Socio-anthropologie des marins pêcheurs, R. Amand. L`Harmattan

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Socio-anthropologie des marins pêcheurs, R. Amand. L`Harmattan
Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 127–160
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Socio-anthropologie des marins pêcheurs, R. Amand. L’Harmattan, Paris (2011). 300 pp.
Comment les derniers marins pêcheurs du Calvados survivent-ils, exerçant ce métier d’un autre
temps, subissant la tension entre tradition et modernité, le tout sur fond de crise écologique ? Tel
pourrait se résumer l’ambitieux projet de Rudy Amand, socio-démographe ayant soutenu sa thèse
en 20101 .
L’appel à une « Socio-anthropologie des marins pêcheurs » annonce finalement une monographie assez classique : celle d’une communauté professionnelle qui ne cesse de se réduire
numériquement. L’intérêt du chercheur est double, concentré, d’une part, sur l’étude d’une population et d’un secteur économique dans un contexte de crises multiples, d’autre part, sur celle de
l’avenir des hommes dans un contexte écologique dégradé.
La première partie de l’ouvrage consiste à définir le statut de marin pêcheur. Sont-ils des
ouvriers ? Non. Des agriculteurs ? Non plus. Des artisans ? Oui, mais d’un genre particulier :
regroupés en professions, ponctionnant une ressource sauvage, et formant à terre des microsociétés
associant plusieurs familles à l’échelle locale d’un port de pêche. Afin d’observer les « résistances »
des marins pêcheurs face aux diverses crises subies (transformations techniques, effondrement
des stocks de poissons, instauration d’une Politique Commune des Pêches restrictive), R. Amand
présente sa démarche comme inductive plutôt qu’hypothético-déductive.
C’est d’abord sur le mode de « promenades » (chapitre III) à travers six communes portuaires du
Calvados que l’auteur entame son travail de composition de la « morphologie sociale » (deuxième
partie) des marins pêcheurs du département. Il procède ensuite à un examen cartographique
minutieux de leurs lieux de résidence, photographies satellitaires à l’appui (chapitre IV), dégageant
comme tendance générale une baisse de visibilité de l’activité de pêche dans les centres urbains,
notamment du fait des déplacements de l’habitat des marins pêcheurs vers des zones périphériques.
Deux évolutions majeures ressortent de l’analyse statistique de la base de données nominatives
précédemment réalisée par le chercheur : l’entrée de plus en plus tardive des jeunes matelots dans
le métier (78,9 % d’entre eux avaient 16 ans et moins lors de leur premier embarquement dans les
années 1960, seulement 42,6 % aujourd’hui) et l’augmentation fulgurante du taux d’activité des
femmes de marins pêcheurs en l’espace d’une génération (10,2 % des mères contre 72,8 % des
épouses), remettant en cause le modèle de la famille traditionnelle : homme pêcheur, femme sans
emploi.
La troisième partie, « Physiologie sociale », regroupe cinq volets thématiques sans liens
apparents (techniques, économie, phénomènes juridiques, moraux et religieux) qui débouchent
invariablement sur une série d’informations d’ordre général concernant l’environnement particulier du secteur de la pêche : rémunération à la part, droit de la mer, tabou du lapin, etc. — autant
d’objets déjà traités par de précédentes études sociologiques.
La quatrième et dernière partie, « Phénomènes généraux », est menée de façon plus habile.
L’auteur choisit ici quelques « traits singuliers » du métier à l’échelle nationale, permettant de
retomber sur sa problématique tout en ouvrant la réflexion sur des considérations d’ordre général
en lien direct avec l’évolution du secteur. Le caractère ritualisé des conflits et des revendications sociales des marins pêcheurs, la transmission de certaines valeurs du métier à travers
l’apprentissage technique d’une génération à l’autre, les réponses apportées par les communautés
locales face à la dégradation écologique du milieu halieutique sont autant d’exemples patiemment
1 R. Amand, 2010. La pêche miraculée, étude socio-anthropologique des marins pêcheurs du Calvados (France). Thèse
de doctorat sous la direction d’Alain Léger, Caen.
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collectés et analysés par l’auteur pour conclure que « les marins pêcheurs sont bien entrés dans
l’histoire, prenant en main leur destinée, maîtrisant l’historicité de leur communauté » (p. 227). La
mort annoncée des communautés artisanales de marins pêcheurs devient dès lors beaucoup moins
certaine. Un vent d’optimisme souffle même en guise de conclusion de l’ouvrage, annonçant la
prise en compte progressive par les marins pêcheurs des tensions environnementales affectant les
ressources marines.
Si l’apport monographique sur ces communautés de marins pêcheurs du Calvados est certain et permet de comprendre l’évolution actuelle du secteur de la pêche à l’échelle nationale et
européenne, le principal regret tient au fait que l’étude ne délivre pas de constat de portée plus
générale sur ce qu’impliquent ces transformations du secteur halieutique au niveau des populations littorales dans leur ensemble. Cet éloignement de la mer, en terme numérique, des marins
pêcheurs du Calvados, entraîne-t-il une recomposition des cadres de représentation de l’élément
marin en tant que tel ? Quels sont les nouveaux hommes-clés sur le terrain, occupant les zones
portuaires laissées vacantes par les pêcheurs ? Y a-t-il une transformation du discours des acteurs
institutionnels, politiques et économiques, garantissant d’autres valorisations de ces espaces ?
En considérant que le point fort de cet ouvrage repose essentiellement sur le traitement extrêmement détaillé de l’analyse statistique des données recueillies par l’auteur lui-même, le lecteur
ne doit donc pas se méprendre sur son contenu — à savoir, une étude démographique ciblée sur
la cellule familiale des marins pêcheurs du Calvados. C’est à ce titre que l’intitulé choisi par
l’auteur, « Socio-anthropologie des marins pêcheurs », paraît quelque peu galvaudé, faute d’une
véritable ethnographie en profondeur des individus faisant l’objet de cette recherche — centrée
par exemple sur l’activité en mer. L’ampleur de l’enquête démographique menée par R. Amand
s’en trouve en fin de compte quelque peu dénaturée, alors même qu’elle justifiait par elle-même
l’intérêt scientifique de la publication de ce travail.
Boris Charcossey
Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC, UMR 7186), Maison de
l’archéologie et de l’ethnologie René-Ginouvès, 21, allée de l’Université, 92023 Nanterre
cedex, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 30 janvier 2014
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.12.015
La force de la différence. Itinéraires de patrons atypiques, N. Alter. PUF, Paris (2012). 288 pp
La Force de la différence s’intéresse à des cas marginaux mais hautement problématiques pour
les théories de la reproduction sociale. Les personnes que Norbert Alter a rencontrées sont en effet
« atypiques » à deux titres. Tout d’abord, elles sont « atypiques » (socialement et statistiquement)
parmi les personnes qu’elles côtoient dans leurs activités professionnelles : ce sont des femmes
dans un monde d’hommes, des homosexuels dans un monde d’hétérosexuels, des autodidactes
dans un monde de diplômés, des étrangers dans un monde de Français. . . Pour Norbert Alter, qui
s’inspire fortement des travaux de l’École de Chicago, ces différences ne sont pas des données
de nature mais des constructions sociales qui prennent leur sens dans ce qu’Erving Goffman
appelle des « interactions mixtes » où les « atypiques » côtoient les « normaux » et se heurtent à
la stigmatisation et à la relégation sociale. Mais ces personnes se distinguent aussi (socialement
et statistiquement) des autres personnes stigmatisées parce qu’elles sont parvenues à inverser