"L`albatros" Les Fleurs du mal (1857 et 1861) Ce poème est extrait

Transcription

"L`albatros" Les Fleurs du mal (1857 et 1861) Ce poème est extrait
"L’albatros"
Les Fleurs du mal (1857 et 1861)
Ce poème est extrait de "Spleen et idéal", la première partie du recueil Les
Fleurs du mal. Cette partie évoque l'homme déchiré entre l'aspiration à l'élévation et
l'attirance pour la chute.
A l’origine de ce poème, on peut évoquer des souvenirs personnels que
Baudelaire aurait ramenés de son voyage en 1841 (côtes africaines). Ce qui est plus
intéressant, c’est de voir comment Baudelaire va renouveler une image presque
banale, un véritable lieu commun de la poésie au XIXe siècle.
Quel(s) portrait(s) du poète Baudelaire présente-t-il dans ces vers ?
Les trois premières strophes sont consacrées à l'albatros ; la dernière strophe
donne la clé de l'allégorie : l'albatros, c'est le poète. Tous les détails qui décrivent
l'oiseau permettent donc de décrire tel ou tel aspect du poète.
Allégorie de l'albatros : en vol  torturé par les hommes d'équipage.
 Le poète - quand il écrit  quand il vit au milieu des hommes.
I. Le poète triomphant, dans son élément
1. Le poète céleste
Citations à exploiter :
 vastes oiseaux des mers,
 Que ces rois de l'azur
 Ce voyageur ailé
 Lui, naguère si beau,
 […] l'infirme qui volait !
 […] prince des nuées
 Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
 Ses ailes de géant
On peut regrouper des citations :
a) La taille exceptionnelle
 vastes oiseaux des mers,
 Ses ailes de géant
 L'envergure des albatros est exceptionnelle ; cette taille est soulignée par
Baudelaire de deux manières :
a) L'adjectif "vaste" s'applique normalement à une surface, un terrain ou un
bâtiment, mais non à un être vivant. Baudelaire suggère ainsi, subtilement, que
l'albatros n'est pas un oiseau ordinaire, ce qui signifie que le poète n'est pas un
homme normal.
b) Le mot "géant" nous éloigne lui aussi de la norme, et nous fait accéder au
monde de la Bible (Goliath) ou des contes.
La taille gigantesque est certes un signe de supériorité, mais aussi de
différence ; l'oiseau se distingue des autres oiseaux (il est d'ailleurs un "oiseau des
mers" ; il appartient donc autant à l'eau qu'à l'air). Le poète a donc une nature
particulière, qui l'éloigne de la terre – c'est-à-dire du monde réservé aux hommes du
commun.
b) Une supériorité royale
 Que ces rois de l'azur
 […] prince des nuées
 Lui, naguère si beau,
Les mots "rois" et "prince" confèrent au poète une noblesse qui est un signe
de distinction naturelle (on est noble par la naissance).
Cette supériorité aristocratique est associée à la beauté – on comprend que
ce qui est "beau", ce sont les vers que peuvent écrire les poètes.
Rois et princes détiennent une autorité absolue sur leur royaume ; le poète
règne sur des domaines en apparence contradictoire, "l'azur" et "les nuées". "Azur"
et "nuées" ont cependant un point commun : ces termes appartiennent au
vocabulaire recherché de la poésie traditionnelle : ce que maîtrise le poète, c'est un
langage artificiel, recherché, supérieur à la prose banale. Ajoutons que l'azur, le ciel
bleu, peu représenter la sérénité du poète, la beauté formelle de ses vers, et les
nuées, les nuages, les soucis, les chagrins et les malheurs qui peuvent devenir
source d'inspiration.
c) La liberté invulnérable
 Ce voyageur ailé
 […] l'infirme qui volait !
 Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Le "voyage" est souvent une métaphore de la vie qui passe ; le poète est
certes soumis, comme tout un chacun, à la fuite du temps, mais il est "ailé", il "vole",
ce qui le distingue évidemment des hommes ordinaires, condamnés à marcher… Là
encore, l'écriture poétique domine la prose, tout comme l'oiseau surplombe le
marcheur. Ajoutons que le vol est un symbole de liberté, et que le poète peut plier le
langage à ses désirs, et choisir sans contraintes le sujet qu'il traite.
La "tempête" où vit habituellement le poète ("hanter" signifie simplement
"fréquenter") peut suggérer des sentiments violents, les orages de la passion, mais
aussi la fièvre et l'exaltation qui s'emparent d'un poète, au moment de l'écriture. Ainsi
plongé dans l'œuvre qu'il forge, l'écrivain oublie les soucis, il "se rit de l'archer" et des
malheurs bien concrets qui le menacent – ne serait-ce que la pauvreté !
2. Le poète et les hommes
Qui
suivent,
indolents Le poète n'est pas un homme d'action. "suivre" 
compagnons de voyage
passivité.
+ absence de travail, d'inquiétude… Rythme du vers
3 : 3/3//3/3 : équilibre, paix, joie intellectuelle,
sérénité… ce qui est loin d'être le cas des hommes
d'équipage, qui travaillent et ont besoin de…
s'amuser !
L'espace est structuré : la vie ordinaire se déroule dans le plan horizontal (le
voyage à la surface de la mer est la métaphore de la vie, du déroulement du temps
ordinaire) ; cette vie est ordinairement paisible (remarquer les sonorités du vers 4 :
ARG//GAR).
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A R (navires) G G (glissant, gouffres) A R (amers).
La sifflante S ajoute une impression de facilité : le navire est poussé par le
vent ; cependant, nous l'avons dit, les marins ne peuvent rester inactifs, leur travail
monotone les ennuie (ils vont trouver une distraction cruelle !) et au-dessous d'eux,
menaçant le navire qui peut à tout instant sombrer, se trouvent des "gouffres amers",
ceux des malheurs, de la maladie et de la mort.
3. Le poète et la tradition poétique
Il est possible de faire le portrait du poète en se servant de l'oiseau… mais on
peut aussi tirer parti du poème lui-même !
On peut ainsi découvrir que le poète joue avec la tradition.
D'un côté, il la respecte scrupuleusement ; quoi de plus classique qu'un
alexandrin séparé en deux hémistiches par une césure centrale, comme :
Prennent des albatros, // vastes oiseaux des mers ?
De l'autre, Baudelaire n'a pas composé un sonnet, puisque les deux dernières
strophes sont deux quatrains et non deux tercets.
Cette liberté que s'octroie Baudelaire se retrouve dans une construction que
les grammairiens jugent fautive :
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Exilé devrait être apposé à "il" ; or, le sujet est… "Ses ailes". Il s'agit d'une
rupture de construction, d'une anacoluthe.
II. Le poète martyrisé
Le poème se lit comme l'histoire d'une chute : le poète appartient au ciel, il est
capturé par les hommes qui le contraignent à l'exil sur terre - où il est ridicule et
torturé.
1. Le poète en dehors de son élément
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros,
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Le verbe "prendre", dont la violence et la brutalité sont soulignées un
enjambement qui le place en tête du vers 2 nous montre que ce sont les hommes qui
ont l'initiative ; ils arrachent le poète à son univers, dans lequel il était heureux et
serein. Cet "exil" est bien celui d'un déraciné, loin de sa patrie : on songe aux
tourments des poètes maudits, harcelés par les créanciers, souffrant de n'être pas
publiés, ou d'être incompris. Les "huées" pourraient traduire à merveille les articles
de certains critiques littéraires – ou les réquisitoires d'un procureur !
Le verbe "déposer" suggère que l'oiseau n'est plus qu'un paquet, et le mot
"planches" est une métonymie qui désigne fréquemment le théâtre : dans la vie
ordinaire, chacun doit jouer son rôle… mais le poète n'a souvent que celui de
bouffon !
Le poète est alors enlaidi, physiquement ("maladroits", "comme des avirons",
"gauche", "laid") et moralement ("honteux", "piteusement", "veule").
La dégradation est donc immédiate et totale ; elle sera parachevée par les
tortures que la société fait subir à cet "infirme qui volait".
2. Le poète torturé physiquement
"L'un agace son bec avec un brûle-gueule"
Un "brûle-gueule" est une pipe de marin, à tuyau court ; le geste du marin
traduit une volonté de brûler l'oiseau, ou peut-être de lui fourrer la pipe dans le bec,
pour en faire une caricature de marin !
L'allégorie peut être traduite : l'oiseau ne peut plus se servir normalement de
son bec, le poète ne pourra plus s'exprimer dans sa langue – c'est-à-dire écrire des
vers…
La rudesse des sonorités gutturales (G, C) traduit parfaitement l'idée de
cruauté sadique.
3. Le poète torturé mentalement
"L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !"
La volonté parodique est ici manifeste ; l'imitation caricaturale de l'oiseau,
incapable de marcher normalement "sur les planches" est humiliante, puisque
l'oiseau peut voir, dans l'homme qui le singe, son reflet dégradé.
La répétition de la sonorité plaintive [i] fait écho à la souffrance du
poète.
Conclusion :
Un poème fait le portrait symbolique du Poète : c'est la lignée du "Pin des
Landes" de Gautier.
L'auteur dresse le constat pessimiste d'un divorce entre l'artiste solitaire et la
foule indifférente ou hostile, incapable de comprendre le génie, haï et méprisé pour sa
grandeur.
Le poète est donc déchiré entre le monde sublime (la poésie) et la vulgarité
dégradante de la société bourgeoise. Une nouvelle tradition est en train de naître,
celle du poète maudit.