Les objets chiraux qui nous entourent

Transcription

Les objets chiraux qui nous entourent
02-ENSCP N°337 Corrigée2_REVUE ENSCP 30/07/12 15:40 Page3
Dossier
Les objets chiraux qui nous
entourent
Dmitri Savostianoff promo 63
T
out d’abord, petit retour
aux aspects fondamentaux. En 1848, au
début de sa carrière scientifique (Fig-1)
Louis Pasteur (1822-1895) résolut un
problème qui allait se révéler d'importance capitale dans le développement de
la chimie et de la biologie moderne : la
séparation des deux formes de l'acide
tartrique (Fig-2). Le seul acide tartrique
Fig-1 Louis Pasteur jeune, à l'âge de ses
travaux sur la chiralité
connu à l'époque était un sous-produit
classique de la vinification, utilisé dans la
teinturerie. Parfois, au lieu de l'acide tartrique attendu, on obtenait un autre
acide, qu'on appela acide racémique (qui
vient du raisin) puis acide paratartrique.
Une solution d'acide tartrique, ou de
chacun de ses sels, faisait tourner le plan
d’une lumière polarisée la traversant,
alors qu'une solution de l'acide paratartrique, comme de chacun de ses sels, ne
causait aucun effet, bien que les deux
composés aient la même formule brute.
En 1844, Mitscherlich avait affirmé que
le "tartrate de soude et d’ammoniaque"
Bien connue des chimistes, indissolublement liée à sa découverte
par Pasteur, la notion de chiralité (du grec χείρ, la main) paraît
bien obscure aux non-chimistes (malheureusement très majoritaires sur notre planète). Condition même de la Vie, la chiralité
se manifeste partout dans la nature, dans les objets les plus
grands (galaxies) comme les plus modestes (tire-bouchons,
ciseaux). Pour mieux faire comprendre cette notion, interrogeons-nous sur la nature chirale (ou achirale) de tout ce qui nous
entoure.
(qui fait tourner le plan de polarisation
de la lumière) et le "paratartrate de
soude et d’ammoniaque" (inactif sur la
lumière) avaient la même forme
cristalline. Pasteur refit ses observations
et s'avisa d'un détail qui avait échappé à
Mitscherlich : dans le tartrate les cristaux
présentaient une dissymétrie (« hémiédrie »), toujours orientée de la même
façon ; en revanche, dans le paratartrate,
il coexistait deux formes de cristaux,
images non superposables l'une de
l'autre dans un miroir, et dont l'une était
précisément identique à celle du tartrate.
Il sépara manuellement les deux sortes
de cristaux du paratartrate, en fit deux
solutions et observa un effet de rotation
du plan de polarisation de la lumière,
Fig-2 Cristaux G et D d'acide tartrique
dans un sens opposé et de même valeur,
pour les deux échantillons. Le hasard
faisant bien les choses, la découverte de
l’hémiédrie des cristaux de paratartrate
n’a été possible que grâce à la tendance
au dédoublement spontané par cristallisation (un phénomène assez rare) des
deux énantiomères de l’acide paratartrique ou racémique.
La déviation du plan de polarisation par
les solutions étant considérée, depuis les
travaux de Biot, comme liée à la structure de la molécule, Pasteur conjectura
que la dissymétrie de la forme cristalline
correspondait à une dissymétrie interne
de la molécule, et que cette dernière
pouvait exister sous deux formes dissymétriques inverses l'une de l'autre.
C'était la première apparition de la
notion de chiralité des molécules.
Les travaux de Pasteur ont abouti,
quelques années plus tard, à la naissance
de la stéréochimie avec la publication de
l'ouvrage la Chimie dans l'Espace par
Van't Hoff qui, en introduisant la notion
d'asymétrie de l'atome de carbone, a
grandement contribué à l'essor de la
chimie organique moderne. Quant au
terme même de chiralité on le doit, en
1898, à Lord Kelvin (1824-1907).
CHIMIE PARIS – NO 337 – Juin 2012
3
02-ENSCP N°337 Corrigée2_REVUE ENSCP 30/07/12 15:40 Page4
Dossier
Images dans un miroir et plans
de symétrie
Un objet ou un système est appelé chiral
s’il n’est pas superposable à son
reflet dans un miroir ( le reflet de la
main droite dans un miroir est une main
gauche). De tels objets peuvent exister
sous deux formes, appelées énantiomorphes ou, en se référant à des
molécules, des énantiomères.
Un Univers chiral ?
La question n’est pas tout à fait triviale.
Tous les objets tournants (Fig-3) sont chiraux dès lors qu’ils ont un « haut » et un
« bas », c’est-à-dire qu’ils ne sont pas
Dans le cas contraire, il est dit achiral. Il
est isomorphe de son reflet dans un
miroir avec lequel il partage les mêmes
propriétés géométriques.
Plusieurs théories ont été échafaudées
pour expliquer ce phénomène :
origine extra-terrestre de la vie, action de
la lumière polarisée circulairement sur
des molécules « prébiotiques », etc.
En règle générale, les objets chiraux sont
infiniment plus nombreux que les objets
achiraux qui constituent des cas particuliers, souvent isolés et énumérables
selon les symétries qui les définissent.
La chiralité peut être comparée à un simple problème de gants (ou de chaussures). Tous les enfants ont déjà été
confrontés à un problème de chiralité en
mettant la main droite dans le gant
gauche et inversement. Un gant est un
objet chiral car il n'est pas superposable
à son image dans un miroir. Les lettres de
l’alphabet français sont à cet égard un
exemple intéressant. Toutes celles (on ne
tiendra compte que des majuscules) qui
ont un plan de symétrie (vertical ou horizontal) sont achirales : A, B, C, D, E, I,
M, O, T, U, V, W, X, Y, les autres : F, J, K,
L, N, P, Q, R, S, Z, sont chirales.
Conséquence évidente : tout ce qui est
écrit est chiral (livres, journaux, etc.)
La distribution d'éléments différents
dans l'espace, par exemple autour d'un
point, peut conduire à des situations non
identiques, donc des objets différents.
Ainsi les dés à jouer sont des objets chiraux : la règle de construction veut que
la somme des faces opposées soit égale
à sept. Posons le six sur la face
supérieure et par conséquent le un sur la
face inférieure, puis le cinq devant donc
le deux derrière. Il reste deux façons non
équivalentes de terminer : le quatre à
gauche et le trois à droite, ou inversement. On obtient deux formes énantiomorphes, images l'une de l'autre dans
le miroir.
L’hélice
(et
par
extension
les
cordes/ficelles tournées, pas de vis, tirebouchons, poignées de porte, etc.) et le
ruban de Möbius, sont également chiraux.
4 CHIMIE PARIS – NO 337 – Juin 2012
nucléaire pour les phénomènes de spin.
Mais le plus étrange, c’est l’homochiralité terrestre. C’est-à-dire que les
molécules chirales de la matière vivante
existent toutes sous une seule forme
énantiomère. Ainsi, les acides aminés
constituant les protéines sont L et les
sucres de l'ADN sont D. Cependant,
lorsqu'un chimiste synthétise ce genre de
molécules, il obtient un mélange
racémique des deux formes.
Fig-3 Une galaxie "barrée"
strictement symétriques par rapport à
leur plan de rotation. C’est le cas de tous
les corps célestes des plus grands (galaxies, amas de galaxies) aux plus petits
(météorites) ; on peut donc assurément
opter pour l’affirmative. Peut-on imaginer pour autant un autre Univers reflet
du nôtre ? Du coup, on est en pleine science-fiction. Et si les fameux trous noirs
qui avalent toute la matière qui les
entoure dans leurs gouffres gravitationnels nous faisaient communiquer avec
cet autre Univers ? Encore un thème qui
ne devrait pas laisser les auteurs de science-fiction indifférents.
Notre Terre, qui n’a aucun plan de
symétrie (et surtout pas l’équateur en
raison de la présence des différents continents et de sa rotation) l’est de manière
évidente avec ses forces de Coriolis qui
font tourner les cyclones en sens
opposés dans les deux hémisphères. Du
plus grand au plus petit (le spin de l’électron) la chiralité est donc partout.
Homochiralité terrestre : énigme
et … question quasi
philosophique
En biochimie, la chiralité omniprésente
dans les acides aminés et la plupart des
éléments de construction du vivant,
intervient aussi dans la réplication des
protéines, notamment pour expliquer le
comportement pathogène et difficile à
traiter de certains virions ou de maladies
auto-immunes, et en physique sub-
L’une des hypothèses privilégiées pour
expliquer l’apparition des « excédents
énantiomériques » initiaux est qu'ils
proviendraient de l’interaction de
lumière circulairement polarisée (CPL)
avec la matière, introduisant ainsi
l’asymétrie initiale. L’expérience pluridisciplinaire Chiral MICMOC (Matière
Interstellaire et Cométaire, Molécules
Organiques Complexes) de l’équipe
« Astrochimie et Origines » de l’Institut
d’Astrophysique Spatiale a finalement
obtenu un résultat majeur pour cette
problématique par l’obtention de
molécules chirales énantio-sélectionnées
(L ou D en excès), à partir de l’irradiation
UV-CPL de molécules simples et achirales, analogues de glaces interstellaires.
Il n’en demeure pas moins que l’homochiralité terrestre pose un problème
quasi philosophique. Supposons qu’un
jour nous soyons enfin en contact avec
des preuves incontestables de vie extraterrestre, voire même extérieure au système solaire. La première question qui se
posera sera celle de la nature biochimique de ces organismes vivants.
Supposons que leur chimie soit comme
la nôtre entièrement fondée sur le carbone, très semblable et de plus
« homochirale » de la nôtre. Quel argument pour les tenants du « créationnisme » ! Ou, au contraire, tout un
monde vivant, totalement incompatible
avec le nôtre, fondé sur des acides
aminés D et des sucres L. Beau sujet de
science-fiction.
Petit catalogue, par définition
incomplet
Pour terminer je propose un petit exercice à nos lecteurs : essayez d’établir la
nature chirale ou achirale des objets qui
vous entourent. La plupart du temps la
02-ENSCP N°337 Corrigée2_REVUE ENSCP 30/07/12 15:40 Page5
Dossier
réponse est facile, parfois il faut se
creuser un peu la tête…
- montres ;
En voici en attendant une petite liste ;
après quoi, à vous de jouer :
- chaussures ;
- gants ;
- chaussettes japonaises (mais pas les
nôtres) ;
- la Terre
- fermoirs de collier ;
- les mains, les pieds (mais en gros il y en
a autant de gauches que de droits) ;
- boutonnières (les femmes sont le reflet
des hommes et réciproquement) ;
- tous les êtres vivants ‒ même s’il en
existait de parfaitement symétriques (?),
l’homochiralité terrestre les rendrait
chiraux ;
- tire-bouchons (on trouve dans les magasins de farces et attrapes des tirebouchons pour gauchers) ;
- les queues des cochons (mais il y en a
autant qui tournent à droite qu'à
gauche) ;
- les coquilles d'escargots - très majoritairement elles tournent à droite quand
on regarde leur sommet (apex) ;
- nœuds de cravate ;
- fermetures éclair (certaines) ;
- coquilles de la plupart des mollusques ;
Un couple d'escargots, à gauche le "dextre",
à droite le "senestre" rarissime
- écriture - lettres ;
- cordes, fils, ficelles torsadées ;
- mains, pieds ;
- ciseaux ;
- automobiles ;
- casseroles à bec verseur latéral ;
- carrefours circulaires ;
- serrure ;
- routes ;
- poignées de portes ;
- gares, trains… ■
CHIMIE PARIS – NO 337 – Juin 2012
5