Influence du genre sur un réseau social de proximité

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Influence du genre sur un réseau social de proximité
Influence du genre sur un réseau social de proximité
Victorin Luisier1, Olivier Renaud2 & Eric Widmer3
Introduction
“Pourquoi sommes-nous amis?” Si ce processus dépend bien sûr en partie du hasard, une quantité de
travaux en sciences humaines suggèrent que l'être humain est avant tout homophile, c'est-à-dire qu'il
préfère se lier avec ses “semblables”: même sexe, âge, religion, etc. (McPherson, Smith-Lovin, &
Cook, 2001).
En revanche, l'homophilie de genre, basée par exemple sur une mesure du “Bem Sex Role Inventory”
(Fontayne, Sarrazin & Famose, 2000), n'est pas avérée et les quelques recherches sur le sujet ont donné
lieu à des résultats contradictoires. Lenton & Webber (2006) expliquent cet état de fait par des
problèmes méthodologiques présents dans ces études (ex: dichotomisation de scores continus).
Au delà de l'homophilie, certains travaux suggèrent quant à eux que les androgynes, associés à des
scores élevés aux échelles de féminité et masculinité du BSRI, ont plus d'amis que les non-différenciés
(bas sur les scores de féminité et de masculinité) et les genrés traditionnels (Jones, Bloys & Wood,
1990). Ces travaux souffrent néanmoins aussi de problèmes méthodologiques relativement importants.
Plus problématique encore, la plupart des recherches actuelles sur l'amitié tendent à oublier qu'une telle
relation s'inscrit toujours dans un réseau de relations plus large et que ce dernier influence aussi la
probabilité que deux individus soient amis (ex : tendance à la réciprocité, à la transitivité, tendance à se
lier avec des individus déjà populaires). Ainsi, si l'on désire par exemple connaître l'importance de
l'homophilie de genre sur l'amitié, il convient de modéliser en même temps cette structure
d'autodépendance des relations, ceci afin d'éviter toute variable parasite (surtout lorsque les participants
de l'études se connaissent). Contrairement aux modèles statistiques traditionnels, les modèles
“Exponential Random Graph” (ERGM) permettent de faire cela (Hunter, Handcock, Butts, Goodreau,
& Morris, 2008). En revanche, parce que ces modèles sont nouveaux, personne à notre connaissance
n'a jamais testé l'utilité de prédicteurs autres que sociodémographiques. Ainsi, l'homophilie de genre n'a
été par exemple étudiée que sous l'angle du sexe biologique, un prédicteur simple mais connu pour être
limité (Bereni, Jaunait, Chauvin et Revillard, 2008). Nous proposons de combler cette lacune en testant
l'impact de l'androgynie (Fontayne et al., 2000) sur le réseau social d'élèves d'un lycée suisse.
Méthode
Echantillon et procédure
Tous les élèves d'un lycée suisse (410 femmes, 340 hommes, tous entre 15 et 19 ans). Chaque élève a
nommé entre 0 et 5 autres élèves du lycée avec qui il se sentait "particulièrement proche". D'autres
variables ont aussi été mesurées: sexe, année de formation et scores au BSRI. En ce qui concerne le
BSRI, nous avons retrouvé la structure factorielle validée en français par Fontayne et al. (2000) : 1
1 [email protected] Université de Genève, FAPSE / Formation universitaire à distance, Suisse.
2 [email protected] Université de Genève, FAPSE / Formation universitaire à distance, Suisse.
3 [email protected] Université de Genève, SES .
facteur "féminité" (tendresse et sensibilité à autrui) et 1 facteur "masculinité" (confiance en soi,
athlétique et leadership). Nous utilisons les scores latents individuels estimés sur ces deux facteurs.
Hypothèses
Nous désirons expliquer le réseau d'amitié du lycée à partir de 4 processus micro:
1. Tendance à l'homophilie: les lycéens citent préférentiellement comme ami des lycéens de même
sexe, même année et de genre (masculinité et féminité) similaire.
2. Sociabilité des androgynes: les lycéens ayant un score élevé en féminité et masculinité citent
plus d'amis et sont plus cités par les autres élèves.
3. Tendance à la transitivité: les lycéens citent préférentiellement comme ami des lycéens avec qui
ils partagent d'autres amis.
Les Modèles ERGM (Exponential Random Graph Models)
Les ERGM permettent de tester l'effet de variables individuelles (ex: sexe, proximité des scores de
féminité) sur un réseau de relation, tout en prenant en compte la structure d'autodépendance du réseau
(ex: réciprocité, transitivité). La section qui suit est une introduction succinte à ces modèles. Pour plus
de détails, voir par exemple Hunter et al. (2008).
, de dimension 750 x 750, représente la matrice des relations relevées entre les 750 lycéens.
vaut
soit 0 (l'indivdu ne se sent pas ami avec ), soit 1 ( se sent ami avec ). Les auto-liens
ne sont pas
permis. représente la matrice des variables individuelles (sexe, scores au BSRI, etc.). La distribution
de la matrice de relations peut alors s'écrire comme suit:
Où:
représentent les
prédicteurs du modèle, mais ne sont pas les variables
telles
quelles; ce sont des statistiques suffisantes basées sur
et
(ex: somme des relations
réalisées entre individus de même sexe (effet d'interaction), par des filles (effet principal),
somme de liens réciproques, etc.). Une liste de différentes statistiques suffisantes possibles peut
se trouver dans Morris, Handcock & Hunter (2008).
–
est le vecteur des paramètres à estimer et dont on veut tester la significativité.
–
– Sauf pour des réseaux très petits, est une constante de normalisation impossible à calculer.
Ainsi, les paramètres
sont généralement estimés par le biais d'une méthode MCMC (Monte
Carlo Markov Chain) pouvant durer plusieurs semaines pour des grands réseaux.
Sans rentrer dans les détails, ce modèle peut être réécrit d'une manière équivalente pour modéliser une
relation donnée (
) et pas le réseau dans son ensemble. Cette réécriture a l'avantage de se
rapprocher de la modélisation d'une régression logistique et facilite l'interprétation des paramètres.
Ceux-ci sont vus comme une contribution au log-odds lorsque la statistique
est augmentée de
1 (Hunter et al., 2008).
Résultats
Comme prévu par notre hypothèse 1, les élèves choississent préférentiellement des élèves de même
sexe (coef=0,82; erreur standard=0,01; p=*) et de même année (coef=1,81; e.s=0,01; p=*). En
revanche, nous ne retrouvons pas d'homophilie de genre. En effet, les élèves préfèrent choisir d'autres
élèves s'ils sont éloignés d'eux sur les scores de féminité (coef=-0,07; e.s.=0,01; p=*) et de masculinité
(coef= -0,18, e.s.=0,01; p=*).
En ce qui concerne l'hypothèse 2, plus les individus ont des scores latents en féminité élevés, plus ils
ont tendance à citer un nombre important d'amis (coef=0,15, s.e.=0,03, p=*) et à être beaucoup cités
(coef=0,06; e.s=0,01; p=*). En revanche, plus les individus sont masculins, moins ils citents un nombre
important d'amis (coef=-0,06; e.s.=0.012; p=*). Pour finir, un haut score en masculinité n'est pas
associé à une plus grande citation de la part des autres (coef=0,01; e.s.=0,02; p=0,38).
Pour finir, notons que les élèves citent préférentiellement comme ami des lycéens avec qui ils ont déjà
d'autres amis en commun (coef= 2.3; e.s.=0.02, p=*).
Si ces résultats sont intéressants dans la mesure où ils posent une première brique dans notre
connaissance des effets du genre sur le réseau d'amitié pris dans sa globalité, il faut encore malgré tout
les prendre avec précaution. En effet, certains diagnostics MCMC (sorte de vérification des postulats)
indiquent que les paramètres de certains prédicteurs ne sont pas bien estimés. Même si le phénomène
reste marginal, il convient néanmoins de vérifier plus en détails l'estimation proposée par la méthode
MCMC.
Plus intéressant en revanche, les analyses de “Goodness of Fit”. Ces dernières permettent la simulation
de nouveaux réseaux à partir du modèle estimé. Nous pouvons ainsi comparer les structures présentes
dans ces nouveaux réseaux simulés avec les structure du réseau observé. Dans le cas qui nous intéresse,
les analyse GOF indiquent qu'il reste certaines macro-structures du réseau (comme la distance
géodésique minimale) n'étant pas bien capturées par le modèle.
En conclusion, bien que notre modélisation soit déjà relativement fonctionnelle et non-dégénérée, elle
n'est pas suffisante pour expliquer correctement le réseau d'amitié de ce lycée. Dans de prochaines
analyses, nous allons ainsi tenter d'améliorer la modélisation en incorporant d'autres hypothèses plus
poussées concernant l'effet du genre sur l'amitié. cela nous permettra entre autres de dépasser l'idée
implicite que les filles et garçons réagissent de la même manière face aux scores de féminité et
masculinité.
Références
Bereni, L., Jaunait, A., Chauvin, S., & Revillard, A. (2008). Introduction aux Gender Studies: Manuel
des études sur le genre. De Boeck.
Fontayne, P., Sarrazin, P., & Famose, J. (2000). The bem Sex-Role inventory: Validation of a short
version for french teenagers. European review of applied psychology, 50(4), 405-416.
Goodreau, S. M., Handcock, M. S., Hunter, D. R., Butts, C. T., & Morris, M. (2008). A statnet
Tutorial. Journal of Statistical Software, 24(9).
Hunter, D. R., Handcock, M. S., Butts, C. T., Goodreau, S. M., & Morris, M. (2008). ergm: A Package
to Fit, Simulate and Diagnose Exponential-Family Models for Networks. Journal of Statistical
Software, 24(3).
Jones, D. C., Bloys, N., & Wood, M. (1990). Sex roles and friendship patterns. Sex Roles, 23(3), 133–
145.
Lenton, A. P., & Webber, L. (2006). Cross-sex Friendships: Who has More? Sex Roles, 54(11-12), 809820.
McPherson, M., Smith-Lovin, L., & Cook, J. M. (2001). Birds Of a Feather: Homophily in Social
Networks. Annual Reviews in Sociology, 27(1), 415-444.
Morris, M., Handcock, M. S., & Hunter, D. R. (2008). Specification of Exponential-Family Random
Graph Models: Terms and Computational Aspects. Journal of statistical software, 24(4), 1548.