Pour un « Lisbonne III » au service d`une stratégie de
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Pour un « Lisbonne III » au service d`une stratégie de
Think Global, Act European Pour un « Lisbonne III » au service d’une stratégie de croissance Yann Echinard (Maître de Conférences en Economie, Grenoble Universités) Damien Tresallet (Chargé de recherche, Fondation pour l’innovation politique, Paris) * * * Durant les années 1990, les différences entre une croissance économique molle en Europe et les investissements massifs réalisés par les Etats-Unis dans le domaine des technologies de l’information et de la communication ont poussé l’Union Européenne (UE) à créer, en 2000, la Stratégie de Lisbonne. Sa formulation, parfois qualifiée de quasi-liturgique1, proposait de faire de l’UE « l’économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une grande cohésion sociale ». Après huit ans d’activité, il est maintenant clair que les objectifs affichés ne seront pas atteints en 2010. Néanmoins, une stratégie commune dans la mondialisation apparaît pour le moins essentielle au sein d’une Union à vingt sept pays. En conséquence, les trois prochaines présidences devront tirer les leçons des dix années précédentes, et préparer la nouvelle version de la stratégie, qui escortera les économies européennes jusqu’en 2020. Après un court résumé des résultats des huit premières années de Lisbonne I et II, nous évoquerons les principales raisons de son échec relatif, avant de présenter les solutions pour améliorer la Stratégie actuelle et lancer Lisbonne III. UNE EVALUATION DECEVANTE DE L ISBONNE I ET II Loin des espoirs suscités et des effets d’annonce prometteurs, la stratégie européenne qui visait à rattraper l’économie américaine a rapidement déçu. Dès 2004, le rapport Kok, commandé par les chefs d’Etat et de gouvernements européens lui reprochait son programme trop chargé et surtout le manque de volonté politique de ces derniers. Ce rapport a lui aussi suscité beaucoup de critiques. Pour certains, il n’avait pas pris en compte ni l’incohérence entre les différents objectifs, ni celle entre les instruments et les 1 Creel J., Laurent E., Le Cacheux J (2007), « La stratégie de Lisbonne toujours engluée dans la tactique de Bruxelles », in Rapport sur l’état de l’Union 2007, Paris, Fayard, p. 71-90. objectifs de Lisbonne2. D’autres incriminaient les rigidités économiques qui pesaient sur les Etats-membres, autant que les mauvais résultats conjoncturels qui empêchaient les réformes3. En dépit de ces nombreuses attaques, la Commission a choisi de ne pas remettre en question le contenu initial de la Stratégie, mais uniquement de le « clarifier ». Aujourd’hui, force est de constater que Lisbonne II (2005-2010) n’a toujours pas donné satisfaction. Les rapports récents ont d’ailleurs dévoilé des résultats relativement éloignés des objectifs affichés4. Le taux de croissance moyen de l’Union européenne sur la période 20022006 n’est que de 1,9 %, et les perspectives pour les prochaines années sont plutôt mauvaises. L’objectif initial de progression du Produit Intérieur Brut de 3 % par an ne sera donc pas atteint. En matière d’emploi, autre thème central de Lisbonne, les résultats sont contrastés, oscillant entre performances satisfaisantes concernant le taux d’emploi des femmes et celui des travailleurs âgés, mais moins reluisantes en ce qui concerne l’évolution du taux d’emploi global et du taux de chômage des jeunes. En définitive, seuls les objectifs liés à la finalisation du marché intérieur et à un degré moindre ceux concernant les niveaux des finances publiques nationales (déficit public et dette publique) sont résolument proches de ceux fixés par le Conseil européen en 2000. Pour le reste, les résultats demeurent très différents selon les pays, indiquant l’hétérogénéité des situations économiques des Etats européens. Au vu de ces résultats l’on peut parler d’un bilan très contrasté de la stratégie de Lisbonne, alors même que le jeu économique mondial, créateur de nouvelles évolutions, demanderait une stratégie communautaire plus volontariste. Ce revers tient pour l’essentiel à la conjonction de mauvais instruments dans un cadre économique trop rigide à court terme. Le choix théorique de la Stratégie de Lisbonne et l’architecture économico-institutionnelle qui l’accompagne se sont révélés porteurs de stratégies trop individuelles, nuisibles à la croissance économique globale de l’Union et in fine n’incitant pas à la conduite de réformes concertées. UNE ARCHITECTURE ECONOMICO-INSTITUTIONNELLE DEFAILLANTE Au sein d’un espace économique aussi intégré que l’Union européenne, la politique économique d’un Etat-membre produit des externalités positives ou négatives sur ses partenaires, en fonction des liens commerciaux et financiers qui les unissent. Ces externalités économiques sont plus fortes chaque année, se développant à mesure que s’approfondit le processus d’intégration européenne5. Elles sont d’autant plus significatives dans la zone euro que les Etats-membres ne peuvent user de leur politique monétaire pour s’ajuster aux diverses 2 Pisani-Ferry J., Sapir A. (2006), « Last Exit To Lisbon », Bruegel Policy Brief, Issue 2006/02, March ; Creel J., Laurent E., Le Cacheux J., (2005), « La stratégie de Lisbonne engluée dans la tactique de Bruxelles », ibid. 3 Cette G., Fabry E., (2005), « L’Europe se donne-t-elle les moyens de ses ambitions ? », Futuribles, n°310, juillet-août, pp. 32-39. 4 Bertoncini Y., Wisnia-Weill V., (2007), « La Stratégie de Lisbonne : une voie européenne dans la mondialisation », Conseil d’Analyse Stratégique/Fondation Robert Schuman, septembre ; Cohen-Tanugi L., (2008), « Une stratégie européenne pour la mondialisation », Mission L’Europe dans la mondialisation, rapport d’étape, 15 janvier. 5 Baldwin R., (2005), “The Euro’s Trade Effects », prepared for ECB workshop « What Effects is EMU Having on the Euro Area and its Member Countries, European Central Bank. perturbations économiques. En conséquence, la présence de mécanismes qui coordonnent les politiques économiques nationales est indispensable. Les chefs de gouvernement ont déjà crée les instruments permettant cette coordination. La Stratégie de Lisbonne, avec ses objectifs divers et variés, s’appuie sur la Méthode Ouverte de Coordination (MOC), dans le but de diffuser les meilleures pratiques au niveau européen, et pour inciter les pays à les adopter. Lisbonne est également intégrée à l’architecture économique européenne gravée dans les traités de Maastricht et d’Amsterdam : le Pacte de Stabilité et de Croissance et les Grandes Orientations de Politiques Economiques. Ces deux instruments sont supposés favoriser la coordination des politiques économiques et permettre de surmonter l’hétérogénéité des économies européennes. Le problème est que ni la MOC ni les deux derniers instruments n’ont atteint leurs buts. Après les dix premières années de l’Union Economique et Monétaire (UEM), il n’est pas possible de valider les avantages de la Stratégie adoptée en 2000. Au contraire, les faits démontrent qu’une coordination renforcée est loin d’être atteinte. L’Allemagne, confrontée aux nombreuses conséquences économiques et sociales de sa réunification, a engagé une politique très restrictive, avec le consentement des syndicats. Cette politique, basée à court terme sur un gel salarial, freine dangereusement la consommation outre-rhin. Elle diminue donc logiquement la demande accordée aux produits de ses principaux partenaires commerciaux, à savoir la France et l’Italie. On pourrait considérer cela comme une incitation allemande envers ses voisins à mener une stratégie idoine de réformes structurelles6. Le problème réside dans le fait que la croissance économique française est fondée sur la demande interne. Dans ce contexte, conduire une politique restrictive, comme l’a fait l’Allemagne, pourrait être risqué (à court terme au moins) pour les performances économiques françaises, et pourrait même l’empêcher d’adopter la Stratégie de Lisbonne orientée, elle, sur le long terme. Une stratégie différente est appliquée en Espagne. Depuis son accession à la zone euro, cet Etat-membre profite de l’architecture économique et institutionnelle inefficiente. Du fait d’un différentiel d’inflation positif, l’économie espagnole a bénéficié de taux d’intérêt faibles, voire nuls. Cette situation a permis au pays d’enregistrer une croissance économique robuste, ce qui a certainement contribué a entraîné un cycle d’inflation continue. Ce schéma, impossible à imaginer pour un pays conservant sa souveraineté monétaire, provient de la taille relativement faible de l’économie espagnole (la taille est définie ici par les dimensions démographiques et économiques d’une économie, en comparaison de ces partenaires européens). Son faible poids dans les fondamentaux de la zone euro a une influence peu significative sur la conduite de la politique monétaire européenne. Cet exemple révèle l’interaction de la taille d’un pays avec le processus d’ajustement aux perturbations économiques au sein de l’UEM. Alors que les petites économies, plus ouvertes au commerce international, sont plus flexibles en cas de politique restrictive, les plus grandes économies montrent plus de difficultés quant à l’ajustement macro-économique. On peut donc parler de relative force d’inertie pour les grands pays au sein de l’UEM7. 6 We can consider the German policy as a « new» competitive disinflation policy, as it is suggested by Creel J., Laurent E., Le Cacheux J., (2006), « La nouvelle désinflation compétitive européenne », Revue de l’OFCE, vol. 98, pp. 9-36. 7 For a wider presentation of the theories of country size, and the analysis in the EU/EMU context, see for example Archer C., Nugent N., (2006), « Does the Size of Member States Matter in the European Union? », Journal of European Integration, vol. 28, n°1, pp.3-6. Pour résumer, l’hétérogénéité a principalement pris deux formes au sein de l’UEM : l’asymétrie entre (relativement) petites et grandes économies, et les préférences économiques et politiques structurellement différentes. Dix ans après la naissance de l’UEM, l’hétérogénéité entre pays européens semble s’être renforcée, alors même que le but affiché par la Stratégie de Lisbonne et les traités européens était l’homogénéité des performances économiques nationales ! Ce n’est pas un échec des institutions européennes, mais bien plutôt des instruments européens, qui n’ont pas permis l’homogénéité, et a favorisé une coordination inefficace8. La Stratégie de Lisbonne reflète la photo des choix politiques faits depuis Maastricht : Oui à une Union monétaire, Non à une réelle Union économique. L’Europe ne manque pas d’ambitions en termes d’objectifs à atteindre. La stratégie de Lisbonne comme l’initiative d’Edimbourg de 1992 étaient pleinement justifiées. Mais l’Europe, c’est-à-dire les chefs d’Etat et de gouvernement, manquent cruellement d’imagination institutionnelle et de générosité collective pour atteindre des objectifs si ambitieux. Ils n’ont pas donné au projet européen les moyens de leurs ambitions.9 Le règlement des perspectives financières 2007-2013 illustre parfaitement la donne européenne actuelle. Cette situation est évidemment source de frustration et de défiance de la part des populations vis-à-vis de l’Europe. Le rejet du traité constitutionnel en 2005 s’explique sans doute par cette Europe des promesses trop souvent non tenues. Si les objectifs de long terme (horizon 2010) permettent une lisibilité de la stratégie de Lisbonne, les évolutions économiques de court terme doivent également être pris en compte. Cela s’impose d’autant plus que les mécanismes de coordination ne remplissent pas leurs rôles et que 15 pays font désormais partie de l’Union monétaire européenne. L’Allemagne a su profiter de son système de négociations salariales décentralisées et de l’esprit « de sacrifice » dont ont fait preuve les syndicats, espérant récolter assez rapidement les fruits d’une politique salariale restrictive. Pourtant, les hausses de salaires outre-rhin, promises en contrepartie de sacrifices salariaux, se font attendre. Dès lors, les contraintes européennes qui pèsent sur les économies nationales sont d’autant plus douloureuses : le respect du pacte de stabilité et de croissance d’un côté, les réformes structurelles demandées par « Lisbonne » de l’autre. La force d’inertie des grands Etats les pousse soit à développer une politique de l’offre périlleuse (cas allemand, et dans une moindre mesure italien), soit à engager des réformes minimalistes (cas français). Les objectifs de long terme de la Stratégie de Lisbonne sont indispensables, mais il faut garder à l’esprit les contraintes économiques et politiques qui pèsent sur chaque gouvernement, au moment d’entreprendre les réformes. Or, le cadre économico-institutionnel ne permet pas une prise en compte des besoins conjoncturels des Etats-membres. Dans ce contexte, définir un « Lisbonne 2020 » cohérent, et surtout efficace demande une réflexion collective profonde sur les actions conjoncturelles communes à conduire « en écho » aux réformes structurelle dictées par la stratégie. 8 Vigna O., (2006), « La stratégie de Lisbonne », Bulletin de la Banque de France, n°151, juillet, pp. 19-32. Pour mesurer les enjeux institutionnels des réformes structurelles, se référer aux travaux de Guido Tabellini et Charles Wyplosz : Tabellini G., Wyplosz C. (2004), Réformes structurelles et coordination en Europe, Conseil d’Analyse Economique, n°51, Paris, La documentation Française. 9 POUR UNE GOUVERNANCE EFFICACE DE LISBONNE III La réforme des institutions européennes engagée par la Commission et parachevée par les travaux de la Convention était focalisée sur l’amélioration du fonctionnement des institutions communes. Si l’Union européenne élargie avait indéniablement besoin de tels aménagements, l’union monétaire aurait également dû faire l’objet d’une attention particulière afin qu’elle ne soit pas « orpheline » d’une politique macroéconomique paneuropéenne. Cet « abandon » d’une meilleure gouvernance économique européenne peut être durablement et profondément coûteux. Le vide organisationnel tend mécaniquement à rendre comme principal responsable de la conjoncture économique la Banque centrale européenne, seule institution aux compétences européennes facilement repérables par les populations. Les multiples prises de position de la plupart des candidats durant la dernière campagne présidentielle française critiquant vivement la politique monétaire de la Banque centrale européenne ne font qu’illustrer le piège dans lequel se trouve installé le projet européen : faire de la Banque centrale un bouc-émissaire et in fine discréditer l’ensemble du processus d’intégration européenne. La deuxième erreur stratégique de ces dix dernières années fut de ne pas « enrichir » le fameux consensus de Francfort/Bruxelles qui inspira largement la stratégie de Lisbonne. La stratégie de Lisbonne eut le mérite de poser la question de la réforme des politiques de l’offre en cherchant à dépasser les rigidités structurelles, à établir un lien entre flexibilité des marchés du travail et la sécurisation des parcours professionnels débouchant sur la « flexisécurité », à mettre au cœur des politiques de croissance l’éducation, l’innovation, la recherche et développement... Cette dynamique réformatrice s’est appuyée sur les travaux des années quatre-vingt portant sur les déterminants endogènes de la croissance. Mais cette stratégie ne prit absolument pas en compte la grande transformation européenne, le passage à l’euro et l’impérieuse nécessité de développer une politique macroéconomique européenne. Comme le rappelle l’économiste français Christian de Boissieu, « aborder séparément les politiques macroéconomiques et les réformes structurelles ne tient pas la route10 ». La croissance économique est autant définie par ses caractéristiques de long terme que par les politiques économiques de court terme. Cela ne signifie pas que la politique monétaire menée par la BCE doit être critiquée, car nous considérons ici que, depuis 1999, la Banque Centrale Européenne a commis bien moins d’erreurs de pilotage que les gouvernements nationaux dans leurs politiques économiques. Cependant, l’heure est aujourd’hui à la « redécouverte » du rôle de la politique budgétaire et du policy-mix, d’une réflexion d’ensemble sur le fédéralisme budgétaire et de perspectives de développement d’un fonds de stabilisation conjoncturelle (FSC). En réalité, il existe déjà un fonds européen, le Fonds Européen d’Ajustement à la Mondialisation (FEM). Sa mise en place, un an plus tôt, indique un léger changement dans la compréhension qu’a Bruxelles de la mondialisation. Ce nouvel instrument permet aux victimes des délocalisations d’entreprendre une nouvelle formation professionnelle, en lien avec les objectifs de formation « tout au long de la vie ». Le chômage n’est plus complètement interprété comme une cause inaltérable de la mondialisation, contre lequel les institutions communautaires ne peuvent rien. Le fait que son équivalent a été crée quarante ans plus tôt aux Etats-Unis souligne toutefois la vision naïve de la mondialisation qui prévalait jusque là en Europe. De même, le FEM est 10 De Boissieu C., (2006), « Politique Economique et croissance en Europe », Conseil d’Analyse Economique, La documentation française, p.5. encore doté d’un montant trop faible aujourd’hui pour pouvoir pallier aux difficultés des grands pays de la zone euro que nous avons évoqués ci-dessus. C’est la raison pour laquelle un fonds de stabilisation conjoncturelle (FSC) est essentiel. Cette première proposition se focalise sur la zone euro car nous considérons que cette dernière est « orpheline » d’une politique macroéconomique et aussi que la zone euro doit constituer un poste avancé de l’intégration économique européenne. Néanmoins, nous considérons de manière réaliste que la création d’un fonds global de stabilisation pour la zone euro comme une initiative politique difficile – voire même impossible à court terme. Même si plusieurs hommes politiques et économistes français plaident actuellement pour une vraie politique macroéconomique dans la zone euro, la décision appartient au final à l’indispensable « compromis européen », façonné à Bruxelles. Les négociations politiques peuvent être longues avant un accord européen, ce qui impose de considérer une autre solution de court terme pour l’amélioration de la Stratégie de Lisbonne. Ni Lisbonne I, ni Lisbonne II ne sont véritablement connus ni compris par les élus politiques locaux (i.e régionaux) ou nationaux. Nous avons montré dans ce texte le besoin d’une compréhension nationale de la coordination économique européenne, dans le contexte d’une architecture économique et institutionnelle défaillante. Nous avons également montré le problème d’inertie relative des grandes économies européennes. En conséquence, un lien renforcé entre les politiques locales et le Comité Européen des Régions est essentiel pour améliorer la décentralisation dans les grands pays et exercer une force de changement. Une Europe plus proche de ses habitants est aussi importante qu’un cadre économique et institutionnel plus souple pour la stratégie économique européenne dans la mondialisation.