Algérie€: Zina, Leila et les autres.

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Algérie€: Zina, Leila et les autres.
la détresse des intellectuels dAlger.
Algérie : Zina, Leila et les autres.
la détresse des intellectuels dAlger.
Quelle détresse ! Ils sont là, attablés, sans bouger, le corps allourdi dangoisse, le regard tourné vers
lintèrieur, comme sils revoyaient toute leur vie, le passé, les combats pour une Algérie quils
aiment, celle idéale dont il rêvait et lautre, celle qui vient de leur claquer au visage, un soir
délections. Tout défile. Dehors, la rue sans ampoules est noire, le trottoir poussièreux, encombré
par les travaux dun métro qui navance pas et, à quelques mètres de là, devant le siège du Front
Islamique du Salut, quelques ombres barbues montent une garde efficace et discrète. Le repas est
silencieux, inhabituel dans ce pays déclats, de bruit et de lumière. Autour de la table, il y a quelques
intellectuels et des journalistes, copains dadolescence rompus depuis vingt ans à lanalyse
politique ; ceux là seraient prêts à parler, par habitude et par courtoisie, pour meubler le vide et
oublier quils sont seuls. Mais il y a lautre, là-bas, immobile sur sa chaise, avec son regard de noyé
qui garderait le sourire aux lèvres. Il est humoriste. Et les meilleurs amis de la terre ne peuvent rien
contre la drôlerie dun amuseur qui a le cafard. De temps à autre, il relève la tête, la bouche ironique
et cruelle, terrible : "il y a dix ans, on se tenait les côtes devant la tv en regardant les mollahs iraniens
jouer leur farce du moyen-age. Aujourdhui, les Islamistes vont diriger lAlgérie. Question : pourquoi
est-ce quon ne rit plus ?" Il grimace, redevient pitre, imite les "barbus" et les autres sont pris de fou
rire. Quand le calme revient, rien na changé, la légèreté sest déjà évanouie. Ne reste que cette
grosse boule calée là, au fond de la gorge. A lautre bout de la ville, des fenêtres grandes ouvertes
donnent sur le port dAlger, les bateaux et leurs lumières dans la nuit. "Vous regardez ma ville...Elle
est belle, nest-ce pas ?" dit la maitresse de maison. Au salon, ses invités mangent du bout des
lèvres et fument cigarette sur cigarette. Il y a Zina, cinquante ans, directrice dune école au centre
ville, Leila, la trentaine, enseignante, et son mari, vétérinaire dans une petite ville de campagne. Ici,
on parle, beaucoup, une autre façon de cacher son désarroi : "Avant, on vivait mal mais, au moins,
on vivait," dit Leila. Elle na jamais imaginé une victoire islamiste :"je narrive toujours pas à y croire.
Que vont-ils faire de nous ?" On leur avait tellement dit que le Front Islamique du Salut nétait quune
excroissance, une simple tâche posée sur le vilain nez dune société moderne quils avaient fini par
sen convaincre. Pour eux, lessentiel était ailleurs dans la lutte contre un état monolithique qui
menacait, au mieux, de jouer encore une fois à la farce électorale. Et puis les résultats du premier
tour sont arrivés, des villages, des circonscriptions, des Willayas entières, comme autant de coups
de massues : trois sièges pour les partis indépendants, morts-nés ; quinze pour le FLN, le puissant
parti K-O debout ; moins que les vingt-cinq points du FFS dAït-Ahmed de retour dexil ; et surtout,
cent quatre vingt huit sièges pour les islamistes du FIS, à bout touchant demblée de la majorité au
parlement, du pouvoir. "Jai écouté tomber les résultats, " dit Leila, "et je suis restée au lit toute la
journée du lendemain. Malade. Anéantie." Au début, il y a eu le refus de la réalité, comme à
lannonce brutale de la mort dun proche. Un rejet qui sest étalé sur les murs de la ville, à coups de
slogans nerveux :" Annulation des élections pour une Algérie moderne !" A la radio, les perdants
dénoncaient la dictature des urnes :"quest ce quon va faire avec trente huit sièges face à la
montagne du FIS ? De la figuration ? Non, de la trahison. Un alibi démocratique à un état
théocratique." Et un ministre a fini par concéder, géné : "Ce nest pas la tenue des élections qui pose
problème, cest leur résultat..." Paradoxe, le FIS applaudit aux eléctions et les démocrates,
effondrés, découvrent quils sont en train de réinventer le parti unique par la voie des urnes. Piégés,
ils rèvent dun impossible retour en arrière :" pendant quelques jours, dit Leila, on sest même surpris
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à espérer...un coup détat militaire !" Pendant les émeutes sanglantes dOctobre 1988, ils étaient
pourtant dans la rue, contre létat de siège et larmée, du côté des morts, prêts à traiter dassassins
ceux qui tiraient sur les manifestants. Trois ans plus tard, en juin 91, il ny avait plus que les enfants
du FIS ; les démocrates étaient restés chez eux. Par peur du FIS, déjà. Et ils approuvaient la
répression militaire. Aujourdhui, ils ne reconnaissent plus cette algérie profonde qui vient de sortir
des urnes, une algérie rebelle, faite de frustrations et de désespoir. Sous leurs barbes et leurs
"Khamis", les jeunes de Kouba sont nus de misère ; ils haïssent la minorité de nantis, celle des
fonctionnaires du régime, des privilégiés, des affairistes qui construisent des villas sur les hauteurs
de El Biar, soffrent une voiture, des vacances, des voyages, exhibent une bonne santé insolente,
une femme maquillée et des enfants gatés ; ou plus simplement tous ceux qui parlent français, ont
un travail, un salaire, un toit. Jamais depuis la guerre dAlgérie et le grand rassemblement de
lindépendance, la société na été coupée en deux de façon aussi profonde, aussi brutale : dun côté,
une petite poignée qui attend la grâce de la démocratie ; de lautre, la grande masse des exclus, les
"gueux" comme ils se sont eux mêmes surnommés, qui croient que le salut ne peut venir que de
Dieu. Pour les deux, lautre est le Diable. Zina la directrice décole na pas oublié ce jour démeute
où des islamistes de dix huit ans affrontaient les "casques bleus" de la police : "Il y avait des jets de
pierre , des explosions et du gaz lacrymogène jusque dans la cour de mon école transformée en
infirmerie. Jai passé mon après-midi, une bouteille de vinaigre à la main, à soigner des gamins en
sang." Elle remarque un adolescent les yeux blessés par les lacrymos, le pousse à lécart dans le
jardin et demande, émue :"pourquoi tu fais ça ? Pourquoi autant de risques ?" Le jeune sassoit à
même le sol, ramasse une brindille et se met à dessiner des ronds dans le sable : "Jai bientôt dix
huit ans, on ma renvoyé de lécole, je nai pas de travail, pas de maison et pas de quoi fonder une
famille...Je nai rien. Alors autant mourir comme ça." Ce jour là, Zina a eu le sentiment étrange que le
courant était passé entre eux, une dernière fois. Quand elle les a retrouvé, cétait dans le bureau de
vote quelle dirigeait. Ils étaient là, avec elle, dès louverture à huit heures et jusquau dernier bulletin
décompté à deux heures du matin. Il a fallu lutter contre les pressions, les femmes voilées que lon
"aidait" à voter, les mains grasses posées par hasard sur un bulletin de vote histoire de lannuler, les
contestations pour un coup de stylo trop large ou un bulletin écorné...Le soir, Zina a vu arriver la
collègue du bureau voisin ; découragée, en pleurs, elle venait dabandonner la partie. Ce soir, Zina,
Leila et les autres nen veulent pas aux islamistes mais au FLN : "En trente ans de pouvoir, ils ont
dépolitisé le pays, ont permis lémergence dun parti politique religieux et nont même pas su tenir et
préparer correctement des élections. On savait ladministration corrompue, on ne la savait pas
incompétente à ce point."Englué dans les querelles de clans, déstabilisé par les changements de
premier ministre à répétition, sans équipe et sans souffle, le pouvoir a oublié de sadresser au
peuple, et la paresse administrative a fait le reste : "lEtat.. Quel état ? Il ny plus détat" soupire,
amer, un homme politique. Il est dailleurs resté longtemps silencieux au lendemain des élections et
sans la manifestation lancée par le FFS dAït-Ahmed, Leila serait restée longtemps anéantie au fond
de son lit :" ce fut un électrochoc, la plus grande manifestation à Alger depuis lindépendance." Ce
jeudi là, ils sont quelques centaines de milliers à défiler le long du port. Ils viennent de Kabylie,
dOran, de Contantine, de tout le pays. Quelques banderolles, "contre les forces de la tristesse",
quelques slogans, "non à létat policier, non à létat intégriste", une formidable énergie à cracher et
surtout la stupéfaction de se retrouver aussi nombreux, dans le vide laissé entre le FLN et le FIS.
Pour quelques heures au moins, les hommes du FIS ont déserté les rues. Mais les jeux sont faits. Au
lendemain du second tour, lAlgérie devrait avoir une assemblée, un gouvernement et un premier
ministre islamiste. "Il ne faut pas avoir peur du FIS..." dit Mejid, universitaire et chercheur. Lui vit à
Constantine, la ville qui a toujours eu la tête près du ciel. Et il croit que lexercice du pouvoir est le
meilleur moyen de ramener le parti islamiste a sa dimension réelle. "Il ny a pas de crise didentité en
Algérie. Seulement un déficit économique, un manque demplois, déducation et de logements. Et
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contre cela, le FIS ne peut pas grand chose." Face à lAlgérie active qui lui est hostile, il devra soit
composer au risque de devenir un parti politique presque comme les autres, soit aller à
laffrontement avec létat et larmée, et il nen a pas les moyens. "Ce qui est durable ici est la
contestation des jeunes de nos villes, le FIS nest que son véhicule politique." Sauf que le FIS nest
ni un accident, ni un miracle. Et que son succès est à la mesure du désarroi du pays. Et du
désespoir de Leila : " On a déjà connu trente années de FLN, soupire la jeune femme, " Lexpérience
du FIS au pouvoir sera peut-être transitoire. Mais je nai quune vie. Et je ne veux pas maintenant
perdre les années à venir sous le règne des intégristes."
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