Grands projets et concurrence internationale :L`exemple de l

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Grands projets et concurrence internationale :L`exemple de l
XIV International Economic History Congress, Helsinki 2006, Session 28
Grands projets et concurrence internationale :L’exemple de l’industrie
française des Travaux publics (1945-1974)
Dominique Barjot
Université Paris IV
Introduction
En 2004, l’industrie française de la construction se classait au second rang mondial derrière
les Etats-Unis pour le volume du chiffre d’affaires réalisé à l’étranger :
Tableau 1 – Montant du chiffre d’affaires réalisé hors des frontières nationales par les
entreprises de construction des principales nations (en milliards de dollars)
1
Etats-Unis
2
France
3
Allemagne
4
Japon
5
Pays scandinaves
6
Royaume-Uni
7
Espagne
8
Chine
9
Italie
10
Benelux
Source : Engineering New Records, 2005.
30,9
27,1
23,9
14,6
13,6
9,1
8,8
5,9
5,8
5,6
Elle le devait notamment à la taille de ses groupes, classés aux premiers et seconds rangs
mondiaux, devant deux autres européens :
Tableau 2 – Les dix principaux groupes mondiaux de la construction par l’importance du
chiffre d’affaires : leur activité à l’exportation (en milliards de dollars)
Groupe
1
2
3
4
5
6
Vinci (F)
Bouygues (F)
Hochtief (All)
Groupe ACS (Esp.)
Bechtel (USA)
Skanska (Suède)
Chiffre
total
24,3
20,1
15,0
14,9
14,4
14,1
d’affaires Chiffre d’affaires à
l’exportation
9,2
7,5
12,6
2,4
8,1
11,4
1
7
Taisei Corp. (J.)
8
Kajima (J.)
9
Shimizu (J.)
10
Obayashi (J.)
Source : Engineering New Records, 2005.
13,8
13,2
12,6
12,6
1,3
1,9
0,8
1,4
Comme le montre l’exemple de Vinci, groupe issu de la fusion de la plupart des grands
groupes français de travaux publics1, les entreprises demeurent donc fidèles à une tradition
exportatrice née au milieu du XIXe siècle2. Un temps freinée, puis menacée par les aléas
l’entre-deux-guerres3 et, plus encore, du second conflit mondial4, cette tradition s’est
retrouvée, renouvelée, renforcée durant les années 1950 et 19605. La performance est nette au
niveau macroéconomique : l’industrie française de la construction a su profiter, entre autres,
des grands programmes finances par la Banque mondiale. La situation s’éclaire si l’on adopte
une approche micro-économique : ainsi à partir des exemples des groupes Fougerolle,
Campenon Bernard et Dumez. Dans un contexte de concurrence internationale de plus en plus
vive, les entreprises françaises ont dû – et su-, entrer dans de grands consortiums
internationaux, de celui de Tarbela, à l’instar, lesquels sont devenus des instruments
privilégiés de la réalisation des grands projets de développement
L’approche macroéconomique : la percée à l’exportation
L’importance globale des exportations françaises de génie civil est restée longtemps
méconnue. La première enquête statistique portant sur la question date seulement de 19616.
Grâce aux données fournies par elle, complétées pour la période récente par celles de la
FNTP, il a été possible de reconstituer deux séries couvrant la période et concernant, l’une,
l’ensemble des exportations de BTP, l’autre, celles de TP seulement. Toute deux montrent
que les entreprises surmontèrent assez bien le choc de la décolonisation7.
La décolonisation, un choc bien surmonté
L’une et l’autre de ces deux séries décrivent la croissance du chiffre d’affaires annuel réalisé
hors métropole, retenu ici comme critère de mesure.
Un critère de mesure : le chiffre d’affaires hors métropole
Il l’a été à partir de 1952, c’est-à-dire d’une période où les marchés de l’Union française
commençaient à perdre de leur attrait pour les entreprises exportatrices. L’une et l’autre
BARJOT (D.), La trace des bâtisseurs : histoire du Groupe Vinci, Vinci, 2003.
BARJOT (D.), « La grande entreprise française de travaux publics ( 1883-1974 ) : contraintes et stratégies », XXe siècle,
n° 1, janvier-mars 1991, pp. 47-55 ; “French Exports in The Public Works Sector (1857-1914)”, in Fischer (W.), Mc INNIS
(R.), SCHNEIDER (J.), The Emergence of a World Economy (1500-1914), tome 2, Franz Steiner Verlag, Wiesbaden, 1986,
pp. 477-504.
3 BARJOT (D.), « Les entreprises françaises de travaux publics face à l’exportation », CROUZET (F.M., sous la dir. de),
Le négoce international (XIIIe-XXe siècles), Paris, Economica, 1990, pp. 213-222.
4
BARJOT (D.), « L’industrie française des travaux publics », in BARJOT (D.), ROUSSO (H.), (sous la dir. de),
« Stratégies industrielles sous l’Occupation », HES, n°3, 1992, pp. 415-436.
5 BARJOT (D.), « Les entreprises françaises de travaux publics et le marché international », Culture Technique, n° 26,
spécial Génie civil, 1992, pp. 72-80.
6 Enquête sur l’activité BTP, INSEE, n° 4, 10-12. 1960.
7 BARJOT (D.), « Les entreprises françaises de travaux publics et le marché international », Culture Technique,
n° 26, spécial Génie civil, 1992, pp. 72-80
1
2
2
revêtent un intérêt spécifique : celle du BTP, parce qu’elle offre la mesure la plus globale,
dans une optique de secteur, et parce que, jusqu’à une époque très récente, la presque totalité
des exportations de bâtiment furent le fait d’entreprises de génie civil ; la seconde, parce
qu’elle permet de cerner de manière plus étroite et précise l’activité de la branche travaux
publics. De la confrontation de ces séries ressortent deux conclusions : l’existence, à partir de
1960 surtout, d’une étroite corrélation entre elles8 ; la prépondérance écrasante des
exportations de génie civil au sein du chiffre d’affaires BTP hors métropole : 85 % en
moyenne sur l’ensemble de la période. Pour la période antérieure à 1952, la seule méthode
consiste à s’appuyer sur l’évolution des exportations d’un échantillon d’entreprises.
Rapide, la progression des exportations de travaux publics - exprimées en francs constants et
mesurées par le montant du chiffre d’affaires exécuté chaque année hors métropole s’effectua selon trois phases bien tranchées :
Tableau 3 - Taux de croissance annuel moyen des exportations de bâtiment et de travaux
publics
(en %, à partir de données en francs constants 1913 et ajustement exponentiel)
1944-529
BTP
TP
Source : FNTP
+ 26,4
1952-6010
1960-7411
+ 2,8
+ 0,9
+ 10,4
+ 10,6
De 1944 à 1952, ces exportations connurent une croissance explosive : tombées très bas
pendant le conflit mondial, elles retrouvèrent dès 1949 leur niveau de 1939, dépassant même
en fin de période celui de 1913, leur maximum historique. Entre 1952 et 1960, leur
augmentation fut très modeste, mais positive. Comme la décolonisation s’accompagna pour
elles d’une contraction de leurs marchés, il apparaît certain que les entreprises de notre pays
trouvèrent hors Zone franc les débouchés leur permettant de surmonter la crise. A partir de
1960, elles retrouvèrent la voie d’une expansion forte et spectaculaire, alimentée à la fois par
l’accentuation de la percée à l’étranger et par un retour en force dans les pays de la Zone
franc. Cette percée hors Zone franc attestait du fait qu’elles avaient renoué avec leur vocation
à équiper les pays en voie de développement.
Percée précoce sur les marchés étrangers
Dès la fin des années 1950 en effet, les firmes françaises de BTP effectuaient à l’étranger une
part importante de leur activité :
Le taux de corrélation (R2) entre les deux séries a évolué ainsi : 1952-60 : 0,94 ; 1960-74 : 0,99.
Calcul effectué à partir d’un échantillon de dix grandes entreprises de travaux publics.
10 Sources INSEE et FNTP.
11 Idem.
8
9
3
Tableau 4 - Répartition géographique du chiffre d’affaires hors métropole des entreprises
françaises de BTP réalisé durant l'année 1957 (en % du total de chaque ligne)
Algérie
1
Entreprises de
bâtiment (a)
Entreprises de TP (b)
Entreprises mixtes (c)
Entreprises de BTP
(a+b+c)
Source : INSEE
22,4
24,2
5,7
16,1
Reste de la Total de la Etranger
Zone franc
Zone franc
3=1+2
4
2
64,2
43,3
20,3
35,7
86,6
67,5
26,0
51,8
13,4
32,5
74,0
48,2
En effet, en 1957, elles réalisaient presque 50 % de leur chiffre d’affaires hors métropole. Les
plus avancées dans cette voie étaient les entreprises mixtes, de taille généralement supérieure
et le plus souvent à dominante travaux publics.
Si l’on ne considère que les seules firmes de travaux publics, l’on aboutit pour 1958 à une
conclusion identique. Les plus engagées sur les marchés extérieurs étaient celles à vocation
générale, c’est-à-dire les plus puissantes :
Tableau 5 - Nature des travaux effectués hors métropole suivant l’activité principale de
l’entreprise et au cours de l’année 1958 (en % du total, entreprises de travaux publics de plus
de 5 salariés seulement)
Ensemble
a=b+c+d
1. Entreprises
générales de TP
2.
Terrassements,
travaux souterrains,
forages
3. Travaux maritimes
et fluviaux
4. Travaux routiers et
aérodromes
5. Travaux
ferroviaires
6. Travaux urbains et
d'hygiène publique
7. Réseaux
et
centrales électriques
TOTAL
Source : INSEE
Algérie
b
Autres pays Étranger
de la Zone
franc
82,9
93,0
86,3
78,8
3,1
3,0
0,4
5,1
0,1
0,3
0
0
0,4
0
1,1
0
2,2
0
6,5
0,2
3,9
5,5
6,9
0,8
4,0
12,4
2,2
0,9
100
100
100
100
Les travaux publics constituaient donc désormais une grande industrie exportatrice.
Une grande industrie exportatrice
4
Pour une large part, les entreprises françaises de travaux publics renouaient avec leur vocation
d’avant la première guerre mondiale : équiper les pays en voie de développement.
Une vocation retrouvée : équiper les pays en voie de développement
Ces grandes entreprises s’intéressèrent d’abord aux marchés européens. Entre 1945 et 1955,
elles y conduisirent trente-cinq grands travaux, dont onze dans les seuls pays de la future
Europe des six12. Ensuite, ces derniers se fermèrent peu à peu, puisqu’elles n’enlevèrent qu’un
seul marché au Luxembourg13. Ce recul avait de multiples causes : fin de la reconstruction ;
achèvement de leurs infrastructures de base par les six pays, hormis l’Italie et l’Allemagne ;
essor d’entreprises compétitives et bien protégées par leur législation nationale. Les firmes
françaises ne trouvèrent à conclure d’affaires que dans des pays sous-équipés, tels que
l’Espagne, le Portugal et surtout la Turquie : avec succès cependant, puisque ces trois Etats
leur fournirent pas moins de vingt-cinq contrats de 1955 à 1958. Les entreprises de notre pays
se réorientèrent donc de bonne heure vers des marchés plus lointains. De 1945 à 1958, elles
enlevèrent 289 contrats hors d’Europe, dont 92 en Asie, 87 en Afrique, 74 en Amérique du
Sud et 36 en Océanie. Sur ce total, près de la moitié avaient étés obtenus depuis mai 1955. La
pénétration française prit d’ailleurs une allure spectaculaire en Amérique du Sud : à la fin des
années 1950, celle-ci était devenu le premier client des firmes françaises à égalité avec l’Asie.
En effet, à partir des années 1950, les pays d’Afrique et d’Asie s’engagèrent dans un
processus de modernisation sans précédent, qui s’amplifia à partir du début des années 1960
avec l’accession quasi générale aux indépendances14. Ces pays avaient besoin de routes, de
ponts, d’usines hydroélectriques, mais aussi de logements, d’écoles et d’hôpitaux. Pour
réaliser les programmes d’investissement définis par les autorités politiques nouvelles, il
fallait trouver des ressources externes, ces pays ne pouvant financer par leurs seuls moyens de
lourds investissements, rentables seulement à long terme. Les possibilités de recours direct au
crédit extérieur étaient limitées. La chance de ces pays fut de bénéficier de l’aide des
institutions financières internationales issues des accords de Bretton Woods en 1944.
Tableau 6 - Prêts accordés par la Banque mondiale de 1947 à 1973
(en millions de dollars 1956)
Montants
Indice
(moyenne annuelle)
(1947-50 = 100)
1947-50
232
100
1951-55
309
133
1956-60
553
238
1961-65
927
400
1966-70
1335
575
1971-73
2262
975
Source : The World Bank, IDA and IFC. Policies and operations, June 1971, pp. 39 et 66 ;
« La Banca Mondiale e gli anni ’70 », in CIM, 458 (1980) ; « La BIRS per un avvicinamento
integrato dei due poli ; sviluppo e povertà », in CIM, 483 (1982) ; « Il Gruppo BIRS nel 198687 », in CIM, 544 (1987) ; « Il Gruppo BIRS per la sviluppo », in CIM, 556 (1988). Cité in in
12 BARJOT (D.), (sous la dir. de), « La reconstruction économique de l’Europe 1945-1953 », HES, n°2, 1999. Voir
en particulier : BARJOT (D.), « Mobilisation des entreprises de BTP et reconstruction des infrastructures : une
première approche », ibidem, pp. 349-370.
13 « L’avenir des TP français n’est pas en Europe », in Entreprise, mi-spécial BTP, n° 168, 22.11.1958, pp. 35-45.
14 VAN DER WEE (H.), Histoire économique mondiale 1945-1990, Louvain-la-Neuve, Academia Duculot, 1990.
5
VIGO (G.), Fiatimpresit 1929-1989. Sixty years of Fiat commitment
internationalisation of Italian civil engineering, Turin, Eco, 1990, p. 72, 202 et 203.
to
the
La plus importante de toutes était sans contestation possible l’International Bank for
Reconstruction and Development, plus connue sous le nom de Banque mondiale ou World
Bank (tableau 5). Elle démarra ses opérations le 25 juin 1946 avec pour but initial d’aider à la
reconstruction des pays industrialisés frappés par la guerre. Si, jusqu’au début des années
1950, son action se dirigea principalement dans cette direction, après, elle se tourna vers les
pays en voie de développement. Parallèlement, deux nouvelles institutions virent ce jour, qui
se fixaient des buts identiques, mais avec des pratiques différentes : en 1956, l’International
Finance Corporation - IFC - destinées à encourager les investissements privés dans les pays
émergents : en 1961, l’International Development Association - IDA -, qui visait à fournir des
prêts à taux bonifiés aux pays les plus pauvres. La Banque mondiale commença à opérer à
petite échelle : un projet en 1947, cinq en 1948, dix en 1949, vingt en moyenne par an dans la
première moitié des années 1950. Ensuite, à partir de 1956, chaque année le nombre des
projets financés s’éleva, comme le montre l’évolution du montant des prêts accordés par la
Banque :
Sa stratégie était claire : accroître sa présence dans les pays sous-développés à fort potentiel
de croissance à fin d’encourager la création d’infrastructures de base (transport, énergie), puis
étendre son intervention à l’agriculture et à l’éducation :
Tableau 7 - Prêts de la Banque mondiale par secteurs d’activité, 1947-1973
(en % du total)
1947-65
1966-70
1971-73
Secteurs d’activité
%
%
%
Reconstruction
4,9
0
0
Electricité
31,8
24,6
15,1
Transports
32,7
27,9
24,0
Télécommunications
1,5
3,8
6,0
Agriculture
7,8
16,6
20,2
Industrie
et
7,9
21,4
11,2
développement
6,4
3,8
0,8
Education
6,4
1,6
0,7
Hydraulique et santé
9,2
0
11,9
Institutions financières
1,5
0,3
0
Autres
TOTAL (en %)
100
100
100
TOTAL (en millions de 10 121
7 177
8 853
dollars)
Source : Voir tableau précédent et CRESME, I finanziamenti internazionali ai paesi in via di
sviluppo con particolare alla costruzione di infrastrutture, Rome, 1976 ; Il Gruppo BIRS per la
sviluppo, in CIM, 422 (1977) ; Il Gruppo BIRS nel ‘78-79, in CIM, 446 (1979). ). Cité in
VIGO (G.), Fiatimpresit 1929-1989, op. cit., p. 73, 204 et 205.
Vers la fin des années 1960, d’autres institutions multilatérales vinrent s’ajouter à la Banque
mondiale, à savoir l’African Development Bank, l’Asian Development Bank et
l’Interamerican Bank. Concurremment, la Communauté Economique Européenne créa le
Fonds Européen de Développement, dont les premiers bénéficiaires furent les anciennes
colonies d’Afrique. Comparés à la demande potentielle des pays en voie de développement,
6
les investissements de la Banque mondiale et des banques régionales paraissaient notoirement
insuffisants. L’on ne doit cependant pas considérer que les sommes déboursées, mais aussi le
fait que leur intervention constituait une garantie d’efficacité ainsi que d’adéquation aux
objectifs visés.
Toutefois, l’apport de la Banque mondiale était en général loin d’être négligeable : pour la
construction du barrage de Kariba (Rhodésie), elle fournit 38,5% du total ; pour la réalisation
de celui de Roseires (Soudan), IDA et World Bank apportèrent 37% des fonds contre 21% à
l’Allemagne fédérale et 42% au gouvernement du Soudan. Outre une part significative des
ressources, la Banque mondiale offrait d’autres types de garanties. En premier lieu, elle
effectuait une rigoureuse sélection des projets : ceux-ci devaient engendrer dans les années
suivant immédiatement la construction des projets suffisants pour rembourser les prêts. En
second lieu, elle contrôlait les entreprises exécutrices, qui devaient atteindre le meilleur
niveau tant au point de vue technique que financier. Enfin, elle exerçait un contrôle effectif
sur la gestion des fonds et l’avancée des projets. Cette action est pour conséquence
l’augmentation des investissements privés dans les pays en voie de développement favorisant
ainsi la mise en valeur des matières premières, la création d’industries et la construction
d’infrastructures. Cette évolution engendra un développement rapide des opportunités publies.
L’on peut même considérer la période 1956-1973 comme l’âge d’or des projets à grande
échelle.
Des techniques compétitives
La percée hors Zone franc des entreprises françaises de travaux publics résultait de multiples
causes : la dépréciation du franc, l’appui apporté aux entreprises par la BFCE et plus encore la
Compagnie d’Assurance pour le Commerce extérieur ou COFACE, les préférences de
gouvernements nationalistes en faveur d’entreprises jugées plus « indépendantes » que les
grandes sociétés américaines, la réputation passée des entrepreneurs français ainsi que les
crédits ouverts par les établissements financiers de Paris aux maîtres de l’ouvrage étrangers.
S’y ajoutait l’avance des bureaux d’études français dans le domaine des bétons armé –
Baffrey –Hennebique - et précontraint – STUP15-. Les fournisseurs de matériels contribuaient
également au succès des firmes françaises : certains importateurs, comme la maison Bergerat
et Monnoyeur - agent exclusif Caterpillar en France - avaient joué un rôle essentiel en livrant
à ces firmes les matériels américains les plus évolués ; de plus, le pays disposait à l’époque de
quelques grands constructeurs nationaux, tels que le groupe Richier, capable de concevoir et
de fabriquer des matériels spéciaux utilisables tant pour la canalisation du Saint-Laurent que
pour la construction des barrages indonésiens, iraniens ou turcs.
La raison première des succès obtenus à l’étranger résidait toutefois dans l’excellence de la
technique française : ainsi en matière de travaux souterrains et portuaires, ou de construction
de barrages ou de ponts16. En 1958 par exemple, les firmes françaises détenaient 55 records
internationaux. Leur potentiel technique permettait aux entreprises de notre pays de
l’emporter souvent sur leurs principaux concurrents. Dragages TP avait ainsi gagné, en 1955,
lors de l’adjudication des travaux de la nouvelle piste de l’aéroport de Hong Kong, malgré
une très sévère concurrence étrangère et sur un marché jusque là réservé aux Britanniques17.
Achevée en 1958, cette piste accessible aux avions les plus modernes avait exigé un véritable
15 « La précontrainte, clef d’une réussite mondiale : de la STUP à Freyssinet international », in BARJOT (D.), La
trace des bâtisseurs, op. cit., pp. 166-179.
16 « Portrait-esquisse d’une branche industrielle : les Travaux publics », Fiche FNTP, Paris, 03.1970.
17 BARJOT (D.), « De la mise en valeur de l’Indochine à l’aventure mondiale : Jean Rigal et la Société Française
d’Entreprises de Dragages et de Travaux Publics (1930-1969) », in BARJOT (D.), MERGER (M.), (sous la dir. de), Les
entreprises et leurs réseaux, op. cit., pp. 527-545.
7
tour de force, car il avait fallu bâtir en pleine mer une digue longue de 2 400 m avec un
remblai large de 250. Les firmes françaises se trouvaient donc en mesure de réussir là où
avaient échoués les compétiteurs étrangers. Ce fut le cas pour le chemin de fer de Quito à San
Lorenzo (Equateur), terminé en 1957 par la Compagnie Française d’Entreprises – CFE - et
sept autres participants. Depuis 1912, les travaux de cette liaison ferroviaire avaient avant tout
été confiés à des Equatoriens, à des Américains et à des Suisses ; tous avaient abandonné,
jugeant insurmontables les difficultés techniques. Ces réalisations françaises favorisèrent le
plus la grande percée des années 1960. Vers 1970, cette percée avait fait de l’industrie des
travaux publics l’une des plus exportatrices de l’économie nationale.
Percée sur les marchés extérieurs
Entre 1962 et 1974, le coefficient d’exportation de la branche avait doublé, passant de 10 %
en 1962 à 20 en 197418. L’activité hors métropole demeurait cependant le fait d’un nombre
limité de grandes entreprises : à peine plus de 150 à cette dernière date. Parmi elles, il existait
un petit noyau de très grandes firmes particulièrement agressives sur les marchés extérieurs:
en 1968, 20 avaient exécuté près de 50 % du total des travaux. Les sociétés françaises
continuaient en effet d’enlever de très gros contrats, tels ceux du métro de Mexico ou du canal
de Chesma Jhellum au Pakistan. Pour ce faire, elles recouraient très souvent à la pratique des
associations en participation. La nouveauté fut cependant qu’elles se concrétisèrent parfois au
sein de structures juridiques durables, à l’instar de la Compagnie de Constructions
Internationales - CCI -, fondée en 1963 à l’initiative conjointe de cinq grandes entreprises
françaises de travaux publics : CITRA, Dragages TP, ECB, GTM et SGE, qui détenaient
chacune 20 % du capital de la société. Cette CCI offrait à ses membres la possibilité de
s’engager dans des opérations très lourdes ainsi que de se succéder à tour de rôle à la tête des
grands chantiers enlevés par eux ou d’y prendre part en tant que sleeping partners.
Sa réussite à l’exportation conférait à l’industrie française des travaux publics une importance
de plus en plus grande pour les échanges extérieurs du pays : en 1968, le chiffre d’affaires de
la branche hors métropole représentait 5 % des exportations totales du pays19. Une partie
substantielle - 48 % - revenait sous forme de devises à l’économie française. Les exportations
de génie civil s’accompagnaient en outre de ventes non négligeables d’ingénierie, de
composants et de matériels. Mieux intégrée au marché mondial que la moyenne de l’industrie
française, la branche travaux publics contribuait dans une très large mesure à l’assistance aux
pays en voie de développement. En 1966, l’activité hors métropole reposait sur deux
dominantes : les ouvrages d’art - plus du quart du total - et les routes et aérodromes,
terrassements inclus20. Les firmes françaises manifestaient une grande compétitivité dans
quatre autres domaines : gazoducs et oléoducs, réseaux et centrales électriques et, quoique
dans une moindre mesure, travaux maritimes et fluviaux d’une part, hygiène publique de
l’autre. Elles travaillaient pour 40 % dans la Zone franc. A elle seule l’Afrique noire et
Madagascar constituaient la moitié des marchés de cette Zone. En dix ans, les entreprises de
notre pays s’étaient donc fortement désengagées du Maghreb, surtout d’Algérie.
ROSSIGNOL (C.), « Les Travaux publics », Economie-Géographie, 07.1978, n° 156, p. 14.
Commissariat général au plan, Rapport du comité bâtiment et travaux publics, Préparation du VIIe plan, Paris, La
Documentation française, 1976, p. 14.
20 CLOUET (J.), L’économie des travaux publics, PUF, 1971, p. 37.
18
19
8
Le fait majeur résidait dans la prépondérance des exportations hors Zone franc21. L’un des
facteurs déterminant en avait été la percée opérée en Asie et en Océanie, ces régions offrant le
tiers des débouchés hors métropole : si la majorité des chantiers se localisaient au Proche et au
Moyen Orient, les entrepreneurs français conduisant aussi de grosses opérations dans le
subcontinent indien, en Insulinde et en Australie. En Europe, leur activité - 15 % du total des
marchés hors Zone franc – n’était pas négligeable. De même leur réussite était assez
spectaculaire en Afrique d’expression anglaise ou portugaise. En revanche, elles n’avaient
guère réussi à s’implanter en Amérique du Nord et avaient connu un spectaculaire recul en
Amérique latine. La force des entreprises françaises leur venait du fait que dans certaines
spécialités, elles se trouvaient en mesure de pénétrer sur tous les marchés : ainsi dans le
domaine des grands ouvrages d’art et de génie civil. En Amérique latine, elles continuaient
d’obtenir de beaux succès dans l’offshore, en Amérique du Nord, dans celui des travaux
d’hygiène publique, et, dans les autres pays de la Communauté des six, menaient à bien de
grands travaux souterrains tout en apportant une contribution déterminante à la pose des
grands pipe-lines européens.
L’approche microéconomique : les stratégies d’entreprises
Au seuil des années 1970, les firmes françaises avaient en grande partie fondée leur
croissance sur l’exportation de grands travaux, sans que, pour autant, elles eussent emprunté
des voies identiques.
Une croissance fragile : Fougerolle ( 1945-1962 )
Entre 1945 et 1962, le groupe Fougerolle se développa à un rythme très vif, supérieur à celui
de la moyenne de la profession22.
Succès spectaculaires à l’exportation
Mais cette croissance rapide ne fut pas régulière : au boom des années 1945-51 succéda une
période d’expansion soutenue ; de 1959 à 1962-63 en revanche, l’activité se tassa à la baisse.
Sur l’ensemble de la période 1945-63, s’opéra un sensible rééquilibrage de l’activité. La
maison Fougerolle se réorienta vers les aménagements hydroélectriques devenus dès lors la
principale spécialité de l’entreprise Les travaux maritimes et fluviaux continuèrent toutefois
d’offrir des débouchés considérables, notamment dans l’Outre-Mer français. Ces années
1945-63 se caractérisèrent par un effort de diversification technique. Les travaux souterrains
retrouvèrent presque, au sein du chiffre d’affaires total, l’importance qui était la leur à la
veille du premier conflit mondial. En France, Fougerolle construisit de grands ouvrages d'art,
à l’instar des ponts suspendus de Tancarville (1955-1959) et de Bordeaux (1961-1964). Hors
métropole, Fougerolle édifia entre autres le pont de Moossou à Grand-Bassam en Côte
d’Ivoire (1962-1964). Les aérodromes offrirent de leur coté des débouchés non négligeables
en France, puis en Turquie et en Algérie. Mais l’un des faits majeurs de la période résida dans
la percée effectuée par le groupe dans le domaine du bâtiment, en particulier du logement
collectif en France et en Algérie.
Bien que la part des travaux exécutés en participation eût sensiblement diminué par rapport à
la période précédente - 61,8% du total des travaux entre 1945 et 1963 contre 84 de 1940 à
Commissariat Général du Plan, Rapport du Comité BTP du VIIe plan, annexe V, Rapport du groupe de travail
« Structures Travaux publics », 02.1976, p. 144.
22 BARJOT (D.), Fougerolle. Deux siècles de savoir-faire, Paris, Editions du Lys, 1992. Voir le chapitre 2, pp. 43-47.
21
9
1946-, ceux-ci conservèrent une nette prépondérance explicable par la taille des marchés
traités, mais aussi par l’ampleur de l’effort d’exportation :
Tableau 8 - Répartition géographique du chiffre d’affaires ttc consolide du groupe Fougerolle
de 1945 à 1963
(en % du total)
1
2
3
Métropole
Exportations vers la Zone franc :
Algérie
Maroc
Côte d’Ivoire
Sénégal
Exportations hors Zone franc :
-Portugal
- Turquie
- Angola
- Libye
- Canada
- Australie
49,5
24,1
13,1
6,9
1,4
2,7
26,4
12,3
4,3
2,9
0,2
6,4
12,3
Entre 1945 et 1963, le chiffre d’affaires hors métropole dépassa celui réalisé dans l’hexagone.
Tout au long de la période, Fougerolle développa en effet une activité substantielle en Zone
franc, le Maroc et l’Algérie lui fournissant ses débouchés les plus considérables.
Mais le phénomène majeur fut la percée opérée hors Zone franc. Le groupe enleva de gros
marchés en Angola, au Canada et au Portugal. Elle oeuvra même en Australie. Dès 1949,
l’Entreprise Fougerolle pour Travaux Publics et la Compagnie Industrielle de Travaux CITRA, du groupe Schneider - avaient enlevé le marché du percement du tunnel d’amenée de
Trevallyn, destiné à l’alimentation de la centrale électrique de la South East River en
Tasmanie. Ce tunnel comportait cinq éléments : un ouvrage de prise d’eau, une première
conduite de 2140 mètres de long, un siphon de 217, une seconde conduite de 945 dont 150 à
49° de pente, une cheminée d’équilibre. Les travaux durèrent cinq ans, dans des conditions
difficiles : terrain beaucoup plus fissuré et disloqué que prévu ; carence des communications
entre l’Europe et la Tasmanie ; manque criant de ressources locales qui obligèrent à importer
d’Europe une grande partie des matériaux et la presque totalité du matériel, inexistence
presque totale de main-d’oeuvre qualifiée locale, qui contraignit les associés à faire venir sur
place directeurs, cadres, spécialistes mineurs, conducteurs d’engin et même certains
manoeuvres. Mais les deux firmes relevèrent le défi, à la satisfaction du maître de l’ouvrage,
la Commission Hydroélectrique de Tasmanie.
Encouragée par ce premier succès, l’EFTP et la CITRA se rapprochèrent de la Société
Générale d’Entreprises, de la Société Nationale de Travaux Publics ainsi que d’Etudes et
Entreprises - EEE ou Troizé -, qui, coup sur coup, avait obtenu plusieurs contrats importants
en Nouvelle-Zélande et en Australie. Dans ce dernier pays, les cinq associés décrochèrent les
travaux de construction de la centrale souterraine de Tumut 1. Pièce maîtresse de
l’aménagement hydroélectrique des Snowy Mountains, elle avait une longueur de 95 mètres
pour 18 de large et 35 de haut ; s’y ajoutaient la galerie des conduites forcées, une cheminée
d’équilibre et une galerie de fuite. Les travaux s’engagèrent en 1954. Dans un premier temps,
la gérance en incomba à l’EEE. Dès 1956, le chantier s’avérait très fortement déficitaire.
Devant la gravité de la situation, CITRA et Fougerolle prirent en mains les opérations : ils
s’entendirent pour porter Paul Rougier à la direction du chantier. Afin d’accroître les
10
rendements, ils n’hésitèrent pas à recruter des chefs de chantier américains susceptibles de
commander efficacement les ouvriers australiens et à désigner l’un d’eux, venu de la Utah
Construction Co de San Francisco, pour assurer les relations avec le maître d’oeuvre. Ces
mesures permirent le redressement du chantier. Néanmoins, à l’issue des travaux, en 1959, ce
dernier se soldait par un déficit substantiel, comblé un an plus tard seulement, après leur
réception définitive. L’expérience australienne se traduisait par une réussite technique, mais
elle avait failli coûter fort cher à l’Entreprise Fougerolle qui préféra, dès 1960, se retirer de
l’agence créée en commun avec CITRA en 1954. Les dirigeants n’hésitèrent pas par ailleurs à
soumissionner en 1956 aux travaux du grand barrage-voûte de Kariba sur le Zambèze - 126
mètres de haut pour 617 de longueur en crête -, puis à étudier en 1960-61 la réalisation de
celui de Roseires sur le Nil bleu au Soudan. Servie par sa technique, le groupe Fougerolle se
trouvait alors en mesure de mener à bien les chantiers les plus complexes : tel fut le cas au
Portugal et au Canada.
Succès inégaux a l’étranger :
Néanmoins, la réussite y fut inégale.
Réussite au Portugal
L’implantation de la maison Fougerolle y remontait à 1934, avec la création de la SEOP ou
Sociedade de Empreitadas de Obras Publicas23. Au lendemain de la seconde guerre mondiale,
les travaux y reprirent lentement. Ils ne retrouvèrent leur pleine activité qu’à partir de 1948. A
cette époque débutait l’aménagement hydroélectrique du Rio Cavado dans le Nord du Pays.
La SEOP y partipa très tôt, édifiant entre 1948 et 1951 l’usine de Venda Nova. L’achèvement
de ce chantier coïncida avec l’ouverture d’un second nettement plus important et mené
jusqu’en 1953 : celui du barrage-voûte de Salamonde, toujours pour le compte de l’HidroElectrica do Cavado – HICA -. Conçu par André Coyne, cet ouvrage à double courbure
atteignait des dimensions non négligeables : 80 mètres de hauteur pour 202 d’encrêtement.
S’y ajoutèrent une centrale, les conduites d’amenée et d’évacuation ainsi qu’un poste de
transformation. Puis la SEOP réalisa le barrage et la centrale de Caniçada, ouvrages de
dimensions presqu’équivalentes (1953-54).
Courant 1953, la société enleva une très grosse affaire : la construction du barrage en
enrochements de Paradela. Haut de 112 mètres pour une longueur en crête de près de 600, il
supposait la mise en place de 7 millions de tonnes d’enrochements ainsi que d’un masque
d’étanchéité en dalles de béton armé articulées, appuyées sur un mur parafouille s’encastrant
dans le terrain de fondations. Compte tenu de la nécessaire adjonction d'une centrale,
l’importance du marché apparaissait telle que les GTM, associés initialement à Fougerolle au
sein de SEOP, préférèrent se retirer d’une affaire alors déficitaire en raison des difficultés
rencontrées à Salamonde. Désormais, l’EFTP et SGE, le troisième partenaire fondateur, se
partageaient pour moitié - moitié leurs intérêts dans les travaux exécutés par la SEOP, à
charge pour la première d’en assurer la gérance. Le chantier fut un succès technique, mais
aussi financier, avec un bénéfice final de 4% environ du montant total des travaux.
A partir de 1958 et jusqu'en 1965, SEOP édifia un autre grand ouvrage : le barrage à voûte
épaisse de Pisoes sur le Rio Rabagao. C'était l’un des plus grands ouvrages de ce type
construit à l’époque en Europe, avec ses quelques 2000 mètres de développement et sa voûte
de 115 mètres de haut pour 500 d’encrêtement. Grâce à lui, le Portugal se dotait d’une
23
BARJOT (D.), Fougerolle. op. cit., chapitre 3, pp. 64-65.
11
puissante centrale de 1,4 milliards de kilowatts/heure et régularisant l’ensemble du système
hydroélectrique national. L’entreprise construisit presqu’en même temps un autre barragevoûte, celui de Bemposta. Depuis la fin des années quarante, elle avait en outre mis à son actif
la réalisation d'une grosse cimenterie à Figueira da Foz (1949-50) et même, à partir de 1957,
celle de l’aménagement hydroélectrique de Luachimo en Angola. Vers 1960, la réussite de la
SEOP paraissait indiscutable.
Le Canada, épisode brillant, mais coûteux
Au Canada, dès 1952, l’EFTP avait constitué une filiale, Fougerolle Canada Ltd24. Afin de
s’imposer sur un marché où la concurrence faisait rage, les dirigeants de Fougerolle
conclurent avec une société québecoise, Key Construction Ltd, un accord prévoyant que celleci céderait au groupe français une participation de 80% dans tous les marchés enlevés par elle.
A partir de 1955, l’association multiplia les succès, travaillant pour le secteur privé, la Royal
Navy et surtout la ville de Montréal. Bien que leur filiale canadienne fût alors déficitaire,
pour les dirigeants de Fougerolle, il ne s’agissait que d’une mauvaise passe. Aussi poussèrentils leur partenaire montréalais à s’intégrer au groupement Canamont, au sein duquel la Key se
trouvait associée à trois autres sociétés canadiennes. En 1955-56, ce groupement exécuta des
travaux de fondation à l’aéroport de Dorval et surtout s’engagea dans la réalisation de
l’Ecluse Côte-Sainte-Catherine, pièce maîtresse de l’aménagement du Saint-Laurent. En vue
de permettre, par la Seaway, l’accès de navires de haute mer aux Grands Lacs, il convenait de
franchir les rapides de Lachine au moyen d’une écluse de 250 mètres de longueur, 24 de large
et 24 encore de profondeur ; s’y adjoignaient un bassin de manoeuvre, un bassin d’évitement,
divers ouvrages de décharge et environ 3 kilomètres de canal. En dépit des interruptions
nécessitées par la longueur de l’hiver, les travaux s’achevèrent dès 1958. Gérante du
groupement, la Key avait à cette occasion affirmée sa notoriété auprès des administrations
canadiennes.
Dans le courant de l’année suivante, les dirigeants de Fougerolle s’engagèrent plus à fond sur
le marché québécois. Eux et les dirigeants de la Key fondèrent une filiale commune, Key
Construction Inc., dont 40% du capital appartenait à Fougerolle Canada. En avril 1959,
l’administration des Ports nationaux lança un concours en vue de l’édification d’un pont-route
sur le Saint-Laurent à Montréal. S’il répondait à un besoin criant - les ponts étaient rares sur le
Saint-Laurent -, il imposait aux constructeurs de sévères contraintes, puisqu’il lui fallait ne
pas faire obstacle à la navigation, et être en mesurer de résister à la pression des glaces qui
recouvrent le fleuve trois ou quatre mois par an. L’ouvrage comportait différentes sections,
dont l’une - la section 5 - traversait le bras principal du fleuve sur 2,1 kilomètres et une autre 7 A, longue de 0,5 kilomètre - assurait le raccordement du pont à la rive droite. Le concours
fut gagné par un groupement de trois entreprises : Key Construction Inc., Mac Namara
Québec Ltd, Deschamps & Belanger Ltd. Le mérite en revenait à l’Entreprise Fougerolle, qui,
en collaboration avec la Société Technique pour l’Utilisation de la Précontrainte – STUP -,
avait conçu un projet faisant un appel systématique au béton précontraint.
Le groupement fut chargé d’exécuter les deux sections précitées. Commencés en juillet 1959,
les travaux se révélèrent plus difficiles que prévu, du fait entre autre de l’incapacité du gérant
initial, Mac Namara Ltd, à organiser efficacement le chantier. Ce dernier n’atteignit son plein
rendement qu’à partir d'’août 1960, lorsque les ingénieurs de Fougerolle en prirent la
direction. Les opérations revêtaient en effet une redoutable complexité. Il fallait mettre en
place 46 travées indépendantes de 54 mètres de portée reposant sur des piles de grande
hauteur et supportant un tablier de 24 mètres de largeur conçu pour le passage d’une autoroute
24
Ibidem, chapitre 3, pp. 65-67.
12
à six voies de circulation. Ces piles nécessitèrent la réalisation de batardeaux d’un type
original permettant un avancement rapide des travaux, nonobstant la longue interruption
d’hiver. On préfabriqua au maximum les éléments de l’ouvrage et on employa d'’importants
moyens mécaniques, en particulier un pont de lancement de 113 mètres de long. Utilisé pour
la mise en place des poutres du tablier et fonctionnant comme un pont roulant, il se déplaçait
d’une pile à l’autre sans intervention de moyens de levage auxiliaires. Le chantier ne dura que
deux ans et demi, s’achevant même avec plus d’un mois d’avance sur les délais contractuels.
Mais la réussite technique ne s’accompagnait pas d’un égal succès financier. L’Ecluse CôteSainte-Catherine avait fait l’objet d'’une grosse réclamation, au motif que la Seaway
Authority avait tardé à remettre les plans définitifs et obligé les entrepreneurs à travailler
selon un ordre irrationnel. Bien que le maître d'œuvre n’en eût jamais contesté le bien-fondé,
les négociations traînèrent en longueur, le dossier remontant jusqu’au Premier Ministre, et
débouchèrent en 1962 seulement sur une transaction peu favorable au groupement Canamont.
Entre-temps, une crise bancaire avait éclaté au Canada : pour éviter le dépôt de bilan, le
principal établissement de crédit de la Key avait exigé d’elle le remboursement anticipé des
avances consenties par lui à la société. Celle-ci manquant de trésorerie et le chantier du pont
Champlain supportant de très gros découverts, l’EF dut prêter des sommes importantes à sa
filiale québécoise. Au début de 1964, elles n’avaient toujours pas été récupérées, les
réclamations pourtant justifiées déposées par les associés n’ayant pas été examinées par le
client. L’expérience canadienne avait coûté fort cher au groupe Fougerolle, alors confronté à
de très graves difficultés. Plus heureuse fut l’expérience internationale de Campenon Bernard.
Une percée fondée sur l’avance technologique : Campenon Bernard
De toutes les firmes françaises de travaux publics, les ECB furent sans doute celles qui
innovèrent le plus dans le domaine des ouvrages d’art25. Bien que très durement éprouvées par
le décès de leur fondateur, Edme Campenon, en 1962, elles demeurèrent à la pointe de la
technique, grâce à la remarquable équipe d’ingénieurs qu’E. Freyssinet et E. Campenon
avaient réunis autour d’eux : ainsi, entre autres, M.M. Jean Chaudesaigues et Jean Müller. Ce
dernier était un esprit original, qui mit à son actif l’une des inventions majeures des années
1960, la construction au moyen de voussoirs conjugués collés ; il développa aussi la mise en
place d’ouvrages par encorbellements successifs et permit à son entreprise de supplanter la
concurrence allemande pour l’édification de ponts par haubanage provisoire.
Des ouvrages exceptionnels
Société mère d'un groupe important, les ECB amorcèrent de façon précoce leur diversification
vers le bâtiment, l’immobilier et les travaux routiers. Toutefois, ce fut dans le domaine des
grands ouvrages de génie civil qu’elles obtinrent leurs plus remarquables succès. Entre 1944
et 1953, elles travaillèrent plus en Afrique du Nord qu’en Métropole et menèrent une activité
assez diversifiée, les besoins différant de manière assez sensible dans chacune des deux zones
: sur le sol métropolitain, elles conduisirent d'importants travaux d’adduction d’eau et
reconstruisirent de très nombreux ouvrages d’art ou portuaires ; au Maghreb, elles exécutèrent
surtout des travaux souterrains ou des chantiers de barrages. A partir de 1954 au contraire,
elles amorcèrent leur repli vers la métropole, opérèrent une remarquable percée dans le
domaine des routes et des pistes d’aéroports puis, après 1963, de construction des caissons de
centrales nucléaires et, surtout, recentrèrent leur activité autour des deux spécialités dans
« Campenon Bernard. La révolution de la précontrainte 1920-1975 », in BARJOT (D.), La trace des bâtisseurs,
op. cit., pp.58-89.
25
13
lesquelles leur maîtrise de la précontrainte leur procurait l’avantage le plus net sur la
concurrence : les ponts et viaducs d’une part ; les barrages de l’autre.
En Afrique du Nord, elles en édifièrent de tout à fait remarquables, à l’instar du grand
ouvrage à contreforts de Ben-Métir en Tunisie (1947-1954) ou, plus encore de celui
d’Erraguène, en Algérie26. Situé au Nord de Bougie, sur l’Oued Djen-Djen supérieur, ce
barrage à voûtes multiples atteignait 81 mètres de haut pour 510 de longueur en crête. Sa
construction de 1955 à 1961 fut gravement perturbée par l’état d’insécurité régnant dans la
région, au point d’obliger à une protection militaire constante ; elle donna lieu par ailleurs à
de nombreuses innovations, la plus importante résidant dans la réalisation de voûtes
précontraintes par câbles, à qui l’on donna une forme torique afin d’en augmenter la raideur
transversale. Les ECB demeurèrent en outre, tout au long de la période, le premier
constructeur français de ponts en béton. Les plus remarquables furent sans doute celui de
Choisy-le-Roi sur la Seine (1962-1964) et le viaduc d’Oléron (1963-1966), alors le plus long
de France et entièrement édifié en voussoirs préfabriqués.
A l’étranger, les ECB ne furent pas moins actives, mais par filiales interposées cette fois. En
Amérique du Sud, entre 1950 et 1961, elles réalisèrent de très importants ouvrages. Outre des
barrages, des centrales hydroélectriques de hautes chutes et des infrastructures portuaires,
elles mirent en place des ponts de très grande dimension, à l’exemple de celui de Joazeiro,
édifié de 1950 à 1953 et demeuré jusqu’en 1956 le plus long du monde dans sa catégorie.
Mais le plus beau fleuron de l’entreprise résida sans doute dans l’édification, entre 1950 et
1953, des trois viaducs de Caracas, alors pourvus des plus grandes voûtes en béton de toute
l’Amérique. Les ECB s’imposèrent aussi en Iran, qu’elles dotèrent de très puissants barrages à
contreforts : ainsi ceux du Sefi Roud, puis du Djadje Roud, construits respectivement de 1955
à 1962 et de 1961 à 1966.
Avance en matière d’ingénierie
Les performances de Campenon Bernard puisaient très largement leur source dans l’avance
prise par le groupe en matière d’ingénierie. Filiale des ECB, créée en 1943 à l'initiative d’E.
Campenon, la Société Technique pour l’Utilisation de la Précontrainte – STUP - joua en effet
un rôle prépondérant dans la diffusion mondiale de ce système de techniques27. Tirant sa
supériorité technique de l’exploitation et du développement des brevets Freyssinet, elle en
assuma brillamment l’héritage. Elle comptait en son sein des ingénieurs de grande valeur :
Pierre Lebelle (1903-1973), qui y travailla jusqu'en 1949, Louis Burgeat, Jean Etève et surtout
Yves Guyon (1899-1975), lequel fit beaucoup progresser l’idée de précontrainte. Au sein de
la STUP, Eugène Freyssinet étudia ses derniers ouvrages28. Mais son équipe se trouvait déjà
en mesure de prendre la relève : en 1956 par exemple, la STUP fut retenue comme ingénieurconseil du pont le plus long du monde - 38 kilomètres -, celui du lac Pontchartrain en
Louisiane, exécuté en éléments de travées préfabriqués sur la rive.
26 DURAND (M.) « Aménagement de l’oued Djen-Djen supérieur : le barrage d’Erraguène », in VIe Congrès
international des grands barrages, Travaux, août 1858, pp. 744-754 ; DESCOTES (G.), CASTENAU (H.),
« Aménagement de l’oued Djen-Djen », Projets et réalisations, mars-avril 1961, n° 77, pp. 26-32.
27 « La précontrainte, clef d’une réussite mondiale : de la STUP à Freyssinet international », in BARJOT (D.), La
trace des bâtisseurs, op. cit., pp. 166-179 ; « Freyssinet International STUP 1943-1993 », Freyssinet magazine, numéro
spécial, novembre 1993.
28 FERNANDEZ-ORDONEZ (J. A.), Eugène Freyssinet, Paris, Ed. Eyrolles, 1974.
14
Après le décès de Freyssinet survenu en 1962, la STUP continua de concevoir des ouvrages
exceptionnels29. En 1964, elle obtint le contrat d’étude du pont de Gladesville à Sydney,
pourvu d’un arc en béton armé de 305 mètres de portée, ce qui lui octroyait le record mondial.
Peu après, elle se voyait confier l’ingénierie du pont de la Chesapeake Bay aux Etats-Unis,
long de 19,6 kilomètres. La société n’étudia pas que des ponts : elle conçut la plate-forme
routière de Brasilia (1960), le caisson du réacteur nucléaire d’Oldbury en Grande-Bretagne
(1964) ainsi que les treize kilomètres du chemin de fer sur monorail reliant Tokyo à l’aéroport
du Haneda (1965). Fidèle au message de Freyssinet, elle devint même le vecteur privilégié de
la diffusion de la précontrainte généralisé. Dans le domaine de la précontrainte, les entreprises
françaises avaient, en une trentaine d’années, acquis un savoir-faire remarquable. Elles se
trouvaient désormais en mesure non seulement de doter le pays d’ouvrages de plus en plus
important à un coût de plus en plus bas, mais aussi de répondre toujours mieux aux besoins
des pays en voie de développement, voire des jeunes nations industrielles. Toutefois leur
dynamisme conquérant ne se résumait pas à leur maîtrise du béton précontraint. En matière de
barrages aussi, elles multiplièrent les réalisations exceptionnelles tant en métropole qu'à
l’étranger. Le groupe Campenon Bernard misait avant tout sur son avance technique, ce qui
finit par entraîner pour lui des difficultés financières, en raison même de la diffusion mondiale
des procédés mis au point par lui.
La rentabilité plutôt que la croissance : la Société Dumez
La Société Dumez donna au contraire toujours la priorité à la rentabilité sur la croissance 30.
Elle connut néanmoins une expansion forte :
Tableau 9 - Taux de croissance annuels moyens du chiffre d’affaires TTC consolidé du
groupe Dumez 1944-70 (francs constants et taux de croissance exponentiels)
Chiffre d’affaires total
Chiffre d’affaires hors métropole
dont : - Zone franc
- Etranger
+ 10,1
+ 12,2
+ 7,5
+ 20,2
Bien qu’elle eût beaucoup oeuvré à l’équipement de la métropole, ce fut hors des frontières
françaises qu’elle obtint ses principaux succès, tout en se réorientant progressivement de la
Zone franc vers l’étranger31 :
Tableau 10 - Répartition du chiffre d’affaires HT du groupe Dumez entre 1946 et 1971
(en % du total et en francs constants)
29 « Freyssinet International, une entreprise de pointe mondialement connue », Le Moniteur des Travaux Publics
et du Bâtiment, 2 février 1985.
30 Sur la Société Dumez, voir : BARJOT (D.), « L’ascension d’une firme familiale : Dumez (1890-1990) », Culture
Technique, n° 26, spécial Génie civil, 1992, pp. 92-99. A compléter par : DECK-CHAUMONT (E.), KOUKOUMAS
(N.), Stratégie de développement de sept groupes français de BTP entre 1970 et 1982, mémoire de DEA, Université de
Paris-Dauphine, CERTES-ENPC, Paris, 1984 ; Dumez, Références, Imprimedia, Paris, 1973, 186 p. A compléter par :
Dossier Dumez, Archives FNTP, C4 41 ; Fiches SEF TP 41, 12.1969 et 10.1970 ; Notices SEF-DAFSA TP 41, cote
08D, 07.1971 et 09.1972.
31 BARJOT (D.), « A la recherche des clés de la compétitivité internationale : la Société Dumez », MARSEILLE
(J.), Les Performances des entreprises françaises au XXe siècle, Paris, Le Monde Editions, 1995, pp. 130-149.
15
Total
dont : - Métropole
- Exportations
dont : - Zone franc
- Etranger
1946-52
100
46,3
53,7
53,0
0,7
1953-63
100
47,4
52,6
29,6
23,0
1964-71
100
41,6
58,4
26,9
31,5
Percée hors métropole (1944-1958)
Jusqu’à l’indépendance, la Tunisie demeura un débouché de premier ordre. La filiale locale y
exécuta des ouvrages de haute technicité, dont, entre 1949 et 1955, le barrage de Nebeur sur
l’Oued Mellègue32. Conçu par André Coyne et construit en participation, cet ouvrage à
contreforts et à voûtes multiples atteignait 71 mètres de haut pour une largeur de 470. La
société Dumez y fit montre de ses capacités d’innovation : la mise au point d’un système de
coffrages glissants autorisa une économie d’un tiers sur le coût final des travaux. En Algérie,
c’était le bâtiment qui offrait aussi les meilleures opportunités, mais la succursale algéroise
œuvra aussi à d’importants chantiers de génie civil : extensions de la base navale de Mers-elKébir, construction, en plein Sahara, de la route Gardhaïa-Ouargla. Surtout, Dumez
s’implanta en 1948 au Maroc, où sa filiale mena à bien la réalisation de plusieurs bases
aériennes et aéronavales, tant pour le compte du gouvernement chérifien que de l’US Navy.
Elle fit de même en Afrique noire : dès 1949, la société se tourna vers la Guinée, où elle
réalisa l’aménagement hydroélectrique des « Grandes chutes », puis participa à la construction
de la puissante usine d’alumine de Fria. Présente sans interruption à Dakar à partir de 1950,
elle œuvra aussi en Côte d’Ivoire et à Madagascar, où elle construisit entre autres deux
barrages à voûtes multiples.
En 1949, Dumez conclut un gros marché de dragages en Egypte. Deux ans plus tard, la
société prenait pied au Tanganyika et surtout au Kenya, où, dans des conditions très difficiles,
elle mit en place de 1953 à 1956 les 250 kilomètres de conduites nécessaires à l’alimentation
en eau potable de Mombasa. A la même époque, elle travailla également en Libye. Mais le
fait essentiel résidait ailleurs : en 1953, la société soumissionnait en vue d’exécuter les
travaux du barrage du Dokan en Irak33. Ce grand ouvrage voûte de 116 mètres de haut sur 360
de largeur en crête visait à la fois à régulariser le débit du Tigre, qui menaçait périodiquement
de submerger Bagdad et sa région ainsi qu’à créer une vaste réserve d’eau destinée à
l’irrigation. Associée aux maisons Ballot et Sainrapt et Brice, Dumez enleva le marché au
terme d’une lutte très serrée qui mit aux prises des firmes allemandes, américaines, françaises,
italiennes et yougoslaves. Les difficultés furent multiples : caractère très continental du
climat, nécessité d’un volume considérables d’injections pour garantir l’étanchéité de la
cuvette, problèmes d’acheminement et d’emploi du matériel du fait d’insuffisance des voies
d’accès, nécessité d’utiliser un système très élaboré de réfrigération des bétons, crues
catastrophiques du Tigre en avril 1954 et mars 1957, effets désastreux de la crise de Suez,
puis de la révolution irakienne du 14 juillet 1958. Elle les surmonta et livra l’ouvrage dès la
fin de cette dernière année. Entre-temps, la Turquie venait de s’ouvrir. Dumez y mena, entre
1955 et 1960, de gros travaux pour le compte de l’OTAN et du ministère de la Défense
nationale. De 1956 à 1961 et pour l'US Navy, l’entreprise œuvra au port de Rota en Espagne :
32 MONTMARIN (A. de), « Le barrage de Nebeur sur l’Oued Mellègue », Congrès international des grands
barrages, Travaux, 1955, pp. 253-264.
33 RIGOULOT (M.), FOUILLADE (P.), « Irak : le barrage de Dokan », 6e congrès international des grands barrages,
Travaux, 08.1958, pp. 777-782.
16
elle y édifia entre autres une jetée de 2,1 kilomètres, constituée de tétrapodes et faisant appel à
un procédé inventé par Jacques Bordes, l’un de ses ingénieurs.
Montée en puissance (1958-1972)
Les années 1958-72 virent la montée en puissance du groupe Dumez. L’entreprise subit de
plein fouet le choc de la Décolonisation. En Algérie, le désengagement fut spectaculaire. En
Tunisie, le déclin semblait beaucoup mieux enrayé. Ce pays demeura même un champ
privilégié de l’innovation, puisque la société déposa les brevets de deux procédés, à l’occasion
de la construction des murs de quais de La Goulette, puis à celle de la mise en place, dans le
même port de la couverture par coques bétons de hangars et d’ateliers. Les opportunités
s’avéraient meilleures au Maroc. Entre 1966 et 1974, la société y édifia trois importants
barrages, dont celui du Bou Regreg, gros ouvrage en enrochements, dont le marché avait été
obtenu face à une très sévère concurrence allemande, espagnole, française et italienne34. En
Afrique noire, le chiffre d’affaires de la firme se contracta fortement, par suite du départ de
Guinée, dès 1961 et des difficultés rencontrées au Sénégal, d’où Dumez se désengagea en
1972. En dépit de deux gros chantiers en Mauritanie, la Côte d’Ivoire constituait le seul
marché porteur : outre de nombreux logements et bâtiments administratifs, la société y
construisit, en participation, l’aménagement hydroélectrique de la Bia, puis le port de San
Pedro. En revanche, Dumez réalisa une percée significative dans les DOM-TOM : elle prit
ainsi une part déterminante à l’exécution, entre 1965 et 1972, de la base de Kourou en
Guyane, et à celle, de 1965 à 1968, du Centre d’expérimentation nucléaire de Mururoa, avant
de se tourner vers la Nouvelle-Calédonie.
Dumez accentua sa percée hors zone Franc. Ce fut au Nigeria que le groupe Dumez réalisait
désormais son volume d’affaires le plus considérable. Tirant avantage du fait que nombre de
leurs ingénieurs ont une parfaite maîtrise de l’Anglais et que le gouvernement du jeune Etat
cherchait à se dégager de l’emprise britannique, motivés par le souci de compenser la perte du
marché guinéen, Pierre et André Chaufour, les deux dirigeants, s’implantèrent dans le pays
dès 1959. Les résultats dépassèrent leurs espérances : entre 1959 et 1976, le groupe construisit
près de 1 800 kilomètres de routes et édifia, entre 1961 et 1966, le pont métallique d’Onitsha,
d’une longueur totale de 1 400 mètres. La sanglante guerre du Biafra provoqua bien des
inquiétudes, mais, grâce entre autres à l’action d’André Kamel, le directeur local, les positions
du groupe furent préservées. Dumez joua d’ailleurs un rôle majeur dans la reconstruction du
pays : le « French Bridge » d’Onitsha, comme le surnomment les Nigérians, fut remis à neuf
dès 1972-74.
Le Pakistan donne l’occasion de travaux importants. Associée aux Etablissements Sainrapt et
Brice, la Société Dumez y mena à bien, de 1962 à 1965, l’aménagement hydraulique de
Sidhnai : au total, 100 000 mètres cubes de béton et 18 millions de mètres cubes de
terrassements. Toujours avec le même partenaire, Dumez édifia, entre 1967 et 1971, à
Chasma, un barrage au fil de l’eau et deux digues de retenue, l’ensemble atteignant une
longueur de 11,7 kilomètres. Pièce maîtresse de l’Indus Bassin Project, qui réalise un partage
des eaux du Pendjab entre Union indienne et Pakistan, cet ouvrage nécessita la mise en œuvre
de 450 000 mètres cubes de béton et de 21 millions de mètres cubes de terrassements. Ce
34 Sur le barrage de Bou Reg-reg : « Le barrage de l’Oued Reg-reg pour l’alimentation en eau du littoral
marocain entre Rabat et Casablanca », Construire (Maroc), n° 1953, 23.01.1971, pp. 45-47 ; idem, n° 1594, 30.01.1971,
pp. 65-67 ; idem, n° 1595, 6.02.1971, pp. 85-87 ; KARST (J.), « Les grands équipements hydrauliques au Maroc : la
mise en service du barrage du Bou Reg-reg permettra de résoudre jusqu’en 1990 les problèmes d’alimentation en
eau potable des villes du littoral atlantique », Industries et travaux d’Outre-mer, n° 252, 11.1974, pp. 966-972. A
compléter par Archives FNTP, Travaux au Maroc, G5.90.3, liste des entreprises ou groupements d’entreprises
admis à participer au concours pour la construction du barrage du Bou Reg-reg 122.1970.
17
chantier donna lieu à de nombreuses difficultés : retard à la signature du fait du conflit indopakistanais en 1965, violents mouvements de grèves en 1969, problèmes financiers du
gouvernement payeur ne trouvant leur solution qu’en 1972, après arbitrage international.
Mais, sur le plan technique, la réussite était incontestable.
Elle le fut aussi dans le cas du barrage d’Hendrik Verwoerd, construit entre 1967 et 1972,
pour le compte du Secretary for Waters Affairs d’Afrique du Sud. Associée aux Entreprises
André Borie et à l’Union Corporation Publics Works, une firme afrikaander, la maison
Dumez y exécuta l’un des ouvrages les plus osés que l’on ait construit jusque là dans le
Monde : ce barrage en béton à double courbure présentait en effet un développement en crête
de 100 mètres pour une hauteur de 80 et supposait en outre la mise en place de 1,7 millions de
tonnes de béton (contre 600 000 pour le Dokan). Les difficultés apparaissent démesurées : non
seulement le chantier se déroulait dans une zone désertique, mais encore les études avaient été
mal menées, le gouvernement sud-africain étant passé outre aux conseils de prudence des
experts. Chargée de la direction technique des travaux, Dumez réexamina de fond en comble
le dossier. Les responsables du chantier menèrent à leur terme les travaux, dont le coût final
dépassa toutefois de beaucoup celui prévu par le gouvernement de Pretoria.
Les connaissances - en mécanique des sols notamment - acquises aux Etats-Unis par des
ingénieurs centraliens comme Jean-Paul Yaher et Jacques Fournier après la seconde guerre
mondiale portèrent leurs fruits : la Société Dumez s’implante en Australie courant 1965. Elle
y réalisa trois barrages en enrochements, d’importants terrassements dans l’île de
Bougainville, y mit en place les deux ponts de Weipa - dont un de 1200 mètres de long -, y
construit une usine d’alumine et un port minéralier, avant de fermer son agence en 1972,
l’abandon de la convertibilité du dollar rendant trop grands les risques financiers. Dumez
s’intéressa au Canada. La Société établit une agence à Montréal en 1961, qu’elle transforma
en filiale trois ans plus tard. Celle-ci conduisit de multiples chantiers, réalisant notamment le
pavillon de la France à l’Exposition universelle de Montréal en 1967.
En juin 1964, les titres de la Société Dumez furent introduits avec succès à la Bourse de Paris.
Si le public détenait désormais 10 % du capital de l’entreprise, celle-ci se développa
presqu’exclusivement par autofinancement, grâce à une gestion rigoureuse lui permettant de
dégager les marges les plus élevées de la profession. Huit ans plus tard, le groupe procède à
une réorganisation profonde de son organisation : la Société Dumez se transforma en holding,
sous le nom de Dumez SA. Ce holding contrôlait un certain nombre de filiales d’exploitation :
Dumez Bâtiment, Dumez Travaux Publics, Dumez Canada Ltd, Société Générale Routière,
née en 1963, d’une association entre Dumez et Razel., etc... Développant son réseau de
participations, Dumez provoqua en 1970 la formation de l’Union Maritime de Dragages, à
laquelle participait aussi la SFEDTP. Le bâtiment constitue l’un des axes privilégiés de
l’expansion du groupe. Tandis que ses filiales métropolitaines construisaient de nombreux
logements collectifs, la Société Dumez introduisit de nouveaux procédés de préfabrication et
s’implanta Outre-Rhin. La création de filiales offrait en effet le moyen d’une meilleure
pénétration sur les marchés étrangers : ainsi en Espagne, où, depuis 1956, Obras y
Construcciones Dumez SA se développa avec succès par ses propres moyens. D’abord
cantonnée aux dragages et aux terrassements, elle étendit à partir de 1966 son activité aux
routes et aérodromes et édifia le barrage-voûte du Riano dans le Léon. Constituée en 1961, la
Construtora Dumez SA réalisa, au Brésil, de nombreuses constructions industrielles. En
optant pour l’établissement durable, en portant leur effort en direction de pays neufs aux
ressources abondantes, en limitant au maximum les risques financiers, les frères Chaufour
ouvraient la voie à l’expansion future de leur firme.
18
Face à la concurrence internationale, une nécessité : les grands consortiums
Au début des années 1970, la France s’était imposée comme le second exportateur mondial de
génie civil, derrière les Etats-Unis, mais devant la République fédérale allemande, l’Italie et le
Royaume-Uni :
Tableau 11 - Répartition des marchés passés à l’étranger par les grandes nations (en % du
total)
Années
France
RoyaumeItalie
Allemagne
Total
Uni
100
13,7
19,1
32,0
35,2
1967
100
7,3
24,9
25,6
42,2
1968
100
15,1
25,3
19,8
39,8
1969
100
7,5
21,0
20,7
50,8
1970
100
8,4
8,6
27,3
55,7
1971
100
11,3
9,9
24,5
54,3
1972
100
12,8
11,5
20,9
54,8
1973
Source : « L’industria tedesca delle costruzioni all’estero », in CIM, 411 (1976), p. 14 ;
« L’industria francese delle costruzioni all’estero », in CIM, 408 (1976), p. 6, cités in VIGO
(G.), Fiatimpresit 1929-1989, op. cit., p. 76.
Montée de la concurrence internationale
Néanmoins, entre 1970 et 1973, un certain essoufflement semblait se manifester. Le Marché
commun avait déçu. Au début des années 1970, il n’existait toujours pas de véritable
concurrence sur les marchés intérieurs des six pays de la CEE. Plus grave, dans les pays en
voie de développement, les entreprises françaises se heurtaient à des obstacles croissants.
Dans les plus riches de ces nations, l’appel d’offres avec présélection se substituait de plus en
plus aux contrats de gré à gré. Or, la plupart d’entre elles avaient adopté les méthodes anglosaxonnes de dévolution et d’exécution des marchés. Elles recouraient donc à des ingénieursconseils qui étudiaient les projets, lançaient les appels d’offres et proposaient le choix de
l’entreprise. Ce système offrait des garanties pour le soumissionnaire dans la mesure où les
ouvrages se rapprochaient des normes FIDIC - Fédération internationale des ingénieursconseils - et donc répondaient à des exigences très strictes de qualité ; en revanche, il
désavantageait les firmes de notre pays dans la mesure où les contrats étaient toujours libellés
en langue étrangère. Dans les pays les moins avancés, les organisations internationales
continuèrent d’engager de grandes opérations d’investissement. Mais ici encore l’intervention
d’ingénieurs-conseils et l’adoption de règles de dévolution plus strictes rendaient difficiles
l’attribution des marchés aux seules entreprises françaises contraintes de plus en plus à
composer avec leurs concurrentes étrangères. Au début des années 1970, la concurrence était
devenue très vive sur le marché international.
Prépondérance américaine, mais affirmation des entreprises britanniques et allemandes
19
Personne ne contestait vraiment la suprématie américaine : à cette époque, la première firme
de bâtiment et travaux publics de la CEE ne se plaçait qu’au niveau de la sixième américaine
et la première française, pas même au niveau de la dixième. Il existait des entreprises
américaines très exportatrices, à l’instar de Kaiser, qui, en 1969, réalisait à l’étranger les deux
tiers de son chiffre d’affaires. Bénéficiant de l’importance de leur marché national, où elles
menaient à bien des travaux gigantesques, elles se trouvaient par leur taille, capables de
soumissionner seules à de très gros marchés, alors que leurs concurrentes européennes
devaient s’entendre. De surcroît, elles jouissaient de trois avantages majeurs : la puissance
politique des Etats-Unis ; celle, financière, de la banque américaine ; celle, technique, de leurs
cabinets d’ingénieurs-conseils, généralement choisis comme maîtres d’œuvre par les
organisations internationales. Dans certains domaines, elles jouissaient d’une compétitivité
évidente : ainsi pour les charpentes et constructions métalliques, les installations pétrolières
(Forster Wheeler), les terrassements (Atkinson) ou les barrages (Morrison-Knudsen, Utah
Construction). Mais dans les autres, elles étaient souvent trop chères, leur capacité
d’innovation souffrant du système anglo-saxon, dans lequel la responsabilité des travaux
incombe pour l’essentiel à l’ingénieur conseil et non à l’entrepreneur. A l’origine de la
constitution de puissants cabinets ingénierie (Bechtel, fondé en 1890 et toujours dirigée par la
famille), ce système avait pour conséquence que, pour éviter les risques, les ingénieursconseils recommandaient des solutions techniques éprouvées et exagéraient les quantités à
mettre en œuvre, ce qui aboutissait à renchérir le coût total des ouvrages.
Outre les entreprises françaises, les principaux concurrents des Américains étaient, depuis
longtemps, allemands et britanniques. Durant les années 1960, les firmes françaises
l’emportèrent enfin sur leurs concurrentes britanniques. Outre-Manche, il existait depuis
longtemps de grosses entreprises, souvent individuelles ou à base familiale35. Elles se
caractérisaient aussi par une capacité d’innovation restreinte, comme aux Etats-Unis, par
l’emprise des grands cabinets d’ingénierie, dont certains de réputation mondiale (Gibbs &
Partners pour les barrages). Ceux-ci ne laissaient que très peu de marge aux entrepreneurs
eux-mêmes. En outre, les firmes britanniques avaient durement subi le choc de la
décolonisation et étaient presqu’absentes de quelques-uns des secteurs les plus porteurs du
génie civil : grands ouvrages en béton armé et précontraint, pipe-lines et réseaux électriques
par exemple. Mais elles conservaient des atouts considérables : l’intégration des grands
groupes vers l’aval (les builders, très actifs dans l’immobilier) ; l’importance de leur branche
bâtiment ; une excellente implantation régionale, en Grande-Bretagne même, et internationale,
notamment en Amérique du Nord et au Moyen-Orient ; leur compétitivité dans le domaine
des constructions métalliques (ponts suspendus, plates-formes offshore). Un certain nombre
jouissaient d’une renommée mondiale à l’instar de Cleveland Bridge, le constructeur des
ponts des chutes Victoria (1905), du Bas-Zambèze (1935), puis, entre 1966 et 1976, de ceux
sur le Bosphore et la Humber36, de Mac Alpine37, de Nuttall38, de Tarmac39 ou de Wimpey40,
« numéro un » britannique au début des années 1960.
Par beaucoup de leurs traits spécifiques, les entreprises allemandes se rapprochaient plus des
françaises que des britanniques. Elles aussi avaient, grâce à l’importance de leurs bureaux
35 BARJOT (D.), « Marché et concurrence internationale. Les grandes entreprises européennes de travaux
publics (1880-1914) », « L'Europe des échanges : la culture architecturale au delà des frontières (1750-1993) »,
Monuments historiques, n°180, 1992, pp 43-48.
36 « 100 years of Cleveland Bridge », Construction News Magazine, avril 1977, pp. 17-21.
37 RUSSELL (I.A.), Sir Robert Mac Alpine &Sons. The Early Years, Parthenon Publishing, Glasgow, 1988.
38 Edmund Nuttall Sons & Co (London) Ltd, Londres, 1949 (références).
39 Mc KINLAY (D.), « Stratégie d’obtention de marchés et d’entreprise dans l’industrie britannique de la
construction », HES, n° 2, 1995, pp.3997-416.
40 MAIE (V.W.), Wimpey 1880-1980. The First Hundred Years, Wimpey News, Londres, 1980.
20
d’études, beaucoup innové, surtout depuis 1945, notamment en matière de bétons armé et
précontraint. De même, elles ne dégageaient que des marges assez faibles, en raison de leurs
frais généraux élevés ainsi que de la rigueur des clauses que leur imposaient les
administrations publiques lors de la passation des marchés. Toutefois, elles différaient des
firmes françaises par l’importance accordée dès l’origine aux travaux de bâtiment ; elles
disposaient depuis longtemps d’une forte implantation sur l’ensemble du territoire allemand,
par agences interposées ; elles travaillaient proportionnellement moins hors de leurs
frontières. Elles dépendaient souvent étroitement des banques et des groupes industriels, se
caractérisaient par un haut degré d’intégration vers l’amont, la faiblesse relative de leur
intégration aval et l’importance fréquente des participations croisées les liant les unes aux
autres. Comme en France et en Grande-Bretagne, il existait des entreprises de réputation
mondiale : ainsi Julius Berger de Berlin 41, Grün und Bilfinger de Mannheim42, Hochtief
d’Essen43, Wayss und Freytag de Stuttgart44. De toutes, les plus prestigieuses étaient Philipp
Holzmann de Francfort45, Dyckerhoff und Widmann de Karlsruhe46, qui innova beaucoup en
matière de béton armé et précontraint et contribua de façon décisive à l’introduction de
nouveaux procédés de construction des ponts47, et Strabag, qui, d’entreprise routière, s’était
au début des années 1950, diversifiée vers le bâtiment et le génie civil, avant de s'imposer, à la
fin de la décennie suivante, comme le leader allemand des travaux publics.
Les outsiders : surtout les Italiens
Depuis longtemps, les firmes allemandes, britanniques, françaises et, quoique dans une
moindre mesure, américaines se heurtaient à une sévère concurrence de la part d’outsiders
traditionnels. Il s’agissait en particulier des Belges. Dès la fin du XIXe siècle, émergèrent en
Belgique de grandes entreprises, tantôt familiales - Blaton, François, pieux Franki48 -, tantôt
de type managérial, à l’exemple de Chemin de Fer et Entreprises – CFE49 -. Fondée en 1880 à
l’initiative de la Société Générale de Belgique, elle était devenue, à la veille de la première
guerre mondiale, l’une des plus puissantes firmes européenne de travaux publics. Spécialisée
dans les travaux ferroviaires, elle avait mis à son actif le Pékin-Hankéou, puis le MatadiLéopoldville au Congo, travaillait au Brésil, Canada et en Espagne, après l’avoir fait en
France et en Allemagne. Elle fut très durement frappée par le conflit, mais, à partir des années
1920, se diversifia avec succès vers le bâtiment, les dragages et le béton armé. Ayant
constitué autour d’elle un groupe diversifié, elle le renforça encore, en 1974, en prenant le
contrôle d’Ackermans-Van Haaren, demeuré jusqu’en 1914 le premier spécialiste mondial des
STIER (B.), KRAUSS (M.), Drei Wurzeln – ein Unternehmen. 125 Jahre Bilfinger Berger AG, Heidelberg, IFU,
2005, en part. pp. 169-210, 319-376.
42 STIER (B.), KRAUSS (M.), Drei Wurzeln – ein Unternehmen. op.cit., en part. pp. 13-168, 277-318.
43 POHL (M.), STEKMANN (B.), Hochtief und seine Geschichte. Von den Brüdern Heifmann bis ins 21. Jahrundert,
München, Piper Verlag, 2000.
44 SCHÄDLICH (C.),« Wayss und Freytag AG», in PICON (A. sous la dir. de), L’art de l’ingénieur. Constructeur,
entrepreneur inventeur, Paris, Le Moniteur-Centre Pompidou, 1967, p. 543.
45 Philipp Holzmann, Rapport d’activité sur l’exercice 1973, Philipp Holzmann, Francfort sur le Main, 1974. Cette
plaquette comporte un historique de l’entreprise.
46 KLASS (G.V.), Weit spannt sich der Bogen 1865-1965. Die Geschichte des Bauunternehmung Dyckerhoff &
Widmann, H. Bartels K.G., Wiesbaden, 1965.
47 Elle joua notamment un rôle pionnier dans les trois domaines suivants : mise au point du cintre autolanceur, construction en encorbellement, construction à l’avancement à l’aide de haubans provisoires.
48 DUMOULIN (M., sous la dir. de), Franki. Bâtir un monde, Tielt (Belgique), 1990.
49« Compagnie Française d’Entreprises CFE, le numéro un belge », in BARJOT (D.), La trace des bâtisseurs, op.
cit., pp. 182-190.
41
21
travaux de dragages50. Cette opération faisait de CFE le « numéro trois » mondial de la
spécialité. Celle-ci restait cependant dominée par les Néerlandais, où il existait aussi de
grosses entreprises : ainsi Royal Adriaan Volker Groep51, Hollandsche Beton Groep et Zanem
Verstoep.
Les firmes suisses disposaient, de leur côté, d’atouts excellents : la qualité de leurs ingénieurs,
issus des Polytechnicum de Zurich et Lausanne, la force de la banque et de l’industrie
cimentière helvétique. De toutes ces entreprises, la plus prestigieuse était sans doute la maison
Zschokke52. Elle avait été créée en 1872 par Conrad Zschokke (1842-1918), qui professa un
temps au Polytechnicum de Zurich, avant d’entrer, en 1899, au Conseil National de la
Confédération, qu’il présida même en 190253. Soutenue par la banque genevoise, sa société
s’imposa de bonne heure comme l’une des firmes les plus compétitives d’Europe en matière
d’aménagements hydrauliques et hydroélectriques. A partir de 1951, elle s’engagea dans la
construction de deux énormes barrages : ceux de Mauvoisin, un ouvrage voûte de 237 mètres
de haut, et de la Grande Dixence, de type poids et haut de 285 mètres. Portée par ces deux
succès techniques, Zschokke SA constitua autour d'’elle, dans les années 1960, un important
groupe international. Entre les deux guerres, surgirent de nouveaux outsiders : les entreprises
scandinaves. Elles commencèrent à se risquer sur les marchés internationaux, à l’instar de
Christiani et Nielsen54, Hoojgaard et Schulze et de Kampsax, trois firmes danoises 55, ainsi et
surtout que de la société suédoise Skanska, devenue vers 1970 l’un des plus puissants groupes
mondiaux56. A ce même modèle se rattachaient des entreprises comme Universale Hoch- und
Tiefbau AG en Autriche57.
Quant aux Italiens, présents sur les marchés extérieurs dès avant la première guerre mondiale,
à l’exemple des frères Almagia de Rome 58, ils effectuèrent, à partir du milieu des années
1950, une spectaculaire percée internationale59 : leur premier grand succès fut la construction
du barrage-voûte de Kariba en Rhodésie60. Il appartenait au type des barrages voûtes construit
en vallées larges : il faisait 615 m de longueur en crête pour 125 m de hauteur. Effectuée par
le cabinet Coyne et Beylier sur modèles réduits, l’étude de la voûte donna lieu à une première
innovation : l’adoption, pour la première fois en site large, d’une voûte à double courbure.
Afin de mener à bien les travaux, il fallut réaliser, dans des conditions difficiles 61, tout un
ensemble d’ouvrages provisoires destinés à permettre la dérivation et la coupure du fleuve. Le
batardeau constitua l’une des principales originalités du chantier de Kariba. Il servit en
particulier à André Coyne d’ouvrage expérimental pour l’étude des voûtes de grand rapport
longueur sur hauteur : il atteignait 16, ce qui constituait un record. Par là même cet ouvrage
contribua beaucoup au progrès des techniques de la construction des barrages voûtes.
BARJOT (D.), « Les grandes entreprises européennes de travaux publics face au marché international (18801914) », HES, n° 2, 1995, pp. 361-383.
51 Royal Adriaan Volker Group, Rapport d’activité sur l’exercice 1973, Rotterdam, 1974.
52 BARJOT (D.), « L’ascension d’un leader technologique européen : l’entreprise Conrad Zschokke (18721972 », in PETITET (S.), VARASCHIN (D.), (sous la dir. de), Intérêts publics et initiatives privées, op. cit., pp. 417-438.
53Zschokke 1872-1972. Ouvrage du centenaire, Walter Zücher SA, Genève, 1972
54 MARREY (B.), « Christiani (Fritz Rudolph », in L’art de l’ingénieur, op. cit., p. 123.
55BURNEL (A.), La Société de Construction des Batignolles de 1914 à 1939, op. cit., pp. 200-248, 266.
56 KAYFRAYTZ (V.), Skanska. The First Century 1887-1987, Skanska A.B., Danderyd (Suède), 1987.
57 Universale Hoch-und Tiefbau AG 1916-1966, 50 Jahre, Vienne, Ed. Universale, 1966.
58 BARJOT (D.), «Contraintes et stratégies: les débuts de la Société des Grands Travaux de Marseille (18921914)», Provence historique, fasc. 162, 1990, pp. 381-401.
59 « Les succès des entreprises italiennes de travaux publics sur les marchés étrangers et son apport à
l’économie », The Economist, 11.11.1978, paru in Problèmes économiques, n° 1622, 9.05.1979, pp. 26-29.
60 WILLATT (N.), « How Italy scooped the Dams », Management Today, mai 1970, pp. 95 et suiv.
61 CLEMENTS (F.), Kariba. The struggle with the River God, Londres, 1959.
50
22
Kariba fut l’œuvre d’Impregilo SpA, constituée à l’initiative de Giuseppe Lodigiani, un
entrepreneur hors pair, et filiale commune de sa propre entreprise ainsi que de deux autres des
plus grandes firmes nationales : Girola et Impresit, cette dernière l’une des plus grosses
filiales du groupe Fiat62. Sous l’impulsion de son principal dirigeant, Impregilo multiplia les
succès, seule ou en association avec des sociétés étrangères souvent françaises. Tel fut le cas
en matière de grands barrages. Entre 1957 et 1973, Impregilo, toujours associée à Impresit,
participa, comme pilote technique et financier, à la construction de quinze grands barrages sur
quatre continents :
Tableau 12 - Liste des barrages à la construction desquels participèrent Impresit et Impregilo
(1957-1973)
Miranda (Portugal)
Koka (Ethiopie)
Dez (Iran)
Akosombo (Ghana)
Roseires (Soudan)
Mont-Cenis (France)
1957-60
1957-68
1960-63
1961-66
1961-66
1963-68
Tarbela (Pakistan)
1968-77
El Chocon (Argentine) 1968-73
Regua (Portugal)
1968-73
Kossou (Côte d’Ivoire) 1969-73
Chivor (Colombie)
1970-75
Planicie
Baderita 1973-80
(Argentine)
Keban (Turquie)
1966-74
Itezhitezhi (Zambie)
1973-77
Mantaro (Pérou)
1966-73
Sao Simao (Brésil)
1973-79
Source : Impresit, Elenco dei principali lavori eseguiti o in corso di esecuzione, 1980.
Ces projets de barrages visaient souvent plus à résoudre des besoins de régulation
hydrographique ou d’irrigation qu’à préoccupations énergétiques, mais ils répondaient
pleinement aux besoins des jeunes nations concernées63.
L’une des plus belles réalisations d’Impregilo fut sans doute le barrage de Roseires. Situé sur
le Nil Bleu au Soudan, à plus de 500 km au Sud de Khartoum, ce barrage était destiné à créer
une retenue annuelle permettant d’irriguer près de 2 millions d’ha de terres autrefois semidésertiques64. Il fut construit de 1961 à 1964 suite à un appel d’offres lancé par le Ministry of
Irrigation and HEP du Soudan conçu également par les cabinet d’ingénierie-conseil Coyne et
Bellier et Sir Alexander Gibb and Partners, il s’agissait d’un barrage à contreforts du type dit
à têtes massives, aux dimensions importantes 1000 m de longueur en crête pour une hauteur
variant de 55 à 68 m. Il permettait de déterminer une retenue d’un volume utile de 3 milliards
de m3 en première étape et de 7,5 en seconde ainsi que d’alimenter une centrale de 210
millions de kW de puissance installée. Enfin, il se trouvait raccordé à ses deux extrémités à
des digues en terre finissant de barrer la vallée.
Cet ouvrage avait été conçu pour s’adapter aux contraintes spécifiques du site, en particulier
l’altération du rocher qui nécessita des fouilles profondes tout en limitant l’importance des
fouilles par rapport à celles qu’aurait requises la construction d’un barrage-poids. Ces
contraintes poussèrent à l’adoption de techniques originales. Afin de ne pas rééditer les
erreurs faites lors de la construction du grand barrage d’Assouan, l’on décida de doubler
l’évacuateur de crue de surface par un évacuateur de fond. En effet pendant la saison des
crues, le niveau du fleuve monte de 10 m pour atteindre un débit de 6000 m3/s. Du début à la
pointe de la crue, les eaux des fleuves sont très chargées en alluvions. Afin d’éviter
62 VIGO (G.), Fiatimpresit 1929-1989. Sixty years of Fiat commitment to the internationalization of Italian civil
engineering, Turin, Eco, 1990, pp. 59-66.
63 Ibidem, pp. 77-78.
64 Ibid., pp. 32-33.
23
d’emmagasiner cet apport solide, il fallait faire passer une importante fraction de la crue par
cet évacuateur de fond. Mais il fallait aussi garder à la retenue un niveau suffisant pour
alimenter deux canaux d’irrigation, un sur chaque rive, dont le débit devait pouvoir atteindre
320 m3/s. Le seuil du second évacuateur se trouvait donc calé à environ 4 m sous la cote
minimum exigée pour l’irrigation. De plus, les poussées se trouvaient reprises dans les
contreforts de 1000 tonnes chacun. Enfin, les travaux eux-mêmes s’effectuèrent à l’abri d’un
batardeau amont, dont la crête et le talus auraient été profilés et revêtus d’un tapis de gabion
d’un mètre d’épaisseur, constitués de gros enrochements et solidarisés entre eux par filet
d’acier. Ainsi conçu, il supporta de façon satisfaisante pendant quatre mois chaque année le
passage des crues de 1963 et 1964. Se trouvaient ainsi confirmées les compétences
technologiques d’Impregilo.
Ces succès internationaux profitèrent beaucoup au numéro un national, Impresit SpA, filiale
du groupe Fiat. Cette société se caractérisait par un haut degré de diversification :
Tableau 13. Distribution géographique des projets démarrés par Impresit entre 1956 et 1973
(en % du total et hors Italie)
Années
Afrique
Europe
*
Amérique
du Nord
Amérique
du Sud
1956-60
63,5
5,9
15,2
1961-65
85,3
3,4
11,3
1966-70
19,0
9,1
35,7
1971-73
43,2
16,4
7,1
31,2
* A l’exclusion de l’Italie
Source : G. Vigo, Fiatimpresit..., op.cit., p. 81, Table 12.
Asie
Total
15,4
100
100
100
100
36,2
2,1
Au milieu des années 1970, cette société oeuvrait en Afrique noire, en Asie (barrage de
Tarbela), en Europe et en Amérique (Métro de Montréal, centrale nucléaire de Cordoba en
Argentine) 65. D’autres firmes l’imitèrent à l’instar de Snamprogetti et d’Italimpianti, filiales
respectives de l’ENI et de l’IRI, spécialisées l’une dans la construction de pipe-lines et de
raffineries, l’autre dans la réalisation d’aciéries clefs en mains. Le succès des firmes
transalpines tenait à de multiples causes : intérêt précoce à des marchés assez négligés par la
concurrence, comme les pays de l’Est ; compression maximale de leurs marges ; faiblesse
chronique de la livre. Surtout, elles disposaient de deux atouts majeurs : la qualité de leur
main-d’œuvre, prête à travailler dans les conditions les plus difficiles sans que pour autant la
langue de travail fût l’Italien ; l’entente étroite entre grands groupes industriels et
professionnels les plus réputés. Les entreprises italiennes se trouvèrent donc, de plus en plus,
en mesure de jouer un rôle leader dans la constitution des grands consortiums internationaux,
souvent en liaison étroite avec leurs homologues françaises, comme à Tarbela.
De la compétition à la coopération : le consortium international de Tarbela
La partition Inde-Pakistan en 1947 avait empêché avait abouti à ce que la frontière entre les
deux pays traverse le bassin de l’Indus66. Du même coup, il devenait impossible de procéder à
un aménagement rationnel du bassin au grand dam des quelques 50 millions de Pakistanais.
Les frictions entre les deux pays n’avaient jamais cessé jusqu’à la signature de l’Indus Water
65
66
Ibid., pp. 69-98.
The Tarbela Dam project, Milan, 1974 ; VIGO (G.), Fiatimpresit 1929-1989, op. cit., pp. 91-94.
24
Treaty en 1960. Conclu sous l’égide de la Banque Mondiale, il prévoyait la construction d’un
réseau de canaux destinés à l’irrigation des plaines du Pakistan. En vue d’aboutir à la
réalisation du projet, les gouvernements des Etats-Unis, du Canada, de l’Australie, de
Nouvelle-Zélande, d’Allemagne, du Royaume-Uni et du Pakistan se joignirent à la Banque
Mondiale pour créer l’Indus Basin Development Fund, doté de 895 millions de dollars de
capital, à quoi s’ajoutèrent 315 millions de dollars de dotation supplémentaire en 1964. La
plus grande partie de ces fonds furent investis dans la construction du barrage de Mangla,
réalisé par un consortium américain en 1967. Restaient 324 millions de dollars pour financer
un second projet centré sur le barrage de Tarbela. C’était trop peu au regard de l’importance
de l’investissement requis. Une suspension du projet aurait pu relancer les hostilités, mais
enfin de compte, le financement fut une nouvelle fois assurée :
Tableau 14 - Financement international du barrage de Tarbela (en millions de dollars)
Institution
Montant
%
Indus Fund
324
65,2
Canada
5
1,0
Royaume-Uni
24
4,8
France
30
6,0
Italie
40
8,0
Etats-Unis
50
10,0
Banque mondiale
25
5,0
TOTAL
498
100,0
Source : « The Story of Tarbela Dam », Indus, novembre 1968, p.23.
Le 30 novembre 1967, la West Pakistan Water and Power Development Authority procéda à
l’ouverture des enveloppes remises en vue de l’appel d’offres. Le classement apparaissait le
suivant :
1/ Hochtief (Allemagne)
546 millions de dollars
2/ Impregilo
623 millions de dollars
3/ Morrison-Knudsen (Etats-Unis) 769 millions de dollars
4/ Atkinson (Etats-Unis)
807 millions de dollars
Néanmoins, un examen approfondi des soumissions ayant révélé qu’Hochtief avait augmenté
ses prix d’au moins 50 millions de dollars, les autorités pakistanaises préférèrent confier la
construction du complexe de Tarbela au consortium incluant Impregilo 67. Dans un premier
temps, ce consortium était composé à égalité de firmes italiennes et françaises, mais à partir
du début de 1969, il s’élargit de façon significative à certaines entreprises exclues, à la fois
pour renforcer sa structure, partager les risques et aider à de futures combinaisons de ce type,
qui, inévitablement, deviendraient nécessaires dans le futur :
67
POHL (M.), STEKMANN (B.), Hochtief und seine Geschichte, op. cit., p. 291.
25
Tableau 15 - Sociétés membres du consortium constructeur du barrage de Tarbela
Sociétés
Pays
Impregilo (leader)
Italie
Compagnie de Construction Internationales France
Cogefar
Italie
Impresit Astaldi Estero
Italie
Compagnie Française d’Entreprises
France
SPIE Batignolles
France
Hochtief
Allemagne
Philipp Holzmann
Allemagne
Strabag Bau
Allemagne
Ed. Zueblin
Allemagne
Conrad Zschokke
Suisse
Losinger.
Suisse
C. Boresel
Allemagne
Source : The Tarbela Dam project, Milan, 1974
%
33,75
22,00
11,25
5,00
4,00
4,00
4,00
4,00
4,00
4,00
2,00
1,20
0,80
La tâche confiée au consortium était redoutable. Il s’agissait de créer un réservoir de 11
milliards de m3 destiné à la fois à l’irrigation et à la production d’énergie électrique, juste à
l’endroit où l’Indus quitte la montagne pour s’engager dans la plaine. Les ouvrages
permanents réalisés dans ce but étaient les suivants :
1/ un barrage principal en matériau meuble, doté d’un noyau étanche incliné, relié en
amont à une couche imperméable couvrant le lit alluvial du fleuve sur plus de trois kilomètres
afin de réduire les filtrations profondes et les sous pressions. Ce noyau, comme le reste de la
masse du barrage, étaient constitué, par des couches alternées de terre et de matériaux rocheux
disposés par zones (13 dans le corps du barrage et 3 dans la couche imperméable. Ce barrage
atteignait des dimensions exceptionnelles : 148 m de hauteur, 2740 m de longueur en crête,
121 millions de m3 de déblais.
2/ deux barrages auxiliaires présentant une structure similaire à celle de l’ouvrage
principal68
3/ deux déversoirs placés en rive gauche, l’un de service, l’autre auxiliaire capable
d’évacuer des débits considérables
4/ une usine réalisée au surface et sur la rive droite et d’une puissance installée de 175
millions de kWh
5/ quatre galeries avec ouvrages de prise en rive droite, dont deux utilisées notamment
pour alimenter les turbines de l’usine à travers des conduites forcées, et deux autres pour
l’irrigation. Durant les travaux, il en fut rajouté une cinquième afin de fournit un supplément
d’eau d’irrigation pendant les périodes critiques de l’année.
Dirigés par l’ingénieur-conseil américain Tippetts-Abbett-Mc Carthy-Stratton International
(TAMS), les travaux employèrent jusqu’à 15 000 personnes sur le chantier. Ils ne se
déroulèrent cependant pas sans heurts. En trois occasions des crues exceptionnelles
désorganisèrent les travaux : en août 1974, l’écroulement de la galerie numéro 2 sur une
longueur de 70 m, provoqua la formation d’un gouffre de 700000 m3 dans le rocher situé au
dessus, réparés au moyen d’injections massives de béton spéciaux à prise rapide sous l’eau ;
en août 1975, la destruction du radier du bassin n°3 provoqua une excavation de 20 m de
68
Les dimensions des deux barrages secondaires étaient elles-mêmes impressionnantes : pour le premier, la hauteur atteignait
105 m, la longueur en crête 710 m, pour un volume de 14 millions de m3 de matériaux ; pour le second, les dimensions
étaient respectivement de 67 m de hauteur, 293 m de longueur en crête, 1,5 millions de m3 de volume de matériaux.
26
profondeur en dessous de ce radier et obligea à la mise en place de 43000 m3 de béton à prise
rapide (record mondial) ; en avril 1976, le fond du bassin n°3 fur soulevé par suite de sous
pressions et projeté en aval, contraignant à une nouvelle reconstruction du radier désormais
ancré au rocher par câbles précontraints. A ces problèmes techniques vinrent s’ajouter des
problèmes sociaux - agitation répétée des travailleurs par suite de l’augmentation rapide du
coût de l’alimentation- et politiques -du fait d’une guerre ruineuse avec l’Inde qui entraîna la
partition de la nation et la chute du régime d’Ayoub Khan. Mais, sous l’impulsion notamment
de G. Lodigiani, président du consortium, les travaux s’achevèrent en 1977 à la satisfaction du
client. Au début des années 1970, les entrepreneurs italiens étaient en fait devenus les
concurrents les plus redoutables pour leurs homologues français.
Conclusion
Les études consacrées à l’industrie de la construction ont depuis longtemps mis en évidence le
fait que les entreprises de construction – et singulièrement les grands groupes – sont des
acteurs essentiels de l’aménagement de l’espace : ainsi les études consacrées Bouygues par
Elisabeth Campagnac69. Néanmoins, ce type d’étude a surtout insisté sur leur rôle à l’intérieur
des frontières nationales. Or les grands groupes sont également des acteurs internationaux :
cela est évident en Europe, comme l’a bien montré la réalisation du lien fixe entre la France et
la Grande Bretagne ou les grands chantiers effectués, dans la même perspective de liaisons
intra-européennes, en Scandinavie. Mais le rôle de ces grandes sociétés ne se limite pas à
l’Europe : elles sont devenues des acteurs mondiaux.
Ce n’est pas un fait récent. Déjà entre les deux guerres, la reconstruction de l’Europe avait
donné lieu à de très vastes chantiers à l’étranger, dont la construction du port de Gdynia par la
Société de Construction des Batignolles offre un excellent exemple70. Antérieurement, le
régime de la concession71 avait déjà permis de réaliser des aménagements de grand ampleur :
sans même évoquer le canal de Suez, l’on peut penser par exemple aux ports de Rosario, en
Argentine72, ou de Pernambouc, du Brésil73, ce avant même la première guerre mondiale.
C’est cependant surtout après le second conflit mondial que ce rôle mondial s’est affirmé :
d’abord grâce à l’aide des programmes de la Banque mondiale, puis à l’ouverture des pays
neufs développés au en voie de développement 74, enfin grâce aux pétrodollars. La situation
s’est ensuite assombrie du fait de l’endettement excessif des pays en voie de développement.
L’assainissement progressif de leur situation aujourd’hui patent ouvre actuellement de
nouvelles opportunités aux grands groupes : ainsi en Asie et au premier chef, en Chine.
69
CAMPAGNAC (E.), Culture d'entreprise et méthodes d'organisation : l'histoire de Bouygues, Paris, CERTES-ENPC,
1987 ; CAMPAGNAC (E.), "L'ascension de Francis Bouygues: pouvoir patronal et système d'entreprise", Sociologie du
travail, n°4, 1988, p. 631-647.; "Francis Bouygues, entrepreneur (22 décembre 1922-24 juillet 1993", in BARJOT (D.), (sous
la dir. de), "Entrepreneurs et entreprises de BTP", HES, n°2, 1995, pp. 253-271.
70
BURNEL (A.), La Société de Construction des Batignolles de 1914 à 1939, Histoire d’un déclin, Genève, Droz,
1995.
71 BARJOT (D.), dir., « La Concession, outil de développement », Entreprises et Histoire, n° 31, 2002.
72 BARJOT (D.), « L’entreprise Hersent : ascension, prospérité et chute d’une famille d’entrepreneurs (18601982) », in Daumas (J.C.), dir.), Le capitalisme familial : logiques et trajectoires, Besançon,, Presses Universitaires
Franc-comtoises, 2003, pp. 133-159.
73 PARK-BARJOT (R.R.), La Société de Construction des Batignolles : des origines à la première guerre mondiale (18461914), Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005.
74 BARJOT (D.), « L’évolution économique mondiale au cours du XXe siècle : du protectionnisme à la mondialisation »,
in QUETEL (C.), VANWELKENHUYZEN (J.), (sous la dir. de), Les Tumultes d’un siècle, Bruxelles, Complexe, 2000, pp.
203-222.
27

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