Si courte vie du Taro Maru
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Si courte vie du Taro Maru
La si courte vie du Taro Maru-mep 02/09/15 17:08 Page3 MICHEL RÉGNIER LA SI COURTE VIE DU TARO MARU Roman La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page4 AVERTISSEMENT Un glossaire en fin d’ouvrage fournit des explications sur certains mots du texte. Les noms de famille japonais sont transcrits selon la règle occidentale : prénom suivi du nom de famille. © 2015, Editions Philippe Picquier Mas de Vert B.P. 20150 13631 Arles cedex www.editions-picquier.fr Conception graphique : Picquier & Protière Mise en page : M.-C. Raguin, www.adlitteram-corrections.fr ISBN : 978-2-8097-1133-2 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page5 INTRODUCTION Fin août 1984, le typhon Maring balayait le nordouest de l’île de Luzon, la plus grande et la plus peuplée des îles des Philippines, laissant une trentaine de victimes et une centaine de blessés. Six jours plus tard, le typhon Nitang frappait successivement, dans le centre-sud de l’archipel, les provinces de Surigao del Norte, Bohol, Cebu et Negros Oriental, faisant plus de mille morts et autant de blessés, auxquels s’ajouteraient près de mille deux cents disparus, pêcheurs du grand large notamment, dont beaucoup seraient bientôt considérés comme morts. Je terminais alors le tournage d’un documentaire avec le CICR à Peshawar et aux environs de la passe de Khyber, sur la frontière afghane dans le nord-ouest du Pakistan et, après moult démarches administratives accélérées, notre petite équipe arriverait à Manille mi-septembre avant de rejoindre rapidement les zones sinistrées, où nous réaliserions un autre film, en collaboration cette fois avec les experts de l’UNDRO : Hidetomi Oi et Giles Whitcomb. A son arrivée, ce dernier partagerait avec nous une demi-chambre d’hôtel dont l’autre moitié était tombée à la mer. Toute la ville de Surigao témoignait de la violence du typhon, qui l’avait traversée à la vitesse de 230 kilomètres-heure. Cette capitale provinciale d’à peine cent mille habitants, à la pointe nord de Mindanao, était aux trois quarts rasée. Dix mille maisons n’étaient plus 5 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page6 que débris dans la touffeur tropicale. Quais et hangars portuaires, comme dans un véritable bombardement, avaient été soufflés, soulevés dans un tourbillon d’écume et de coprah. Commerces, écoles, hôpital, squelettes d’édifices entre lesquels s’activaient les survivants après avoir honoré leurs morts. Comme en 1968, comme en 1982, aux lendemains des derniers grands typhons. A quatre-vingts kilomètres plus à l’est, face au Pacifique, l’île de Siargao avait été frappée la première, et la ville de General Luna détruite à quatre-vingt-quinze pour cent au milieu de la nuit. Mais dans sa course vers l’ouest, Nitang avait encore assez de force pour ravager les villages et plantations de Bohol et Cebu. A Guindulman cependant, des familles chantaient à la tombée de la nuit, accompagnées par la guitare. Et alors que je m’en étonnais, une femme m’avait simplement dit que son pays aux sept mille îles était né des colères de la terre et de la mer, et qu’il fallait en accepter la réalité, la nature. Une semaine après le passage meurtrier du typhon Nitang, le Mayon, le plus connu et le plus redoutable des vingt-quatre volcans actifs des Philippines, était entré en éruption continue, face à la ville de Legaspi dans le sud de Luzon, noyant cultures et habitations dans un rayon de dix kilomètres. Noir magma de lave et de boue, atteignant les toits des maisons, et forçant l’évacuation de huit villages. Là également, dans les centres d’accueil aménagés dans les écoles des localités épargnées, des enfants riaient, leurs mères aussi. Deux typhons majeurs et une éruption volcanique dévastatrice le même mois, cela s’inscrivait dans l’histoire des catastrophes naturelles en ces îles très peuplées du Pacifique. Et pourtant, malgré les paroles réconfortantes de la paysanne de Bohol, je savais que chaque année des milliers de vies sombraient dans l’enfer, et l’aide aux survivants m’apparaissait dérisoire. 6 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page7 Trente années ont passé, avec leur lot de désastres naturels et humains, dont certains ont motivé mes films ou nourri mes livres. Hidetomi et Giles sont devenus des amis que j’ai pu revoir lors de mes voyages. Puis Giles, citoyen américain ayant servi au Viêt Nam, est décédé des suites d’un lointain contact avec l’agent orange. Economiste de formation, il était d’abord un humaniste, un homme chaleureux qui dans ses missions pour l’UNDRO faisait primer la détresse des hommes. Coordonnateur d’opérations d’urgence, Hidetomi venait d’un pays lui-même souvent éprouvé par les typhons et les séismes. Algérie, Italie, Arménie, Pakistan, Indonésie, Thaïlande, Philippines, Taïwan, Chine, Japon, Chili, Pérou, Haïti et combien d’autres pays soudain victimes des humeurs de la terre. Autour du Pacifique notamment, un grand cercle des secousses telluriques, qui faisait presque oublier la régularité des violentes moussons et cyclones tropicaux. Jusqu’à ce 11 mars 2011 où un tsunami d’une force exceptionnelle ravagea la côte est du Tohoku, au Japon, à la suite d’un tremblement de terre de magnitude 9 dont l’épicentre se situait à cent vingt kilomètres au large de la péninsule d’Oshika. Des vagues de cinq à vingt-cinq mètres de hauteur selon la latitude, et sur une distance, à vol d’oiseau, de cinq cents kilomètres entre Hachinohe et Iwaki, soit l’équivalent, dans l’estuaire du Saint-Laurent, de Gaspé à Rivière-du-Loup, ou, sur la côte française de l’Atlantique, de Lorient à Biarritz. A l’échelle humaine : la démesure. Une cinquantaine de ports, de villes où la vie se résumait brusquement au lugubre croassement des corbeaux. Dans l’horreur, les comparaisons sont trompeuses, voire insultantes. Pourtant, sur un front océanique central de deux cents kilomètres, correspondant grosso modo à la côte du Sanriku des préfectures d’Iwate et Miyagi, 7 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page8 l’ampleur de la catastrophe dépassait l’entendement. Terminant alors la rédaction de mon second roman situé au Japon, j’étais retourné là-bas en mai afin d’en actualiser le dernier chapitre. Un choc. Plus encore que Sarajevo. Ayukawa, Onagawa, Kamaishi… une dizaine de villes méconnaissables, et encore ces cadavres tirés de la boue autour d’Ishinomaki. Près de neuf cents morts à Kamaishi, mille à Kesennuma, mille cinq cents à Rikuzentakata, plus de trois mille à Ishinomaki. Ce sinistre décompte n’était pas forcément proportionnel à l’ampleur des destructions, mais plutôt dû à la topographie des lieux. Là où les villes, au fond des baies, se resserraient entre collines ou montagnes, les habitants étaient accourus sur les proches hauteurs, tandis que ceux des agglomérations largement étendues au bas niveau de leur port, n’avaient tous pu fuir le brusque déferlement océanique. Les squelettes de béton ou d’acier de maints édifices, leurs escaliers, leurs poutres déformées témoignaient de mille drames, quand l’âge, la fatigue, avaient trahi les réflexes de la survie. Non, je n’exagère pas en disant qu’après de nombreux séjours dans un Japon que j’admirais pour de multiples avancées technologiques alliées à de remarquables qualités civiques, ce brutal désastre changeait ma vie, ma perception de l’immanente fragilité humaine. Si Hiroshima avait sanctionné la folie meurtrière de la dictature de Hideki Tojo en Extrême-Orient, le tsunami du 11 mars blessait atrocement le peuple humble et besogneux du Sanriku. Dans les ruines de Kesennuma, la sismicité du Japon effaçait soudainement toute la richesse du monde. La violence du Pacifique injuriait les héroïsmes insulaires. Oh ! les hommes, plus au sud, y avaient ajouté leur déraison : à l’entrée d’Okuma, près de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi, un haut panneau affichait en 8 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page9 rouge : Tchikyu ni yasashi energi genshiryoku (L’énergie nucléaire gentille pour la terre) ; et tout à côté en plus gros caractères, bleus : Hito ni yasashi Okuma cho (La ville d’Okuma gentille pour les gens). Les deux formules utilisaient le terme « yasashi » (gentil, aimable), originellement utilisé à propos d’enfants, amis ou collègues, et aujourd’hui abusivement détourné par la publicité, notamment pour les cosmétiques, les détergents, jusqu’à ce slogan insensé d’un liquide vaisselle « gentil pour la mer ». Tout près, un grand panneau titrait, au-dessus du plan de la ville : GREENTOPIA OHKUMA. C’était bien plus qu’un mensonge de la TEPCO : la duperie du puissant cartel nucléaire nippon, la tromperie des gouvernements depuis longtemps à leur service. Oui, en quelques heures, le tsunami avait démenti toutes les assurances proclamées par le cartel sur la sécurité des cinquante-quatre réacteurs en opération dans l’archipel. Si, grâce à son site surélevé, la centrale nucléaire d’Onagawa n’avait pas été atteinte par le tsunami, alors que sa ville sœur était complètement détruite, hormis l’hôpital, le sanctuaire shintô et quelques autres édifices situés à bonne hauteur, celle de Fukushima-Daiichi n’avait pu résister à une vague deux fois plus élevée que sa digue protectrice. D’heure en heure, la catastrophe nucléaire s’affirmerait malgré les tortueuses déclarations officielles. Et longtemps après le retrait des eaux sur sa plaine côtière, la préfecture de Fukushima suscitait d’alarmistes questionnements. On retrouvait du césium 137 sur vingt-quatre mille kilomètres carrés, soit le dixième de Honshu, ou l’équivalent des quatre cinquièmes de la Belgique. Et les experts internationaux doutaient de ces chiffres officiels, des scientifiques norvégiens affirmant même que la contamination au césium 137 était déjà quatre fois plus élevée. 9 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page10 Le temps a passé. Non, le temps ne passe pas. La double réalité s’est ancrée dans la vie du Japon : la millénaire tectonique des plaques, qui tient l’archipel en otage des caprices de la lithosphère, au-dessus du magma intérieur, dont nous ne savons guère plus que ce que nous en projettent de temps à autre les volcans. Par un insolent raccourci, disons qu’à l’ouest des trois grandes fosses océaniques de Nankai, d’Izu Bonin et du Japon, l’archipel est à la merci des mouvements opposés de quatre plaques tectoniques : l’eurasiatique, la nord-américaine, la pacifique et la philippine. Et depuis un demi-siècle la menace nucléaire, par la présence de centrales en zones sismiques et sur les côtes. Fin 1982, avec Yukari, mon épouse qui les connaissait bien, nous avions revu Iri et Toshiko Maruki à leur domicile et atelier de Higashimatsuyama. Appelés Genbaku no zu (Images du bombardement atomique), leurs grands sumi-e étaient déjà reconnus comme l’un des plus forts témoignages du désastre. A ce chef-d’œuvre rappelant, par le silence qu’il imposait, Les Désastres de la guerre, de Goya, et le Guernica de Picasso, Toshiko ajouterait des livres illustrés qui seraient pour les enfants un merveilleux cours d’écologie avant même que le mot ne fût répandu. Non, le temps ne passe pas, je réentends la forte et douce Toshiko évoquer ses craintes d’un monde qui ne veut pas comprendre où le conduisent les mensonges industriels. Ce couple était l’âme profonde du Japon, cette conscience, ce regard droits qui ne s’éteignent jamais, dussent-ils longtemps souffrir de l’indifférence et des faiblesses humaines. Si leur œuvre est immortelle, Iri et Toshiko nous ont quittés, alors que Kenzaburô Ôé, qui admirait leur démarche, poursuit son combat contre le recours à l’énergie nucléaire, dans un pays dont la sismicité menace les centrales. Mais qui écoute les écrivains et 10 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page11 les artistes, dans le monde fermé de l’industrie nucléaire : Mitsubishi Heavy Industries, Hitachi, Toshiba et leurs alliés ? Cependant, en cette année 2013, tandis que les médias questionnaient régulièrement les constats, mesures, incertitudes ou aggravations de la contamination terrestre et marine autour de la centrale de Fukushima-Daiichi, les informations se raréfiaient au sujet de la trentaine de villes les plus sinistrées sur la baie de Sendai et la côte du Sanriku. Le terrible tsunami se banalisait presque, à l’égal d’un typhon majeur, pour une partie de la presse internationale. N’avait-il pas fait que vingt mille morts, grâce aux mesures préventives et à la discipline des populations. Pour moi, la réalité était bien différente : jour et nuit me poursuivaient les dures images du désastre, ces champs de ruines sur lesquels le lancinant bourdonnement des bulldozers et des pelleteuses supplantait désormais le sinistre croassement des corbeaux. Je revoyais les survivants d’Ayukawa, d’Onagawa, de Kamaishi, recherchant encore quelque objet précis, photographie, jouet, souvenir d’enfance dans un amas de débris ayant odeur de marée et de mort. Que devenaient toutes ces villes quasiment broyées par le Pacifique ? Je voulais savoir, voir le visage du Japon éternel renaître de cet enfer. Un an, deux ans, trente mois, et en ce début octobre 2013, Miyako, Taro, Yamada, la côte du Sanriku me criait son implacable vérité : cette fois la blessure était si grande qu’il faudrait peut-être une décennie, sinon deux, voire une génération pour la refermer. Qui pouvait dire que la Yamada Line renaîtrait, qu’à nouveau les écoliers reprendraient le train tant aimé pour Yamada et Otsuchi ? Mais le ciel était bleu, et l’ami Hidetomi m’avait rejoint à Miyako pour trois jours. Presque un miracle, avec cet expert qui était attendu la semaine suivante au Kenya. Et 11 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page12 quasi trente années après notre collaboration au lendemain du typhon Nitang, aux Philippines. Oui, le Japon, après de nombreux séjours, était lui aussi mon pays, comme la Sologne et le Val de Loire, comme le Québec qui n’était plus vraiment l’hiver chanté par Gilles Vigneault. Les susuki étaient toujours là, bercés par le vent au-dessus des rochers, accompagnant les jizô sur les sentiers du littoral, et la côte du Sanriku était d’une beauté sauvage, d’une nature depuis mille ans célébrée par le shintô. Hidetomi est modeste, comme beaucoup de ses compatriotes, il parle peu mais ses paroles vont à l’essentiel. Sur les digues vaincues de Taro, et traversant cet autre panorama de ruines qu’était Yamada, je devinais cependant les quelques mots qu’il aurait pour son épouse Michiko, à son retour à Tsukuba. Est-ce la fréquence des catastrophes qui a forgé, endurci l’âme nippone ? Je laisse la réponse aux historiens. Et lorsqu’après son départ je suis retourné seul à Taro, sur les digues de l’épouvante et dans les hautes herbes sauvages qui effacent le cadastre d’une ville, j’ai compris qu’il est des silences d’une redoutable éloquence, quand, à un vol de corbeau, le miroir du Pacifique somnole sur l’abîme. Puis, dans l’automotrice qui me ramenait à Miyako, sur ce tronçon de voie que le séisme avait épargné, une jeune femme s’est assise sur la banquette opposée. Elle aussi avait des yeux qui questionnaient l’océan. De beaux yeux, de grands yeux pour une Japonaise. Noirs et vifs comme les coups de pinceaux d’un shodoka. Dans ce regard est né le Taro Maru. La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page13 CARTE DU TÔHOKU (NORD DE HONSHÛ) Hokkaido Hakodate Nord de Honshu (Tohoku) Osorezan Tunnel Seikan Aomori N Hachinohe Hirosaki E Kuji Tanohata Morioka Akita Taro Kawai O S Miyako Yamada Otsuchi Kamaishi Mont Hayachine Ofunato Rikuzentakata Kesennuma Minamisanriku Ishinomaki Matsushima Sendai Yamagata Natori Fukushima Niigata Péninsule d’Oshika Soma Centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi Iwaki Tokyo Yokohama La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page14 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page15 hatsu-cho no shunjun kaze no tanagokoro Un premier papillon hésitant sur la paume du vent Hisahiko Nagamine La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page16 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page17 Mariko Nakashima avait dix-huit ans, avec dans les yeux toute la beauté sauvage du Sanriku, cette côte du nord-est de Honshu que la nature avait quasiment dotée de toutes les merveilles. Et d’une peur secrète et millénaire. Découpée à souhait, accueillante ou hostile, cette côte, à vrai dire, commençait bien plus au sud, au petit port baleinier d’Ayukawa à la pointe de la péninsule d’Oshika, pour nous conduire, après mille sites inoubliables, jusqu’aux tortueux, vertigineux sentiers de Tanesashi-Kaigan dominant l’océan à l’approche de Hachinohe. Légendaire panorama unissant les préfectures de Miyagi, Iwate et Aomori. Mais aussi : crainte historique des tsunamis, détruisant en quelques minutes les rêves et les efforts d’une ou deux générations. Ce 3 mars justement, avec ses camarades de la coopérative de pêche, les écoliers et la plupart des habitants de Taro, Mariko avait participé une nouvelle fois au tsunami tendenko, l’exercice municipal leur rappelant les consignes essentielles pour la survie en cas de tsunami. Son frère Teru, d’un an son aîné, ainsi que ses parents Tetsuro et Yoko, l’y accompagnaient comme chaque année à la même date. Seule la grand-mère Michiko, âgée de soixante-dix-sept ans, était restée à la maison, au pied des versants de Nohara. A leur départ cependant, elle s’était confiée à Mariko : 17 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page18 — Sais-tu, je suis née à Taro en 1934, l’année suivant le grand tsunami de 1933, celui qui a emporté ton arrièregrand-père Tsuyoshi. Et lui, il était né à Tanohata en 1897. Oui, juste un an après le terrible tsunami qui avait fait près de deux mille morts ici. Satoru, ton grand-père, disait que nous, les Hamasaki comme les Morita, nous devions être des graines de catastrophe, ou des fleurs de déluge. Des algues auxquelles les vagues et les cailloux avaient donné des formes humaines. Peut-être aussi estce pour cela que, sans venir d’Omoe, les femmes dans notre famille ont souvent été des hamano kachan. — Et les hommes… — Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Des bûcherons, des pêcheurs. Puis la guerre, hélas ! pour les plus vieux. Mais de ça, ils ne parlaient guère. Ce qu’ils ont fait de mieux, ce sont les digues. Durant plus de vingt ans après le grand tsunami. Un vrai barrage de dix mètres de haut, sur plus d’un kilomètre ; et en 1960 il nous a bien protégés lors du tremblement de terre au Chili. Une vague de six mètres qui a fini sans gros dégâts. Moi aussi j’en étais fière, comme toutes les femmes de la région. Alors, voilà six ans, lorsque Miyako nous a annexés, bien sûr ce n’était pas la joie, mais comme tes parents je pensais que les autorités devaient avoir de bonnes raisons. — Ou de gros intérêts… — Ah !… si tu parles comme ton grand-père… — Un éternel pessimiste… — Pas vraiment. Et il nous a quittés un an avant l’annexion. Et vois-tu, douze ans plus tôt, de jeunes artistes de Tokyo, des étudiantes de l’université Joshibi, avaient peint de nombreuses fresques sur une digue de Taro. Si elles avaient choisi Taro, sans doute était-ce parce que le site leur avait plu. A ce sujet, Satoru m’avait assuré qu’une 18 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page19 vingtaine d’artistes ne pouvaient pas toutes se tromper : Taro était unique, avec ou sans la célébrité du San no Iwa. — Aujourd’hui grand-mère, vous vous dites tous de Taro, jamais de Miyako. Votre cœur est ici. — Oui, Tanohata, Taro, Kawai, la mer et la forêt. Nous sommes l’œil d’Iwate, face au Pacifique. On a changé des mots sur les cartes, mais l’océan, lui, n’a pas changé. Regarde-le, là-bas, brillant comme l’acier, calme, vibrant à peine telle la main d’une mariée. Que mijotet-il dans ses profondeurs ? Ton grand-père affirmait qu’il n’y avait pas de plus grand mystère. Et il me le rappelait à chaque tsunami tendenko. Les confidences de Michiko faisaient sourire Mariko et ses parents. Avec l’âge, la grand-mère brodait un peu parmi les souvenirs. Sa mémoire s’apparentait à la côte : claire et coupante comme la pierre blanche de Jodogahama, changeante telle la lumière sur les falaises d’U no Su, quand elle ne se brouillait pas dans les brumes matinales de la baie de Yamada. Ce n’est qu’à vingt-huit ans qu’elle avait épousé Satoru, orphelin depuis l’âge de quatre ans, qui avait été élevé par des voisins, Takashi et Chinatsu Fukumoto desquels il avait appris le métier de pêcheur. Vingt-huit ans, à l’époque, c’était bien tard pour se marier, et elle se souvenait encore de la boutade de son père alors qu’elle venait d’avoir vingt-six ans : — Michiko-san, faudra-t-il qu’Oiwa te tombe sur la tête pour que tu te trouves un mari… Un demi-siècle, et il lui arrivait de revoir Yukio attendant sa réponse, là, devant le San no Iwa, un jour où la mer était plus que belle, et son père un peu trop en verve au retour d’une bonne pêche. Non, elle n’avait rien dit. Pas un mot devant le haut rocher qui lui apparaissait toujours tel un monstre, la bouche ébréchée, le nez haut, coiffé de verdure, avec des yeux même qui sortaient de 19 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page20 la pierre brune et lamellée. D’ailleurs, depuis l’enfance, jamais elle n’avait avoué que le célèbre rocher lui faisait peur, tel un dieu ou un démon marin fatigué de naviguer dans les eaux froides du Pacifique, ou tel le fantôme d’un shogun, réfugié là après avoir perdu une dernière bataille dans les Kitakami. Combien de fois n’avait-elle pas tenu tête à Nakako en prétendant avoir vu des singes bondir dans la tignasse d’Oiwa, ce bosquet haut perché dans lequel les villageois ne voyaient que des oiseaux. Michiko et Satoru avaient d’abord eu des jumeaux, deux garçons, Taijun et Kyoka, partis à seize ans travailler à Sendai où ils s’étaient mariés passé la vingtaine. Yoko, la mère de Mariko, était née deux ans après ses frères, un jour de tempête. Sous la mauvaise lune, avait dit Satoru, alors que saumons et maquereaux ne se montraient guère. Dire que Yoko était belle, c’était comme dire que la mer était grande ; d’année en année elle resplendissait au bas de Nohara, et lorsque, très jeune, elle partait avec sa mère ramasser les ormeaux et les algues, les longues wakame qui faisaient la réputation de la côte, elles ne passaient jamais inaperçues. Courbées sur la traditionnelle hako-megane ou étirant les luisantes wakame, elles étaient une belle image du Sanriku. Yoko avait été plus précoce que sa mère, en épousant à vingt-deux ans un bûcheron de Kawai de trois ans son aîné. Le travail là-bas dans la vallée de la Heigawa, commençait à manquer, et Tetsuro Nakashima avait à dix-sept ans quitté ses montagnes pour tenter sa chance à Miyako, avant d’être embauché au port de Taro. Très vite, les cent odeurs sylvestres du mont Hayachine, du Gaitakamori et de l’Aomatsuba s’étaient dissipées dans l’iode des embruns; les grincements des scies, les vieilles mado-noko aux redoutables dentures, avaient fait place aux balancements des bateaux de pêche, les norisappa et les wasen locaux. 20 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page21 Peu après son mariage, Tetsuro avait réduit ses heures de travail au port pour accompagner son beau-père en mer. Ah ! qu’il était loin désormais de la rivière d’enfance, où frayaient truites, ombles et chabots, ugui et yamame, quand n’osaient plus descendre les ours bruns, les grands seigneurs de l’Hayachine arborant sous le cou leur légendaire croissant de lune blanc. Satoru Hamasaki s’entendait bien avec son gendre, si bien qu’au bout de cinq années ce dernier abandonna son poste au quai de mareyage pour passer ses journées en mer. Quand le temps le voulait bien. Au début, si le ciel tournait mal, Tetsuro lâchait, presque sans s’en rendre compte : — Moyou ga warui ! – Quel mauvais temps ! Une expression de Kawai, qui faisait rire Satoru. Qui le surprenait surtout, car à Taro les pêcheurs ne disaient rien face aux caprices de la mer. Ils savaient trop bien qu’on n’argumente pas avec elle, et que si les montagnards pouvaient parfois questionner le vent entre les hauts sapins, cèdres et cryptomérias, s’extasier devant l’élan d’un hêtre ou d’un koyamaki, rarement un pêcheur ne dialoguait avec le Pacifique. Les vagues, murmures et colères de l’océan, comme son visage lumineux, aveuglant, ou d’un gris sale et fourbe, voire plus obscur que la nuit, les mille voix de la mer imposaient à l’homme l’humilité de l’infiniment petit. A l’aube, Satoru fixait simplement l’horizon, comme Tetsuro n’avait jamais observé la forêt. Comme s’il cherchait à lever le rideau de brume ou de trompeuse clarté, à l’heure où les oiseaux dormaient encore. Puis, sans un mot, Tetsuro comprenait que ce jour-là, ils iraient au large, ou resteraient au port. Bien sûr, il fallait vraiment l’annonce d’une tempête pour que le wasen demeurât à quai, mais le rite était sauf, et les deux hommes partageaient des sentiments très proches. 21 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page22 Teru et Mariko avaient eux aussi grandi dans une belle harmonie, faisant fi des treize mois qui les séparaient. S’épanouir sur la côte du Sanriku, dont Taro pouvait être considérée comme une icône, c’était recevoir du pays tout ce dont les dieux l’avaient doté. Dans leurs escapades sur les dangereux sentiers de la corniche, ou dans les bois au-delà du petit Kuma no Jinja – le sanctuaire de l’Ours –, frère et sœur avaient appris l’intime géographie ayant marqué le caractère des ancêtres. Non, le San no Iwa n’effrayait pas les petits-enfants de Michiko, ni les grondements de la marée dans les plus chaotiques rochers. Si la nature du Sanriku était si compliquée, torturée, avec autant de sites légendaires, n’était-elle pas aussi le fabuleux vivier ayant fait éclore une cuisine renommée, qu’honorait fort bien Yoko. Ses sushis variés, ses ramen de fruits de mer, ses oursins sur leur lit d’algues et de riz, ses crabes piqués de rouge à l’égal des œufs de poisson avant d’offrir leur chair blanche et divine, son maquereau, son saumon ou sa sole sur le gril, le poisson rapporté par Satoru et Tetsuro devenait un mets impérial dans les préparations de Yoko et Michiko. Trois femmes, trois générations. Mariko Nakashima, ce 3 mars, avait écouté sa grand-mère avec une pointe de pitié. Oh ! elle avait bien vieilli, Michiko, à peine voûtée, le dos des mains semé d’éphélides, le front couru de fines rides, les paupières lasses et flasques, toute une vie à ruser avec le soleil de la côte, à traiter algues, mollusques et poissons dans le respect des traditions. Oui, une belle attention, mais un brin de pitié, car elle voyait bien que Michiko eût aimé les suivre pour le tsunami tendenko. En la quittant sur le seuil, Mariko avait lu dans les yeux de l’aïeule les mots qu’elle retenait : « Cette année encore, je pourrais vous suivre pour l’exercice. Je suis une fille de Taro, une Morita à laquelle ses parents n’ont jamais tu les 22 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page23 dangers de la mer. Ah ! que diraient-ils, Nakako et Yukio, à me voir rester là, triste comme un piquet, plutôt que de vous suivre sur les digues ? » Durant tout l’exercice, la jeune Nakashima avait pensé à cette grand-mère à l’esprit toujours vif, et que l’on avait peut-être vieillie plus encore en la clouant chez elle en ce jour où la ville s’animait d’une belle solidarité. Les choses cependant n’étaient pas si simples, et la loi des hommes pouvait être aussi dure que celle de la mer. A nouveau cette année, on avait rappelé, répété l’impérieuse directive à tous les participants : à l’approche d’un tsunami, vous ne devez songer qu’à votre propre survie, courir au plus vite vers les hauteurs ; n’oubliez pas que l’eau ne fera pas une pause, pas la moindre seconde. Au dernier moment, porter secours à autrui peut simplement accroître le nombre des victimes. N’oubliez pas, n’oubliez pas, rien n’arrête un tsunami. Rien, sauf les digues. Rien, sauf les hauteurs dont l’emplacement doit demeurer gravé dans vos têtes. Le mot d’ordre, la devise brûlait la cervelle de Mariko : en cas de tsunami, occupe-toi de toi, de fuir au plus vite. Comme toujours le 3 mars, loin du regard de Kannon, ces paroles insultantes pour le sens de la solidarité, tous les participants les refoulaient au fond de leur conscience, pour ne retenir que les noms et emplacements des takadai : les points, les sites les plus élevés et les plus proches de chez eux ou de leurs lieux de travail. Pour Mariko et sa famille, c’étaient, sur les versants de Nohara, le centre communautaire d’Otobe et le Dewa Jinja. Une vingtaine de takadai étaient désignés sur le pourtour de la ville, une sorte de topographie de la survie, focalisée sur les hauteurs naturelles, les tertres des temples, les édifices municipaux, la voie ferrée. Mais à l’instar de Mariko, Tetsuro et Yoko avaient la conviction que les deux hautes digues, dont la longueur totale avait 23 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page24 été doublée dans les années 1960, les protégeaient vraiment. Le grand X qu’elles imprimaient sur le plan de Taro était leur meilleure assurance. Le Pacifique pourrait à nouveau se déchaîner, les habitants des quartiers jouxtant le port, à Nohara comme à Kawa Muko, seraient à l’abri avec la fermeture des grandes portes d’acier dans les ouvertures des digues. Au retour, Mariko et Yoko n’avaient pas ménagé leurs compliments pour le savoureux ramen aux algues et fruits de mer préparé par Michiko. Six jours plus tard, un séisme de magnitude 7,3 était relevé au large sans entraîner ni destructions ni victimes. Juste avant midi, préparant avec elle le déjeuner, Michiko avait alors taquiné sa fille : — La semaine dernière, lors du tsunami tendenko, n’avez-vous pas trop chatouillé la queue de Namazu… — La queue, ou les barbillons ? avait repris Yoko, avec un brin d’ironie. Ah ! la légende de Namazu, elle n’était pas la moins pittoresque à l’esprit des hamano kachan. Depuis combien de lunes sous le ciel du Sanriku, disaient-elles que les tremblements de terre étaient causés par les humeurs d’un monstrueux poisson-chat vivant sous l’archipel nippon. Mais plus au sud, dans la préfecture d’Ibaraki, leurs consœurs entretenaient une autre légende, selon laquelle le silure géant s’enrageait de temps à autre, afin de se libérer du kaname-ishi, le gigantesque pilier de pierre qui le retenait prisonnier près du sanctuaire shintô de Kashima, au bord de l’océan. Et pour enrichir, ou compliquer les mythes, le beau-père de Michiko, Tsuyoshi Hamasaki, originaire de Tanohata, n’avait-il 24 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page25 pas appris à son épouse Sawa et à toute la famille, avant d’être lui-même emporté par le terrible tsunami de 1933, que là-haut à Tanohata ses parents attribuaient ces mémorables colères du Pacifique aux sursauts d’un dieu lointain des baleines, incommodé par les humeurs changeantes du Kuroshio et de l’Oyashio, les grands courants chaud et froid longeant l’archipel. Deux jours encore, sans pouvoir chasser vraiment les mauvais souvenirs transmis par les aïeuls, et le 11 mars à 14 h 46 un tremblement de terre, cette fois de magnitude 9, se produisait à cent vingt kilomètres des côtes, à une profondeur estimée à plus de vingt-quatre mille mètres. Trois minutes après était lancée l’alerte au tsunami pour toute la côte orientale de Honshu. Et à 15 h 26, une vague de neuf mètres frappait Taro. Une vague que la topographie de la baie faisait grimper à trente mètres dans Aosari, et qui submergeait vite les digues et la ville, après avoir dévasté les installations portuaires. Une furie qui revenait, arrachait des pans de digue de chaque côté des hautes portes de fer, d’incroyables masses de béton traitées tels des galets. Une mer diabolique qui raclait, rasait la ville dans un lourd fracas de fin du monde. Mille léviathans d’une force inouïe, qui dévoraient littéralement la matière, broyaient, mâchaient les habitations dans un remugle d’apocalypse. Un véritable enfer craché par le Pacifique, qui dans une nouvelle vague triturait les matériaux en sa course implacable, jusqu’au troisième étage de l’hôtel Kanko, jusqu’au seuil du temple Jyoun-ji. Une déferlante qui à Koboriuchi, au nord de Taro, montait jusqu’à trente-huit mètres, et à quarante mètres à Aneyoshi, au sud dans la péninsule d’Omoe. Le monde entier bientôt le savait, le voyait sur ses écrans de télévision : sur la côte est de Honshu, de Hachinohe au nord, dans la préfecture d’Aomori, jusqu’à 25 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page26 Iwaki au sud, dans la préfecture de Fukushima, une cinquantaine de villes étaient frappées, et pour la moitié d’entre elles en grande partie détruites. Des images effroyables repassaient, montrant le panorama de ruines qu’étaient soudain devenues Minamisanriku, Rikuzentakata, Ofunato, les ports méconnaissables de Kesennuma, Kamaishi, et tout près Miyako où l’océan charriait, rejetait ou tordait contre les poutrelles des ponts, bateaux et automobiles tels des jouets de carton. Taro avait disparu. Et avec elle les Nakashima. Il ne restait que Mariko, transie entre les arbres, à trente pas du Kuma no Jinja, le petit temple de l’Ours à ses yeux tout à coup le centre du monde. En bas ne subsistait de son quartier que l’hôtel Kanko, curieux édifice blanc de trois étages, juché sur un squelette de même hauteur, celui des poutrelles rouges mises à nu par les assauts du tsunami. Il avait bien sûr sauvé la vie de ceux qui étaient parvenus aux étages supérieurs, mais sa silhouette à demi éventrée dominait un champ de ruines là où Mariko avait toujours vécu. Tout avait été si rapide, et imprévisible dans son ampleur, que Mariko Nakashima n’était plus absolument certaine de pouvoir témoigner de l’horreur vécue, et encore moins du bien-fondé des paroles répétées une semaine auparavant lors du tsunami tendenko. Y avait-il eu cinq, six, ou sept vagues et reflux, avant que l’océan ne se calmât, là-bas au-delà des jetées défigurées ? Les hauteurs boisées au-dessus de Nohara étaientelles sûres, les vagues successives n’avaient-elles pas fragilisé les versants, préparant d’imprévisibles glissements de terrain, qui emporteraient le modeste temple parmi les amoncellements de gravats ? La jeune femme doutait de tout, tant les moindres choses revêtaient l’aspect de l’indicible, que le froid ne faisait qu’accentuer. Le ciel aussi taraudait la raison, il n’était que mensonge : un 26 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page27 blanc, un gris sale plombant des soupçons de bleu, traînant des charges d’eau sales et volatiles, qui avaient autant couleur de terre que de mer. Dans le grelottement d’un printemps massacré, Mariko peinait à cerner l’endroit où la maison familiale gisait dans le chaos des ruines. Un voisin, qu’elle connaissait à peine, était là, silencieux, tournant le dos au désastre, prononçant de temps à autre des mots inintelligibles. Elle voulait lui parler, entendre enfin une voix qui chasserait en elle ce sourd roulement destructeur qui l’oppressait toujours, longtemps après le dernier reflux. Elle voulait lui dire que, non, elle n’était pas responsable de la mort de sa mère et de sa grand-mère. Mais, l’eût-il écoutée, peut-être eût-elle été incapable d’exprimer autre chose que la vacuité de quelques mots s’apparentant plus au silence qu’à la parole. Avait-elle encore une voix ? Ne l’avait-elle pas plutôt perdue en cette seconde où Yoko et Michiko n’avaient pu, avec elle, s’agripper aux arbres du versant. Cette seconde-là s’était figée dans l’épouvante, elle était suspendue dans la grisaille qui engluait le sinistre avant la nuit. Une seconde qui durerait une vie. Les derniers mots de Michiko, les enjoignant de fuir sans elle, de courir comme elle ne pouvait plus le faire. Le refus de Yoko, et le sien, de la laisser seule au bas de la falaise, leur effort éperdu sur le sentier escarpé, pour gravir encore quelques mètres, alors qu’elle les avait à nouveau priées de l’abandonner. Une seconde où Yoko avait crié le nom de sa mère quand la vague brune était montée jusqu’à elles, quand avait cédé la main de la vieille dame. Une seconde qui avait déchiré le ciel dans un impensable fracas, avant qu’un étourdissant silence ne noyât tout. Une seconde, où Mariko avait tout perdu. Pourquoi avaient-elles retardé leur fuite de quelques précieuses minutes. Avaient-elles, toutes trois, l’assurance 27 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page28 qu’une digue haute de dix mètres les protégeait comme ne l’avait pas été l’aïeul Tsuyoshi lors du séisme de 1933 ? Toute l’histoire de la côte, de la famille, et l’enseignement du dernier exercice de sauvegarde, s’étaient-ils effacés dans un ultime élan d’amour filial, si naturel? Dans cette seconde où Mariko avait aussi lu dans les yeux de sa mère cette redoutable question : où sont les hommes ? Car Tetsuro et Teru étaient en mer, sur leur wasen de huit mètres. La nuit était venue. Avec la peur. Plus d’électricité, plus de port, plus de ville. Seulement des digues dont la hauteur apparaissait soudain dérisoire. Le noir. Et le froid. Parmi les sinistrés hébergés au centre communautaire d’Otobe, Mariko Nakashima, près d’un poêle à kérosène, se lovait sur sa douleur muette. Sur l’insupportable question : où étaient ses frère et père ? La même interrogation se lisait sur tous les visages : où était tel parent, tel voisin, tel ami ce matin encore promis à l’idylle ? Où étaient les camarades de la coopérative des pêcheurs ? Ce n’est que le lendemain matin que les informations se précisèrent parmi les trois cents personnes réfugiées à la mairie, les deux cent cinquante au temple Jyoun-ji, les deux cents à l’école primaire N° 1, et jusqu’aux rescapés d’Otobe. Des estimations, des chiffres contradictoires tout d’abord, puis des approximations pour tout le grand Miyako, et enfin un premier bilan du désastre à Taro, s’élevant à mille sept cents bâtiments détruits, dont huit cents maisons et neuf cents édifices commerciaux et publics. Deux cent vingt victimes à Taro, dont une cinquantaine de pêcheurs disparus. D’heure en heure, Mariko attendit l’annonce du retour de quelquesuns d’entre eux, mais en vain. Le wasen de Tetsuro 28 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page29 Nakashima s’était-il brisé sur des rochers, ou s’était-il retourné avant de disparaître au grand large ? Mariko connaissait une bonne partie des pêcheurs qui ne reviendraient pas. De ces hommes qui, comme son père, étaient la fierté de la coopérative et l’honneur du Sanriku. De ces jeunes qui, à l’instar de son frère, allaient en mer comme à la vie, le sel aux lèvres et la marée au cœur. Elle connaissait également quelques-uns de ceux dont l’horizon marin se doublait d’un second métier, ou d’une seconde passion. L’un produisait un tofu très apprécié, un autre fabriquait avec son fils des norisappa, de solides barques de pêche que tous reconnaissaient à quai ou en mer tel un symbole, voire une fruste icône du Sanriku. Et celui qui adorait ses petits-enfants auxquels il transmettait déjà sa grande connaissance des champignons autant que des poissons. Puis celui, coureur de marathon, avec lequel Tetsuro était plusieurs fois parti pêcher le maquereau, et à propos duquel il assurait qu’il avait l’œil aussi sûr que les jambes. Et le loup de mer de Taro, le plus grand, maigre, increvable, qui après vingt années sur les baleiniers s’était retiré là pour « chatouiller le saumon », et peut-être aussi pour rechercher la femme qu’il n’avait jamais eue. A la coopérative, ils étaient tous frères et elle était un peu leur mascotte, elle la benjamine, la fille de Tetsuro, ce bûcheron de Kawai auquel Satoru Hamasaki n’avait rien caché des humeurs du Pacifique. En ce lendemain du déluge, les langues se déliaient dans la torpeur, nourries par la radio, par une vague d’informations qui d’heure en heure prenaient elles aussi la dimension d’un tsunami. Les premières compilations officielles égrenaient les noms des villes dévastées qui du nord au sud saignaient la côte orientale du Tohoku. Cette fois encore, Tanohata, où l’arrière-grand-père de Mariko, Tsuyoshi Hamasaki, avait été emporté par le séisme de 29 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page30 1933, figurait parmi les centres les plus dévastés, et la ligne de chemin de fer était coupée. Tanohata et sa petite plage de rêve pour laquelle Mariko, à cinq ans, avait pris le train de la Sanriku Line en compagnie de Yoko. Et treize ans plus tard, devant cet enchevêtrement de matériaux dans lequel elle peinait à distinguer les restes de sa maison, elle revoyait sa mère en maillot de bain là-bas sur cette rive où elle lui avait appris à nager. En maillot bleu, un bleu azur dont le souvenir défiait la froide grisaille du désastre. Tanohata, l’anse qui avait été un paradis de vacances, et où elle était plusieurs fois retournée pour le festival Sappabune du printemps. Les sappabune, ainsi appelait-on, au bas des falaises de Kitayamazaki, les modestes bateaux de pêche plus connus dans Miyako sous le nom de norisappa. Sur l’un d’eux, en compagnie de Yoko et d’une cousine, elle était partie du petit port de Raga afin d’observer les repaires des cormorans sur les hauteurs et les rochers d’U no Su. Mais pourquoi donc se remémorait-elle ces belles journées d’enfance, ces brèves vacances à Tanohata, dans l’horrible amas de ruines qu’était son quartier? Pourquoi soudain ces images, plutôt que les escapades avec Teru au-dessus du San no Iwa, ou les boutades de Tetsuro sur le wasen, alors qu’elle s’extasiait à la prise des soles, saumons ou maquereaux, aux derniers sursauts des ainame sur le bois mouillé? Pourquoi tout à coup ces rires de Yoko sur la petite plage populaire de Tanohata, quand la cousine riait également des bouillons que prenait sa fille, plutôt que la tendresse de Michiko aux premiers troubles pubertaires de sa petite-fille ? L’ampleur du désastre bousculait-elle à ce point la mémoire ou la raison ? Le sinistre panorama, que les digues traversaient, soulignaient d’un insupportable mensonge, brouillait-il les neurones dans un aveuglement intérieur, brusquement sans balises logiques, naturelles ? 30 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page31 Il avait fallu quelques heures encore, dans la froide humidité qui recouvrait les ruines, pour que Mariko Nakashima réapprît la mesure, l’étendue des bouleversements marquant les êtres et les choses en de telles circonstances. Alors seulement au déclin du jour, en ce lendemain du séisme, tandis que Taro méconnaissable se dégorgeait d’eau brune, de vase et d’écume, et que les corbeaux poursuivaient leur ronde lugubre, la jeune Nakashima réalisa vraiment qu’elle était l’unique survivante de sa famille en cette baie ravagée, après qu’un communiqué officiel, aggravé par le bouche-à-oreille, lui eut apporté la quasi-certitude de la disparition du wasen et de son modeste équipage. Cette autre nuit était pour elle la nuit du monde, l’effroyable vide dans lequel les survivants devaient réapprendre à vivre. Se réveiller chaque jour sans les voix de Teru, de Yoko, Tetsuro et Michiko, serait-ce encore cela, la vie ? Le temps maintenant remontait dans sa cruelle proximité. Cette seconde où la main de Michiko avait glissé dans la sienne, dans la vague au bruit insoutenable, à l’odeur inconnue, au ressac mortel. La main fragile, presque friable de Michiko, ou celle, gluante et nerveuse, de Yoko ? Tout avait été si rapide sur le sentier, l’escarpement soudain si traître. Etait-elle certaine d’avoir eu ces ultimes gestes, d’avoir perçu ces derniers regards des deux femmes tant aimées ? Une tache, une faute, une éternelle condamnation heurterait la mémoire : pourquoi n’avoir pas fui plus tôt vers les hauteurs de Nohara ? Pourquoi avoir perdu ces dernières minutes en gardant confiance en l’abri des digues? Oui, elle devrait vivre avec cette vaine question. Cette seconde nuit, elle n’avait pas dormi. A plusieurs reprises, elle s’était levée, difficilement dirigée vers la porte, dans ce hall devenu dortoir et dont elle ne retenait 31 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page32 pas l’emplacement des passages hâtivement aménagés. Mais pourquoi aussi ce besoin de creuser la nuit d’Otobe, au-dessus du glacial silence de Nohara ? Non, Taro ne dormait pas, Taro agonisait dans le cauchemar de ces familles rassemblées là derrière elle, la fille de Yoko, la fille d’un pêcheur qui ne reviendrait pas. Ces familles pour lesquelles le ciel n’avait plus d’étoiles, la nuit plus de rêves, et qu’assaillaient mille questions : qu’étaient devenus les parents plus ou moins proches dans les zones sinistrées de Miyako, Yamada, Otsuchi, Kamaishi… là où le train ne passait plus, là où la route était barrée par les amas de ruines ? Puis la neige est venue. Timide, comme si elle n’osait se salir dans la fange. Comme si toute blancheur était interdite dans le chaos, que marquaient désormais les silhouettes casquées des équipes de secours, leurs habits verts mouchetés de brun et le bleu cru des toiles de plastique dans lesquelles elles transportaient les cadavres. Déjà circulaient des chiffres, bilan provisoire du grand deuil du Sanriku : plus de mille morts à Miyako, neuf cents à Yamada, près du double à Otsuchi, mille trois cents à Kamaishi. Oui, on redoutait le pire dans les familles, surtout parmi celles dont des membres s’étaient établis plus au sud, voire à Kesennuma où l’on relevait plus de deux mille victimes, et jusqu’à l’industrielle Ishinomaki où l’on déplorait déjà bien plus de cinq mille morts. Et les chiffres ont grossi : plus de deux mille vies emportées à Miyako, alors que la neige blanchissait enfin les ruines de Taro, amplifiant dans ses contrastes la démesure du désastre, compliquant la recherche des corps, et celle des objets les plus chers parmi les débris. 32 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page33 Lorsque, quatre jours après le passage du tsunami, Mariko Nakashima apprit qu’à l’aube avait explosé le second réacteur de la centrale nucléaire de FukushimaDaiichi, elle comprit mieux que jamais que son pays vivait dans le pire mensonge officiel. Après l’explosion du premier réacteur, dès le lendemain du séisme, le gouvernement avait cherché à rassurer la population en annonçant que tout était fait pour circonscrire les dégâts, notamment en refroidissant les réacteurs avec de l’eau de mer. Maintenant, les journaux qui parvenaient à Taro dressaient un sévère bilan de la situation, que les scientifiques intègres imputaient au long refus des gouvernements d’admettre les dangers encourus par la production nucléaire d’électricité, dans un pays à la sismicité aussi sévère. A Sendai, et même à Tokyo, le public redoutait l’imminence des nuages radioactifs. Aussi, bien que les vents soufflassent plutôt vers le sud, et que Taro fût à deux cent quatre-vingts kilomètres au nord de la centrale en perdition, Mariko se demanda pourquoi tant de malheur s’acharnait sur son pays. Fille de pêcheur, elle avait appris les bienfaits du Kuroshio, le courant chaud qui, remontant des Philippines, tempérait timidement l’hiver sur la côte de Honshu, en croisant les eaux froides de l’Oyashio (ou courant d’Okhotsk) descendant des Kouriles. Mais maintenant, elle craignait que le Kuroshio, le courant noir, ne portât mieux son nom en portant vers les rives du Sanriku la radioactivité des rejets de Fukushima. Oh ! elle ne connaissait rien à la science qui divisait bien des hommes, et cependant le bon sens de Tetsuro lui avait enseigné une vérité toute simple, et terriblement ancrée dans la terre nippone : l’homme gagnait plus à s’inspirer de la nature qu’à défier la matière. Tenait-elle également cette pensée du grand-père Heizô, qui lors d’une balade dans la forêt de Kawai, alors qu’elle n’avait que huit ans, 33 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page34 lui avait dit, à l’instant où s’était tue la scie d’un bûcheron : — Quand un arbre tombe, Mariko, nous n’entendons pas la plainte des racines, mais il est certain que la terre pleure. Troublée, elle n’avait pas répondu, et elle se souvenait toujours de la soudaine dureté du silence, jusqu’à nouveau ce bruit de la tronçonneuse, alors que Heizô lui avait tendu un hyuuzu, ce petit gâteau aux noix et sucre brun cher aux gens de Kawai. Dix ans déjà. Elle n’était retournée là-bas qu’une seule fois, l’année de son entrée au collège de Miyako. Heizô n’allait plus guère en forêt. Avec la grand-mère, il entretenait un potager à cent pas de la Heigawa, dans laquelle il prenait encore truites ou saumons, ombles ou yamame. Mais aujourd’hui, dans la mer brune de débris de bois, d’agglomérés et de plastiques qu’était devenue Taro, Mariko se rappelait d’abord les paroles de l’aïeul entre les arbres. Elle se demandait aussi ce qu’il éprouverait devant une telle colère de l’océan. Non, ce n’était pas l’homme qui provoquait la nature lors du heurt des plaques tectoniques ; même si son inconscience le conduisait à la catastrophe nucléaire, il n’avait aucun pouvoir en regard des secousses telluriques marquant depuis toujours la vie de l’archipel. Alors, lui confierait-il que les dieux se fâchaient comme ils pouvaient, puisque les hommes s’acharnaient tant à détourner la matière de la beauté du monde ? La voix de Heizô manquait soudain à sa petite-fille. Dans tout Miyako, le déblaiement des ruines s’était activé, tandis que s’élevaient de hideux dépôts de débris aux quais d’Idesaki. Dès le 14 mars, l’électricité avait été 34 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page35 partiellement rétablie à Taro, et la distribution de l’eau le lendemain autour de la mairie et de l’école primaire N° 1, avec le concours d’équipes spécialisées arrivées de la préfecture de Gifu, à près de sept cents kilomètres au sud. Oui, la grande chaîne de solidarité s’ébranlait dans le pays blessé. Une centaine de pompiers et quatre cents soldats des forces d’autodéfense étaient parvenus à éteindre les feux de forêt. La circulation automobile demeurait interdite, sauf pour les services d’urgence, mais bulldozers, excavatrices, tractopelles et bennes s’alternaient entre les digues et les quais, telle une noria démentielle sur la ville des corbeaux. Macabre détail : les autorités manquaient de combustible pour l’incinération des corps, alors que s’ébauchaient les plans d’implantation pour les logements temporaires des survivants. Fin mars, après maintes recherches en zodiac, la garde côtière annonça qu’elle n’avait découvert aucun cadavre le long de la côte. Ce jour-là fut glacial pour Mariko Nakashima. Une seconde mort de sa famille. Durant trois semaines, elle s’était efforcée de croire au miracle, malgré l’accumulation des pires indices. Non, on n’avait pas même retrouvé le wasen sur les rochers, pas même quelques morceaux qui eussent permis de l’identifier. Peut-être le bateau de Tetsuro flottait-il parmi les innombrables embarcations abîmées, mêlées aux tonnes de matériaux légers emportées par le Pacifique, et à propos desquelles on prévoyait qu’elles formeraient bientôt de véritables îles flottantes que les courants feraient dériver jusqu’aux côtes canadiennes ou de l’Alaska. Ce même jour, l’agglomération de Miyako accueillait les psychologues dont elle avait demandé l’intervention auprès d’hommes désœuvrés qui abusaient de l’alcool dans la journée, et non plus seulement le soir. Le tsunami, en plus de ravager une cinquantaine de villes portuaires, 35 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page36 avait entraîné un profond dérèglement chez des personnes faibles, malgré la forte empreinte du civisme et de la discipline dans la société. A la mi-avril reprirent les activités du port de pêche de Taro, fortement réduites par la disparition de quarantesept membres de la coopérative dont les noms et particularités, sur la liste officielle, étaient suivis du même rappel : N’oubliez pas. Et au bas de cette énumération figuraient les trois portées musicales du refrain qui leur était dédié : « Les âmes disparues, ceux qui sont au fond du grand océan, deviendront les piliers de notre avenir. » Hélas ! ce requiem des pêcheurs de Taro, Mariko Nakashima n’avait plus la voix pour le chanter. L’atroce vide autour d’elle lui nouait la gorge, et les camarades rescapés de la coopérative, eux-mêmes endeuillés, lui étaient de peu de secours pour alléger son désarroi. Elle logeait maintenant dans l’un des blocs d’habitations temporaires aménagés à Greenpia, à huit kilomètres au nord de Taro, à l’écart de la route de Tanohata. Quatre cents sinistrés étaient là ses nouveaux voisins, parmi lesquels deux amis d’enfance et leurs parents, ainsi que l’homme silencieux avec lequel elle avait assisté au désastre, du sentier escarpé du Kuma no Jinja. Teruko Yoshimura était plus absent que vivant, remplaçant toute approbation ou remerciement oral par un léger hochement de tête. Au poste de secours, Mariko apprit qu’il avait lui aussi perdu sa famille – son épouse et sa fille adolescente – le 11 mars. Sans doute les paroles incompréhensibles qu’elle avait cru l’entendre prononcer ce soir-là avaient-elles été le dernier signe d’une vie qui venait de basculer dans le néant. Quant aux deux camarades d’école, les frères Jiro et Taro Motoyama, des garçons qui avaient longtemps traîné la réputation de n’avoir peur de rien, le tsunami 36 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page37 les avait apparemment terrassés aussi brutalement que leurs parents, petits commerçants dont le magasin devait maintenant voguer avec le wasen des Nakashima. Mais le prénom de l’aîné, Taro, celui qui était du même âge que Teru, et dont les deux kanjis se distinguaient de ceux de la localité malgré une prononciation similaire, il évoquait spontanément de durs kanjis, tels les traits gris, énormes et trompeurs des digues sur l’étendue du sinistre. Taro, aux oreilles de Mariko, n’était plus le populaire prénom masculin dans la cour joyeuse du shogako ; l’image, à ce sujet, avait brûlé les signes de l’écriture, l’horreur urbaine massacrait la calligraphie. La ville natale était à ses yeux si défigurée qu’elle resterait peut-être, avec quelques autres, un symbole de la mort. A dix-huit ans, Mariko se souvenait des escapades de son frère sur les rochers aux abords du San no Iwa, en compagnie des jeunes Motoyama. A marée basse, ils insistaient tous trois pour qu’elle les rejoignît dans le célèbre chaos rocheux, duquel elle pourrait même rapporter quelques fleurs sauvages pour Yoko. A huit, dix ou onze ans, elle rejetait chaque fois l’invitation, n’osant pas leur avouer qu’elle avait hérité de la grand-mère Michiko une égale aversion pour le monstre ébouriffé qui se dressait à l’entrée de la baie. Passèrent les jours d’un printemps sans fleurs, d’un été sans joie, passèrent les mois comme un rideau sur le drame d’une vie. Oh ! le port crut renaître, avec la reconstruction de l’usine à glace, et de nouvelles machines dans les hangars réaménagés pour le traitement des algues et du poisson. Les cinquante pêcheurs disparus hantèrent longtemps ces lieux d’une ancestrale routine, rythmée par 37 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page38 les marées, ancrée dans la légende du Sanriku. Mais Mariko Nakashima ne réapprit pas à sourire. Chaque matin, dans le minibus parti de Greenpia, elle se demandait si elle était toujours une fille de pêcheur, si du fond de l’océan les voix de Yoko et Michiko, de Teru et Tetsuro ne remontaient pas pour lui demander : — Mari, que fais-tu encore ici? Attends-tu le prochain tsunami ? Dans les minutes qui suivaient, elle maudissait ces amères pensées, cherchait dans la vitre le reflet d’un visage plus digne de la lignée des Hamasaki et des Nakashima. Parfois, elle se posait aussi la question inhérente à son prénom : pourquoi ses parents l’avaient-ils nommée Mariko, un nom si rare chez les pêcheurs du Sanriku, un prénom favori chez quelques familles chrétiennes de Miyako, et probablement plus fréquent dans la grande ville de Sendai. Mari, Mariko, jamais les camarades d’école ne lui avaient demandé où elle avait pêché son prénom, qu’elles trouvaient joli, tout en le prononçant Mali ou Maliko. Non, elle ne savait rien de la religion catholique, pas plus que sa mère. Sans doute Yoko avaitelle aimé ce petit nom sans savoir pourquoi, juste après l’avoir entendu à Miyako, ou peut-être à Morioka. Depuis deux décennies, de nouveaux prénoms apparaissaient, portés par la littérature et les médias, popularisés par des couples mixtes ou étrangers, et vite assimilés parmi tant de mots occidentaux que la langue courante savait si bien japoniser. Vint un matin où une femme s’arrêta dans le hall de la coopérative et s’adressa à Mariko, entre les caisses de plastique bleu remplies de maquereaux, de soles et d’ainame. De lointaine origine coréenne, elle venait de Yamagata et remontait la côte vers Kuji où l’attendait une sœur. Nakako Sung ne prit pas dix minutes pour 38 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page39 sympathiser avec Mariko Nakashima, sur cette terre où le tsunami avait peut-être, également, balayé un siècle de malentendus entre deux peuples. La visiteuse était d’une famille catholique et s’enquit de la religion de Mariko, vu le prénom qu’elle portait. Un voile de mystère flottait soudain sur la ville blessée, tandis que Nakako Sung portait un prénom bien japonais, que sa mère avait voulu ainsi afin de lui faciliter la vie. A midi, les deux femmes sortirent, traversèrent le long terrain dénudé qu’était devenu le quartier de Sakaimachi, jusqu’à l’unique bâtiment qui demeurât debout : l’épicerie de la famille Hayashimoto, édifice de ciment que le tsunami avait dévasté jusqu’à une hauteur de cinquante centimètres au second étage. Septuagénaires, les deux sœurs Sono et Tomi Hayashimoto avaient complètement nettoyé le magasin qui, à mi-chemin de la gare, témoignait désormais tel un symbole de survivance, de ténacité à cent pas de la digue. Comme Taro ne comptait plus aucun restaurant, les deux femmes dépannaient parfois les passagers en leur préparant un ramen, un poisson grillé ou quelque autre plat vite improvisé qu’ils complétaient avec fruits, biscuits ou friandises choisis sur les tablettes. Ce simple repas s’accompagnait généralement de l’évocation de la catastrophe par l’une des épicières. Cette fois-ci, ce fut Sono, l’aînée, qui rappela la brutalité des événements. Le 11 mars, elle était allée en voiture consulter un médecin à l’hôpital de Morioka, et lorsqu’elle était revenue, le lendemain, sa ville avait disparu. Sa maison de l’autre côté de la rue, les autos de la famille sur le parking, et toutes les habitations alentour. A soixante-douze ans, de quoi blanchir un peu plus ses cheveux argentés, en plus d’avoir donné un goût de wakame, un goût de sel aux stocks de produits que l’on avait crus préservés. 39 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page40 Institutrice, Nakako Sung profitait d’un congé scolaire pour effectuer une sorte de pèlerinage sur la côte martyre, alternant train ou car selon les tronçons, avec force détours et en remplissant un cahier de notes en vue d’un long exposé à ses élèves. Elle prenait aussi de nombreuses photographies, auxquelles s’ajouta celle des deux épicières devant leur magasin, face à leur quartier disparu. Ainsi, de Sendai à Kuji, sur plus de trois cents kilomètres, elle devenait géographe et témoin, avant de retrouver, en fin de parcours, sa sœur cadette dont le mari, ingénieur, s’activait dans les déblaiements de la petite ville de Noda, où cinq cents maisons avaient été détruites. Kuji, Noda, Tanohata, les villes du nord devaient être, selon elle, ce que les chrétiens appelleraient « le bout du calvaire ». Non, derrière ses montagnes, Yamagata n’avait pas souffert du tremblement de terre, et cependant Nakako Sung avait vécu le 11 mars comme une intime blessure. Dans l’ancienne cité des seigneurs Mizuno, et dans les villages enneigés au bas du mont Zao, dans la chaleur du futon, ou celle, plus symbolique, du kamakura, grands et petits n’avaient-ils pas demandé aux kami leur secours en ces jours de grande douleur sur la côte du Tohoku. Mais les kami, ces esprits supérieurs du shintô, ces divinités protectrices vénérées dans la nature aussi bien que dans les sanctuaires, n’avaient pu tempérer la violence des flots. Alors l’institutrice avait plus que jamais douté du pouvoir des dieux, qu’ils habitent Zao-san ou le Risshaku-ji, temple de Yamagata vieux de douze siècles. Aussi, après avoir écouté l’aimable Sono relatant l’épreuve familiale, confia-t-elle à Mariko qu’il n’y avait plus vraiment de place, en son cœur, pour aucune religion. Sans doute les dieux avaientils depuis trop longtemps quitté la terre pour se soucier encore de ses malheurs. Avant de la remercier, sur le quai de la modeste gare, elle alla jusqu’à lui avouer sa gêne : 40 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page41 — Pour les catholiques, Marie, la Vierge Marie, est un peu leur Kannon, celle dont on peut invoquer la compassion. Mais je ne dirais pas qu’elle vous a sauvée parce que vous portez son nom. La véritable miséricorde eût été d’éviter ces vingt mille morts. Non, je ne le répéterais pas à une fervente catholique, car elle me traiterait d’apostate. — Mais votre mère… — Mes parents sont décédés depuis quelques années, et je crois que ma sœur cadette, à Kuji, partage mes doutes. Parfois aussi, je regrette ce vide en moi, cet abandon de la foi. Oh ! non pas pour l’odeur des cierges dans les églises, mais les sanctuaires shintoïstes sont si beaux. Et toute petite, les omikuji pendus à leur entrée me fascinaient presque autant que les ema colorés ou les populaires orizuru. Oui, les temples shintô font, eux aussi, la beauté du Japon. — Comme la mer, quelques jours seulement après un tsunami. — Comme la neige, avant une avalanche. C’est un de mes élèves qui l’a écrit, un mois après que l’une eut emporté son frère, près de Zao-san. Au moment de leur séparation, l’automotrice de la Sanriku Line redonnait au paysage l’illusion de la pérennité. Mariko n’est pas retournée dans le hangar de la coopérative, où peu de travail la réclamait ce jour-là. Elle a pris le bus plus tôt pour Greenpia, où la blancheur des logements temporaires lui parut presque aveuglante, longtemps après la fonte des dernières neiges. Les confidences de la voyageuse l’avaient troublée, et la fuite des arbres, sur une route que l’été semblait avoir oubliée, avait accentué la tristesse ambiante. Jour après jour, chauffeur et passagers demeuraient impuissants à chasser la désespérante grisaille que la ville squelettique scellait au regard de chacun. Combien d’années faudrait-il pour que les 41 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page42 longues digues formant cette ossature accueillent et protègent la chair d’une ville saine, d’une vie que ne soit plus un sursis. L’image de l’autorail emportant Nakako Sung sur un tronçon préservé de la ligne ne faisait pas plus illusion que le retour des mouettes sur les quais. Après la brève rencontre de l’institutrice, et bien qu’elle ne fût jamais allée à Yamagata, Mariko Nakashima fut poursuivie, sinon hantée plusieurs nuits par sa silhouette et sa voix. Pourquoi cette femme entre deux âges tenaitelle à imprimer dans sa mémoire les images du pays blessé? S’était-elle vraiment donné une mission pédagogique, ou ne répondait-elle pas plutôt à un insondable sentiment d’appartenance, à un besoin d’affirmer des racines que la société lui refusait ? Cette pensée devint une énigme dans les nuits de Mariko. Puis cela fit naître en elle un malaise, une curieuse sensation de culpabilité. Ne serait-elle pas, elle, née à Taro, fille, petite-fille des Nakashima, des Hamasaki, des Morita, Fukumura et Nakazono, trop marquée par la mort si près d’elle pour mesurer l’ampleur du désastre. Non, Nakako Sung n’avait parlé ni de mari ni d’enfants, hormis ses élèves, et l’enseignement, dans ses paroles, était bien plus qu’une profession. N’avait-elle pas dit, en savourant son ramen devant les sœurs Hayashimoto : — Dommage que je ne puisse amener ici mes élèves, afin de mieux leur faire comprendre ce qui importe le plus dans la vie. Ajustant son sarrau de coton fleuri, Tomi lui avait alors répondu : — Ils ont tout vu à la télévision… La visiteuse avait un instant posé ses baguettes, regardé dans la vitre Sakaimachi où les herbes sauvages pointaient 42 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page43 déjà entre les aires de ciment des maisons disparues, où plus loin la digue rappelait l’impuissance des hommes, et repris : — Ils voient tant de choses à la télé, tant d’horreurs et tant de jeux qu’ils ne savent pas toujours différencier le réel du virtuel. Aujourd’hui, ce ne sont pas les informations qui manquent, mais le sens des valeurs. Voyez maintenant comment on détourne les véritables dangers de l’énergie nucléaire. Pauvres enfants qui grandissent dans le mensonge officiel. A cet instant précis, par la gravité de sa voix, Mariko avait bien compris que l’institutrice n’était pas autorisée à tout apprendre à ses élèves. Surtout avec le nom qu’elle portait. Aimer son pays, l’aimer assez fort pour en exiger, en partager la vérité, cela devait parfois tarauder sa conscience, face à l’innocence des écoliers. L’orpheline de Taro questionnait à présent, dans l’amère survivance de Greenpia, la longue tradition de son peuple, sa discipline, son silence, son respect des autorités, jusque dans leurs dérives les moins équivoques. A sa manière, Nakako Sung n’avait-elle pas rappelé le bon sens, la belle nature du grand-père Heizô à Kawai. Pendant quelques jours, Mariko Nakashima retrouva ses camarades de la coopérative avec le sentiment d’un manque qui n’était pas uniquement celui de sa famille, aussi lourd qu’il fût. Au-delà des visages des défunts, désormais figés sur quelques photographies abîmées, récupérées dans les décombres du 12 mars ; au-delà des voix, des boutades, des rires, de l’affection dont elle n’avait pas toujours mesuré la profondeur ; au-delà de la tendresse, aussi douce ou gauche qu’elle fût parfois entre les confidences de Michiko, les aveux de Yoko, les railleries de Tetsuro ou de Teru ; de cette vie d’hier scellée dans la pérennité des susuki et des jizô ; au-delà de cette 43 La si courte vie du Taro Maru-mep 27/07/15 16:20 Page44 famille immanente à la beauté et à la douleur du Sanriku, la survivante crut entendre l’appel des siens, qui était aussi l’appel de la mer. Ce fut d’abord un rêve : succéder à Tetsuro, puisque Teru également était parti. Reconstruire son wasen, et quitter le port chaque matin à la recherche des soles, saumons et maquereaux, passé la pointe de Masaki, puis celle de Myojinzaki. Monter plus haut encore, sous l’œil des cormorans d’U no Su. Et pourquoi pas, un jour de souffle chaud, pousser jusqu’à Tanohata, là où Yoko en maillot bleu lui avait appris à nager, là où des cousins sortiraient le meilleur saké pour atténuer les souvenirs du tsunami.