Carton rose
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cartonroseintØrieur.qxd 19/06/2006 17:01 Page 5 L’autoradio crachait son lot quotidien de nouvelles déprimantes. Annick, concentrée sur le trafic dense à cette heure matinale, n’écoutait que d’une oreille distraite. Le chemin qui la menait de Bagneux au laboratoire n’aurait dû lui prendre qu’une dizaine de minutes si seulement la N20 n’avait pas été désespérément bouchée. À chaque carrefour, la jeune femme redoublait d’attention, paniquée à l’idée de voir un chauffard débouler de nulle part. Ces Parisiens étaient décidément de piètres conducteurs, toujours prêts à griller un feu, à entreprendre une manœuvre périlleuse pour gagner quelques mètres qu’ils reperdaient aussitôt. L’image de la petite départementale à flanc de coteaux qu’elle empruntait il y a dix jours encore passa devant ses yeux lourds de sommeil. Annick sentit la nostalgie l’envahir. Comment avait-elle pu déserter son Beaujolais natal et accepter cette promotion, loin de sa famille, de ses amis et de ses vignes chéries ? 5 cartonroseintØrieur.qxd 19/06/2006 17:01 Page 6 L’embardée sauvage d’un coursier en scooter la tira vivement de sa mélancolie. Un kilomètre à parcourir et elle pourrait enfin garer sa Twingo dans le parking. Là, elle serait en sécurité, protégée de ces bandits roulants par les grilles d’enceinte du laboratoire de recherche. Huit heures durant, elle allait manipuler ses éprouvettes et ses galettes de culture, en quête de la molécule miracle qui sauverait des vies. Si elle n’était pas tant passionnée par son métier, elle sortirait de sa voiture, lance-roquettes au poing, intrépide justicière des embouteillages urbains. Il lui fallait garder son calme, passer la première et, en douceur, se glisser dans la file compacte des véhicules souhaitant quitter la nationale au prochain feu tricolore. Au poste de garde, le vigile en tenue l’accueillit d’un signe amical et actionna le mécanisme d’ouverture de la barrière. C’était son premier sourire de la journée. Elle le lui rendit avec plaisir et roula doucement en direction de la place qu’on lui avait désignée — la 72 — puis s’y gara. Elle attrapa le sac à main posé sur le siège du passager, y prit son nécessaire à maquillage et, d’un geste sûr, rectifia le contour de ses lèvres. Elle fit rouler sa tête dans le champ du miroir intégré au pare-soleil, estompant du bout du doigt les mauvais reliefs de son fond de teint. D’une main ferme, elle donna du volume à sa longue chevelure blond vénitien et vérifia la mise de son fard à paupières. Tout semblait parfait. Elle ouvrit la portière, balança vers l’extérieur ses jambes gainées de Lycra et se mit debout. Le fond de l’air était frais. Un timide soleil tentait une percée à travers les brumes polluées de la banlieue sud. Son 6 cartonroseintØrieur.qxd 19/06/2006 17:01 Page 7 talon ripa sur le sol de goudron ruiné par les intempéries et l’escarpin havane quitta son pied gauche. Annick le renfila, pestant intérieurement contre cette atteinte passagère à la perfection de sa toilette. Du bout de ses ongles courts discrètement vernis, elle contrôla l’invisibilité de sa culotte Sloggi puis, enfin, ajusta sa veste jacquard à col arrondi sur sa jupe de mailles. L’ensemble formait un coordonné harmonieux, fait de beiges et de bruns, dans des matières souples mais d’une impeccable tenue. Elle claqua la porte, actionna le verrouillage centralisé et se dirigea d’un pas alerte vers l’entrée des artistes. Dans son sillage, un léger parfum de vanille adoucissait les âcres vapeurs d’échappement. Ses cheveux flottaient sur ses épaules. Sa silhouette, dans ce décor industriel, scintillait des feux de la jeunesse et de l’élégance. Le sas franchi, elle emprunta directement le couloir qui menait à la zone S, comme « Sensible ». Son pas résonnait en rythme sur le carrelage gris perle impeccablement lustré. Annick fit un sourire à la caméra de surveillance, persuadée que, de l’autre côté de la fibre optique, un homme suivait attentivement les ondulations gracieuses de son corps sculpté par des heures d’aérobic. Elle introduisit sa carte magnétique dans la serrure électronique de la lourde porte protégeant des regards indiscrets les travaux secrets de la recherche moléculaire. Aussitôt, sa secrétaire l’accueillit. — Bonjour Mlle Pusillane. — Bonjour Raymonde, répondit-elle sur un ton d’extrême gentillesse. Je vous l’ai dit, appelez-moi Annick. Cela me fera plaisir. 7 cartonroseintØrieur.qxd 19/06/2006 17:01 Page 8 — Excusez-moi, votre prédécesseur était un ours. Je ne suis pas encore habituée. La précédant dans l’étroit local qui servait d’antichambre au vaste bureau de la chef de département, la fidèle secrétaire lui tendit une tasse de thé. — Vous être merveilleuse ! s’exclama Annick, subjuguée depuis son arrivée par le dévouement de sa collaboratrice. Comme chaque matin, elle avait non seulement droit à sa ration de Darjeeling brûlant délicatement sucré d’un comprimé d’aspartame, mais également à un bouquet de fleurs coupées qui égayait joliment le décor confortable mais austère de son bureau. — N’oubliez pas la réunion de 10 heures, lui rappela Raymonde. — Oui, merci. Mlle Nituche est arrivée ? — Je ne crois pas. Hier, elle est restée tard. Elle m’a remis ce dossier pour vous. Annick s’empara de l’épais document et s’y plongea, avide de savoir si l’expérience menée ces derniers jours avait porté ses fruits. À trois reprises en moins d’une demi-heure, elle fut interrompue dans sa lecture par la sonnerie du téléphone. En dépit de l’irréprochable filtrage de sa secrétaire, Annick ne pouvait échapper aux pesantes questions matérielles que sa tâche de direction lui imposait. Elle aurait préféré en être dispensée et se consacrer entièrement à son métier de biochimiste. Malheureusement, la bonne organisation de son service était une condition essentielle à la qualité du travail fourni. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle prit soin ce matin de s’intéresser au contrôle des 8 cartonroseintØrieur.qxd 19/06/2006 17:01 Page 9 extincteurs, à la signature d’une commande de détergent et à la comptabilité des enfants de son personnel en âge de participer à l’arbre de Noël de l’entreprise. Pourtant, le rapport de Mlle Nituche était une vraie bombe. Avec un peu de chance, Annick verrait son intuition couronnée de succès. Grâce aux ordres donnés il y a peine quatre jours, une culture bactérienne ouvrait une intéressante phase d’expérimentation. Ce premier succès la comblait et, forte de l’assurance qu’il lui conférait, elle se rendit dans la salle de réunion où l’attendait son équipe. Éreintée, Annick s’écroula sur le canapé neuf. Le jour déclinait. Le poids de ce vendredi riche en rebondissements lui écrasait les épaules. Un bain la détendrait. Elle était trop lasse pour bouger, encore absorbée par les clichés pris au microscope électronique qui avaient apporté un cuisant démenti à ses espoirs de gloire rapide. Elle avait eu beau envisager sous tous les angles les conclusions de Mlle Nituche, elle n’avait pu élucider par quel mystère cette maudite culture s’était éteinte aussi vite qu’elle avait prospéré. La jeune femme attrapa la télécommande du téléviseur en quête d’un programme en mesure de lui changer les idées. Le spectacle était navrant de bêtise, achevant de la plonger dans une torpeur proche de la tristesse. Le week-end qui s’annonçait n’augurait rien de palpitant. Une fois le laboratoire quitté, sa solitude lui sautait à la face, l’immergeant dans une langueur qui tranchait cruellement avec la vitalité de sa vie professionnelle. 9