Si courte vie du Taro Maru

Transcription

Si courte vie du Taro Maru
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MICHEL RÉGNIER
LA SI COURTE VIE
DU TARO MARU
Roman
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AVERTISSEMENT
Un glossaire en fin d’ouvrage fournit des explications sur certains
mots du texte.
Les noms de famille japonais sont transcrits selon la règle occidentale : prénom suivi du nom de famille.
© 2015, Editions Philippe Picquier
Mas de Vert
B.P. 20150
13631 Arles cedex
www.editions-picquier.fr
Conception graphique : Picquier & Protière
Mise en page : M.-C. Raguin, www.adlitteram-corrections.fr
ISBN : 978-2-8097-1133-2
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INTRODUCTION
Fin août 1984, le typhon Maring balayait le nordouest de l’île de Luzon, la plus grande et la plus peuplée
des îles des Philippines, laissant une trentaine de victimes
et une centaine de blessés. Six jours plus tard, le typhon
Nitang frappait successivement, dans le centre-sud de l’archipel, les provinces de Surigao del Norte, Bohol, Cebu
et Negros Oriental, faisant plus de mille morts et autant
de blessés, auxquels s’ajouteraient près de mille deux
cents disparus, pêcheurs du grand large notamment,
dont beaucoup seraient bientôt considérés comme morts.
Je terminais alors le tournage d’un documentaire avec
le CICR à Peshawar et aux environs de la passe de Khyber,
sur la frontière afghane dans le nord-ouest du Pakistan
et, après moult démarches administratives accélérées,
notre petite équipe arriverait à Manille mi-septembre
avant de rejoindre rapidement les zones sinistrées, où
nous réaliserions un autre film, en collaboration cette fois
avec les experts de l’UNDRO : Hidetomi Oi et Giles
Whitcomb. A son arrivée, ce dernier partagerait avec
nous une demi-chambre d’hôtel dont l’autre moitié était
tombée à la mer. Toute la ville de Surigao témoignait de
la violence du typhon, qui l’avait traversée à la vitesse de
230 kilomètres-heure. Cette capitale provinciale d’à peine
cent mille habitants, à la pointe nord de Mindanao, était
aux trois quarts rasée. Dix mille maisons n’étaient plus
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que débris dans la touffeur tropicale. Quais et hangars
portuaires, comme dans un véritable bombardement,
avaient été soufflés, soulevés dans un tourbillon d’écume
et de coprah. Commerces, écoles, hôpital, squelettes
d’édifices entre lesquels s’activaient les survivants après
avoir honoré leurs morts. Comme en 1968, comme en
1982, aux lendemains des derniers grands typhons.
A quatre-vingts kilomètres plus à l’est, face au
Pacifique, l’île de Siargao avait été frappée la première, et
la ville de General Luna détruite à quatre-vingt-quinze
pour cent au milieu de la nuit. Mais dans sa course vers
l’ouest, Nitang avait encore assez de force pour ravager les
villages et plantations de Bohol et Cebu. A Guindulman
cependant, des familles chantaient à la tombée de la nuit,
accompagnées par la guitare. Et alors que je m’en étonnais, une femme m’avait simplement dit que son pays aux
sept mille îles était né des colères de la terre et de la mer,
et qu’il fallait en accepter la réalité, la nature.
Une semaine après le passage meurtrier du typhon
Nitang, le Mayon, le plus connu et le plus redoutable des
vingt-quatre volcans actifs des Philippines, était entré en
éruption continue, face à la ville de Legaspi dans le sud
de Luzon, noyant cultures et habitations dans un rayon
de dix kilomètres. Noir magma de lave et de boue, atteignant les toits des maisons, et forçant l’évacuation de huit
villages. Là également, dans les centres d’accueil aménagés
dans les écoles des localités épargnées, des enfants riaient,
leurs mères aussi. Deux typhons majeurs et une éruption
volcanique dévastatrice le même mois, cela s’inscrivait
dans l’histoire des catastrophes naturelles en ces îles très
peuplées du Pacifique. Et pourtant, malgré les paroles
réconfortantes de la paysanne de Bohol, je savais que
chaque année des milliers de vies sombraient dans l’enfer,
et l’aide aux survivants m’apparaissait dérisoire.
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Trente années ont passé, avec leur lot de désastres
naturels et humains, dont certains ont motivé mes films
ou nourri mes livres. Hidetomi et Giles sont devenus des
amis que j’ai pu revoir lors de mes voyages. Puis Giles,
citoyen américain ayant servi au Viêt Nam, est décédé des
suites d’un lointain contact avec l’agent orange.
Economiste de formation, il était d’abord un humaniste,
un homme chaleureux qui dans ses missions pour
l’UNDRO faisait primer la détresse des hommes.
Coordonnateur d’opérations d’urgence, Hidetomi venait
d’un pays lui-même souvent éprouvé par les typhons et
les séismes. Algérie, Italie, Arménie, Pakistan, Indonésie,
Thaïlande, Philippines, Taïwan, Chine, Japon, Chili,
Pérou, Haïti et combien d’autres pays soudain victimes
des humeurs de la terre. Autour du Pacifique notamment,
un grand cercle des secousses telluriques, qui faisait
presque oublier la régularité des violentes moussons et
cyclones tropicaux. Jusqu’à ce 11 mars 2011 où un
tsunami d’une force exceptionnelle ravagea la côte est du
Tohoku, au Japon, à la suite d’un tremblement de terre
de magnitude 9 dont l’épicentre se situait à cent vingt
kilomètres au large de la péninsule d’Oshika. Des vagues
de cinq à vingt-cinq mètres de hauteur selon la latitude,
et sur une distance, à vol d’oiseau, de cinq cents kilomètres entre Hachinohe et Iwaki, soit l’équivalent, dans
l’estuaire du Saint-Laurent, de Gaspé à Rivière-du-Loup,
ou, sur la côte française de l’Atlantique, de Lorient à
Biarritz. A l’échelle humaine : la démesure. Une cinquantaine de ports, de villes où la vie se résumait brusquement
au lugubre croassement des corbeaux.
Dans l’horreur, les comparaisons sont trompeuses,
voire insultantes. Pourtant, sur un front océanique central
de deux cents kilomètres, correspondant grosso modo à
la côte du Sanriku des préfectures d’Iwate et Miyagi,
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l’ampleur de la catastrophe dépassait l’entendement.
Terminant alors la rédaction de mon second roman situé
au Japon, j’étais retourné là-bas en mai afin d’en actualiser le dernier chapitre. Un choc. Plus encore que
Sarajevo. Ayukawa, Onagawa, Kamaishi… une dizaine
de villes méconnaissables, et encore ces cadavres tirés de
la boue autour d’Ishinomaki. Près de neuf cents morts à
Kamaishi, mille à Kesennuma, mille cinq cents à
Rikuzentakata, plus de trois mille à Ishinomaki. Ce
sinistre décompte n’était pas forcément proportionnel à
l’ampleur des destructions, mais plutôt dû à la topographie des lieux. Là où les villes, au fond des baies, se
resserraient entre collines ou montagnes, les habitants
étaient accourus sur les proches hauteurs, tandis que
ceux des agglomérations largement étendues au bas
niveau de leur port, n’avaient tous pu fuir le brusque
déferlement océanique. Les squelettes de béton ou d’acier
de maints édifices, leurs escaliers, leurs poutres déformées
témoignaient de mille drames, quand l’âge, la fatigue,
avaient trahi les réflexes de la survie. Non, je n’exagère pas
en disant qu’après de nombreux séjours dans un Japon
que j’admirais pour de multiples avancées technologiques
alliées à de remarquables qualités civiques, ce brutal
désastre changeait ma vie, ma perception de l’immanente fragilité humaine. Si Hiroshima avait sanctionné
la folie meurtrière de la dictature de Hideki Tojo en
Extrême-Orient, le tsunami du 11 mars blessait atrocement le peuple humble et besogneux du Sanriku. Dans
les ruines de Kesennuma, la sismicité du Japon effaçait
soudainement toute la richesse du monde. La violence du
Pacifique injuriait les héroïsmes insulaires.
Oh ! les hommes, plus au sud, y avaient ajouté leur
déraison : à l’entrée d’Okuma, près de la centrale nucléaire
de Fukushima-Daiichi, un haut panneau affichait en
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rouge : Tchikyu ni yasashi energi genshiryoku (L’énergie
nucléaire gentille pour la terre) ; et tout à côté en plus
gros caractères, bleus : Hito ni yasashi Okuma cho (La
ville d’Okuma gentille pour les gens). Les deux formules
utilisaient le terme « yasashi » (gentil, aimable), originellement utilisé à propos d’enfants, amis ou collègues,
et aujourd’hui abusivement détourné par la publicité,
notamment pour les cosmétiques, les détergents, jusqu’à
ce slogan insensé d’un liquide vaisselle « gentil pour la
mer ». Tout près, un grand panneau titrait, au-dessus du
plan de la ville : GREENTOPIA OHKUMA. C’était bien
plus qu’un mensonge de la TEPCO : la duperie du
puissant cartel nucléaire nippon, la tromperie des
gouvernements depuis longtemps à leur service. Oui, en
quelques heures, le tsunami avait démenti toutes les
assurances proclamées par le cartel sur la sécurité des
cinquante-quatre réacteurs en opération dans l’archipel.
Si, grâce à son site surélevé, la centrale nucléaire
d’Onagawa n’avait pas été atteinte par le tsunami, alors
que sa ville sœur était complètement détruite, hormis
l’hôpital, le sanctuaire shintô et quelques autres édifices
situés à bonne hauteur, celle de Fukushima-Daiichi
n’avait pu résister à une vague deux fois plus élevée que
sa digue protectrice. D’heure en heure, la catastrophe
nucléaire s’affirmerait malgré les tortueuses déclarations officielles. Et longtemps après le retrait des eaux
sur sa plaine côtière, la préfecture de Fukushima suscitait d’alarmistes questionnements. On retrouvait du
césium 137 sur vingt-quatre mille kilomètres carrés,
soit le dixième de Honshu, ou l’équivalent des quatre
cinquièmes de la Belgique. Et les experts internationaux
doutaient de ces chiffres officiels, des scientifiques
norvégiens affirmant même que la contamination au
césium 137 était déjà quatre fois plus élevée.
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Le temps a passé. Non, le temps ne passe pas. La
double réalité s’est ancrée dans la vie du Japon : la millénaire tectonique des plaques, qui tient l’archipel en otage
des caprices de la lithosphère, au-dessus du magma intérieur, dont nous ne savons guère plus que ce que nous en
projettent de temps à autre les volcans. Par un insolent
raccourci, disons qu’à l’ouest des trois grandes fosses
océaniques de Nankai, d’Izu Bonin et du Japon, l’archipel est à la merci des mouvements opposés de quatre
plaques tectoniques : l’eurasiatique, la nord-américaine,
la pacifique et la philippine. Et depuis un demi-siècle la
menace nucléaire, par la présence de centrales en zones
sismiques et sur les côtes.
Fin 1982, avec Yukari, mon épouse qui les connaissait bien, nous avions revu Iri et Toshiko Maruki à leur
domicile et atelier de Higashimatsuyama. Appelés
Genbaku no zu (Images du bombardement atomique),
leurs grands sumi-e étaient déjà reconnus comme l’un des
plus forts témoignages du désastre. A ce chef-d’œuvre
rappelant, par le silence qu’il imposait, Les Désastres de
la guerre, de Goya, et le Guernica de Picasso, Toshiko
ajouterait des livres illustrés qui seraient pour les enfants
un merveilleux cours d’écologie avant même que le mot
ne fût répandu. Non, le temps ne passe pas, je réentends
la forte et douce Toshiko évoquer ses craintes d’un monde
qui ne veut pas comprendre où le conduisent les
mensonges industriels. Ce couple était l’âme profonde du
Japon, cette conscience, ce regard droits qui ne s’éteignent
jamais, dussent-ils longtemps souffrir de l’indifférence et
des faiblesses humaines. Si leur œuvre est immortelle, Iri
et Toshiko nous ont quittés, alors que Kenzaburô Ôé, qui
admirait leur démarche, poursuit son combat contre le
recours à l’énergie nucléaire, dans un pays dont la sismicité menace les centrales. Mais qui écoute les écrivains et
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les artistes, dans le monde fermé de l’industrie nucléaire :
Mitsubishi Heavy Industries, Hitachi, Toshiba et leurs
alliés ?
Cependant, en cette année 2013, tandis que les médias
questionnaient régulièrement les constats, mesures, incertitudes ou aggravations de la contamination terrestre et
marine autour de la centrale de Fukushima-Daiichi, les
informations se raréfiaient au sujet de la trentaine de
villes les plus sinistrées sur la baie de Sendai et la côte du
Sanriku. Le terrible tsunami se banalisait presque, à l’égal
d’un typhon majeur, pour une partie de la presse internationale. N’avait-il pas fait que vingt mille morts, grâce
aux mesures préventives et à la discipline des populations.
Pour moi, la réalité était bien différente : jour et nuit me
poursuivaient les dures images du désastre, ces champs
de ruines sur lesquels le lancinant bourdonnement des
bulldozers et des pelleteuses supplantait désormais le
sinistre croassement des corbeaux. Je revoyais les survivants d’Ayukawa, d’Onagawa, de Kamaishi, recherchant
encore quelque objet précis, photographie, jouet,
souvenir d’enfance dans un amas de débris ayant odeur
de marée et de mort. Que devenaient toutes ces villes
quasiment broyées par le Pacifique ? Je voulais savoir,
voir le visage du Japon éternel renaître de cet enfer. Un
an, deux ans, trente mois, et en ce début octobre 2013,
Miyako, Taro, Yamada, la côte du Sanriku me criait son
implacable vérité : cette fois la blessure était si grande qu’il
faudrait peut-être une décennie, sinon deux, voire une
génération pour la refermer. Qui pouvait dire que la
Yamada Line renaîtrait, qu’à nouveau les écoliers reprendraient le train tant aimé pour Yamada et Otsuchi ? Mais
le ciel était bleu, et l’ami Hidetomi m’avait rejoint à
Miyako pour trois jours. Presque un miracle, avec cet
expert qui était attendu la semaine suivante au Kenya. Et
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quasi trente années après notre collaboration au lendemain du typhon Nitang, aux Philippines. Oui, le Japon,
après de nombreux séjours, était lui aussi mon pays,
comme la Sologne et le Val de Loire, comme le Québec
qui n’était plus vraiment l’hiver chanté par Gilles
Vigneault. Les susuki étaient toujours là, bercés par le vent
au-dessus des rochers, accompagnant les jizô sur les
sentiers du littoral, et la côte du Sanriku était d’une
beauté sauvage, d’une nature depuis mille ans célébrée par
le shintô.
Hidetomi est modeste, comme beaucoup de ses
compatriotes, il parle peu mais ses paroles vont à l’essentiel. Sur les digues vaincues de Taro, et traversant cet
autre panorama de ruines qu’était Yamada, je devinais
cependant les quelques mots qu’il aurait pour son épouse
Michiko, à son retour à Tsukuba. Est-ce la fréquence des
catastrophes qui a forgé, endurci l’âme nippone ? Je laisse
la réponse aux historiens. Et lorsqu’après son départ je suis
retourné seul à Taro, sur les digues de l’épouvante et
dans les hautes herbes sauvages qui effacent le cadastre
d’une ville, j’ai compris qu’il est des silences d’une redoutable éloquence, quand, à un vol de corbeau, le miroir du
Pacifique somnole sur l’abîme. Puis, dans l’automotrice
qui me ramenait à Miyako, sur ce tronçon de voie que
le séisme avait épargné, une jeune femme s’est assise sur
la banquette opposée. Elle aussi avait des yeux qui questionnaient l’océan. De beaux yeux, de grands yeux pour
une Japonaise. Noirs et vifs comme les coups de pinceaux
d’un shodoka. Dans ce regard est né le Taro Maru.
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CARTE DU TÔHOKU
(NORD DE HONSHÛ)
Hokkaido
Hakodate
Nord de Honshu
(Tohoku)
Osorezan
Tunnel
Seikan
Aomori
N
Hachinohe
Hirosaki
E
Kuji
Tanohata
Morioka
Akita
Taro
Kawai
O
S
Miyako
Yamada
Otsuchi
Kamaishi
Mont
Hayachine
Ofunato
Rikuzentakata
Kesennuma
Minamisanriku
Ishinomaki
Matsushima
Sendai
Yamagata
Natori
Fukushima
Niigata
Péninsule d’Oshika
Soma
Centrale nucléaire
de Fukushima-Daiichi
Iwaki
Tokyo
Yokohama
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hatsu-cho no shunjun kaze no tanagokoro
Un premier papillon
hésitant
sur la paume du vent
Hisahiko Nagamine
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Mariko Nakashima avait dix-huit ans, avec dans les
yeux toute la beauté sauvage du Sanriku, cette côte du
nord-est de Honshu que la nature avait quasiment dotée
de toutes les merveilles. Et d’une peur secrète et millénaire. Découpée à souhait, accueillante ou hostile, cette
côte, à vrai dire, commençait bien plus au sud, au petit
port baleinier d’Ayukawa à la pointe de la péninsule
d’Oshika, pour nous conduire, après mille sites inoubliables, jusqu’aux tortueux, vertigineux sentiers de
Tanesashi-Kaigan dominant l’océan à l’approche de
Hachinohe. Légendaire panorama unissant les préfectures de Miyagi, Iwate et Aomori. Mais aussi : crainte
historique des tsunamis, détruisant en quelques minutes
les rêves et les efforts d’une ou deux générations.
Ce 3 mars justement, avec ses camarades de la coopérative de pêche, les écoliers et la plupart des habitants de
Taro, Mariko avait participé une nouvelle fois au tsunami
tendenko, l’exercice municipal leur rappelant les consignes
essentielles pour la survie en cas de tsunami. Son frère
Teru, d’un an son aîné, ainsi que ses parents Tetsuro et
Yoko, l’y accompagnaient comme chaque année à la
même date. Seule la grand-mère Michiko, âgée de
soixante-dix-sept ans, était restée à la maison, au pied des
versants de Nohara. A leur départ cependant, elle s’était
confiée à Mariko :
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— Sais-tu, je suis née à Taro en 1934, l’année suivant
le grand tsunami de 1933, celui qui a emporté ton arrièregrand-père Tsuyoshi. Et lui, il était né à Tanohata en
1897. Oui, juste un an après le terrible tsunami qui avait
fait près de deux mille morts ici. Satoru, ton grand-père,
disait que nous, les Hamasaki comme les Morita, nous
devions être des graines de catastrophe, ou des fleurs de
déluge. Des algues auxquelles les vagues et les cailloux
avaient donné des formes humaines. Peut-être aussi estce pour cela que, sans venir d’Omoe, les femmes dans
notre famille ont souvent été des hamano kachan.
— Et les hommes…
— Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Des bûcherons, des
pêcheurs. Puis la guerre, hélas ! pour les plus vieux.
Mais de ça, ils ne parlaient guère. Ce qu’ils ont fait de
mieux, ce sont les digues. Durant plus de vingt ans
après le grand tsunami. Un vrai barrage de dix mètres
de haut, sur plus d’un kilomètre ; et en 1960 il nous a
bien protégés lors du tremblement de terre au Chili.
Une vague de six mètres qui a fini sans gros dégâts. Moi
aussi j’en étais fière, comme toutes les femmes de la
région. Alors, voilà six ans, lorsque Miyako nous a
annexés, bien sûr ce n’était pas la joie, mais comme tes
parents je pensais que les autorités devaient avoir de
bonnes raisons.
— Ou de gros intérêts…
— Ah !… si tu parles comme ton grand-père…
— Un éternel pessimiste…
— Pas vraiment. Et il nous a quittés un an avant l’annexion. Et vois-tu, douze ans plus tôt, de jeunes artistes
de Tokyo, des étudiantes de l’université Joshibi, avaient
peint de nombreuses fresques sur une digue de Taro. Si
elles avaient choisi Taro, sans doute était-ce parce que le
site leur avait plu. A ce sujet, Satoru m’avait assuré qu’une
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vingtaine d’artistes ne pouvaient pas toutes se tromper :
Taro était unique, avec ou sans la célébrité du San no Iwa.
— Aujourd’hui grand-mère, vous vous dites tous de
Taro, jamais de Miyako. Votre cœur est ici.
— Oui, Tanohata, Taro, Kawai, la mer et la forêt.
Nous sommes l’œil d’Iwate, face au Pacifique. On a
changé des mots sur les cartes, mais l’océan, lui, n’a pas
changé. Regarde-le, là-bas, brillant comme l’acier, calme,
vibrant à peine telle la main d’une mariée. Que mijotet-il dans ses profondeurs ? Ton grand-père affirmait qu’il
n’y avait pas de plus grand mystère. Et il me le rappelait
à chaque tsunami tendenko.
Les confidences de Michiko faisaient sourire Mariko
et ses parents. Avec l’âge, la grand-mère brodait un peu
parmi les souvenirs. Sa mémoire s’apparentait à la côte :
claire et coupante comme la pierre blanche de Jodogahama, changeante telle la lumière sur les falaises
d’U no Su, quand elle ne se brouillait pas dans les brumes
matinales de la baie de Yamada. Ce n’est qu’à vingt-huit
ans qu’elle avait épousé Satoru, orphelin depuis l’âge de
quatre ans, qui avait été élevé par des voisins, Takashi et
Chinatsu Fukumoto desquels il avait appris le métier de
pêcheur. Vingt-huit ans, à l’époque, c’était bien tard
pour se marier, et elle se souvenait encore de la boutade
de son père alors qu’elle venait d’avoir vingt-six ans :
— Michiko-san, faudra-t-il qu’Oiwa te tombe sur la
tête pour que tu te trouves un mari…
Un demi-siècle, et il lui arrivait de revoir Yukio attendant sa réponse, là, devant le San no Iwa, un jour où la
mer était plus que belle, et son père un peu trop en verve
au retour d’une bonne pêche. Non, elle n’avait rien dit.
Pas un mot devant le haut rocher qui lui apparaissait
toujours tel un monstre, la bouche ébréchée, le nez haut,
coiffé de verdure, avec des yeux même qui sortaient de
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la pierre brune et lamellée. D’ailleurs, depuis l’enfance,
jamais elle n’avait avoué que le célèbre rocher lui faisait
peur, tel un dieu ou un démon marin fatigué de naviguer
dans les eaux froides du Pacifique, ou tel le fantôme d’un
shogun, réfugié là après avoir perdu une dernière bataille
dans les Kitakami. Combien de fois n’avait-elle pas tenu
tête à Nakako en prétendant avoir vu des singes bondir
dans la tignasse d’Oiwa, ce bosquet haut perché dans
lequel les villageois ne voyaient que des oiseaux.
Michiko et Satoru avaient d’abord eu des jumeaux,
deux garçons, Taijun et Kyoka, partis à seize ans travailler
à Sendai où ils s’étaient mariés passé la vingtaine. Yoko,
la mère de Mariko, était née deux ans après ses frères, un
jour de tempête. Sous la mauvaise lune, avait dit Satoru,
alors que saumons et maquereaux ne se montraient guère.
Dire que Yoko était belle, c’était comme dire que la mer
était grande ; d’année en année elle resplendissait au bas
de Nohara, et lorsque, très jeune, elle partait avec sa
mère ramasser les ormeaux et les algues, les longues
wakame qui faisaient la réputation de la côte, elles ne
passaient jamais inaperçues. Courbées sur la traditionnelle
hako-megane ou étirant les luisantes wakame, elles étaient
une belle image du Sanriku.
Yoko avait été plus précoce que sa mère, en épousant à
vingt-deux ans un bûcheron de Kawai de trois ans son aîné.
Le travail là-bas dans la vallée de la Heigawa, commençait
à manquer, et Tetsuro Nakashima avait à dix-sept ans
quitté ses montagnes pour tenter sa chance à Miyako,
avant d’être embauché au port de Taro. Très vite, les cent
odeurs sylvestres du mont Hayachine, du Gaitakamori et
de l’Aomatsuba s’étaient dissipées dans l’iode des embruns;
les grincements des scies, les vieilles mado-noko aux redoutables dentures, avaient fait place aux balancements des
bateaux de pêche, les norisappa et les wasen locaux.
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Peu après son mariage, Tetsuro avait réduit ses heures
de travail au port pour accompagner son beau-père en
mer. Ah ! qu’il était loin désormais de la rivière d’enfance, où frayaient truites, ombles et chabots, ugui et
yamame, quand n’osaient plus descendre les ours bruns,
les grands seigneurs de l’Hayachine arborant sous le cou
leur légendaire croissant de lune blanc. Satoru Hamasaki
s’entendait bien avec son gendre, si bien qu’au bout de
cinq années ce dernier abandonna son poste au quai
de mareyage pour passer ses journées en mer. Quand le
temps le voulait bien. Au début, si le ciel tournait mal,
Tetsuro lâchait, presque sans s’en rendre compte :
— Moyou ga warui ! – Quel mauvais temps !
Une expression de Kawai, qui faisait rire Satoru. Qui
le surprenait surtout, car à Taro les pêcheurs ne disaient
rien face aux caprices de la mer. Ils savaient trop bien
qu’on n’argumente pas avec elle, et que si les montagnards pouvaient parfois questionner le vent entre les
hauts sapins, cèdres et cryptomérias, s’extasier devant
l’élan d’un hêtre ou d’un koyamaki, rarement un pêcheur
ne dialoguait avec le Pacifique. Les vagues, murmures et
colères de l’océan, comme son visage lumineux, aveuglant, ou d’un gris sale et fourbe, voire plus obscur que
la nuit, les mille voix de la mer imposaient à l’homme
l’humilité de l’infiniment petit.
A l’aube, Satoru fixait simplement l’horizon, comme
Tetsuro n’avait jamais observé la forêt. Comme s’il cherchait à lever le rideau de brume ou de trompeuse clarté,
à l’heure où les oiseaux dormaient encore. Puis, sans un
mot, Tetsuro comprenait que ce jour-là, ils iraient au
large, ou resteraient au port. Bien sûr, il fallait vraiment
l’annonce d’une tempête pour que le wasen demeurât à
quai, mais le rite était sauf, et les deux hommes partageaient des sentiments très proches.
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Teru et Mariko avaient eux aussi grandi dans une
belle harmonie, faisant fi des treize mois qui les séparaient. S’épanouir sur la côte du Sanriku, dont Taro
pouvait être considérée comme une icône, c’était recevoir
du pays tout ce dont les dieux l’avaient doté. Dans leurs
escapades sur les dangereux sentiers de la corniche, ou
dans les bois au-delà du petit Kuma no Jinja – le sanctuaire de l’Ours –, frère et sœur avaient appris l’intime
géographie ayant marqué le caractère des ancêtres. Non,
le San no Iwa n’effrayait pas les petits-enfants de Michiko,
ni les grondements de la marée dans les plus chaotiques
rochers. Si la nature du Sanriku était si compliquée,
torturée, avec autant de sites légendaires, n’était-elle pas
aussi le fabuleux vivier ayant fait éclore une cuisine
renommée, qu’honorait fort bien Yoko. Ses sushis variés,
ses ramen de fruits de mer, ses oursins sur leur lit d’algues
et de riz, ses crabes piqués de rouge à l’égal des œufs de
poisson avant d’offrir leur chair blanche et divine, son
maquereau, son saumon ou sa sole sur le gril, le poisson
rapporté par Satoru et Tetsuro devenait un mets impérial dans les préparations de Yoko et Michiko.
Trois femmes, trois générations. Mariko Nakashima,
ce 3 mars, avait écouté sa grand-mère avec une pointe de
pitié. Oh ! elle avait bien vieilli, Michiko, à peine voûtée,
le dos des mains semé d’éphélides, le front couru de fines
rides, les paupières lasses et flasques, toute une vie à ruser
avec le soleil de la côte, à traiter algues, mollusques et
poissons dans le respect des traditions. Oui, une belle
attention, mais un brin de pitié, car elle voyait bien que
Michiko eût aimé les suivre pour le tsunami tendenko. En
la quittant sur le seuil, Mariko avait lu dans les yeux de
l’aïeule les mots qu’elle retenait : « Cette année encore,
je pourrais vous suivre pour l’exercice. Je suis une fille de
Taro, une Morita à laquelle ses parents n’ont jamais tu les
22
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dangers de la mer. Ah ! que diraient-ils, Nakako et Yukio,
à me voir rester là, triste comme un piquet, plutôt que
de vous suivre sur les digues ? »
Durant tout l’exercice, la jeune Nakashima avait pensé
à cette grand-mère à l’esprit toujours vif, et que l’on avait
peut-être vieillie plus encore en la clouant chez elle en ce
jour où la ville s’animait d’une belle solidarité. Les choses
cependant n’étaient pas si simples, et la loi des hommes
pouvait être aussi dure que celle de la mer. A nouveau
cette année, on avait rappelé, répété l’impérieuse directive à tous les participants : à l’approche d’un tsunami,
vous ne devez songer qu’à votre propre survie, courir au
plus vite vers les hauteurs ; n’oubliez pas que l’eau ne fera
pas une pause, pas la moindre seconde. Au dernier
moment, porter secours à autrui peut simplement
accroître le nombre des victimes. N’oubliez pas, n’oubliez
pas, rien n’arrête un tsunami. Rien, sauf les digues. Rien,
sauf les hauteurs dont l’emplacement doit demeurer gravé
dans vos têtes. Le mot d’ordre, la devise brûlait la cervelle
de Mariko : en cas de tsunami, occupe-toi de toi, de fuir
au plus vite. Comme toujours le 3 mars, loin du regard
de Kannon, ces paroles insultantes pour le sens de la
solidarité, tous les participants les refoulaient au fond de
leur conscience, pour ne retenir que les noms et emplacements des takadai : les points, les sites les plus élevés
et les plus proches de chez eux ou de leurs lieux de travail. Pour Mariko et sa famille, c’étaient, sur les versants
de Nohara, le centre communautaire d’Otobe et le
Dewa Jinja. Une vingtaine de takadai étaient désignés sur
le pourtour de la ville, une sorte de topographie de la
survie, focalisée sur les hauteurs naturelles, les tertres des
temples, les édifices municipaux, la voie ferrée. Mais à
l’instar de Mariko, Tetsuro et Yoko avaient la conviction
que les deux hautes digues, dont la longueur totale avait
23
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été doublée dans les années 1960, les protégeaient vraiment. Le grand X qu’elles imprimaient sur le plan de Taro
était leur meilleure assurance. Le Pacifique pourrait à
nouveau se déchaîner, les habitants des quartiers jouxtant
le port, à Nohara comme à Kawa Muko, seraient à l’abri
avec la fermeture des grandes portes d’acier dans les
ouvertures des digues.
Au retour, Mariko et Yoko n’avaient pas ménagé leurs
compliments pour le savoureux ramen aux algues et fruits
de mer préparé par Michiko.
Six jours plus tard, un séisme de magnitude 7,3 était
relevé au large sans entraîner ni destructions ni victimes.
Juste avant midi, préparant avec elle le déjeuner, Michiko
avait alors taquiné sa fille :
— La semaine dernière, lors du tsunami tendenko,
n’avez-vous pas trop chatouillé la queue de Namazu…
— La queue, ou les barbillons ? avait repris Yoko, avec
un brin d’ironie.
Ah ! la légende de Namazu, elle n’était pas la moins
pittoresque à l’esprit des hamano kachan. Depuis combien
de lunes sous le ciel du Sanriku, disaient-elles que les
tremblements de terre étaient causés par les humeurs
d’un monstrueux poisson-chat vivant sous l’archipel
nippon. Mais plus au sud, dans la préfecture d’Ibaraki,
leurs consœurs entretenaient une autre légende, selon
laquelle le silure géant s’enrageait de temps à autre, afin
de se libérer du kaname-ishi, le gigantesque pilier de
pierre qui le retenait prisonnier près du sanctuaire shintô
de Kashima, au bord de l’océan. Et pour enrichir, ou
compliquer les mythes, le beau-père de Michiko,
Tsuyoshi Hamasaki, originaire de Tanohata, n’avait-il
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pas appris à son épouse Sawa et à toute la famille, avant
d’être lui-même emporté par le terrible tsunami de 1933,
que là-haut à Tanohata ses parents attribuaient ces
mémorables colères du Pacifique aux sursauts d’un dieu
lointain des baleines, incommodé par les humeurs changeantes du Kuroshio et de l’Oyashio, les grands courants
chaud et froid longeant l’archipel.
Deux jours encore, sans pouvoir chasser vraiment les
mauvais souvenirs transmis par les aïeuls, et le 11 mars
à 14 h 46 un tremblement de terre, cette fois de magnitude 9, se produisait à cent vingt kilomètres des côtes, à
une profondeur estimée à plus de vingt-quatre mille
mètres. Trois minutes après était lancée l’alerte au tsunami
pour toute la côte orientale de Honshu. Et à 15 h 26, une
vague de neuf mètres frappait Taro. Une vague que la
topographie de la baie faisait grimper à trente mètres
dans Aosari, et qui submergeait vite les digues et la ville,
après avoir dévasté les installations portuaires. Une furie
qui revenait, arrachait des pans de digue de chaque côté
des hautes portes de fer, d’incroyables masses de béton
traitées tels des galets. Une mer diabolique qui raclait,
rasait la ville dans un lourd fracas de fin du monde. Mille
léviathans d’une force inouïe, qui dévoraient littéralement
la matière, broyaient, mâchaient les habitations dans un
remugle d’apocalypse. Un véritable enfer craché par le
Pacifique, qui dans une nouvelle vague triturait les matériaux en sa course implacable, jusqu’au troisième étage de
l’hôtel Kanko, jusqu’au seuil du temple Jyoun-ji. Une
déferlante qui à Koboriuchi, au nord de Taro, montait
jusqu’à trente-huit mètres, et à quarante mètres à
Aneyoshi, au sud dans la péninsule d’Omoe.
Le monde entier bientôt le savait, le voyait sur ses
écrans de télévision : sur la côte est de Honshu, de
Hachinohe au nord, dans la préfecture d’Aomori, jusqu’à
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Iwaki au sud, dans la préfecture de Fukushima, une
cinquantaine de villes étaient frappées, et pour la moitié
d’entre elles en grande partie détruites. Des images
effroyables repassaient, montrant le panorama de
ruines qu’étaient soudain devenues Minamisanriku,
Rikuzentakata, Ofunato, les ports méconnaissables de
Kesennuma, Kamaishi, et tout près Miyako où l’océan
charriait, rejetait ou tordait contre les poutrelles des
ponts, bateaux et automobiles tels des jouets de carton.
Taro avait disparu. Et avec elle les Nakashima. Il ne
restait que Mariko, transie entre les arbres, à trente pas du
Kuma no Jinja, le petit temple de l’Ours à ses yeux tout
à coup le centre du monde. En bas ne subsistait de son
quartier que l’hôtel Kanko, curieux édifice blanc de trois
étages, juché sur un squelette de même hauteur, celui des
poutrelles rouges mises à nu par les assauts du tsunami.
Il avait bien sûr sauvé la vie de ceux qui étaient parvenus
aux étages supérieurs, mais sa silhouette à demi éventrée
dominait un champ de ruines là où Mariko avait toujours
vécu. Tout avait été si rapide, et imprévisible dans son
ampleur, que Mariko Nakashima n’était plus absolument
certaine de pouvoir témoigner de l’horreur vécue, et
encore moins du bien-fondé des paroles répétées une
semaine auparavant lors du tsunami tendenko.
Y avait-il eu cinq, six, ou sept vagues et reflux, avant
que l’océan ne se calmât, là-bas au-delà des jetées défigurées ? Les hauteurs boisées au-dessus de Nohara étaientelles sûres, les vagues successives n’avaient-elles pas
fragilisé les versants, préparant d’imprévisibles glissements de terrain, qui emporteraient le modeste temple
parmi les amoncellements de gravats ? La jeune femme
doutait de tout, tant les moindres choses revêtaient l’aspect de l’indicible, que le froid ne faisait qu’accentuer. Le
ciel aussi taraudait la raison, il n’était que mensonge : un
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blanc, un gris sale plombant des soupçons de bleu, traînant des charges d’eau sales et volatiles, qui avaient autant
couleur de terre que de mer.
Dans le grelottement d’un printemps massacré,
Mariko peinait à cerner l’endroit où la maison familiale
gisait dans le chaos des ruines. Un voisin, qu’elle connaissait à peine, était là, silencieux, tournant le dos au
désastre, prononçant de temps à autre des mots inintelligibles. Elle voulait lui parler, entendre enfin une voix qui
chasserait en elle ce sourd roulement destructeur qui
l’oppressait toujours, longtemps après le dernier reflux.
Elle voulait lui dire que, non, elle n’était pas responsable
de la mort de sa mère et de sa grand-mère. Mais, l’eût-il
écoutée, peut-être eût-elle été incapable d’exprimer autre
chose que la vacuité de quelques mots s’apparentant plus
au silence qu’à la parole. Avait-elle encore une voix ? Ne
l’avait-elle pas plutôt perdue en cette seconde où Yoko et
Michiko n’avaient pu, avec elle, s’agripper aux arbres du
versant. Cette seconde-là s’était figée dans l’épouvante,
elle était suspendue dans la grisaille qui engluait le sinistre
avant la nuit. Une seconde qui durerait une vie. Les
derniers mots de Michiko, les enjoignant de fuir sans elle,
de courir comme elle ne pouvait plus le faire. Le refus de
Yoko, et le sien, de la laisser seule au bas de la falaise, leur
effort éperdu sur le sentier escarpé, pour gravir encore
quelques mètres, alors qu’elle les avait à nouveau priées
de l’abandonner. Une seconde où Yoko avait crié le nom
de sa mère quand la vague brune était montée jusqu’à
elles, quand avait cédé la main de la vieille dame. Une
seconde qui avait déchiré le ciel dans un impensable
fracas, avant qu’un étourdissant silence ne noyât tout.
Une seconde, où Mariko avait tout perdu.
Pourquoi avaient-elles retardé leur fuite de quelques
précieuses minutes. Avaient-elles, toutes trois, l’assurance
27
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qu’une digue haute de dix mètres les protégeait comme
ne l’avait pas été l’aïeul Tsuyoshi lors du séisme de 1933 ?
Toute l’histoire de la côte, de la famille, et l’enseignement
du dernier exercice de sauvegarde, s’étaient-ils effacés dans
un ultime élan d’amour filial, si naturel? Dans cette seconde
où Mariko avait aussi lu dans les yeux de sa mère cette
redoutable question : où sont les hommes ? Car Tetsuro
et Teru étaient en mer, sur leur wasen de huit mètres.
La nuit était venue. Avec la peur. Plus d’électricité, plus
de port, plus de ville. Seulement des digues dont la
hauteur apparaissait soudain dérisoire. Le noir. Et le
froid. Parmi les sinistrés hébergés au centre communautaire d’Otobe, Mariko Nakashima, près d’un poêle à
kérosène, se lovait sur sa douleur muette. Sur l’insupportable question : où étaient ses frère et père ? La même
interrogation se lisait sur tous les visages : où était tel
parent, tel voisin, tel ami ce matin encore promis à
l’idylle ? Où étaient les camarades de la coopérative des
pêcheurs ? Ce n’est que le lendemain matin que les informations se précisèrent parmi les trois cents personnes
réfugiées à la mairie, les deux cent cinquante au temple
Jyoun-ji, les deux cents à l’école primaire N° 1, et
jusqu’aux rescapés d’Otobe. Des estimations, des chiffres
contradictoires tout d’abord, puis des approximations
pour tout le grand Miyako, et enfin un premier bilan du
désastre à Taro, s’élevant à mille sept cents bâtiments
détruits, dont huit cents maisons et neuf cents édifices
commerciaux et publics. Deux cent vingt victimes à Taro,
dont une cinquantaine de pêcheurs disparus. D’heure en
heure, Mariko attendit l’annonce du retour de quelquesuns d’entre eux, mais en vain. Le wasen de Tetsuro
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Nakashima s’était-il brisé sur des rochers, ou s’était-il
retourné avant de disparaître au grand large ?
Mariko connaissait une bonne partie des pêcheurs
qui ne reviendraient pas. De ces hommes qui, comme son
père, étaient la fierté de la coopérative et l’honneur du
Sanriku. De ces jeunes qui, à l’instar de son frère, allaient
en mer comme à la vie, le sel aux lèvres et la marée au
cœur. Elle connaissait également quelques-uns de ceux
dont l’horizon marin se doublait d’un second métier, ou
d’une seconde passion. L’un produisait un tofu très
apprécié, un autre fabriquait avec son fils des norisappa,
de solides barques de pêche que tous reconnaissaient à
quai ou en mer tel un symbole, voire une fruste icône du
Sanriku. Et celui qui adorait ses petits-enfants auxquels
il transmettait déjà sa grande connaissance des champignons autant que des poissons. Puis celui, coureur de
marathon, avec lequel Tetsuro était plusieurs fois parti
pêcher le maquereau, et à propos duquel il assurait qu’il
avait l’œil aussi sûr que les jambes. Et le loup de mer de
Taro, le plus grand, maigre, increvable, qui après vingt
années sur les baleiniers s’était retiré là pour « chatouiller
le saumon », et peut-être aussi pour rechercher la femme
qu’il n’avait jamais eue. A la coopérative, ils étaient tous
frères et elle était un peu leur mascotte, elle la benjamine,
la fille de Tetsuro, ce bûcheron de Kawai auquel Satoru
Hamasaki n’avait rien caché des humeurs du Pacifique.
En ce lendemain du déluge, les langues se déliaient
dans la torpeur, nourries par la radio, par une vague d’informations qui d’heure en heure prenaient elles aussi la
dimension d’un tsunami. Les premières compilations
officielles égrenaient les noms des villes dévastées qui du
nord au sud saignaient la côte orientale du Tohoku. Cette
fois encore, Tanohata, où l’arrière-grand-père de Mariko,
Tsuyoshi Hamasaki, avait été emporté par le séisme de
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1933, figurait parmi les centres les plus dévastés, et la
ligne de chemin de fer était coupée. Tanohata et sa petite
plage de rêve pour laquelle Mariko, à cinq ans, avait pris
le train de la Sanriku Line en compagnie de Yoko. Et
treize ans plus tard, devant cet enchevêtrement de matériaux dans lequel elle peinait à distinguer les restes de sa
maison, elle revoyait sa mère en maillot de bain là-bas sur
cette rive où elle lui avait appris à nager. En maillot bleu,
un bleu azur dont le souvenir défiait la froide grisaille du
désastre. Tanohata, l’anse qui avait été un paradis de
vacances, et où elle était plusieurs fois retournée pour le
festival Sappabune du printemps. Les sappabune, ainsi
appelait-on, au bas des falaises de Kitayamazaki, les
modestes bateaux de pêche plus connus dans Miyako sous
le nom de norisappa. Sur l’un d’eux, en compagnie de
Yoko et d’une cousine, elle était partie du petit port de
Raga afin d’observer les repaires des cormorans sur les
hauteurs et les rochers d’U no Su. Mais pourquoi donc
se remémorait-elle ces belles journées d’enfance, ces
brèves vacances à Tanohata, dans l’horrible amas de ruines
qu’était son quartier? Pourquoi soudain ces images, plutôt
que les escapades avec Teru au-dessus du San no Iwa, ou
les boutades de Tetsuro sur le wasen, alors qu’elle s’extasiait à la prise des soles, saumons ou maquereaux, aux
derniers sursauts des ainame sur le bois mouillé? Pourquoi
tout à coup ces rires de Yoko sur la petite plage populaire
de Tanohata, quand la cousine riait également des bouillons
que prenait sa fille, plutôt que la tendresse de Michiko
aux premiers troubles pubertaires de sa petite-fille ?
L’ampleur du désastre bousculait-elle à ce point la
mémoire ou la raison ? Le sinistre panorama, que les
digues traversaient, soulignaient d’un insupportable
mensonge, brouillait-il les neurones dans un aveuglement
intérieur, brusquement sans balises logiques, naturelles ?
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Il avait fallu quelques heures encore, dans la froide humidité qui recouvrait les ruines, pour que Mariko
Nakashima réapprît la mesure, l’étendue des bouleversements marquant les êtres et les choses en de telles
circonstances. Alors seulement au déclin du jour, en ce
lendemain du séisme, tandis que Taro méconnaissable se
dégorgeait d’eau brune, de vase et d’écume, et que les
corbeaux poursuivaient leur ronde lugubre, la jeune
Nakashima réalisa vraiment qu’elle était l’unique survivante de sa famille en cette baie ravagée, après qu’un
communiqué officiel, aggravé par le bouche-à-oreille,
lui eut apporté la quasi-certitude de la disparition du
wasen et de son modeste équipage.
Cette autre nuit était pour elle la nuit du monde,
l’effroyable vide dans lequel les survivants devaient réapprendre à vivre. Se réveiller chaque jour sans les voix de
Teru, de Yoko, Tetsuro et Michiko, serait-ce encore cela,
la vie ? Le temps maintenant remontait dans sa cruelle
proximité. Cette seconde où la main de Michiko avait
glissé dans la sienne, dans la vague au bruit insoutenable,
à l’odeur inconnue, au ressac mortel. La main fragile,
presque friable de Michiko, ou celle, gluante et nerveuse,
de Yoko ? Tout avait été si rapide sur le sentier, l’escarpement soudain si traître. Etait-elle certaine d’avoir eu ces
ultimes gestes, d’avoir perçu ces derniers regards des deux
femmes tant aimées ? Une tache, une faute, une éternelle
condamnation heurterait la mémoire : pourquoi n’avoir
pas fui plus tôt vers les hauteurs de Nohara ? Pourquoi
avoir perdu ces dernières minutes en gardant confiance
en l’abri des digues? Oui, elle devrait vivre avec cette vaine
question.
Cette seconde nuit, elle n’avait pas dormi. A plusieurs
reprises, elle s’était levée, difficilement dirigée vers la
porte, dans ce hall devenu dortoir et dont elle ne retenait
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pas l’emplacement des passages hâtivement aménagés.
Mais pourquoi aussi ce besoin de creuser la nuit d’Otobe,
au-dessus du glacial silence de Nohara ? Non, Taro ne
dormait pas, Taro agonisait dans le cauchemar de ces
familles rassemblées là derrière elle, la fille de Yoko, la fille
d’un pêcheur qui ne reviendrait pas. Ces familles pour
lesquelles le ciel n’avait plus d’étoiles, la nuit plus de
rêves, et qu’assaillaient mille questions : qu’étaient
devenus les parents plus ou moins proches dans les zones
sinistrées de Miyako, Yamada, Otsuchi, Kamaishi… là où
le train ne passait plus, là où la route était barrée par les
amas de ruines ?
Puis la neige est venue. Timide, comme si elle n’osait
se salir dans la fange. Comme si toute blancheur était
interdite dans le chaos, que marquaient désormais les
silhouettes casquées des équipes de secours, leurs habits
verts mouchetés de brun et le bleu cru des toiles de plastique dans lesquelles elles transportaient les cadavres.
Déjà circulaient des chiffres, bilan provisoire du grand
deuil du Sanriku : plus de mille morts à Miyako, neuf
cents à Yamada, près du double à Otsuchi, mille trois
cents à Kamaishi. Oui, on redoutait le pire dans les
familles, surtout parmi celles dont des membres s’étaient
établis plus au sud, voire à Kesennuma où l’on relevait
plus de deux mille victimes, et jusqu’à l’industrielle
Ishinomaki où l’on déplorait déjà bien plus de cinq mille
morts. Et les chiffres ont grossi : plus de deux mille vies
emportées à Miyako, alors que la neige blanchissait enfin
les ruines de Taro, amplifiant dans ses contrastes la démesure du désastre, compliquant la recherche des corps, et
celle des objets les plus chers parmi les débris.
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Lorsque, quatre jours après le passage du tsunami,
Mariko Nakashima apprit qu’à l’aube avait explosé le
second réacteur de la centrale nucléaire de FukushimaDaiichi, elle comprit mieux que jamais que son pays
vivait dans le pire mensonge officiel. Après l’explosion du
premier réacteur, dès le lendemain du séisme, le gouvernement avait cherché à rassurer la population en annonçant que tout était fait pour circonscrire les dégâts,
notamment en refroidissant les réacteurs avec de l’eau de
mer. Maintenant, les journaux qui parvenaient à Taro
dressaient un sévère bilan de la situation, que les scientifiques intègres imputaient au long refus des gouvernements d’admettre les dangers encourus par la production
nucléaire d’électricité, dans un pays à la sismicité aussi
sévère. A Sendai, et même à Tokyo, le public redoutait
l’imminence des nuages radioactifs. Aussi, bien que les
vents soufflassent plutôt vers le sud, et que Taro fût à deux
cent quatre-vingts kilomètres au nord de la centrale en
perdition, Mariko se demanda pourquoi tant de malheur
s’acharnait sur son pays. Fille de pêcheur, elle avait appris
les bienfaits du Kuroshio, le courant chaud qui, remontant des Philippines, tempérait timidement l’hiver sur la
côte de Honshu, en croisant les eaux froides de l’Oyashio
(ou courant d’Okhotsk) descendant des Kouriles. Mais
maintenant, elle craignait que le Kuroshio, le courant
noir, ne portât mieux son nom en portant vers les rives
du Sanriku la radioactivité des rejets de Fukushima. Oh !
elle ne connaissait rien à la science qui divisait bien des
hommes, et cependant le bon sens de Tetsuro lui avait
enseigné une vérité toute simple, et terriblement ancrée
dans la terre nippone : l’homme gagnait plus à s’inspirer
de la nature qu’à défier la matière. Tenait-elle également
cette pensée du grand-père Heizô, qui lors d’une balade
dans la forêt de Kawai, alors qu’elle n’avait que huit ans,
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lui avait dit, à l’instant où s’était tue la scie d’un
bûcheron :
— Quand un arbre tombe, Mariko, nous n’entendons
pas la plainte des racines, mais il est certain que la terre
pleure.
Troublée, elle n’avait pas répondu, et elle se souvenait
toujours de la soudaine dureté du silence, jusqu’à nouveau
ce bruit de la tronçonneuse, alors que Heizô lui avait
tendu un hyuuzu, ce petit gâteau aux noix et sucre brun
cher aux gens de Kawai. Dix ans déjà. Elle n’était
retournée là-bas qu’une seule fois, l’année de son entrée
au collège de Miyako. Heizô n’allait plus guère en forêt.
Avec la grand-mère, il entretenait un potager à cent pas
de la Heigawa, dans laquelle il prenait encore truites ou
saumons, ombles ou yamame. Mais aujourd’hui, dans la
mer brune de débris de bois, d’agglomérés et de plastiques
qu’était devenue Taro, Mariko se rappelait d’abord les
paroles de l’aïeul entre les arbres. Elle se demandait aussi
ce qu’il éprouverait devant une telle colère de l’océan.
Non, ce n’était pas l’homme qui provoquait la nature lors
du heurt des plaques tectoniques ; même si son inconscience le conduisait à la catastrophe nucléaire, il n’avait
aucun pouvoir en regard des secousses telluriques
marquant depuis toujours la vie de l’archipel. Alors, lui
confierait-il que les dieux se fâchaient comme ils
pouvaient, puisque les hommes s’acharnaient tant à
détourner la matière de la beauté du monde ? La voix de
Heizô manquait soudain à sa petite-fille.
Dans tout Miyako, le déblaiement des ruines s’était
activé, tandis que s’élevaient de hideux dépôts de débris
aux quais d’Idesaki. Dès le 14 mars, l’électricité avait été
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partiellement rétablie à Taro, et la distribution de l’eau
le lendemain autour de la mairie et de l’école primaire
N° 1, avec le concours d’équipes spécialisées arrivées de
la préfecture de Gifu, à près de sept cents kilomètres au
sud. Oui, la grande chaîne de solidarité s’ébranlait dans
le pays blessé. Une centaine de pompiers et quatre cents
soldats des forces d’autodéfense étaient parvenus à
éteindre les feux de forêt. La circulation automobile
demeurait interdite, sauf pour les services d’urgence,
mais bulldozers, excavatrices, tractopelles et bennes s’alternaient entre les digues et les quais, telle une noria
démentielle sur la ville des corbeaux. Macabre détail : les
autorités manquaient de combustible pour l’incinération des corps, alors que s’ébauchaient les plans d’implantation pour les logements temporaires des survivants.
Fin mars, après maintes recherches en zodiac, la garde
côtière annonça qu’elle n’avait découvert aucun cadavre
le long de la côte. Ce jour-là fut glacial pour Mariko
Nakashima. Une seconde mort de sa famille. Durant
trois semaines, elle s’était efforcée de croire au miracle,
malgré l’accumulation des pires indices. Non, on n’avait
pas même retrouvé le wasen sur les rochers, pas même
quelques morceaux qui eussent permis de l’identifier.
Peut-être le bateau de Tetsuro flottait-il parmi les innombrables embarcations abîmées, mêlées aux tonnes de
matériaux légers emportées par le Pacifique, et à propos
desquelles on prévoyait qu’elles formeraient bientôt de
véritables îles flottantes que les courants feraient dériver
jusqu’aux côtes canadiennes ou de l’Alaska.
Ce même jour, l’agglomération de Miyako accueillait
les psychologues dont elle avait demandé l’intervention
auprès d’hommes désœuvrés qui abusaient de l’alcool
dans la journée, et non plus seulement le soir. Le tsunami,
en plus de ravager une cinquantaine de villes portuaires,
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avait entraîné un profond dérèglement chez des personnes
faibles, malgré la forte empreinte du civisme et de la
discipline dans la société.
A la mi-avril reprirent les activités du port de pêche
de Taro, fortement réduites par la disparition de quarantesept membres de la coopérative dont les noms et particularités, sur la liste officielle, étaient suivis du même
rappel : N’oubliez pas. Et au bas de cette énumération
figuraient les trois portées musicales du refrain qui leur
était dédié : « Les âmes disparues, ceux qui sont au fond
du grand océan, deviendront les piliers de notre avenir. »
Hélas ! ce requiem des pêcheurs de Taro, Mariko
Nakashima n’avait plus la voix pour le chanter. L’atroce
vide autour d’elle lui nouait la gorge, et les camarades
rescapés de la coopérative, eux-mêmes endeuillés, lui
étaient de peu de secours pour alléger son désarroi. Elle
logeait maintenant dans l’un des blocs d’habitations
temporaires aménagés à Greenpia, à huit kilomètres au
nord de Taro, à l’écart de la route de Tanohata. Quatre
cents sinistrés étaient là ses nouveaux voisins, parmi
lesquels deux amis d’enfance et leurs parents, ainsi que
l’homme silencieux avec lequel elle avait assisté au
désastre, du sentier escarpé du Kuma no Jinja.
Teruko Yoshimura était plus absent que vivant,
remplaçant toute approbation ou remerciement oral par
un léger hochement de tête. Au poste de secours, Mariko
apprit qu’il avait lui aussi perdu sa famille – son épouse
et sa fille adolescente – le 11 mars. Sans doute les paroles
incompréhensibles qu’elle avait cru l’entendre prononcer
ce soir-là avaient-elles été le dernier signe d’une vie qui
venait de basculer dans le néant.
Quant aux deux camarades d’école, les frères Jiro et
Taro Motoyama, des garçons qui avaient longtemps
traîné la réputation de n’avoir peur de rien, le tsunami
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les avait apparemment terrassés aussi brutalement que
leurs parents, petits commerçants dont le magasin devait
maintenant voguer avec le wasen des Nakashima. Mais
le prénom de l’aîné, Taro, celui qui était du même âge que
Teru, et dont les deux kanjis se distinguaient de ceux de
la localité malgré une prononciation similaire, il évoquait
spontanément de durs kanjis, tels les traits gris, énormes
et trompeurs des digues sur l’étendue du sinistre. Taro,
aux oreilles de Mariko, n’était plus le populaire prénom
masculin dans la cour joyeuse du shogako ; l’image, à ce
sujet, avait brûlé les signes de l’écriture, l’horreur urbaine
massacrait la calligraphie. La ville natale était à ses yeux
si défigurée qu’elle resterait peut-être, avec quelques
autres, un symbole de la mort.
A dix-huit ans, Mariko se souvenait des escapades de
son frère sur les rochers aux abords du San no Iwa, en
compagnie des jeunes Motoyama. A marée basse, ils
insistaient tous trois pour qu’elle les rejoignît dans le
célèbre chaos rocheux, duquel elle pourrait même
rapporter quelques fleurs sauvages pour Yoko. A huit, dix
ou onze ans, elle rejetait chaque fois l’invitation, n’osant
pas leur avouer qu’elle avait hérité de la grand-mère
Michiko une égale aversion pour le monstre ébouriffé qui
se dressait à l’entrée de la baie.
Passèrent les jours d’un printemps sans fleurs, d’un été
sans joie, passèrent les mois comme un rideau sur le
drame d’une vie. Oh ! le port crut renaître, avec la reconstruction de l’usine à glace, et de nouvelles machines dans
les hangars réaménagés pour le traitement des algues et
du poisson. Les cinquante pêcheurs disparus hantèrent
longtemps ces lieux d’une ancestrale routine, rythmée par
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les marées, ancrée dans la légende du Sanriku. Mais
Mariko Nakashima ne réapprit pas à sourire. Chaque
matin, dans le minibus parti de Greenpia, elle se demandait si elle était toujours une fille de pêcheur, si du fond
de l’océan les voix de Yoko et Michiko, de Teru et Tetsuro
ne remontaient pas pour lui demander :
— Mari, que fais-tu encore ici? Attends-tu le prochain
tsunami ?
Dans les minutes qui suivaient, elle maudissait ces
amères pensées, cherchait dans la vitre le reflet d’un visage
plus digne de la lignée des Hamasaki et des Nakashima.
Parfois, elle se posait aussi la question inhérente à son
prénom : pourquoi ses parents l’avaient-ils nommée
Mariko, un nom si rare chez les pêcheurs du Sanriku, un
prénom favori chez quelques familles chrétiennes de
Miyako, et probablement plus fréquent dans la grande
ville de Sendai. Mari, Mariko, jamais les camarades
d’école ne lui avaient demandé où elle avait pêché son
prénom, qu’elles trouvaient joli, tout en le prononçant
Mali ou Maliko. Non, elle ne savait rien de la religion
catholique, pas plus que sa mère. Sans doute Yoko avaitelle aimé ce petit nom sans savoir pourquoi, juste après
l’avoir entendu à Miyako, ou peut-être à Morioka.
Depuis deux décennies, de nouveaux prénoms apparaissaient, portés par la littérature et les médias, popularisés
par des couples mixtes ou étrangers, et vite assimilés
parmi tant de mots occidentaux que la langue courante
savait si bien japoniser.
Vint un matin où une femme s’arrêta dans le hall de
la coopérative et s’adressa à Mariko, entre les caisses de
plastique bleu remplies de maquereaux, de soles et d’ainame. De lointaine origine coréenne, elle venait de
Yamagata et remontait la côte vers Kuji où l’attendait
une sœur. Nakako Sung ne prit pas dix minutes pour
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sympathiser avec Mariko Nakashima, sur cette terre où
le tsunami avait peut-être, également, balayé un siècle de
malentendus entre deux peuples. La visiteuse était d’une
famille catholique et s’enquit de la religion de Mariko,
vu le prénom qu’elle portait. Un voile de mystère flottait soudain sur la ville blessée, tandis que Nakako Sung
portait un prénom bien japonais, que sa mère avait
voulu ainsi afin de lui faciliter la vie. A midi, les deux
femmes sortirent, traversèrent le long terrain dénudé
qu’était devenu le quartier de Sakaimachi, jusqu’à
l’unique bâtiment qui demeurât debout : l’épicerie de la
famille Hayashimoto, édifice de ciment que le tsunami
avait dévasté jusqu’à une hauteur de cinquante centimètres au second étage. Septuagénaires, les deux sœurs
Sono et Tomi Hayashimoto avaient complètement
nettoyé le magasin qui, à mi-chemin de la gare, témoignait désormais tel un symbole de survivance, de ténacité à cent pas de la digue. Comme Taro ne comptait plus
aucun restaurant, les deux femmes dépannaient parfois
les passagers en leur préparant un ramen, un poisson
grillé ou quelque autre plat vite improvisé qu’ils complétaient avec fruits, biscuits ou friandises choisis sur les
tablettes. Ce simple repas s’accompagnait généralement
de l’évocation de la catastrophe par l’une des épicières.
Cette fois-ci, ce fut Sono, l’aînée, qui rappela la brutalité des événements. Le 11 mars, elle était allée en voiture
consulter un médecin à l’hôpital de Morioka, et lorsqu’elle était revenue, le lendemain, sa ville avait disparu.
Sa maison de l’autre côté de la rue, les autos de la famille
sur le parking, et toutes les habitations alentour.
A soixante-douze ans, de quoi blanchir un peu plus ses
cheveux argentés, en plus d’avoir donné un goût de
wakame, un goût de sel aux stocks de produits que l’on
avait crus préservés.
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Institutrice, Nakako Sung profitait d’un congé scolaire
pour effectuer une sorte de pèlerinage sur la côte martyre,
alternant train ou car selon les tronçons, avec force détours
et en remplissant un cahier de notes en vue d’un long
exposé à ses élèves. Elle prenait aussi de nombreuses photographies, auxquelles s’ajouta celle des deux épicières devant
leur magasin, face à leur quartier disparu. Ainsi, de Sendai
à Kuji, sur plus de trois cents kilomètres, elle devenait
géographe et témoin, avant de retrouver, en fin de parcours,
sa sœur cadette dont le mari, ingénieur, s’activait dans les
déblaiements de la petite ville de Noda, où cinq cents
maisons avaient été détruites. Kuji, Noda, Tanohata, les
villes du nord devaient être, selon elle, ce que les chrétiens
appelleraient « le bout du calvaire ». Non, derrière ses
montagnes, Yamagata n’avait pas souffert du tremblement
de terre, et cependant Nakako Sung avait vécu le 11 mars
comme une intime blessure. Dans l’ancienne cité des
seigneurs Mizuno, et dans les villages enneigés au bas du
mont Zao, dans la chaleur du futon, ou celle, plus symbolique, du kamakura, grands et petits n’avaient-ils pas
demandé aux kami leur secours en ces jours de grande
douleur sur la côte du Tohoku. Mais les kami, ces esprits
supérieurs du shintô, ces divinités protectrices vénérées
dans la nature aussi bien que dans les sanctuaires,
n’avaient pu tempérer la violence des flots. Alors l’institutrice avait plus que jamais douté du pouvoir des dieux,
qu’ils habitent Zao-san ou le Risshaku-ji, temple de
Yamagata vieux de douze siècles. Aussi, après avoir écouté
l’aimable Sono relatant l’épreuve familiale, confia-t-elle
à Mariko qu’il n’y avait plus vraiment de place, en son
cœur, pour aucune religion. Sans doute les dieux avaientils depuis trop longtemps quitté la terre pour se soucier
encore de ses malheurs. Avant de la remercier, sur le quai
de la modeste gare, elle alla jusqu’à lui avouer sa gêne :
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— Pour les catholiques, Marie, la Vierge Marie, est un
peu leur Kannon, celle dont on peut invoquer la compassion. Mais je ne dirais pas qu’elle vous a sauvée parce que
vous portez son nom. La véritable miséricorde eût été
d’éviter ces vingt mille morts. Non, je ne le répéterais pas
à une fervente catholique, car elle me traiterait d’apostate.
— Mais votre mère…
— Mes parents sont décédés depuis quelques années,
et je crois que ma sœur cadette, à Kuji, partage mes
doutes. Parfois aussi, je regrette ce vide en moi, cet
abandon de la foi. Oh ! non pas pour l’odeur des cierges
dans les églises, mais les sanctuaires shintoïstes sont si
beaux. Et toute petite, les omikuji pendus à leur entrée
me fascinaient presque autant que les ema colorés ou les
populaires orizuru. Oui, les temples shintô font, eux
aussi, la beauté du Japon.
— Comme la mer, quelques jours seulement après un
tsunami.
— Comme la neige, avant une avalanche. C’est un de
mes élèves qui l’a écrit, un mois après que l’une eut
emporté son frère, près de Zao-san.
Au moment de leur séparation, l’automotrice de la
Sanriku Line redonnait au paysage l’illusion de la pérennité. Mariko n’est pas retournée dans le hangar de la
coopérative, où peu de travail la réclamait ce jour-là. Elle
a pris le bus plus tôt pour Greenpia, où la blancheur des
logements temporaires lui parut presque aveuglante,
longtemps après la fonte des dernières neiges. Les confidences de la voyageuse l’avaient troublée, et la fuite des
arbres, sur une route que l’été semblait avoir oubliée, avait
accentué la tristesse ambiante. Jour après jour, chauffeur
et passagers demeuraient impuissants à chasser la désespérante grisaille que la ville squelettique scellait au regard
de chacun. Combien d’années faudrait-il pour que les
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longues digues formant cette ossature accueillent et protègent la chair d’une ville saine, d’une vie que ne soit plus
un sursis. L’image de l’autorail emportant Nakako Sung
sur un tronçon préservé de la ligne ne faisait pas plus illusion que le retour des mouettes sur les quais.
Après la brève rencontre de l’institutrice, et bien qu’elle
ne fût jamais allée à Yamagata, Mariko Nakashima fut
poursuivie, sinon hantée plusieurs nuits par sa silhouette
et sa voix. Pourquoi cette femme entre deux âges tenaitelle à imprimer dans sa mémoire les images du pays blessé?
S’était-elle vraiment donné une mission pédagogique, ou
ne répondait-elle pas plutôt à un insondable sentiment
d’appartenance, à un besoin d’affirmer des racines que la
société lui refusait ? Cette pensée devint une énigme dans
les nuits de Mariko. Puis cela fit naître en elle un malaise,
une curieuse sensation de culpabilité. Ne serait-elle pas, elle,
née à Taro, fille, petite-fille des Nakashima, des Hamasaki,
des Morita, Fukumura et Nakazono, trop marquée par la
mort si près d’elle pour mesurer l’ampleur du désastre.
Non, Nakako Sung n’avait parlé ni de mari ni d’enfants,
hormis ses élèves, et l’enseignement, dans ses paroles, était
bien plus qu’une profession. N’avait-elle pas dit, en savourant son ramen devant les sœurs Hayashimoto :
— Dommage que je ne puisse amener ici mes élèves,
afin de mieux leur faire comprendre ce qui importe le plus
dans la vie.
Ajustant son sarrau de coton fleuri, Tomi lui avait alors
répondu :
— Ils ont tout vu à la télévision…
La visiteuse avait un instant posé ses baguettes, regardé
dans la vitre Sakaimachi où les herbes sauvages pointaient
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déjà entre les aires de ciment des maisons disparues, où
plus loin la digue rappelait l’impuissance des hommes,
et repris :
— Ils voient tant de choses à la télé, tant d’horreurs
et tant de jeux qu’ils ne savent pas toujours différencier
le réel du virtuel. Aujourd’hui, ce ne sont pas les informations qui manquent, mais le sens des valeurs. Voyez
maintenant comment on détourne les véritables dangers
de l’énergie nucléaire. Pauvres enfants qui grandissent
dans le mensonge officiel.
A cet instant précis, par la gravité de sa voix, Mariko
avait bien compris que l’institutrice n’était pas autorisée
à tout apprendre à ses élèves. Surtout avec le nom qu’elle
portait. Aimer son pays, l’aimer assez fort pour en exiger,
en partager la vérité, cela devait parfois tarauder sa
conscience, face à l’innocence des écoliers. L’orpheline de
Taro questionnait à présent, dans l’amère survivance de
Greenpia, la longue tradition de son peuple, sa discipline,
son silence, son respect des autorités, jusque dans leurs
dérives les moins équivoques. A sa manière, Nakako
Sung n’avait-elle pas rappelé le bon sens, la belle nature
du grand-père Heizô à Kawai.
Pendant quelques jours, Mariko Nakashima retrouva
ses camarades de la coopérative avec le sentiment d’un
manque qui n’était pas uniquement celui de sa famille,
aussi lourd qu’il fût. Au-delà des visages des défunts,
désormais figés sur quelques photographies abîmées,
récupérées dans les décombres du 12 mars ; au-delà des
voix, des boutades, des rires, de l’affection dont elle
n’avait pas toujours mesuré la profondeur ; au-delà de la
tendresse, aussi douce ou gauche qu’elle fût parfois entre
les confidences de Michiko, les aveux de Yoko, les railleries de Tetsuro ou de Teru ; de cette vie d’hier scellée
dans la pérennité des susuki et des jizô ; au-delà de cette
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famille immanente à la beauté et à la douleur du Sanriku,
la survivante crut entendre l’appel des siens, qui était aussi
l’appel de la mer.
Ce fut d’abord un rêve : succéder à Tetsuro, puisque
Teru également était parti. Reconstruire son wasen, et
quitter le port chaque matin à la recherche des soles,
saumons et maquereaux, passé la pointe de Masaki, puis
celle de Myojinzaki. Monter plus haut encore, sous l’œil
des cormorans d’U no Su. Et pourquoi pas, un jour de
souffle chaud, pousser jusqu’à Tanohata, là où Yoko en
maillot bleu lui avait appris à nager, là où des cousins
sortiraient le meilleur saké pour atténuer les souvenirs du
tsunami.

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