L`ÉTÉ GREC 05/09/2015 N

Transcription

L`ÉTÉ GREC 05/09/2015 N
REGARD du moi(s)
de Jean-Yves Le Dréau
L’ÉTÉ GREC 05/09/2015
N°12
Il y a une vingtaine d’années, je fis une rencontre qui me marqua durablement. Avec trois amis, nous avions décidé d’aller à la découverte de la Bourgogne et de ses célèbres crus classés. Chemin faisant, nous fîmes halte à Chablis où l’on nous avait programmé une dégustation. Nous n’étions pas seuls. Soudain, notre hôte nous signala la présence d’un habitué de la maison, Jacques Lacarrière. J’en eus le souffle coupé. C’était comme si l’on avait annoncé à un amateur de football que Messi se trouvait au sous-­‐sol. Comme des centaines de milliers d’autres lecteurs, c’était, en effet, à Jacques Lacarrière et à son « Été Grec » (1976) que je devais une passion, jamais démentie par la suite, pour la Grèce. Ainsi, l’auteur de « En suivant les dieux » et de tant d’ouvrages consacrés à la mythologie, à l’art, à la culture et à l’univers grecs, la référence absolue en matière d’hellénisme en France (avec Jean-­‐Pierre Vernant, bien sûr) descendait de l’Olympe pour fréquenter, dans la tradition mythologique, les pauvres humains que nous étions. Je m’approchai timidement pour lui dire toute mon admiration et lui témoigner ma reconnaissance. Il me prit par l’épaule et me conduisit à un tonneau sur lequel étaient disposés de nombreux verres de vin blanc. Dès lors, Dionysos régna en maître sur la soirée. Pendant plus de deux heures, nous échangeâmes, au son des cliquetis de nos verres entrechoqués, sur la civilisation grecque. Je dois dire plutôt que j’écoutai le Maître tant son érudition était éblouissante. Comme les « selfies » qui permettent, aujourd’hui, à tout un chacun de se dire familier de la star du moment ou même du président de la République, n’étaient pas encore de saison, un de mes amis figea notre rencontre sur une photo qui occupe encore une place de choix dans mon bureau. Quand nous nous quittâmes, je le vis courir derrière notre voiture pour nous offrir une dernière bouteille de Chablis. Mais la Bourgogne nous attendait. Si je vous raconte cette anecdote, c’est parce que, d’une certaine façon, Jacques Lacarrière (décédé en 2005) est responsable de mon incapacité à vous commenter la récente actualité du Pays Fouesnantais. Lors de nos échanges, il m’avait, en effet, gentillement reproché de ne pas connaître la Crète, berceau de la civilisation européenne. Vingt ans plus tard, j’ai donc mis mes pas dans ceux du grand Jacques et m’en suis allé à la rencontre du roi Minos, du Minotaure, de Thésée et d’Ariane. A mon retour, les journaux m’ont appris que le ciel grec avait refusé de prendre ses quartiers d’été au-­‐dessus du Pays Fouesnantais mais j’ai constaté avec soulagement que Vincent Esnault avait renoncé à prendre des vacances pour assurer une animation défaillante de la station en raison d’une météo approximative. Insuffisant pourtant pour alimenter une chronique. En fait, je n’ai pas été totalement coupé de mes racines au cœur de la Mer Égée. Fortuitement, dans un kiosque, j’ai découvert un journal français qui affichait la silhouette de l’ami Hubert Jan devant l’Hôtel de Bretagne de Beg-­‐Meil. Je me suis précipité, évidemment, pour acheter le quotidien et avoir des nouvelles du pays. Notre président national des restaurateurs français montait au créneau contre ces sites qui mettent en relation des particuliers dont certains ouvrent leur table pour organiser des dîners payants à domicile. Un nouvel avatar de cette « uberisation » de la société (du nom de cette compagnie qui a chamboulé les entreprises de taxi en créant un service de commande de chauffeurs privés). Aujourd’hui, en effet, plus qu’une tendance, c’est une vague de fond. On ne prend plus le train, on fait du covoiturage, on ne va plus à l’hôtel, on échange les maisons. Et, donc, on ne va plus au restaurant, on dîne chez les voisins. Toute une économie parallèle se met ainsi en place. Au grand dam de l’État qui n’y trouve pas son compte, ces nouvelles activités échappant aux taxes et aux impôts. On peut se demander d’ailleurs si cette individualisation des comportements qui marque une mutation d’envergure de la société ne mettra pas en péril, à terme, tout notre système social. Qui assurera, en effet, nos dépenses de santé, nos retraites ? Vaste problème. Hubert (parlera-­‐t-­‐on, un jour, d’« Hubertisation » ?), quant à lui, dénonce l’absence de professionnalisme de cette concurrence sauvage. Il met même en garde contre des dangers d’empoisonnement. Diable ! Mais j’y pense. A Fouesnant, plusieurs restaurateurs, moyennant rétribution, donnent des cours de cuisine, dévoilent leurs meilleures recettes à des particuliers de plus en plus nombreux qui deviendront peut-­‐être un jour leur concurrent. La profession n’est-­‐elle pas en train de se tirer une balle dans le pied ? Je promets d’en débattre, un jour, avec Hubert. Devant un verre de Chablis, bien sûr. JYLD 

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