le poids du contexte familial dans les dispositions a l

Transcription

le poids du contexte familial dans les dispositions a l
Rapport d’étude Apprendre par soi-même aujourd’hui, octobre 2014
LE POIDS DU CONTEXTE FAMILIAL DANS LES
DISPOSITIONS A L’AUTOFORMATION
Nathalie TINGRY et Christophe JEUNESSE
’autoformation décrite comme « un mode d'auto-développement des
connaissances et des compétences par le sujet social lui-même » (Dumazedier,
1997) n’est pas innée, même si certains apprenants peuvent avoir l’impression
que cette « faculté » fait partie d’eux depuis toujours. Depuis la médiation
assurée par les parents en cours de scolarisation, les facteurs environnementaux
semblent bien être déterminants dans les dispositions des individus à apprendre,
par eux-mêmes ou non, et ce dans des situations très variées.
En effet, l’analyse sociologique des pratiques sociales est traversée par une opposition entre deux
courants, l’un contextualiste et l’autre dispositionnel (Lahire, 2012). Selon le courant contextualiste,
les structures sociales déterminent les habitudes de vie des personnes, la disposition individuelle
relevant de l’illusion. Toute l’œuvre de Bourdieu a permis de consolider l’idée qu’à travers les habitus,
les pratiques caractéristiques de groupes sociaux donnés structurent celles de leurs « héritiers », ceuxci à leur tour développant des pratiques conformes à celles de leur groupe social d’origine. Pour le
courant dispositionaliste, les comportements sociaux sont singuliers et sont issus de la sédimentation
des expériences de vie et des caractéristiques personnelles des sujets sociaux.
Lahire (1998) et Kaufmann (2001) ne contestent pas que les dispositions soient intériorisées par les
individus au cours de leur socialisation mais ils s’interrogent sur leur stabilité dans le temps. Selon eux,
les pratiques des individus sont définies au sens d’une accumulation de dispositions sociales
sédimentées au travers de la famille, de l’école, du travail, des médias et autres, qui rencontrent un
contexte où se noue la pratique. Proulx (2005) fait également référence aux différentes interactions
auxquelles l’individu peut être exposé dans la construction des usages qui, selon lui, ne sont jamais
stabilisés dans le temps et parle de « construction sociale des usages ».
Enfin, comme souligné ci-dessus, il est sans doute une évidence de dire aujourd’hui que la famille est
le « premier système » social par lequel l’enfant acquiert et développe des compétences cognitives et
sociales. Une étude réalisée sur l’autoformation numérique des jeunes (Tingry, 2013b) met
notamment en avant l’hypothèse selon laquelle la disposition à s’autoformer serait contingente des
expériences vécues au sein de l’environnement familial.
Ce chapitre tentera de travailler plus finement autour de cette hypothèse. Nous chercherons
notamment à vérifier, auprès des personnes interrogées, si leurs dispositions se sont construites par
sédimentation de contextes sociaux ou par construction, d’une part liée au contexte familial, et/ou
d’autre part affinée par la rencontre de différents contextes favorables. Notre corpus de 76 individus,
de tous âges et catégories sociales, a été interrogé dans le cadre d’une recherche qualitative par
1
Rapport d’étude Apprendre par soi-même aujourd’hui, octobre 2014
entretiens semi-directifs dont nous ne reprendrons pas ici la méthodologie qui a été développée dans
la note méthodologique.
L’EMERGENCE D’UNE TYPOLOGIE D’ANALYSE
L’étude des verbatim issus de nos entretiens nous a permis de faire deux constats. D’une part,
l’ensemble des interviewés, à l’exception de trois, expriment le fait que l’autoformation constitue une
habitude de vie ; d’autre part, les dynamiques d’autoformation dans lesquelles sont impliqués les
interviewés ont des origines diverses. Notre analyse a pu faire émerger différentes catégories qui vont
au-delà de la stricte distinction héritage familial/sédimentation sociale. Il est intéressant d’observer ici
que les catégories abordées ci-dessous ne semblent pas corrélées aux variables indépendantes de
sexe, d’âge et de niveau social.
Les éléments recueillis dans nos entretiens nous ont permis de classifier notre corpus en trois
catégories d’origine ou de déclenchement de la mise en œuvre d’une dynamique favorable à
l’apprentissage autonome.

Une origine familiale (46 cas observés), pour laquelle nous avons pu définir deux sousclassifications :
 Des individus reconnaissant que leur milieu familial ou leur éducation les a
préparés, par apprentissage vicariant ou/et suite à une intention éducative, à
cette posture en matière d’apprentissage (37 cas observés).
 Des individus estimant que leur famille ou leur éducation ne les a pas préparés
à cette attitude, mais que celle-ci s’est développée précisément en réaction à
leur famille, à leur éducation. (9 cas observés).

Une origine liée à des éléments de contexte extérieurs à la famille identifiés comme
des déclencheurs potentiels. (7 cas observés)

Une origine inconnue (23 cas observés) pour laquelle nous avons pu définir également
deux sous-classifications :
 Des individus s’attribuant des capacités presque « innées » (15 cas)
 Des individus incapables de répondre à la question de l’origine de leurs
pratiques (8 cas).
2
Rapport d’étude Apprendre par soi-même aujourd’hui, octobre 2014
L’INFLUENCE DU CONTEXTE FAMILIAL DANS LES PRATIQUES D’AUTOFORMATION
De nombreuses études ont montré que la famille était une entité sociale où s’acquièrent les premiers
modèles de comportement, jouant ainsi le rôle de médiation entre l’individu et la société. Dans les
propos de nos interviewés, nous avons pu observer le poids de ce contexte familial dans la
reproduction des pratiques d’autoformation ou la mise en œuvre d’une dynamique favorable à
l’apprentissage autonome mais avons pu montrer également la capacité de certains interviewés d’aller
à l’encontre de ce milieu pour développer des pratiques d’autoformation.
UNE CONSTRUCTION HERITEE DU CONTEXTE FAMILIAL
Certains mettront en avant le rôle important joué par leurs parents dans le développement de leurs
réflexes autoformatifs dans une approche culturelle et « vicariante », mais sans incitation active :
« C'est la culture familiale, on est assez touche-à-tout et bricoleur. À Noël, je
commande une perceuse ou une scie sauteuse. J'ai grandi avec une mère seule qui
bricolait. Avoir une vie seule avec des enfants, ça oblige à avoir une réflexion
différente sur l'environnement, sur ce qu'on doit faire. » [Betty, femme, 35 ans,
Assistante de direction, Bac + 2] ;
« J’ai été débrouillard assez tôt car j'ai fait beaucoup de choses par moi-même,
parfois avec l'aide de mon père qui a aussi presque tout appris lui-même » [Konstan,
homme, 19 ans, surveillant collège, Bac] ;
« Mes racines… Ce sont mes parents. Pour m'avoir apporté leur langue et la culture » [Alice, femme,
53 ans, Enseignante, BEP].
D’autres interviewés reconnaissent que des éléments de contexte ont participé à entretenir, voire
stimuler cette posture développée en amont dans un contexte familial favorable. « J'ai une ascendance
d'enseignants. […] Aller à la bibliothèque en tant qu'enfant, qu'adolescent, c'était une sortie de famille,
ça m'est resté. » [Odile, femme, 63 ans, Retraitée - Formatrice école d'infirmière, Bac + 5 et au-delà] ;
« C'est vrai que mon père, il a changé de métier au moins trois fois, quatre fois
dans sa vie, et à chaque fois en se mettant en cause. Il est passé de paysagiste à son
compte à éducateur pour handicapés, donc y a quand même un grand écart, quoi.
Donc je pense que oui, c'est certainement, ça vient certainement de là. » [Katia,
femme, 44 ans, Monteuse vidéo, Bac + 5 et au-delà] ;
« Mais c'est tout de même une habitude de vie chez moi de me débrouiller tout
seul, je pense que ma famille y est un peu pour quelque chose. Chez moi tout le
monde s'entraide, alors c'est plus facile d'essayer car si on y arrive pas, on sait que
quelqu'un pourra nous aider » [John, homme, 45 ans, Formateur Anglais, Bac + 4] ;
« Tout petit déjà je dépannais les téléviseurs sans rien avoir appris. C’était une
envie, j’aimais ca découvrir par moi-même ou apprendre par moi-même, je ne peux
pas appeler ça une passion mais j’aime ça trouver par moi-même c’est comme un
jeu on part de rien et on essaie de trouver que ce soit pour un fer à repasser un
aspirateur si on cherche on trouve. Tout petit, mes parents m’ont laissé bricoler et
on était en maison oui je pense que c’est important. » [Maurice, homme, 51 ans,
Responsable de lots, Bac + 5 et au-delà] ;
3
Rapport d’étude Apprendre par soi-même aujourd’hui, octobre 2014
« On avait un piano à la maison mais personne n’était pianiste. Mon père espérait
que ses filles fassent du piano. Mon père est autodidactique à la guitare, ma grande
sœur est guitariste de formation après l’école de musique et mon autre sœur est
flutiste. Et moi harpiste. On s’est toutes mises à pianoter un jour ou l’autre. C’est la
curiosité et l’envie d’essayer. Surtout on avait envie de faire mieux qu’appuyer sur
les touches pour maitriser l’instrument. […] [J’aurais envie de remercier] mes parents
parce qu’ils nous ont offert ce piano, c’est une chance qui n’est pas donnée à tout le
monde. Et puis mes sœurs. C’est vrai qu’être la petite dernière, on veut imiter ou
suivre les pas des grands, c’est très stimulant. » [Mona, femme, 20 ans, aidesoignante, bac].
D’autres envisagent même que leurs habitus d’auto formés se sont forgés progressivement, de façon
inconsciente. Pablo, en se remémorant la multitude d’activités réalisées par son père et son grandpère, grands bricoleurs autodidactes, aboutit à la conclusion suivante : « Donc je pense qu’en effet, le
fait d’avoir vu ces choses jeunes, de manière inconsciente, voilà, donc, je pense que c’est venu comme
ça » [Pablo, homme, 34 ans, Chargé de mission information & communication, Bac + 3].
Á l’image de Victor, d’autres expliquent qu’ils ont été incités par leur entourage familial à mettre en
place un environnement favorable à l’autoformation : « Depuis petit, on m’a éveillé sur la curiosité on
[mes parents] m’a dit regarde autour de toi. » [Victor, homme, 25 ans, Architecte d'intérieur, Bac + 5
et au-delà] ;
« D’aussi loin que je me souvienne j’ai toujours été encouragé à aller chercher
l’information si je me posais la question et que je n’avais pas la réponse et d’avoir un
ensemble d’ouvrages et de ressources chez moi qui me permettaient de la faire
[quand j’étais petit en fait dès que j’ai su lire]. J’ai une curiosité particulièrement
développée qui a été encouragée par mes parents » [Arthur, homme, 28 ans,
Consultant communication, Bac + 5 et au-delà] ;
« C'est sûr que mon père m'a vachement influencé […] Enfin, au début, il a vu
qu'internet arrivait – il était journaliste […]. C'est mon père qui m'a parlé pour la
première fois des blogs, avant même que je connaisse ce truc. Il me faisait des
coupures de presse […]. Et il disait que voilà, fallait essayer d'aller vers le web parce
que c'était l'avenir, donc ça m'a mis en veille, un peu, là-dessus. Et puis voilà, il m'a
influencé sur aussi… à s'intéresser, en bossant beaucoup, tu vois, pour les études,
mais de manière autonome, quoi. » [Paul, homme, 30 ans, Web designer, Bac + 3].
Erik, Johann et Mona relèvent également l’importance de leur fratrie et Lina celui de son conjoint dans
ce processus d’apprentissage autonome : « Mon frère c'est un exemple. Mes parents c'est un peu
compliqué, ils n'ont pas fait ce parcours-là. Il y a que moi et mon frère. » [Erik, homme, 22 ans, sans
emploi, Bac] ;
« Mon milieu familial ne m’a pas donné les ressources. C’est mon mari qui
s’intéresse à tout, tout le temps. Je n’étais pas du tout dans un milieu comme ça.
J’étais dans un milieu où on faisait notre train de vie et voilà […]. Alors que mon mari
s’intéresse à tout. Il peut aller de n’importe quoi à n’importe quoi. Moi, je ne
m’intéresse pas à tout, c’est plus ciblé. Avant, je n’aurais pas passé des soirées
entières à me renseigner. » [Lina, femme, 33 ans, Surveillante de nuit, bac].
Enfin, nous avons pu constater que plusieurs interviewés, d’origine étrangère, expliquaient leurs
dispositions à l’autoformation à travers l’obligation qu’ont eue leurs parents, voire eux-mêmes,
d’apprendre le français et de s’adapter à une nouvelle culture, et ce le plus souvent sans moyens
institutionnels dédiés pour y parvenir. « Mes deux parents sont égyptiens ils ont déjà fait l’effort
4
Rapport d’étude Apprendre par soi-même aujourd’hui, octobre 2014
d’apprendre une langue et on a pu m’en montrer une autre enfant ça fait ça de plus puis mon père
m’a souvent tanné sur la science je pense qu’ils m’ont appris à être curieux justement » [Guillaume,
homme, 24 ans, Growth hacker, Bac + 4] ;
« Ma sœur est sur le même schéma que moi. On est arrivés en France à 9 ans, on
a dû apprendre une nouvelle langue, une nouvelle culture ; par ailleurs, notre mère
a dû apprendre elle aussi de nombreux métiers… je conçois donc l’autoformation
comme une pratique, un way of life indispensable pour évoluer, comme quelque
chose de vital [...] je ne peux pas me concevoir autrement. Depuis que je suis très
jeune, j'aime démonter la mécanique, comprendre comment les choses
fonctionnent » [Phong, homme, 30 ans, Graphiste, Bac + 4] ;
« C'est ma mère, puisque bien qu'étant analphabète, elle nous a toujours posé
un cadre en fait qui faisait que l'on n'avait que cette voie-là de l'apprentissage,
comprendre que c'était important parce que elle-même n'avait pas fait d'études [...]
mais on a quand même grandi dans une zone sensible [...] on comprenait pas que à
19 heures ma mère fermait les volets et qu'il fallait dormir à 19 heures parce que le
lendemain il y avait école alors que les enfants dans la rue jouaient encore. » [Saïda,
femme, 39 ans, Directrice d'association, Bac + 4] ;
« Je pense que ça part d'une histoire, d'un passé, comment on a grandi. Pour grandir dans un pays que
tu ne connais pas forcément, ben, oui, il faut apprendre. […] Le fait d'avoir été en France, ça a boosté
cette envie d'apprendre. » (Répété deux fois au cours de l’entretien). [Lilly, femme, 29 ans, Comptable,
Bac + 4].
Pour finir, nous pouvons assister à une forme d’incorporation inconsciente des pratiques. Nathan
n’attribue pas à des origines familiales sa disposition à l’autoformation, alors qu’elle semble toutefois
relever d’une tradition familiale :
« La lecture, c’est quelque chose que j’ai toujours pratiqué. Mais dans ma famille,
ce n’était pas spécialement leur pratique régulière, ils lisaient mais ce n’est pas
quelque chose qu’on parlait en famille. C’est plus lié à des aspirations plus
personnelles qu’à un héritage familial. J’ai aussi une sœur qui écrit des romans mais
je sais qu’elle écrit depuis très longtemps, mais c’est plus une aspiration personnelle
que familiale. » [Nathan, homme, 49 ans, Formateur, Bac + 5 et au-delà].
UN PROCESSUS D’AUTOFORMATION DEVELOPPE EN REACTION AU MILIEU FAMILIAL
D’autres interviewés estiment que leur famille et leur éducation ne les a pas préparés à cette aptitude,
mais que celle-ci s’est développée précisément en réaction à leur famille ou à leur éducation. « J’ai été
poussé à aller chercher par moi-même car les réponses ne peuvent pas venir d’eux [parents] »
[Alexandra, femme, 25 ans, Consultante junior développement de start-up dans les filières innovantes,
Bac + 3] ; « Je suis la seule à apprendre seule mes parents ne sont pas spécialement curieux et j’ai
toujours voulu être en marge de ma famille je pense que je me suis toujours dit que je n’étais pas de
cette famille donc (sourires) […] » [Clémence, femme, 41 ans, Chargée d’étude, Bac+3] ; « Il a toujours
fallu que je me débrouille c’est à dire on peut pas dire que l’école m’ait super intéressé.
Systématiquement à la maison il fallait se débrouiller seul pour avoir quelque chose. » [Stéphane,
homme, 49 ans, Éclairagiste designer, Bac] ; « Mon milieu familial n’a pas été favorable. C’était un peu
une échappatoire, les livres, tout ça… » [Ève, femme, 30 ans, Sans emploi, Bac] ; « Mon milieu familial
quand j'étais jeune m'a aidé dans la mesure où ils ne m'ont rien appris, ils n'avaient pas le temps. Alors
je me suis toujours débrouillé seul. » [Rodolphe, homme, 70 ans, retraité cadre infirmier, BEP] ; « Mon
milieu familial ne m'a pas préparé à ça. J'ai toujours été seul, comme en pension quand j'étais jeune.
5
Rapport d’étude Apprendre par soi-même aujourd’hui, octobre 2014
Le fait que j'aie été en pension a fait que je me suis toujours débrouillé tout seul. Au début de ma
carrière j'ai beaucoup travaillé manuellement sans que personne ne m'ait rien appris. J'ai dû beaucoup
apprendre seul. » [Claude, homme, 68 ans, Retraité, Aucun diplôme déclaré] ;
« J’ai l’impression que je me suis toujours pris en main tout seul, mais une
anecdote et tout est surement partie de là quand j’étais tout petit j’ai dit à ma mère
hier on était le 31 donc aujourd’hui on est le 32 et m’a mère m’a envoyé baladé me
disant que je n’étais pas très malin et je m’en rappelle encore ce jour-là j’ai dit «
maintenant je me débrouillerais tout seul !» et c’est vrai que depuis je me suis
débrouillé tout seul ! » [Alberto, homme, 56 ans, Consultant, Bac + 5 et au-delà].
On entend même certains interviewés rejeter le modèle d’apprentissage familial : « Ma mère aimait
faire la cuisine, et aimait nous apprendre, mais quand on ne réussissait pas, on pouvait se faire
rouspéter, donc c’est peut-être plutôt par opposition d’une manière d’apprendre, je dirais. Je me suis
dit pour moi : Bah non, on a le droit de louper, et puis de refaire. » [Sylvie, femme, 60 ans, responsable
CRIJ, Bac + 5 et au-delà] ; « Mon père faisait beaucoup de jardinage, mais c’était à l’arrache, en force,
c’était toujours de l’alimentaire. J’ai voulu un peu rejeter le modèle familial, je me suis dit, je vais faire
autrement, quoi. Après la méthode un peu désordonnée, ça me correspond assez à moi, parce que je
vois que pour l’apprentissage de l’anglais, je manque aussi de rigueur… » [Vadim, homme, 60 ans,
Technicien réseaux téléphone, Bac].
Citons également Viola qui ne s’était pas posé la question de son aptitude à l’autoformation, mais
comprend à la lumière de l’interview qu’elle n’est pas seule dans son cas dans son environnement
familial : « Dans ma famille, je peux voir pas mal de cas comme le mien [des personnes qui apprennent
des choses par elles-mêmes], mais j’y avais jamais pensé avant » [Viola, femme, 29 ans, Graphiste, Bac
+ 5 et au-delà].
Nous observons dans cette étude que ces différents types de retour sur les origines de la démarche
d’autoformation pourraient remettre en cause, d’une certaine manière, l’uniformité du déterminisme
familial.
DES DECLENCHEURS EXTERIEURS INCITANT A UNE ATTITUDE D’AUTOFORMATION
Avec le travail de Lahire, nous arrivons à une combinaison selon laquelle les pratiques résultent à la
fois de l’action directe des contextes sociaux et des dispositions personnelles agrégées au cours de la
vie d’un individu. La sociologie des individus cherche en particulier à articuler de façon dialectique le
déterminisme social et familial, avec la variété des expériences biographiques des sujets. Comme
Lahire (2012) le signale, « la singularité individuelle est liée à la pluralité des cadres d’expériences
socialisatrices ».
6
Rapport d’étude Apprendre par soi-même aujourd’hui, octobre 2014
L’ENVIE D’UNE EVOLUTION PROFESSIONNELLE ET SOCIALE
Dans nos interviews nous avons pu mettre en avant d’autres facteurs déclencheurs à l’autoformation
comme l’envie de progresser professionnellement et socialement après un épisode scolaire qui n’a pas
permis d’y parvenir :
« Quand j’étais gamin, je n’avais pas envie d’apprendre ni à l’école ni ailleurs. Ma
famille ne m’a jamais encouragé à apprendre, ni à l’école, ni autrement, même si j’ai
dû apprendre à cuisiner pour faire de temps en temps le déjeuner pour mes parents.
L’âge aidant, socialement, quand tu vois que tout le monde avance, tu te dis que tu
dois bouger aussi un peu. » [Éric, homme, 41 ans, chef d'équipe, BEP].
Ces facteurs peuvent encore être générés par l’absence de structure institutionnelle permettant de
mener à bien les apprentissages visés : « Mes parents m'ont poussée à faire des études. Apprendre
par moi-même, c'est surtout dû au contexte économique, il n'y a pas beaucoup de structures. » [Clara,
femme, 34 ans, Sans emploi, Bac + 4].
L’ENVIRONNEMENT INSTITUTIONNEL D’APPRENTISSAGE
Nous avons également pu constater que des conditions exigeantes, notamment en termes
d’autonomie, de l’apprentissage institutionnel pouvaient générer des initiatives personnelles
d’apprentissage plus informelles, comme ici à l’université : « C’est l’université qui m’a contraint [plus
que mon milieu familial] à apprendre de cette manière. Quand tu es largué en première année de
licence, c’est un peu la cage aux lions. La seule manière d’en sortir vivant, c’est d’être autonome. Il faut
s’entraîner à être autonome. » [Hugo, homme, 22 ans, Web developer, Bac + 5 et au-delà] ;
« Mon milieu familial ne m'a pas préparé à ça ni mes habitudes de vie, je pense
que j'ai commencé comme ça dès la fac. En fait, je me suis rendue compte très tard
que lire et comprendre ce n'était pas apprendre. Je croyais qu'une fois que mon
cours compris, je m'en souviendrais et ça m'a duré longtemps. J'ai appris à apprendre
à la fac quand le fait d'écouter en cours et de relire ça ne suffisait plus. J'ai mis en
place ce travail de manière tardive. » [Zoé, femme, 47 ans, Orthophoniste, Bac + 4]
DES EPISODES D’AUTOFORMATION CONTRAINTE
Si l’autoformation est un acte volontaire de la part de l’individu, les motifs d’engagement ne sont pas
toujours liés au choix et au plaisir de s’autoformer. Pour Alain et Jules, le recours à l’autoformation
s’est imposé à eux, soit avec l’arrivée des ressources numériques en ligne, soit dans un contexte
économique et professionnel contraint. L’influence familiale semble ici passer au second plan dans la
genèse des habitudes d’autoformation.
« [Apprendre ainsi, est-ce pour toi une habitude de vie ?] Bah, ça l’est devenu par
la force des choses (…). On va dire l’utilisation d’internet comme outil de veille et
centre de recherche personnel entre guillemets, c’est pareil, à chaque fois
supplémenté par les réseaux sociaux, donc, c’est effectivement pas un truc qu’est
uniquement lié à ça [au projet qui a fait l’objet de l’entretien] exceptionnellement.
[…]. [Interviewer : Et dans ta famille, est-ce qu’il y a des gens qui fonctionnent comme
toi ?] Non, non, je ne pense pas, non, c’est plus… Y a une vraie fracture numérique
7
Rapport d’étude Apprendre par soi-même aujourd’hui, octobre 2014
dans ma famille, en tout cas. » [Alain, homme, 29 ans, Journaliste, Bac + 5 et audelà] ;
« [Interviewer : Est-ce que votre milieu familial ou votre éducation vous auraient
préparé à être comme ça, et à apprendre de cette manière-là ?] Mon papa faisait
beaucoup de choses dans la maison, bricolait beaucoup, mais bon, à petite échelle,
quoi. Mais après, je pense que c'est le milieu agricole, quand je me suis installé, j'ai
été obligé, financièrement parlant, de beaucoup me débrouiller par moi-même,
donc ça vient tout seul, et après on travaille avec des voisins, et on apprend un tas
de choses au fur et à mesure, quand on a une moissonneuse qui tombe en panne,
eh bien on met le nez dedans, on ne sait pas trop ce qu'on va y trouver, mais on
cherche. » [Jules, homme, 60 ans, Chauffeur livreur, BEP].
DES ORIGINES DE L’AUTOFORMATION INCONNUES, PARFOIS PERÇUES COMME « INNEES »
En se posant la question des origines de leur aptitude à l’autoformation, quinze de nos interviewés, ne
trouvant pas de point de départ à leurs pratiques, en concluent à une aptitude quasi innée, invoquant
« un trait de caractère », « une nature », « une façon d’être », le côté unique en se sentant « le seul
ou la seule », un cas « personnel », parce que « ça vient de soi », excluant de leur discours tout
catalyseur extérieur qui aurait pu intervenir dans ce processus ou même l’influencer. Ces quelques
verbatim témoignent de ces perceptions : « Je ne crois pas que mon éducation m'a préparée à ça,
même si j'avais une mère qui bricolait beaucoup. J'ai toujours aimé faire de la peinture. C'est dans ma
nature, je pense. » [Aliénor, femme, 62 ans, Animatrice Travaux manuels, Bac] ; « Je ne sais pas
vraiment si ma famille m’a influencée dans ma façon d’être… Car j’ai toujours été curieuse. Je me suis
autoformée sur l’informatique car ça m’a toujours intéressée. » [Anna, femme, 45 ans, Chargée
d'études, Bac + 5 et au-delà] ; «Je ne crois pas [que ce soit une habitude de vie]. Il me semble que j'ai
appris toute seule à faire de cette manière » [Chloé, femme, 39 ans, Demandeur d'emploi, Bac + 2] ;
« Y a que moi qui vais dans ce genre de lieu [comme la médiathèque], pour avoir des renseignements
et tout. Même les amis, la famille, il n’y a que moi. » [Christopher, homme, 25 ans, Électromécanicien,
BEP] ; « Mes parents n'ont pas fait d'études mais ils ne nous ont pas empêchés d'en faire. Ils nous ont
encouragés à en faire. Mais apprendre de cette manière n'est pas lié à mes parents, c'est plus un trait
de caractère. » [Erika, femme, 46 ans, Maquilleuse de marionnettes, bac] ; « Mon papa ne lit presque
pas, ma maman ne lit que des romans. Ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas une capacité à s’indigner
mais ce n’est pas le genre à faire des recherches. » [Ethan, homme, 38 ans, surveillant collège, Bac +
3] ;
« Ah, oui, ça a toujours été une habitude de vie. Seulement, [...], j'ai manqué de
livres quand j'étais jeune. J'aurais bien voulu lire davantage. […] Par rapport à
certains élèves, je les plaignais presque, parce qu'eux, c'était une corvée
d'apprendre, c'était une corvée absolue. [...] [J'avais cette envie] de comprendre ce
qui se passe. » [Etienne, homme, 74 ans, retraité (métiers multiples), BEP] ;
« Je n’avais pas forcément un soutien familial proche dans la connaissance donc j'ai appris à me
concentrer un peu seul… Donc c'est quelque chose que j'ai gardé » [Lucien, homme, 52 ans, Chef projet
informatique, Bac + 5 et au-delà]. Enfin, huit interviewés n’ont pas trouvé spontanément d’origine à
8
Rapport d’étude Apprendre par soi-même aujourd’hui, octobre 2014
leurs pratiques d’autoformation, Enzo en exclut toutefois une origine familiale : « mon milieu familial
ne m'a pas préparé à ça », affirme-t-il.
CONCLUSION
Cette étude qualitative nous montre bien que définir l’origine du processus d’apprentissage par
autoformation peut être complexe pour les individus. Elle repose sur des déclarations de pratiques et
sur des perceptions nécessairement subjectives, parfois conceptualisées par les sujets eux-mêmes, qui
nous ont toutefois permis de déceler une certaine influence des expériences dites « précoces » au sein
de la famille dans le processus d’acquisition de réflexes d’autoformation invoquant par là une sorte
d’habitus familial à l’autoformation (en s’inspirant de Bourdieu), ou d’habitudes familiales à
l’autoformation (avec Kaufmann) ou encore de contexte familial d’autoformation (avec Lahire) chez
46 individus. Toutefois, si cette influence semble forte, on ne peut toujours la considérer comme
déterminante.
En effet, comme le précisait Kaufmann (2004), le conditionnement social des individus est un processus
permanent. Sans écarter les expériences dites « précoces » mais qui seront agrégées avec des
expériences nouvelles, parfois même contradictoires, Lahire (2012) parle de pratiques qui résultent à
la fois de l’action directe des contextes sociaux et des dispositions personnelles incorporées au cours
de la vie d’un individu. Ainsi, « la singularité individuelle est liée à la pluralité des cadres d’expériences
socialisatrices » (Lahire, 2012). Anne illustre bien cette réalité en disant : « ma famille a eu une
influence sur ma manière d’apprendre qui s’est renforcée par les gens que l’on rencontre ».
Enfin, nous noterons qu’à la question des origines des dispositions à l’autoformation, seuls Odile et
Christopher ont fait référence à leur fréquentation de bibliothèques/médiathèques : chez Odile, dès
l’enfance : « J'ai une ascendance d'enseignants. […] Aller à la bibliothèque en tant qu'enfant,
qu'adolescent, c'était une sortie de famille, ça m'est resté. » [Odile, femme, 63 ans, Retraitée Formatrice école d'infirmière, Bac + 5 et au-delà].
Pour Christopher, à l’inverse, la fréquentation de ces lieux à des fins d’autoformation s’est réalisée en
partie au cours de la socialisation à l’âge adulte. «Il n’y a que moi qui vais dans ce genre de lieu [comme
la médiathèque], pour avoir des renseignements et tout. Même les amis, la famille, il y a que moi »
[Christopher, homme, 25 ans, Électromécanicien, BEP].
Pour conclure, notre travail nous a permis de confirmer l’hypothèse que le milieu familial constitue un
facteur favorable au développement de dispositions propices à l’émergence de pratiques
autoformatives, que ce soit par modelage, de façon vicariante, ou bien au contraire, et c’est plus
surprenant, en réaction à son milieu d’origine. Cela dit, l’environnement de l’adulte constitue bien, lui
aussi, un facteur non négligeable dans le développement ou la persistance de ces dispositions
particulières à apprendre. Et, si les dispositions des individus interrogés engendrent manifestement de
multiples stratégies d’apprentissage, il semblerait bien que ces dernières, là aussi, soient souvent
héritées des pratiques de leurs ainés et/ou de leurs proches. Cette nouvelle hypothèse pourrait faire
l’objet d’une étude complémentaire.
9

Documents pareils