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Avant d’être touché par la grâce à l’écoute d’un album de Sonny Terry, Jean-Jacques Milteau le
confesse « J’avais déjà entendu un peu d’harmonica... ». On imagine alors que la jeunesse de ce
parisien du 13e arrondissement né en 1950 non loin de la Porte d’Italie, ait pu être bercée par l’engin
chromatique d’un Albert Raisner. Ce dernier, passé l’âge d’or de son second trio (1947 - 1953) et
devenu homme de radio et de télévision, distillait sur les ondes à partir de 1959 des morceaux de
bravoure comme « Le Canari ». À moins que, sans connaître son nom, comme la plupart de ses
compatriotes, fut-il abreuvé, peut-être jusqu’à l’excès, du ruine-babines de Jean Wetzel, énigmatique
interprète en 1954 du thème écrit par Jean Wiener pour le film Touchez Pas Au Grisbi. Voici bien de
quoi sensibiliser voire de façonner une oreille mais de là à déclencher une vocation il y a un monde...
Et ce monde c’est le Blues !
On suppose un Jean-Jacques Milteau beaucoup plus sensible au You’re No Good qui ouvre le
révolutionnaire premier album de Bob Dylan (mars 1962) en gageant qu’il écouta en boucle jusqu’à
l’usure la reprise qu’il propose du fameux Freight Train Blues. Il tombera ensuite sous le charme (en
octobre 62) du premier single des Beatles Love Me Do, composition de Paul McCartney que John
Lennon rehausse d’un riff d’harmonica inspiré de Delbert McClinton (récent artisan du succès
du Hey ! Baby ! du Texan Bruce Channel [février 1962]). Comme la plupart de ses contemporains il ne
découvrira que beaucoup plus tard les enregistrements de Cyril Davis ou de Paul Butterfield qui dès
1963 se posaient pourtant en véritables ambassadeurs de l’instrument. Mais en février 1964 il ne
manquera pas le premier single des Rolling Stones Not Fade Away que l’harmonica rageur de Brian
Jones inonde de toute sa fougue. « J’ai acheté un harmonica parce qu’il y avait une certaine vague
Folk-Rock à l’époque avec des types comme Dylan, les Rolling Stones, Donovan, John Mayall... » John
Mayall c’est à partir de 66 et avant ça il y aura eu 1965, Sonny Terry et son époustouflant Lost John.
De cet instant date la prise de conscience que cette musique-là, ce son-là, cette expressivité-làcan come
from nowhere but the blues. Ce titre provient d’un enregistrement Folkways de 1954. Le label fondé
par Moses Asch en 1948, propose conjointement des enregistrements des héros de la scène folk,
Woody Guthrie, Pete Seeger, Dave Von Ronck (tous héros de Dylan)... et des survivants de l’âge d’or du
Country Blues, Big Bill Broonzy, Blind Willie Johnson, Brownie McGhee, Jazz Gillum, LeadBelly, Josh
White, Big Joe Williams, Reverend Gary Davis... En dehors des USA le label est diffusé par Le Chant
du Monde... ce sera la première maison de disques de Jean-Jacques Milteau.
Étonnamment l’harmonica est ignoré par l’ensemble des acteurs de la révolution Rock ‘n’ Roll
déclenchée par Elvis Presley (à l’exception notable de Bo Diddley s’offrant les services de Billy Boy
Arnold qui œuvre de manière aussi incisive que décisive sur, notamment, Bring It To Jerome, Diddley
Daddy ou Pretty Thing. Quand un « rocker » veut un « soufflant », il opte plus volontiers pour le
saxophone ! Ce n’est donc pas le moindre des mérites à porter au crédit de Dylan et de beaucoup des
premiers héros de la Pop anglaise, qui ont tous pour idoles les Presley, Cochran, Berry, Holly et autre
Jerry Lee, mais n’omettent pas de nous alerter sur l’existence de ses héros de l’ombre que sont Sonny
Boy Williamson (le vrai [n°1 John Lee Curtis mort en 1948] comme le faux [n°2 Rice Miller]), Bill Jazz
Gillum, Howlin’ Wolf, Peg Leg Sam, Sonny Terry, Walter Horton, Slim Harpo, Jimmy Reed, Little
Walter, Junior Wells, James Cotton...
Brian Jones, Keith Relf, Cyril Davis, Paul Jones, John Mayall en Angleterre, comme Bob Dylan, Don
Van Vliet ou Alan Wilson aux USA, martèlent tous le même message à travers leurs enregistrements et
le premier album des Rolling Stones est symptomatique de ce que proposait à la même époque des
groupes comme les Pretty Things, les Yardbirds, The Blues Incorporated, Manfred Mann et tant
d’autres... On y évoque les noms des plus fameux : Little Walter I Just Want To Make Love To
You (titre de Willie Dixon créé en compagnie de Muddy Waters en 54) ; Jimmy Reed Honest I Do ;
Billy Boy Arnold Mona – I Need You Baby (de et avec Bo Diddley) ; James Moore (ex Harmonica
Slim) alias Slim Harpo I’m A King Bee. Jean-Jacques Milteau perçoit le message et va s’engouffrer
avec passion, gourmandise et délectation dans ce « chemin de Damas ». Bientôt il saura même avant
les autres qui sont DeFord Bailey, Jaybird Coleman ou encore Noah Lewis...
Son premier harmonica lui a coûté la fortune de 8,50F ! Il n’est pas question de leçons ou de cours,
l’harmonica comme la guimbarde se pratique toujours en autodidacte. Ses années d’apprentissage,
Jean-Jacques Milteau va les conclure à l’automne 1970 par un voyage aux USA. Cette immersion au
pays du blues va lui permettre de s’abreuver aux sources de cette musique qui l’obsède. Il prendra
connaissance de l’existence de ses contemporains devenus les fines lames de la scène du moment.
Charles Musselwhite qui enregistre depuis 67 ou Carey Bell depuis 69. On parle également d’un certain
Charlie McCoy à Nashville qui œuvre depuis 61 en qualité de sideman sous la houlette de Chet Atkins
et qui a enregistré un premier album personnel et prometteur (1967). À son retour, en est-il conscient,
Milteau est fin prêt pour entamer une carrière professionnelle. Pour l’heure il vit de petits boulots (on
parle de cuistot et de ... vendeur de disques !). « C’est un pur hasard, je jouais pour le plaisir. Des gens
ont eu besoin de ce que je savais faire et je les ai croisés ». (Standing at the crossroads bending on his
knees ? l’histoire ne le dit pas). Pour l’heure, at the crossroads, notre modeste ingénu un jour de 1977
croise Eddy Mitchell tout chaud débarqué de Nashville (où Charlie McCoy est devenu alors une
incontournable vedette). Monsieur Eddy va trouver en Milteau son McCoy et l’aventure durera
jusqu’en 1987. « Je jouais avec Eddy Mitchell à la fin des années 70. Il avait fait venir Charlie McCoy
au Palais des Congrès et on avait joué à deux harmonicas. Pour moi qui me considérais comme un
débutant c’était tout à fait exaltant ».
Le destin de Jean-Jacques est scellé, qu’il l’ait voulu ou non, il est désormais musicien
« professionnel ». Et les propositions ne manquent pas, concerts, musiques de pub ou de film, séances
d’enregistrements. En France, c’est bien simple, pour tout le monde il est le seul ! Récemment un
commentateur nous faisait remarquer qu’il serait plus aisé de lister les artistes que Milteau n’a pas
accompagnés que de tenter de faire l’inventaire de tous les autres.
En 1973 : il publie son premier enregistrement pour Le Chant du Monde : le volume consacré à
l’Harmonica dans collection Special Instrumental. Le même label publiera Blues Harp en 1980 et Just
Kiddin’ en 1983. (Le CD Blues Harp publié en 1989, rassemble des morceaux choisis parmi ces trois
premiers enregistrements). En 1991, l’album Explorer traite de tous les domaines du diatonique à
l’exception du blues. Pour cet album, l’année suivante, Jean-Jacques Milteau sera consacré lors des
Victoires de la Musique. Cette même année 1992 Milteau enregistre un album en compagnie du Grand
Blues Band avant d’assurer les premières parties des concerts de Michel Jonasz et d’Eddy Mitchell. Il
participe aux collectifs des Enfoirés dans le spectacle Regarde les riches, donné sur la scène de l’opéra
Garnier. L’année suivante un album Live vient témoigner de son intense activité scénique. En 1994,
dans le cadre des Enfoirés il retrouve sur la scène du Grand Rex, Eddy Mitchell, Paul Personne et
Renaud pour le spectacle La route de Memphis. En 1995, il prose 15 de ses compositions (parfois cosignées par Jean-Yves D’Angelo ou Manu Galvin) sur l’album Routes. Son album de 1996, Merci d’être
venus sera délibérément orienté chanson avec comme invités un grand nombre de ses anciens
patrons : Francis Cabrel, Maxime Le Forestier, Charles Aznavour, Florent Pagny, Eddy Mitchell,
Richard Bohringer, Michel Jonasz et Claude Nougaro. En 1997 et 1998 en collaboration avec
l’association Enfance et Musique il anime, assisté par un de ses élèves, l’harmoniciste Greg
Szlapczynski, un atelier pour les enfants malades du Centre de Rééducation de Bullion dans les
Yvelines. 1998 voit la parution de Blues Live un double album de 22 titres enregistrés au Petit Journal
Montparnasse au cours d’une soirée particulièrement chaleureuse. Bastille blues paraît en 1999,
constitué presque exclusivement de nouvelles compositions personnelles co-signées en partie par le
réalisateur Michel-Yves Kochmann. Avec ce nouveau programme augmenté de ses morceaux de
bravoure Jean-Jacques Milteau abordera la scène de L’Olympia. Un nouvel album live (au destin
éphémère paraîtra en 2000 sous le titre Honky Tonk Blues). En 2001, l’album Memphis produit par
Sébastien Danchin et réalisé en compagnie de grands noms du blues américains comme Mighty Mo
Rodgers, Little Milton ou Mighty Sam McClain, lui vaut une nouvelle Victoire de la Musique. L’année
suivante, Jean-Jacques reçoit le Grand Prix Jazz de la Sacem, qui consacre sa carrière et son parcours
artistique. En 2003, Milteau se rend à New York pour graver la matière de son album Blue 3rd en
compagnie d’invités de marque tels que Gil Scott-Heron, Terry Callier, N’Dambi et Howard Johnson.
En 2006, et en plus petit comité, il enregistre Fragile un album beaucoup plus intimiste. En 2007,
avec l’album Live, Hot n’Blue retour à une musique plus musclée et plus charnue. En 2008, il
grave Soul Conversation en compagnie des chanteurs Michael Robinson et Ron Smyth.
Jean-Jacques Milteau aura parcouru au propre comme au figuré bien des itinéraires géographiques
comme musicaux. De la Chine à l’Afrique du Sud, de Nashville à La Nouvelle-Orléans, de l’Irlande au
Mexique, c’est un musicien curieux de tout, avide de toutes les nouvelles rencontres, toujours prêts
pour toutes les expériences musicales.
Et la question que tout le monde se pose : quelle responsabilité est la sienne dans la vente annuelle en
France de 200000 harmonicas ?
Maurice Bernard

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