas
du tout de l’ordre des croyances religieuses élaborées, ou même des idéologies politiques. L’idée d’«
épanouissement personnel » est d’un autre ordre. Partons d’une formulation abrupte : vous ne choisissez
pas d’être un individu, cette position vous est assignée ! Les sociétés humaines antérieures vivaient dans
la conviction inverse. Elles disaient : « Tu n’es pas un individu ; tu n’es rien en dehors de ta famille, de ton
groupe. » C’est notre société qui dit : « Tu es un individu. » Et nous sommes sortis de l’âge héroïque de
l’individu, où il était un être d’exception qui avait à se conquérir contre toutes sortes de sujétions et
d’incorporations. Cet âge héroïque n’a été qu’une phase intermédiaire de l’histoire moderne. Maintenant,
du jour de la naissance, on reçoit son badge d’individu : « Sois toi-même. » Cela signifie que
l’individualisme est d’abord un phénomène de droit, et non une invention des individus. C’est un mode de
composition de la collectivité qui s’est instauré selon un cheminement historique, qui détermine – je
n’emploie pas ce mot au hasard – la position des individus vis-à-vis d’eux-mêmes et de ceux qui les
entourent.
Il détermine d’abord l’attitude des parents à l’égard de leurs enfants. Olivier Rey en donne un exemple
très amusant dans son dernier livre [1] : celui des nouvelles poussettes qui sont tournées de façon à ce
que l’enfant soit orienté vers le dehors. Dans les anciennes poussettes, l’enfant regardait ses parents –
c’était une bulle protectrice. Il doit maintenant être indépendant le plus tôt possible et affronter le vaste
monde. C’est très révélateur.
On voit la genèse d’une notion comme celle d’« épanouissement personnel ». Quels horizons peut avoir
une personne à qui cette position d’individu est assignée comme la norme qui définit ce qu’il est et ce que
pourront être ses activités parmi les autres ?
Il est condamné à une série de tautologies dont l’expression « Sois toi-même » est l’exemple parfait.
Qu’est-ce qu’un individu individualis peut se proposer comme autre horizon que d’augmenter son
individualité ? Aucun. L’épanouissement personnel s’impose comme la seule idée valable définissant son
horizon existentiel. Tout un discours psychologique ambiant obéit à cette loi tautologique.
Depuis une trentaine d’années, le concept d’estime de soi est devenu hégémonique dans notre société. Il a
provoqué une quasi-révolution dans la pédagogie, par exemple. L’expression est riche de sens, par sa
construction même. L’estime, on l’avait pour quelqu’un d’autre, ou elle devait se conquérir dans le regard
des autres. C’était une valeur sociale, relationnelle. L’estime de soi, je ne peux l’avoir que pour moi. Il
s’agit de cultiver la capacité tautologique de l’individu individualisé.
Nous sommes enfermés dans un mécanisme qui relève d’une logique cognitive très pauvre, mais
extrêmement puissante. Ce n’est pas une foi religieuse ou une idéologie destinée à fédérer les esprits, ou
produire de l’unité spirituelle entre les hommes, chose extraordinairement difficile. Le nouveau discours
qui se met peu à peu en place, procède d’un processus de persuasion très différent. Il convainc sur
d’autres bases. Et avec une extraordinaire facilité. Ensuite, ce qui se passe pour les individus enfermés
dans cette gangue, c’est autre chose. Une fois qu’on a la ferme conviction qu’on s’estime, on s’aperçoit
inévitablement qu’il vous manque quelque chose qui ne déparerait pas dans le paysage : l’estime des
autres. Il y a souvent une antinomie sensible entre l’estime qu’on se porte et celle que vous renvoient vos
congénères dès que vous leur infligez votre estime de vous-même. On voit bien la pente élémentaire de ce
discours psychosocial aujourd’hui totalement envahissant. Il n’y a même pas besoin d’être allé à l’école
pour apprendre ça. Ce sont de ces choses qu’on trouve tout seul. La situation rappelle celle de l’esclave du
Ménon [2]. À la différence que l’élève n’a même pas besoin de réminiscence. Il sait déjà tout, tout seul.
Cette réalisation de l’individu se fait aujourd’hui de façon concrète, alors que la « réalisation » de la
femme ou de l’enfant, il y a un siècle, s’est construite à travers les droits individuels reconnus par l’État…
Ce qui caractérise notre situation, c’est, depuis une trentaine d’années, le passage de l’individu abstrait –
qui n’était qu’une construction juridique, même si elle était sanctionnée dans les textes officiels – à
l’individu concret. Nous vivons l’aboutissement de ce mouvement. Cette idée abstraite est devenue une
réalité de fait dans le fonctionnement de nos sociétés. Et la norme s’est suffisamment installée pour
produire l’individualité concrète là même où elle semble ne pas exister.
Cette singularisation de l’individu, mise en scène par Ibsen avant d’être étendue à toute la société dans
les années 1960, ce n’est pas votre définition de l’individu démocratique.
La singularisation a besoin d’une référence universelle, hors de laquelle elle ne peut pas mettre en route
la dialectique qui lui est constitutive. C’est la contradiction inhérente au mode de pensée individualiste.
On n’est le singulier que d’une espèce. On n’est un individu singulier que si l’on est un individu comme
tous les autres. Cela explique nombre de paradoxes. Par exemple, l’importance prise par la compassion
humanitaire dans la sphère médiatique. Cet individu singularisé sait très bien, mais sans pouvoir le
penser, qu’il est un individu comme n’importe quel autre. Malgré son égocentrisme quotidien et parfois
bestial, il est sensible – à distance, n’exagérons rien – à l’universalité de la condition d’individu. Il est
touché par le spectacle de la détresse d’individus victimes de catastrophes naturelles ou de guerres…
Si l’on « donne » les droits de l’homme sans qu’on ait besoin de les acquérir, quel intérêt y a-t-il à
participer à la vie politique ?
Non seulement on donne les droits de l’homme, mais on les impose. C’est un basculement de l’histoire sur
elle-même qui a complètement modifié le regard sur le fait démocratique. Celui-ci a eu une gestation très
laborieuse, militante, combattante, héroïque… Et, tout d’un coup, il a pris un autre visage. Cet idéal vers
lequel on tendait difficilement, contre des résistances formidables, est devenu une évidence, non
seulement partagée mais obligatoire, qui ne laisse d’autre choix que de se comporter comme un individu,
alors même qu’on n’en a pas envie. Nous sommes en train de découvrir qu’il y a une grande quantité de
gens qui n’ont aucune envie d’exercer leur liberté. Aux yeux de beaucoup, pour peu qu’elle ne soit pas
trop tyrannique, arbitraire ou mutilante, la contrainte était un état social préférable. Dépendre de cadres
collectifs à l’intérieur desquels on suit le mouvement sans se poser de questions à quelque chose de
commode.
Ce changement brutal est l’explication majeure de la désaffection dont souffrent les démocraties. Elles
apparaissaient comme l’objet d’un désir, elles sont devenues un cadre installé. Et beaucoup de sceptiques
se déclarent démocrates sans se sentir obligés d’être très pratiquants.
Il va falloir tout repenser à partir de ce renversement de perspective qui modifie l’horizon des individus et
limite leurs possibilités d’action. Ils n’ont plus de but clair vers lequel tendre. Or, c’est nécessaire. Se
révolter ponctuellement reste une activité très pratiquée dans nos sociétés ; c’est très bien. Mais lorsque
cette révolte ne s’inscrit pas dans un projet cohérent, elle retombe vite. Elle n’est pas programmatique,
elle est affective. De l’ordre de l’indignation, non d’un projet historique. Nous avons aujourd’hui de la
politique, mais cette politique a totalement dévoré le politique comme perspective de transformation du
monde. La réussite de la démocratie a pour effet d’immuniser notre société contre le changement. Le
changement, c’est ce qu’on subit. Et non plus quelque chose qu’on peut projeter.
L’individu contemporain serait-il gâté au point d’oublier ce que l’État-providence a fait pour lui ?
Ces individus en savent beaucoup plus dans le fond de leur esprit que ne le traduit leur comportement de
surface. Ils se conduisent comme des enfants gâtés, mais ils ont conscience que le parent « gâtant »
existe. Et qu’il faut le ménager. Ils sont extrêmement attachés au principe de l’État-providence. Ils ne
luttent pas pour lui, mais ils ne se désintéressent pas de son existence. Ils savent confusément ce qui leur
permet d’exister, sans être capables de se l’avouer.
L’État-providence bute sur un problème pratique, technique : le problème fiscal. C’est une question
cruciale pour la gauche, qui ne la voit pas, alors que c’est un des points de blocage majeurs du point de
vue de sa capacité à convaincre. Le Parlement est né d’un principe simple : no taxation without
representation, le contrôle des dépenses de l’État et donc de la fiscalité. C’est sur cette base que s’est
construite toute la politique représentative. Le paradoxe, c’est que les transformations de la démocratie,
de l’État social au fonctionnement du système politique, ont ôté à la société toute capacité de contrôle de
la dépense publique, qui est redevenue régalienne. L’exécutif fait ce qu’il veut avec l’argent public. Je ne
parle pas de corruption, je parle de l’affectation des ressources publiques. Il n’y a plus de contrôle de la
part de nos sociétés. Les parlements ne sont pas en position de réclamer des comptes. Le vote du budget
est une comédie dans toutes nos sociétés, selon des modalités diverses. La résistance à la fiscalité vient de
là. C’est un blocage qui fait ressortir l’urgence d’une réforme intelligente de l’État.
Entre l’identité politique nationale et l’identité juridique européenne, n’y a-t-il pas un moyen de se sentir
appartenir à une communauté de destin en laissant à chacun la liberté de choisir ses « identités
universelles » (choisir par exemple d’être républicain et musulman) ?
Il n’y a pas de démocratie sans le sentiment de pouvoir peser d’une manière significative, même
infinitésimale, sur une communauté à l’intérieur de laquelle on se reconnaît. Avoir une communauté de
références avec des gens – parler de la même chose, de préférence dans la même langue –, ça aide quand
même. À travers la langue, il y va d’une culture, d’une histoire… Le problème, c’est que la construction
européenne disqualifie les appartenances nationales sans créer un autre sentiment d’appartenance. Pour
une bonne raison : l’Europe n’est pas une communauté politique démocratique. Il n’y a pas
d’appartenance européenne au sens d’une instance sur laquelle les citoyens auraient le sentiment d’avoir
leur mot à dire. C’est une construction au second degré. Elle le restera longtemps, pour une raison
pratique : la difficulté de faire fonctionner un tel système.
Si nous parlons ici de cosmopolitisme, je dirais qu’il y en a deux formes. Celui du citoyen du monde qui
n’est de nulle part et partout chez lui : l’universel réalisé. Et un cosmopolitisme beaucoup plus pratique,
plus réaliste, et néanmoins plus exigeant, qui est la vraie voie à explorer : celui qui prend en compte les
différences qui constituent la trame du monde. Celui qui sait que si, en un sens, tous les hommes sont
pareils, l’histoire de l’humanité est néanmoins faite d’une multiplicité de traditions, d’histoires, de
communautés particulières qui ont une valeur en tant que telles. Un cosmopolite, c’est quelqu’un qui sait
qu’un Italien, un Allemand, un Espagnol – pour rester en Europe – n’a pas spontanément la même idée
que lui de ce que veut dire, par exemple, « démocratie ». Il y a une palette d’acceptions
extraordinairement différentes de cette notion. Ce cosmopolitisme- là est la clé d’une construction
européenne qui mobiliserait le sentiment des différences dont doit vivre cette concordance pacifique de
peuples.
Le problème est que le mot flotte entre ces deux acceptions, ce qui disqualifie toute identité particulière
au profit d’un universalisme vide. Cela crée une désinscription sociale supplémentaire des individus en
alimentant le sentiment que, certes, ils sont nés Lettons, Suédois ou Espagnols, mais que cela ne compte
pas au regard de leur identité substantielle universelle. Pourtant, ces particularités, qui sont le produit de
l’histoire des communautés humaines et des civilisations, ont une consistance. On peut s’y rattacher. On
peut être républicain et musulman. Cela se réfère à deux histoires, deux créations historiques différentes,
très respectables à l’échelle de l’histoire universelle.
Les identités ne doivent pas faire oublier les appartenances. Pas de démocratie sans appartenance. C’est
sur cette base que la revendication d’identité singulière prend son sens. Cela ne signifie pas que nous
sommes semblables parce que nous appartenons à la même communauté. C’est même le contraire : cette
communauté est faite pour organiser le concert, la discussion, la controverse, la discordance entre des
points de vue particuliers. Il faut les deux termes pour que ça fonctionne.
S’il n’y a que des singularités qui ne se reconnaissent pas comme parties d’une communauté – où elles
doivent trouver leur reconnaissance –, elles s’annulent elles mêmes. Par la création d’une appartenance
qui n’en est pas une, l’Europe amène une complication du problème plus qu’une simplification.
Se confier à l’institution ou s’en défier, n’est-ce pas toujours reconnaître la fonction paternelle, protectrice
et par là religieuse de l’État ? L’individu « libre et égal » des droits de l’homme est-il condamné à ne
jamais être libéré de l’institution, ne jamais être à sa hauteur ?
C’est le problème constitutif des sociétés d’individus. Si l’on considère que – contrairement à la fiction
selon laquelle la société est produite par les individus – la société produit les individus, leur problème est
d’être à la hauteur du processus qui les institue comme tels.
Le grand risque d’une société d’individus, c’est de produire des individus passifs, infantiles, immatures.
Voire désespérés d’avoir à être des individus. Aussi longtemps qu’elle existera, cela sera sa plus lourde
contradiction. Comment placer les individus à la hauteur du statut qui leur est conféré ? Il faut une
réflexion critique. Elle est confrontée à un démenti de son idéal, dont elle devra se saisir. Personne ne
peut dire si elle y parviendra ou non. Ce point fait l’objet d’un puissant tabou idéologique ! La version
officielle est que les individus doivent être des individus, être « eux-mêmes », libres, indépendants,
autonomes… Il est interdit de parler d’autre chose. Or, ils ne le sont pas ! Ou à l’intérieur d’une
dépendance qui rend problématique la réalisation du principe !
Diriez-vous que ce sont les innovations économiques et techniques qui changent le rapport des hommes à
la nature, ou la manière dont ils s’exploitent entre eux ?
Le rapport privé et individuel à la nature est la fiction fondatrice des sociétés modernes. Le père Marx le
pointait quand il se moquait des « robinsonnades ». Mais elles allaient bien plus loin que ce qu’il croyait. Il
y voyait le modèle idéal du capitaliste entrepreneur privé. Mais la fiction véhicule quelque chose de bien
plus profond, de civilisationnel : la promotion du travail comme un affrontement essentiellement
individuel à la nature. Cette vision commande l’imaginaire de nos sociétés. On pourrait dire à beaucoup
d’égards que, dans nos sociétés, le travail est plus social qu’il ne l’a jamais été. Après tout, dans les
communautés de chasseurs-cueilleurs, chacun se remuait de son côté pour essayer de ramasser ou de
chasser ce qu’il pouvait. Les paysans, jusqu’à une date récente, cultivaient de manière très individuelle,
dans des structures plus ou moins communautaires. Nous vivons au contraire dans un univers du travail
intégralement social, mais soutenu par un imaginaire du rapport individuel et privé à la nature. La
conséquence, c’est l’aveuglement écologique de nos sociétés. Cette vision de la nature les rend incapables
de voir les dégâts qu’elles commettent. Sauf au moment où ces dégâts ont pris une telle ampleur qu’ils
deviennent irréversibles. Notre idée de la nature n’a rien à voir avec la réalité, voilà notre problème.
Le phénomène touristique a pour axe principal – pas unique, on visite aussi les musées, les monuments –
le désir de se retrouver seul face à la nature, dans un rapport non de travail mais de loisir, pour
l’admirer… Sauf qu’on s’y retrouve en masse et d’une manière qui la détruit.
La Méditerranée qu’on pouvait rêver au XIXe siècle, personne ne la verra jamais plus. Nous voilà au cœur
des fortes contradictions qu’implique la manière dont nos sociétés se sont instituées.
Propos recueillis par Alexandre Wong
• Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie, tome I ; La Révolution moderne, tome II, Paris,
Gallimard, 2007.
La Crise du libéralisme, tome III, Paris, Gallimard, 2009.
P.-S.
Notes
[1] Olivier Rey, Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Paris, Seuil, 2006.
[2] Le Ménon est un dialogue de Platon, dans lequel Ménon et Socrate étudient la définition de la vertu.