comprendre et soigner les états

Transcription

comprendre et soigner les états
Didier BOURGEOIS
Comprendre
et soigner
les états-limites
Préface de
Dominique Barbier
SOMMAIRE
PRÉFACE
VII
AVANT-PROPOS
XI
P REMIÈRE
PARTIE
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
1. Les états-limites : passer de la nosographie actuelle à une
troisième entité
3
2. Des origines supposées du problème : la constellation des
apports théoriques
17
3. Psychogenèse comparée des états-limites et des autres
dispositions psychiques
43
4. La constellation borderline
57
5. Les situations expérimentales de traumatisme narcissique
71
D EUXIÈME PARTIE
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
6. Les aménagements comme supports de la clinique du quotidien
83
7. Aménagements pathologiques : les perversions
97
8. Syndromes autonomes constituant l’équivalent d’une mise en
échec inconsciente d’un interlocuteur masculin
127
VI
S OMMAIRE
9. Les aménagements addictifs comme indices de la structure
psychique lacunaire
143
10. Autres issues du tronc commun borderline
169
T ROISIÈME PARTIE
S OIGNER
LES ÉTATS - LIMITES
11. Stratégies thérapeutiques et tactiques d’approche des
états-limites
199
12. Des troubles de la personnalité aux troubles de l’identité
241
13. Peut-on envisager une prévention des états-limites ?
269
CONCLUSION
283
BIBLIOGRAPHIE
287
LISTE DES CAS
295
INDEX
297
TABLE DES MATIÈRES
303
PRÉFACE
qui présentent des troubles limites de la personnalité
sont fascinants. Ils développent en nous des sentiments contradictoires faits de passion et de colère. C’est peut-être là que réside l’intérêt
qu’on leur porte. Bien connaître la pathologie limite permet de mieux
saisir les mécanismes de la psychose comme de la névrose, car il s’agit
d’une pathologie frontière à la limite de ces deux grandes structures.
Ces états-frontières ont cette richesse séméiologique qui attire celui
qui s’intéresse à la psychopathologie et à l’énigme de la vie psychique.
Les patients états-limites sont à la fois très attachants dans leur tentative
d’essayer de vivre mieux, mais extrêmement déroutants par leurs troubles
du comportement.
Qu’est-ce qui fait qu’on devient état-limite ? Cette question à laquelle
il n’est pas aisé de répondre supposerait une enquête épidémiologique
rétrospective considérable. C’est pourquoi la plupart des auteurs se sont
livrés à des hypothèses concordantes dont la cohérence ne peut être mise
en doute. La plupart des spécialistes considèrent que la pathologie limite
a un taux d’incidence particulièrement élevé. Pour certains auteurs, il
atteindrait même 50 % de la population générale ! parallèlement, les
épidémiologistes constatent une diminution de la prévalence de la schizophrénie et de l’hystérie dans la population générale.
Cet aspect mérite qu’on s’y arrête. Plusieurs explications peuvent être
fournies.
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L
ES PATIENTS
– Nous savons mieux repérer que du temps de Freud les états-limites.
Leur démembrement clinique est maintenant bien avancé et les patients
que Freud considérait comme névrotiques seraient maintenant des
états-limites. C’est le cas de « l’homme aux loups » si bien analysé
par Freud sans qu’un résultat bien net sur son évolution n’ait pu être
noté.
C’est là un des premiers aspects qui explique l’importante fréquence
des états-limites autrefois amalgamés au groupe des névroses.
– La deuxième explication est démographique : il ne faut pas oublier
qu’avant-guerre l’espérance de vie était très limitée : on ne dépassait
guère en moyenne la trentaine. Ainsi ne pouvait-on pas suivre sur une
VIII
P RÉFACE
longue période de vie les patients. Ce qui empêchait bien entendu de
repérer ces sortes d’adolescents attardés que sont les états-limites.
– Un troisième aspect, sociologique celui-ci, mérite un détour : notre
société conçue sur un modèle psychotique et pervers est fondée sur le
principe de plaisir et le clivage capitaliste de la rentabilité immédiate
sans souci du lendemain réduit l’homme à sa valeur économique. Elle
le dépossède de sa dimension spirituelle et psychique. Nul doute alors
que notre mode de vie induit de plus en plus d’états-limites.
La vie moderne inductrice d’états-limites ?
D’un point de vue psychodynamique, deux théories essentielles proposent une conception heuristique intéressante : l’angoisse d’abandon
précoce qui va sidérer les capacités de l’enfant et l’empêcher d’être résiliant ou le premier traumatisme désorganisateur qui va installer l’enfant
trop précocement dans une pseudo-latence qui sera à l’origine d’une sorte
d’adolescence pérennisée.
Et de ce point de vue, il existe des corrélations entre les facteurs
psychologiques et leurs correspondances socio-économiques. C’est là
toute la question des corrélats entre la vie psychique et le mode de
vie. Abandon, intrusion, traumatisme, trois mots-clés qui peuvent être
rapportés à notre mode de vie. En effet, si l’on considère l’évolution
de nos sociétés en fonction de l’organisation de l’Œdipe, force est de
constater que nous sommes passés en près d’un demi-siècle de la famille
structurée à la famille éclatée, ce qui n’est pas sans conséquence sur
l’évolution de la psychopathologie.
Si toute société a la folie qu’elle mérite, il y a lieu de reconnaître que
notre mode de vie fabrique de plus en plus de cas-limites.
La plupart des psychanalystes de deuxième génération et notamment
Winnicott et Bion, ont insisté sur l’importance du rôle maternel dans
le développement de l’enfant. Ils ont continué l’approfondissement des
théories freudiennes et kleiniennes déjà admises.
Pour Winnicott, la mère suffisamment bonne est celle qui sert de
contenant aux angoisses de l’enfant. Sa présence, son activité de nursing
et les soins qu’elle dispense à l’enfant l’aident peu à peu à accepter
le monde externe et lui permettent d’avoir avec lui des investissements
d’objets progressifs. Cette période du narcissisme primaire décrite par
Freud est fondamentale au point que certains ont pu considérer que la
pathologie du narcissisme était centrale dans les cas-limites.
Pour Bion, la capacité de rêverie maternelle évite l’expulsion d’éléments bruts non métabolisables (les éléments bêta) dont l’enfant ne peut
comprendre le sens et lui permet une élaboration psychique minimale : la
fonction alpha. Celle-ci est une capacité à lier et à donner sens à ce qu’il
vit. Cette fonction de symbolisation due à la mère dans la compréhension
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
P RÉFACE
IX
de son enfant ne joue plus tellement dans la vie moderne.
Mais il est aussi un autre aspect qui est la plupart du temps laissé
sous silence : il s’agit de la position toute particulière qui est donnée à
l’enfant-roi et qui ne lui permet pas facilement d’accepter le poids du
réel. Cet enfant qui n’est pas à sa place est magnifié par ses parents.
Son irrespect, son insolence ou son audace font rire ; la difficulté de
l’existence ne lui est pas montrée ; chacun s’amuse de lui ; il n’a pas de
limites clairement établies. Et quand la drôlerie passe à un second plan,
on s’aperçoit bien tard que l’enfant-roi présente des troubles de l’identification, et surtout n’a pas intégré l’interdit puisque ses moindres caprices
ont été exaucés. Il va passer brutalement d’un sentiment océanique de la
prime enfance à l’irruption du monde de l’autre vécue alors sur un mode
persécutoire, parce qu’au départ, il vivait dans une élation narcissique
sans limite.
Par ailleurs, nos sociétés fondées sur la rentabilité économique ne sont
pas suffisamment maternantes au sens d’aider à accepter les conditions
de l’existence. Et le mythe actuel de l’enfant-roi doit être entendu comme
tendance réactionnelle à un infanticide symbolique. Ne pas laisser l’enfant à sa place d’enfant consiste à le presser dans un adultomorphisme
qui ne respecte pas les étapes qu’il a à franchir à son rythme.
Ces carences éducatives précoces fixeront une suprématie du narcissisme à un stade où il gênera l’épanouissement d’une relation d’objet
satisfaisante.
Les états-limites se situent dans une relation d’objet nostalgique. L’objet a existé, mais il n’a pas été suffisamment bon ni suffisamment structurant. Cette relation d’objet nostalgique explique la sensation cruelle
qu’ont les cas-limites de n’avoir pas eu leur dû et de rechercher leurs
limites.
Leurs mécanismes de défense sont de deux ordres : l’axe de la coupure, pour éviter de souffrir à vide parce qu’ils sont tellement avides
d’amour et l’axe de la puissance pour essayer de trouver malgré tout
une certaine jouissance dans leur existence misérable. Ce qui peut leur
permettre de ne pas évoluer vers la paranoïa qui les figerait dans le
postulat que l’enfer c’est les autres. Faute d’avoir pu trouver en l’autre
celui qui sensible à leur altération, les désaltérant, les initiera à l’altérité.
Il était bon que Didier Bourgeois, chef de service à l’hôpital de
Montfavet, qui fait encore partie des trop rares psychiatres militants du
secteur, nous entretienne des liens entre l’éclairage psychodynamique et
la clinique des états-limites. Son intelligence des situations, son ouverture d’esprit, sa double formation de psychanalyste et de systémicien
permettent un abord passionnant de ce type de pathologie.
Son engagement dans la cause psychiatrique n’est plus à démontrer :
il a exercé en milieu carcéral pendant de nombreuses années et s’occupe
actuellement, entre autres, de sujets en situation de précarité sociale.
X
P RÉFACE
Il nous livre dans cet ouvrage la quintessence de sa réflexion et de
sa pratique. Il était donc tout naturel que la collection psychothérapie
l’accueille en bonne place et fasse honneur aux qualités cliniques, scientifiques et humaines de l’auteur !
Dominique BARBIER
Psychiatre des hôpitaux
Président de l’Association nationale
de recherche et d’étude en psychiatrie (ANREP)
AVANT-PROPOS
se propose d’envisager la notion d’état-limite de la
personnalité à travers ses aménagements cliniques les plus fréquents
et les plus significatifs, capables de dégager le sens lacunaire et archaïque
du point de vue du narcissisme des nombreux sujets qui en sont porteurs.
L’idée d’un état-limite de la personnalité, bien qu’ancienne dans sa
conceptualisation, déborde la dichotomie névrose/psychose et subvertit
totalement la psychopathologie traditionnelle fondée sur les apports de
la psychanalyse. Elle transcende la clinique psychiatrique tout autant
que les individus borderlines dérangent leur entourage, en explorent les
limites, et interrogent, là où elle a mal, la société en général. En ce sens,
le questionnement que ces malades offrent au médecin ou au psychothérapeute est fécond. Il répond à l’une des exigences de la psychiatrie qui
est de réévaluer sans cesse sa pertinence en tant que science humaine
et science médicale, confrontée à l’évolution des mentalités et aussi à
l’évolutivité naturelle des maladies mentales.
Ce texte, muni d’un appareil de notes et de nombreux cas cliniques, ne
prétend pas l’exhaustivité. Il n’est qu’une proposition de grille de lecture
de désordres comportementaux, fréquents, à rapporter subjectivement au
matériel psychodynamique éventuellement restitué dans la relation nouée
entre un intervenant et un sujet en souffrance, que ce dernier soit ou
non en demande d’aide. Des pans entiers de la psychiatrie (psychoses
et névroses) n’y sont pas abordés directement bien que, en creux, la
mise en exergue de la problématique narcissique dessine des contours
utilisables dans l’approche clinique de ces troubles structuraux de la
personnalité ainsi que pour l’abord thérapeutique des désordres mentaux
qui en découlent.
Les tentatives contemporaines de classification, telles que la CIM-10
ou le DSM-IV, se veulent factuelles et non structurales, plus synchroniques que diachroniques. Elles ne recoupent pas l’expérience du narcissisme et de sa faillite comme constitutive de la souffrance psychique.
Cette expérience, que nous tentons de partager, reste, en quelque sorte,
le point aveugle de la « nouvelle clinique » (comme on disait autrefois
« nouvelle cuisine »), épurée, sans doute de ce qui s’avère trop intime et
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C
ET OUVRAGE
XII
A VANT- PROPOS
trop humain pour se voir codifié. Elle ne peut être qu’interprétée mais de
cette interprétation, parfois, naîtra le changement.
La richesse de la pratique psychiatrique, que celle-ci se déroule dans le
strict cadre prévu à cet effet où bien qu’elle s’insinue en contrebande dans
une relation d’aide, réside justement dans la possible mise en perspective
de divers points de vue apportant un relief sans cesse renouvelé à des
conduites ébranlant les certitudes héritées de notre formation et de notre
éducation.
Le principe de la constitution d’une personnalité durablement structurée de façon borderline apparaît aujourd’hui clair et stéréotypé dans son
agencement psychogénétique, nécessitant traumatismes désorganisateurs
précoces et tardifs afin de verrouiller une trajectoire vitale spécifique,
génératrice en elle-même de beaucoup de souffrance et, par ailleurs,
capable d’aménagements économiques si divers qu’ils en sont déroutants. Le narcissisme et ses avatars sont des notions essentielles pour
aborder, sinon comprendre, les émotions, le comportement ponctuel et
la trajectoire vitale extraordinaire de ces sujets, qui sont de plus en plus
nombreux.
Comprendre les états-limites permet d’oser les soigner en utilisant les
techniques les plus appropriées, celles qui tiennent compte de la carence
narcissique fondatrice de la fragilité de ces personnalités.
Cet ouvrage est destiné aux psychiatres et aux psychothérapeutes
mais il pourra intéresser aussi les médecins généralistes qu’interpelle
la proportion croissante de patients inclassables mais clairement « psy »
et en grande souffrance psychique, suscitant des réactions passionnelles
parfois mal maîtrisables. Il s’adresse également à l’ensemble des professionnels du paramédical, exerçant en milieu hospitalier ou en secteur
libéral.
Il se donne pour but d’explorer les avatars du narcissisme, aussi
bien dans la psychogenèse que dans la clinique, dans la mesure où la
carence narcissique détermine, infiltre et colore des comportements si
déstabilisants et divers qu’on parle souvent de comorbidité à leur propos
alors qu’ils renvoient à une évidente unité structurale.
L’histoire de l’élaboration du concept est édifiante. Elle évoque la
difficulté théorique à conceptualiser enfin un trouble mental demeurant
purement psychogénétique, au fur et à mesure que les apports des neurosciences fondamentales teintaient de biologisme des maladies jusque-là
réputées mentales, schizophrénies ou dysthymies, considérées comme
le noyau dur de la discipline. La variabilité clinique orienta tour à tour
l’attention des cliniciens sur tel ou tel tableau clinique en fonction de
sa visibilité sociale et de son potentiel sociopathogène et elle poussa
les thérapeutes dans des directions qui se sont souvent avérées être des
impasses.
A VANT- PROPOS
XIII
En étant au clair avec les avatars du narcissisme et en les reconnaissant
dans les partenaires relationnels que sont les patients porteurs de traits
narcissiques, en acceptant de voir en soi-même la réalité de certains
d’entre eux, le « praticien en état-limite » sera davantage à même de
conserver une ligne directrice cohérente à son intervention thérapeutique,
c’est-à-dire à ne pas se laisser manipuler – ce qui ne pourra être que
bénéfique, à terme, pour le malade. Le projet de cet ouvrage est donc
d’aider à comprendre et soigner les états-limites.
PARTIE 1
COMPRENDRE
LES ÉTATS-LIMITES
Chapitre 1
LES ÉTATS-LIMITES :
PASSER DE LA
NOSOGRAPHIE ACTUELLE
À UNE TROISIÈME ENTITÉ
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L E PARADIGME ACTUEL
Psychoses et névroses sont les variantes structurelles du « cristal de
roche » qu’est la personnalité, selon le système de conception et de
représentation des arcanes du psychisme humain avancé par S. Freud et
ses héritiers, les tenants de la psychanalyse. La psychanalyse est à la base
de la grille de lecture la plus usuelle concernant les troubles psychiques
mais elle reste, à l’heure actuelle, quasiment muette sur le sujet.
La richesse clinique des troubles de la personnalité et de leur expression pathologique comportementale ne se satisfait plus de cette dichotomie réductrice. Cette constatation a conduit à postuler l’existence d’une
troisième entité structurelle de la personnalité, potentiellement autonome
par l’agencement de ses déterminants psychogénétiques et son fonctionnement intrinsèque qui sont perceptibles à travers la clinique.
Cette troisième entité potentielle ne serait pas seulement une interface
entre les deux structurations psychodynamiques princeps, psychose et
névrose. Psychose et névrose sont des concepts qui ont été individualisés
à grande distance historique : la névrose par W. Cullen (1769) et la
psychose par E. Von Feuchtersleben (1845).
4
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
Dès le milieu du XXe siècle, confrontés à la question des limites de
ces concepts structuraux, les cliniciens ont proposé des dénominations
intermédiaires destinées à atténuer la contradiction entre la théorie et la
clinique. Cette troisième entité soupçonnée empiriquement ne serait ni
une schizomanie, ni une pré-schizophrénie, ni une schizophrénie incipiens, ces trois appellations renvoyant à une proximité fondamentale à la
psychose. Elle ne renverrait pas plus à de simples formes de passage insidieux entre les deux pôles, ce qui serait peu compatible avec le modèle
théorique binaire freudien. Elle constituerait une tiers-structure si ce n’est
un tiers état, voire un tiers-monde de la psychiatrie tant les sujets qui en
relèvent apparaissent « marqués par le malheur ». Les conceptualisations
destinées à transcender la dichotomie psychose/névrose sont nombreuses
et ce nombre signe justement la difficulté théorique du problème. Aujourd’hui encore, le terme d’état limite reste un terme flou et à partir de ces
considérations, on voit que cette notion d’état limite a été admise « en
creux », par élimination.
Cependant, bien que construit à l’aide de références théoriques et
d’intuitions cliniques appartenant au champ psychanalytique, ce postulat
dérangeant donne un sens enrichi à des désordres psychocomportementaux atypiques et il dégage d’autres logiques résolutives que psychose et
névrose. Ainsi, il subvertit le modèle auquel il se réfère et en fait éclater
la cohérence. Dès lors, même aujourd’hui de nombreux psychanalystes
le réfutent.
En dehors de ce néo-contexte explicatif, nombre de tableaux cliniques
actuels, seraient à admettre, par défaut, comme des errements diagnostiques, des états mixtes ou des formes hybrides, des coïncidences
ou des comorbidités habituelles. L’évolution de la nosographie regorge
de tentatives destinées à donner un sens à ces tableaux atypiques, en
fonction de la variation de leur visibilité sociale. Nous avons évoqué
la schizomanie mais on a pu parler de « psychonévrose » (S. Freud, à
propos de la névrose obsessionnelle) voire de « psychose hystérique »,
ce qui était un non-sens théorique puisque c’était un terme accolant deux
éléments appartenant à des structures psychiques opposables.
La réalité ne peut se plier à la théorie, elle est vouée à dessiner, par
son irréductibilité, d’autres pistes hypothétiques fécondes ou se révélant
être des impasses thérapeutiques puisque le but de toute théorisation en
la matière reste d’éclairer la pratique, que ce soit dans la compréhension
du phénomène ou dans la mise en place de traitements originaux.
Par référence au fait qu’ils relèvent d’états psychiques frontières,
riches précisément par leur instabilité, L. Fineltain (1996), nomma
styxose cette disposition limite mais autonome par rapport à psychose et
névrose de la personnalité. Cette terminologie a le mérite de mettre sur
un pied d’égalité les trois entités sans subordonner l’une aux deux autres.
Tenant compte du fait que nombre d’individus présentaient des
troubles psychiques sans complètement « verser dans la maladie
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PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ
5
mentale » (c’est un autre sens de l’état-limite) on a pu postuler que la
notion d’état-limite correspondait aux troubles graves de la personnalité1 .
En effet, ces « troubles graves de la personnalité », à type d’états
limites (Racamier, 1963 ; Bergeret, 1970) constituent une partie notable
d’un socle intrapsychique propre à se traduire par des désordres psychocomportementaux spécifiques, parfois violents et spectaculaires. Ces
troubles existent aussi bien chez des individus considérés comme non
pathologiques, mais plongés en position d’intense souffrance psychique
chronique si leurs mécanismes défensifs prévalents viennent à défaillir,
que chez des malades avérés, soignés en psychiatrie, ou chez des grands
déviants sociaux échappant d’habitude à la psychiatrisation et fréquentant les lieux de répression telle que la prison.
Ainsi, le champ recouvrant des états-limites s’est élargi progressivement, allant de la psychopathologie à la sociopathologie, du fait, précisément, que la mise en jeu de ces désordres intrapsychiques est de
nature à remettre durablement en question l’ordre établi, la nosographie
comme la paix sociale. Un délire paranoïde agi, chez un schizophrène
n’est pas en mesure de constituer un fait de société, il contribuera juste,
en négatif, à faciliter la détermination des contours d’une normalité psychocomportementale et à rassurer les « normaux » sur leur santé mentale.
Un névrosé restera facilement inscrit dans un fonctionnement normal
et, s’il dérape, c’est la loi, en tant qu’émanation du consensus social
et expression des mentalités, qui sanctionnera son acte. En revanche,
le fait que la plupart des sujets borderlines interrogent fortement leur
monde les rend plus volontiers insterticiels, quitte à mettre à mal les
structures entre lesquelles ils évoluent. Ils se font rejeter. Leurs troubles
comportementaux patents les démarquent du monde ordinaire mais leur
lucidité (qui n’est jamais mise en défaut), leur souffrance manifeste et
leur intelligence, les ramènent sans cesse du côté des « normopathes ».
Dès lors, leur visibilité comportementale et leur impact sur le monde sont
de l’ordre de la sociopathie. Ils ont, plus que tout autre, la particularité
d’être sensibles au contexte social en dépit du fait qu’une partie de leurs
troubles ressort du champ de la psychodynamique. Ceci explique que la
symptomatologie qu’ils présentent soit si évolutive.
L A LACUNOSE
C’est pour cela que l’intérêt des chercheurs vis-à-vis de ce type de
personnalité énigmatique n’a jamais faibli depuis les descriptions princeps : Hugues (1884), (cité par L. Fineltain, 1996), comme état frontière
1. En France, les imprimés des feuilles de demande d’exonération du ticket modérateur
(le 100 %) au titre d’affection longue durée comprennent trois items psychiatriques :
psychose, névrose, troubles graves de la personnalité.
6
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
de la folie, avant la théorisation freudienne, D. N Stern (1985, 1989) et
H. Searles (1977, 1994).
Nous avons vu que cet intérêt, guidé par une clinique heuristique, se
focalisa tout à tour sur les diverses manifestations comportementales du
désordre comme autant de pistes pour décrypter son sens intime, sans
toujours pouvoir ramener clairement celles-ci à une disposition sousjacente particulière du psychisme puisqu’on ne voulait (ou pouvait) pas
sortir de la dualité psychose/névrose.
C’est ainsi que furent revendiquées comme des entités autonomes
sociopathiques, voire des maladies mentales des regroupements aléatoires ou syndromiques aussi variés que la sorcellerie en son temps
mais aussi la psychopathie, ou le déséquilibre psychique, l’alcoolisme,
les toxicomanies, l’anorexie/boulimie ou les perversions sexuelles, ainsi
qu’une nébuleuse de petits tableaux cliniques qui se sont peu à peu
agrégés en un ensemble cohérent : syndrome de Ganser, syndrome de
Münchausen, syndrome de Lasthénie de Ferjol. Nous reviendrons ultérieurement sur ces syndromes. Sous des apparences distinctes, on pouvait
constater, dès cette époque, une profonde intrication clinique dépassant la
comorbidité simple, admettant des formes de passage ou une succession
de « maladies » appelées à se développer chez un seul et même individu
au fur et à mesure qu’il avançait en âge.
Par ailleurs, en fonction de l’angle d’analyse du processus psychique,
la plupart de ces entités cliniques sont potentiellement intégrables dans
le groupe des addictions ou des perversions, voire des aménagements
pseudo-psychotiques ou des « psychoses focales1 ». Un même comportement peut, en outre, se décrire comme une forme mixte, en raison
de son déroulement diachronique ou par sa signification existentielle :
citons la scatophilie téléphonique dans son rapport à l’érotomanie, la
kleptomanie comme perversion et addiction ; la règle étant la coexistence
systématique de plusieurs de ces dysfonctionnements chez une même
personne (Abel, et al., 1988). Nous aborderons ces comportements dans
le chapitre des perversions.
Ce démembrement clinique superficiel, utile pour affiner la sémiologie, aidait à la détermination des symptômes cibles d’éventuelles thérapeutiques médicamenteuses ou biophysiques espérées. Par sa logique, il
contredisait néanmoins toute approche analytique globale d’une personnalité sous-jacente, seule capable, pourtant, de susciter une mise en perspective cohérente visant à dépasser leur juxtaposition taxinomique simplificatrice, mais didactique. Il interdisait la perspective d’une approche
psychothérapique cohérente.
1. Le terme de psychose focale correspond à l’intuition que le bouleversement pathologique de la personnalité reste focalisé à un secteur du champ vital et n’envahit pas la
totalité du fonctionnement du sujet.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ
7
L’expérience montre que ces patients, nombreux (30 % des consultations selon L. Fineltain, 1996), s’ils sont souvent passionnants pour
l’économie psychique du soignant, ne sont pas les plus faciles à prendre
en charge car ils s’avèrent déroutants, au sens propre. Il apparaît donc
licite de chercher à mieux démonter les ressorts intimes de leurs comportements morbides, parfois spectaculaires, rebutants par leur itération, ou attachants. Cela permet de proposer des stratégies d’approche
relationnelle ou thérapeutique dépassant la simple rétroaction médicale
et la sanction sociale qui, nous le verrons, renforce inévitablement le
comportement pathologique jusqu’à le figer en une sociopathie. Pourtant,
la sanction sociale intervient encore souvent, lorsque les déviances sont
devenues trop déstabilisantes pour l’ordre public et la morale.
La psychogenèse de ces personnalités est éloquente. Leur abord thérapeutique n’est pas encore codifié et il reste empirique, sous-tendu
parfois par un contre-transfert négatif, tant les troubles et leur variabilité
interindividuelle comme intra-individuelle sont dérangeants et touchent
souvent au point aveugle des soignants en réactivant des positionnements
transactionnels enfouis chez ces derniers1 .
Il n’est pas étonnant de constater que, hormis les cas pathologiques
extrêmes, relatifs à des aménagements pervers ou caractéropathes prédominants, les sujets dotés (doués ?) d’une personnalité borderline savent
émouvoir. Ils arrivent avec une facilité déconcertante à débusquer le
partenaire complémentaire qui parviendra à les apaiser ou les contenir, le
temps d’une vie parfois, le temps d’une prise en charge référente souvent.
Ce partenaire potentiel étant initialement plus ou moins consentant,
il se retrouve très vite, irrémédiablement, happé dans l’histoire du sujet
borderline, désubjectivé, un peu comme dans certains processus paranoïaques passionnels qui se révèlent d’ailleurs, à l’analyse, plus souvent
borderlines que psychotiques (heureusement !). Ils vivent une passion au
sens philosophique du terme.
L’hypersensibilité et la souffrance chronique des sujets borderlines
s’avèrent souvent très complémentaires de la vectorisation psychoémotionnelle de leur partenaire privilégié, que celui-ci soit lui-même
engagé dans un fonctionnement borderline réparateur ou masochiste,
ou qu’il soit intimement doté d’une personnalité névrotique fondée
sur la culpabilité2 , la compassion et le dévouement. La psychologie
1. La problématique de réparation qui infiltre plus ou moins sourdement certaines
vocations thérapeutiques, soignantes ou éducatives, a sans doute à voir, pour partie, avec
des formes cicatricielles ou atténuées du questionnement borderline. La confrontation
de ces vécus, si elle parvient à transcender les effets de miroir, est parfois un puissant
levier thérapeutique.
2. La culpabilité est l’un des concepts centraux de la psychodynamique. Elle exprime
dans le conscient et l’inconscient du sujet une relation topique conflictuelle entre le moi
et le surmoi. Le surmoi est conçu comme une instance psychique intersubjective qui
est dérivée du narcissisme et se trouve pérennisée après le complexe d’Œdipe à la suite
8
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
intime de ce partenaire désigné est évidemment à questionner car, tôt ou
tard, après la lune de miel, lorsque son illusion réparatrice s’évanouira,
lorsque le faux self 1 du sujet borderline se fragilisera, lorsque la
faille narcissique2 primordiale s’élargira sous les coups de boutoir des
inévitables frustrations ordinaires ou extraordinaires de l’existence, la
question de la cohabitation puis de la séparation se posera pour les deux
sujets. C’est le sens de la problématique de répétition et d’abandon chez
les sujets borderlines et leur entourage.
On constate que le questionnement abandonnique inhérent aux sujets
narcissiquement défaillants les poussera à explorer (ou à faire exploser) la
tolérance de leur partenaire, sachant souvent là où il faut appuyer pour lui
faire le plus mal, le provoquer inéluctablement, susciter parfois sa rage ou
sa violence réactionnelle et s’exposer au risque, une fois de plus, de se
voir violenté ou abandonné. Ce passage à l’acte du partenaire, comme
celui de l’entourage familial, de l’institution, de la société (Conrad,
Schneider, 1980) – car nous sommes là dans des dimensions fractales
de l’environnement du sujet « cas limite » – confirmera et validera, une
fois de plus, les précédents passages à l’acte, enfonçant le patient dans
sa problématique abandonnique par mésestime de soi, dans un destin
victimaire. C’est cela qu’il faut prévenir le plus tôt possible (dans le
champ éducatif et soignant, comme dans le champ familial ou conjugal).
C’est cela qu’il faut désamorcer autant que possible (perspective psychothérapique à court terme), qu’il faut prendre en considération dans
l’après-coup, parfois pour contextualiser un passage à l’acte (perspective
victimologique et criminologique).
A PPROCHES PLURIELLES DU PHÉNOMÈNE ÉTAT- LIMITE :
DE L’ IMPORTANCE DU TRAIT D ’ UNION
Nous placerons désormais un trait d’union entre état et limite, ce
qui ne se retrouve pas dans les définitions habituelles. À notre sens ce
trait confère une cohérence supplémentaire à l’expression qui, dès lors,
n’est plus la simple juxtaposition des deux termes. Ainsi, l’un n’est
d’une identification à l’interdit parental. Cette identification permet à l’enfant de penser
conserver l’amour du parent avec qui il s’est placé en rivalité et parer ainsi la menace
de la castration par lui.
1. Ce terme introduit par D.W. Winnicott désigne « une distorsion de la personnalité
qui consiste à s’engager dès l’enfance dans une existence en trompe l’œil (le soi
inauthentique) afin de protéger, par une organisation défensive, un vrai self (le soi
authentique). Le faux self est donc le moyen de ne pas être soi-même selon plusieurs
gradations qui vont jusqu’à une pathologie de type schizoïde où le faux self est alors
instauré comme étant la seule réalité, venant ainsi signifier l’absence du vrai self. »
(définition issue du Dictionnaire de la Psychanalyse, E. Roudinesco, M. Plon, 1997,
p. 967).
2. La notion de faille narcissique est primordiale dans l’approche des états-limites. La
question du narcissisme et de ses avatars sera développée ultérieurement.
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PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ
9
plus adjectif de l’autre, mais chacun devient co-substantif particulier,
capable de définir un néo-terme qui dépasse la signification de ses deux
composants.
Après avoir vu la façon dont est née la conceptualisation d’une troisième entité à partir de la clinique, nous allons aborder la manière dont
l’entité état-limite a pu se dégager, aussi, à partir du contexte social puis
des théories psychodynamiques.
Bien que les états-limites constituent traditionnellement des contreindications formelles à la psychanalyse – puisque renvoyés dans la sphère
rédhibitoire (en matière de psychanalyse) des psychoses – ce sont des
théoriciens appartenant au courant psychanalytique qui s’y intéressèrent
tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, ne serait-ce que pour
les diagnostiquer avant toute initiation abusive d’une tranche de cure
psychanalytique, mais surtout parce que ces positions et ces organisations
psychiques, en raison de leur aspect tranché, proposent un éclairage
formidable sur les dynamiques névrotiques et psychotiques qui déclinent
le cœur de la praxis psychothérapique analytique et son socle théorique,
articulé depuis toujours sur le complexe d’Œdipe.
O. Kernberg (1977, 1989) et M. Klein (1948, 1975) parlèrent, eux,
d’organisations limites de la personnalité, en tant qu’organisations
stables, spécifiques, mobilisables, caractérisées par l’importance des
mécanismes défensifs archaïques, traditionnellement perçus comme
inclus dans le registre psychotique : dénégation, clivage, identification
projective. O. Kernberg alla plus loin en parlant à ce propos de « relations
d’objet primitives intériorisées ».
Cette ambiguïté contribua à renforcer certains théoriciens, et cela
perdure, dans l’idée que ce qui n’était pas clairement névrotique ne
pouvait appartenir qu’au champ de la psychose, quitte à élaborer l’hypothèse d’une gradation de gravité entre névrose et psychose constituée,
la psychose pouvant être autant un processus qu’un état stable.
La différence, selon nous, est que les mécanismes défensifs des étatslimites, même d’essence psychotique, s’ils sont repérés, peuvent se montrer sensibles à l’interprétation analytique, ce qui n’est ni évident ni
opérant dans la psychose.
Selon O. Kernberg, les sujets présentant une organisation limite de la
personnalité ont subi précocement des situations réelles ayant entraîné
une frustration ; cette hypothèse ne s’oppose donc pas au concept de
traumatisme désorganisateur précoce, mis en exergue par J. Bergeret, et
que nous développerons ultérieurement.
Sont évoqués comme les caractéristiques de cette organisation limite
de la personnalité :
– une absence d’autonomie primaire adéquate ;
– une faible tolérance à l’anxiété et à la frustration, ce qui renvoie aux
réactions caractérielles ;
– la présence de pulsions agressives ;
10
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
– les limites du moi sont néanmoins assurées, ce qui le différentie du moi
psychotique déterminé comme morcelé, voire pulvérisé ;
– le statut de l’objet est globalement assuré mais l’investissement objectal est instable, aléatoire ;
– le moi, lui-même instable dans son volume et ses attributions, est clivé,
ce qui affaiblit d’autant le jeu des autres instances mises en place selon
le modèle de la seconde topique freudienne.
La notion de clivage du moi fait écho au mécanisme défensif du clivage. Elle n’est pas contradictoire avec la conception d’un moi lacunaire
potentiellement comblé par un faux self au sens de D. W. Winnicott, la
ligne de clivage passant alors entre le faux self et le moi lacunaire, un peu
comme dans les monnaies bimétalliques modernes. En théorie, on pourrait également imaginer une faille n’épousant pas le contour du clivage,
voire des jeux de clivage ou des agrégats de faux selfs individualisant des
« personnalités multiples ».
Ces dernières sont des entités cliniques rarissimes, presque théoriques
(James, 1999 et Carroy, 1993). Elles sont désormais traditionnellement
rattachées, faute de mieux, à la psychose et caractérisées par l’alternance
chronologique ou la juxtaposition non intégrable dans une seule personnalité d’équivalents identitaires (l’identité d’un individu se concevant
comme la résultante de l’interaction dynamique de sa personnalité, de
son caractère, de ses aménagements économiques, de son tempérament,
de son statut social et de l’idée qu’il se fait de tout cela) distincts sur
une période allant de quelques jours à plusieurs années, la composante
biologique s’y surajoutant. On retrouve la notion de l’être humain comme
« être biopsychosocial ».
A contrario, l’amnésie psychogène, qui est une affection rarissime,
bien que traditionnellement rattachée à la constellation hystérique, c’està-dire sans cause organique soupçonnable, pourrait se concevoir comme
une brutale panne d’identité, un blanc identitaire paroxystique faisant
pendant, mais dans le même registre, aux identités et personnalités multiples. Un schéma montre diverses formes théoriques du moi.
La notion de personnalité multiple est pour une part antérieure à la
psychiatrie et à la psychanalyse. Le magnétisme (Mesmer), le spiritisme
et l’occultisme (V. Hugo) s’y intéressèrent car le phénomène pouvait
entrer dans leurs champs de compréhension et dans les préoccupations
culturelles de l’époque. P. Despine (1840, puis 1875, le cas Estelle,
1880), puis M. Azam (1887, le cas Félida X) contribuèrent à sa description médicalisée donc libérée d’une lecture mystique ou occultiste, dans
une perspective la rapprochant prémonitoirement de l’hystérie, entité
psychoclinique qui n’existait pas encore. La discussion psychopathologique opposait, à cette époque, les théories organicistes (l’idée d’une
séparation hémisphérique entraînant une dichotomie affective) et associationnistes. Par la suite, l’hypnose, comme l’une des voies royales
d’approche de l’inconscient, son association à la psychanalyse ainsi que
PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ
1. Moi névrotique
entier
3. Moi lacunaire
non comblé
5. Moi lacunaire
imparfaitement comblé
par un faux self.
Ligne de clivage prévisible
11
2. Faux self comblant
une lacune du moi
4. Moi polylacunaire
partiellement comblé
par des faux selfs
6. Moi polylacunaire, polyclivé,
imparfaitement comblé :
support à personnalité multiple
ou à fonctionnement pseudopsychotique
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Figure 1. Quelques modèles du moi
le concept de schizophrénie introduit par E. Bleuler en 1911, ébranlèrent
les descriptions initiales. On ne trouvait plus de cas clinique ! Devenue
désuète, l’entité « personnalité multiple » se trouva démembrée et reliée
à d’autres troubles neuropsychiatriques (somnambulisme, automatisme
mental psychotique). Tout se passa comme si l’affection mentale avait
alors traversé l’Atlantique dans les bagages des psychanalystes. Aux
États-Unis, la multiplication des cas comme le nombre des personnalités pouvant coexister, (jusqu’à soixante chez un même individu), fut
remarquable mais ces tableaux restèrent rarissimes dans les autres pays.
Certains psychiatres s’en sont fait aujourd’hui, aux Etats-Unis, une spécialité : F. W. Putnam (1989) comme un nouveau Charcot ?
Le fait que le déclenchement du passage de l’une à l’autre des personnalités soit étroitement corrélé à un stress psychosocial, la nondialectisation existentielle de personnalités contradictoires et la présence
concomitante de dysmnésies ont fait parler de « personnalité caméléon »
à rapprocher là encore de la clinique traditionnelle de l’hystérie (Tribolet,
1998). En d’autres temps ou d’autres lieux, on aurait pu parler de sorcellerie ou de possession diabolique à propos de ces tableaux cliniques.
C’est en ce sens que la sociopathologie et l’ethnopsychologie touchent
12
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
à la psychopathologie1 . Ce n’est que depuis peu que l’on a précisé les
caractéristiques cliniques et thérapeutiques de cette personnalité multiple :
– Élaboration très précoce, dès l’enfance, des personnalités coexistantes.
– Antécédents infantiles significatifs de traumatismes graves, avec fréquence de l’abus sexuel, ce qui recoupe la notion de traumatisme désorganisateur précoce de J. Bergeret et qui renoue de façon troublante
avec les premières intuitions théoriques de S. Freud postulant l’étiologie d’une séduction sexuelle avérée dans l’hystérie avant que cette
hypothèse, politiquement incorrecte pour l’ordre social de l’époque,
ne se retrouve reléguée aux oubliettes (Freud, 1905).
– La guérison envisageable, en utilisant la narcoanalyse ou des entretiens orientés. L’objectif thérapeutique est de favoriser l’abréaction des
personnalités secondaires puis leur (ré)intégration en une seule entité
personnelle.
– Nécessité de traiter simultanément les autres personnalités, « comme
si elles étaient des personnes réelles » (Girardon, 1998).
– La théorisation psychanalytique orthodoxe prenant le pas sur les autres
modèles, le concept de personnalité multiple se trouva peu à peu marginalisé et ceci en dépit de l’option syncrétique sous-tendant la notion
transnosographique marginale et controversée de psychose hystérique
que nous avons évoquée plus haut. Celle-ci ne constitua jamais une
grille de lecture efficace du phénomène « personnalité multiple » pas
plus que des formes mixtes psychonévrotiques retrouvées en clinique.
La place des personnalités multiples dans l’imaginaire social leur
confère une dimension particulière ainsi qu’une aura culturelle et métaphorique spécifique. Il peut être psychiquement protecteur de concevoir,
en soi-même, l’éventualité d’une personnalité à double facette, l’une
d’entre elles se voyant chargée de la part obscure, la plus intéressante
sans doute ; il y a toujours un Mister Hydde en nous ! C’est la littérature
fantastique, et la création artistique en général, qui nous offrent les
descriptions cliniques les plus parlantes de ces cas de dédoublement et de
dichotomie de la personnalité, au risque de devoir considérer, éventuellement, certaines de ces authentiques dissociations-dédoublements identitaires comme induits ou fortement colorés par l’environnement culturel,
comme un avatar historique de l’hystérie alors que c’était peut-être un
avatar du narcissisme : C. S. North et al. (1993) ont recensé près de vingt
biographies de « personnalités multiples » dont certaines sont devenues
des best sellers ou des films à succès. Le concept de personnalité multiple
1. Cette approche historico-clinique ne peut avoir de sens que dans la perspective
d’affections pouvant être évolutives du point de vue clinique. A contrario, la schizophrénie, dont on découvre chaque jour la composante organique, subit beaucoup moins
de variations historico-cliniques.
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PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ
13
retrouvera peut-être un jour un nouveau souffle, moins teinté de considérations mystiques et émotionnelles, grâce aux états-limites. Dans un
contexte favorisant la contagiosité mentale, c’est néanmoins la dimension
hystérique de la personnalité (suggestibilité, histrionisme) qui se verra
encore proposée comme critère de compréhension de la plupart des cas
cliniques d’autant que la notion de dédoublement de la personnalité
renvoie aussi à l’illusion démiurge sommeillant en tout être humain.
Créer un homme de chair ou d’apparence vivante n’est rien, du point
de vue technique. Les premières statuettes magdaléniennes puis la statuaire égyptienne, réaliste, peinte, visaient à représenter au mieux l’apparence formelle d’un être vivant. Cet objet anthropomorphe ou théomorphe, minéral, demandait à être animé par les pouvoirs des chamans,
les rituels des prêtres, ou la puissance de l’imagination.
Cette dimension magico-religieuse qui est le négatif socioculturel
de la problématique perverse individuelle, telle que nous la décrirons
ultérieurement, dériva progressivement vers une composante esthétique
de la représentation : « de l’art pour l’art ». Pourtant, qui peut dire qu’il
n’a jamais été troublé par une statue, un portrait, une photographie ou
même un texte suggestif ?
Par quels mécanismes polysensoriels (ou suprasensoriels) un être
humain peut-il ainsi transmettre une émotion ou une idée à un de ses
pairs ?
À l’inverse, sculpter et transformer son corps propre et en faire une
œuvre d’art (body art) est à intégrer à la fois comme un accomplissement autoconstructeur (voire autodéconstructeur !) personnel, une performance artistique, parfois revendiquée comme telle, (de Lolo Ferrari à
Orlan, 19781 ) et comme, pour partie, sinon la mise en acte d’un délire
autoérotique, du moins un évocateur passage à l’acte narcissique ou un
équivalent parthénogénétique en se recréant soi-même.
En chirurgie plastique ou esthétique, aujourd’hui banalisée certes
par les progrès techniques et la revendication individualiste d’une
conformité aux canons en vigueurs, il faut tenir compte du fait que le
risque psychique à terme, réside dans l’actualisation, dans la réalité, des
remaniements psycho-identitaires sévères induits par la transformation
d’apparence. Cette problématique, liée à la dialectique psychocorporelle,
culmine au cours des interventions chirurgicales drastiques, visant à
mettre en conformité l’identité sexuelle revendiquée par un transsexuel
et son morphotype, mais elle est tout aussi présente à l’occasion d’une
« simple » rectification d’arête nasale, comme lors de la pose d’un
anneau siliconé œsophagien visant à restreindre les apports caloriques,
1. Ces deux artistes ont chacun « joué » avec leur corps. Lolo Ferrari ne faisait pas
mystère d’avoir eu recours à la chirurgie esthétique mammaire, Orlan s’est infligé une
série d’interventions chirurgicales destinées à modeler son corps selon son fantasme,
son corps devenant son œuvre d’art.
14
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
ou lors de la mise en place d’un piercing, d’un tatouage ou d’un
implant exogène. Les chirurgiens sont de plus en plus souvent conduits
à solliciter un avis psychiatrique avant intervention et à conseiller un
suivi psychologique serré par la suite. C’est devenu, depuis peu, un
impératif médico-légal pour certaines interventions et nous voyons
débouler dans les consultations, pour un avis difficile puisque peu
argumentable, des hommes et femmes sans antécédent psychiatrique,
avant l’éventuelle pose d’un anneau gastrique comme remède à une
obésité récalcitrante. Lors de ces entretiens, ces individus ne présentent
aucun trouble psychique patent mais qu’en sera-t-il après la perte
de cinquante kilogrammes ou pire, après l’échec de l’intervention ?
Qu’en est-il des altérations de l’image corporelle et de l’estime de soi
provoquées par de telles modifications ?
Il est techniquement possible d’envisager, pour bientôt, la greffe d’un
visage (prélevé sur un cadavre) sur un massif facial préalablement préparé à le recevoir. Des microgreffes nerveuses permettraient de réanimer
grossièrement le greffon en mobilisant muscles et tendons et de transformer donc, radicalement, l’apparence du receveur. Le receveur aurait
(idéalement ?) le visage du donneur. Outre la mutilation sans équivoque
que représenterait la préparation physiologique du receveur – un véritable
écorchage à vif, bien que cette plastie ne concernerait pour l’instant que
des grands brûlés – a-t-on bien pensé à tous les remaniements identitaires
à gérer en postopératoire ? On est bien loin d’un simple lifting ou de
l’usage du Botox® 1 .
1. Un soutien psychothérapique est néanmoins prévu par les tenants du projet. Peter
Butler, chirurgien plasticien au Royal Free Hospital de Londres, assure que les détails
techniques sont réglés, les derniers obstacles étant « essentiellement d’ordre éthique ».
(The Irish independant, 22 décembre 2002). « Comment vivra-t-on le fait d’avoir le
visage de quelqu’un d’autre ? Et que dire de ceux qui ont connu et aimé ce visage ?
Comment supporteront-ils de le voir sur la tête d’un autre ? [...] Il va immanquablement
y avoir un débat éthique, parce que c’est là, je crois, que la plupart des problèmes
vont se poser, estime Peter Butler. Les donneurs vont avoir des réticences tant le
visage est associé à l’identité de la personne. Et celui qui recevra le greffon devra
faire face à des difficultés psychologiques importantes, sans compter les problèmes de
santé dus à la toxicité des immunosuppresseurs. [...] De telles transplantations pourront
bénéficier à de grands brûlés ou à des sujets atteints de difformités faciales. On ne peut
reconstruire ni les paupières ni les lèvres. On arrive à remodeler un nez jusqu’à un
certain point, mais l’effet général n’est jamais très satisfaisant. L’œil humain détecte
automatiquement la moindre difformité dans les traits. Les transplantations de visage
seront-elles convaincantes ? [...] Notre approche consistera à suturer aux endroits les
mieux à même de cicatriser : à la naissance des cheveux, sous le menton ou le cou,
autour des paupières. [...] Le résultat obtenu dépendra de l’adaptation de la structure
osseuse du patient à l’enveloppe cutanée d’une autre personne. Avec cette technique,
nous voulons faire en sorte que le patient puisse s’avancer vers vous et, peut-être
jusqu’à un mètre cinquante, ne pas avoir l’air anormal. Mais évidemment on ne peut
pas préjuger de l’authenticité qu’aura un tel visage avant d’avoir réalisé la première
intervention. »
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PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ
15
Cela n’est pour le moment envisagé, à titre expérimental, qu’en vue de
la reconstruction du visage de grands brûlés mais qui dit que des dérives,
infiltrées de narcissisme et d’eumorphisme normalisateur, ne seront pas
possibles par la suite ?
Les progrès de la génétique et des connaissances sur le vivant rendent
maintenant faisables des choses qui étaient, autrefois, de l’ordre du miraculeux, voire du divin. De nos jours, réanimer un sujet en coma dépassé
n’est plus qu’une performance médicale. Mais c’est néanmoins, au sens
propre, faire revenir parmi les vivants un individu déjà engagé dans le
tunnel, avec toute la dimension renarcissisante que cela peut induire chez
le « miraculé », nous le verrons au chapitre 5 de cet ouvrage.
Permettre à une femme stérile de procréer est déjà en soi un fantastique
franchissement des limites naturelles, une nouveauté au regard de l’histoire des humanoïdes dont la portée psychobiologique sur l’espèce n’est
pas encore complètement évaluable. Mais cloner un être vivant à partir
d’une cellule souche transcende et démultiplie la thématique du double
et celle de la filiation, jusqu’à déboucher sur l’absolu inceste (avoir
un enfant de soi-même) et au « crime contre l’ordre des générations ».
Cette technique aura, elle aussi, immanquablement, des implications à
terme sur la dynamique psychique collective ; on est dans le borderline à
dimension sociale.
À l’opposé, dans les cas exceptionnels de gémellité siamoise, au-delà
du drame humain qui fascine la conscience humaine, le fait que deux
corps, presque distincts, puissent avoir la même personnalité et des
destins entrecroisés (il existe des cas troublants de ce point de vue dans
lesquels l’un des siamois commence la phrase et l’autre la termine),
la dissociation personnalité/identité détermine d’autres questionnements
sur la psychogenèse. Dans certaines circonstances, c’est le sacrifice par
dissection chirurgicale de l’un des corps qui sauve la personnalité du
survivant (et à quel coût !), quant à l’évolution attendue de cette personnalité ?
Si c’est donc créer (ou modifier) une personnalité qui reste le plus
difficile et qui constitue finalement la transgression ultime, le psychothérapeute, « médecin de l’âme », n’est-il pas alors le plus transgressif des
médecins ?
Golem, cyborg, créature fantastique et composite du docteur Frankenstein ou créatures chimériques du docteur Moreau, clones animaux
contemporains ou procréations humaines hors limites naturelles, finalement seul le consensus éthique à connotation sociale et historique
peut proposer une limite provisoire et une dialectisation entre délire et
déviance, ces deux concepts étant à réinterroger sans cesse. Dans toutes
les œuvres de fiction narrant de telles expériences, l’histoire finit mal et
cette issue, systématiquement tragique, est liée au fait que la personnalité
16
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
de la créature échappe à son créateur et ne lui ressemble pas1 . L’analyse
des fondements du film montre que si la créature du docteur Frankenstein
dérape du point de vue comportemental c’est surtout parce qu’elle n’est
pas aimée (ne se sent pas aimée !) et, dans tous les films du genre,
les cyborgs, comme toutes progénitures, échappent systématiquement
au contrôle de leur concepteur : ces créations artistico-culturelles sont
des métaphores articulant le cauchemar au désir dans la problématique
borderline.
On voit ici que la question du double relève toujours de la problématique du dédoublement de la personnalité et qu’il est question
d’engendrement sans fécondation, de réinscription dans une dynamique,
d’un temps qui avance après avoir été gelé. Mais ce processus se veut
dégagé d’un passé historicisé. Il est question d’un nouveau temps originel et d’une recréation itérative du monde, ce qui renvoie au délire
parthénogénétique comme aux problématiques de transmissions pathogènes transgénérationnelles, à l’œuvre dans certains dysfonctionnements
familiaux. Nous sommes dans la perversion des limites naturelles.
1. Une hypothèse biologique sur la notion de beauté : chacun peut concevoir une
notion très subjective de ce qu’est un « beau visage », harmonieux et régulier. Cela
ne correspondrait-il pas à un morphotype évocateur de morphogènes non dominants,
c’est-à-dire peu susceptibles de s’exprimer à la génération suivante et donc de permettre
au partenaire d’envisager une transmission maximale de son morphotype, si ce n’est de
ses gènes ?
Chapitre 2
DES ORIGINES SUPPOSÉES
DU PROBLÈME :
LA CONSTELLATION DES
APPORTS THÉORIQUES
nous allons, tenter de résumer la masse des
questionnements soulevés par la conceptualisation progressive
des états-limites. Ces questionnements forment une constellation encore
hétérogène d’approches, de logiques explicatives, de tentatives de donner
du sens à ce qui est constaté au quotidien et qui reste mystérieux dans
ses déterminants. Ces théories avancées ont eu, à un moment ou à un
autre, des répercussions dans le champ de la psychodynamique mais
elles n’ont pas toujours été intégrées dans une théorie unificatrice. Les
éléments retenus sont le plus souvent dispersés dans une œuvre plus
globalisante non vouée à la théorisation des états-limites ou ont été
secondairement inclus dans des conceptualisations plus larges. Cette
revue de la littérature n’est donc pas exhaustive. Ce chapitre fait appel
à des notions complexes, définies de manière relativement consensuelle
dans les ouvrages de référence, en matière de théorie psychanalytique
(Laplanche, Pontalis, 1967).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D
ANS CE CHAPITRE,
L E CONCEPT D’ ÉTAT- LIMITE
Selon J.-F. Masterson (1976), les structurations limites de la personnalité seraient dues à un arrêt du développement du moi à la phase de
18
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
séparation/individuation – située selon M. Malher (Malher et al., 1975)
entre le 18e et le 36e mois – dans le contexte de l’échec adaptatif de l’internalisation d’une figure maternelle. Celle-ci est vécue par l’enfant, en
cas d’évolution harmonieuse, comme totale et permanente, c’est-à-dire
intégrant fonctionnellement les deux facettes relationnelles de la dyade
sans engendrer d’angoisse. La figure maternelle normale comporte :
– Une composante maternelle à connotation positive, comprenant une
« suffisamment » bonne mère, gratificatrice, déterminant, en retour, un
enfant comblé et sûr de lui, solide quand à la perception de son moi et
quant à l’estime de soi.
– Une composante maternelle à connotation négative, supposant une
mère « mauvaise et frustrante », interagissant durablement avec son
enfant, dès lors frustré et susceptible de rétroagir ponctuellement ou
chroniquement avec rage, anxiété et destructivité, qui sont les sentiments et comportements mis en acte, le plus souvent, à la fois dans le
caprice enfantin et dans l’acting out psychopathique.
La notion de clivage entre ces comportements renvoie à celle d’un
clivage intra-instantiel (du moi en l’occurrence) ou inter-instantiel. Elle
retrouve les intuitions de M. Klein exposées dans son approche de la
position dépressive paranoïde et rapportées depuis, de façon peut-être
excessive, aux positionnements psychotiques, c’est-à-dire archaïques,
de la personnalité. En principe, cette modalité d’organisation préserve
les deux états affectifs dans leur opposition non dialectisée : le clivage
protège, à sa façon, la composante partielle « bonne mère » mais confine
l’enfant dans une relation pathogène à un objet forcément incomplet,
partiel ou lacunaire. Dans ce cas, il n’y aurait donc pas, pour l’enfant, d’objet total et permanent, fonctionnellement intégré, souple, et sur
lequel il pourrait investir son énergie libidinale, puisqu’il n’y a pas eu
d’établissement d’une relation dyadique totale et soutenue.
Le stade symbiotique (cf. M. Malher) ayant été dépassé, l’enfant ne
campera néanmoins pas sur une position symbiotique, psychotique,
même si celle-ci s’avère moins archaïque que la position fusionnelle
dite autistique (autisme de Kanner), mais il est évident que le modèle de
J.-F. Masterson se réfère lui aussi à des positionnements très limites de
la personnalité, en eux-mêmes très archaïques. Il pourrait donc exister
une porosité structurale entre personnalité psychotique et états-limites
de la personnalité. Selon cette conception, on passerait du modèle
monolithique du cristal de roche, portant en lui-même ses failles et son
destin, à un modèle métaphorique faisant appel à l’image de l’argile,
matière organique devenue minérale, éventuellement stratifiée, traversée
par des fluides énergétiques (ou des courants libidinaux).
À l’origine du problème, dans l’hypothèse analytique, la mère de
l’enfant, elle-même fragilisée par des positionnements borderlines ne
serait pas en mesure d’apporter son soutien et d’effectuer sa part de travail
bipolaire de construction d’un espace relationnel, par rapprochement et
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L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
19
distanciation émotionnelle adaptée. Ce processus serait à attendre lorsque
l’enfant essaiera de dépasser cette disposition relationnelle, de s’individualiser, d’être plus mature. Cette défaillance maternelle renvoie à l’idée
que l’objet (et sa permanence) est perçu par le psychisme précisément
par son absence, comme le rappelle l’intuition freudienne du jeu de la
bobine (le for-da) (Freud, 1920).
Dans cette configuration psychique, l’enfant ne pourra ériger de
défense solide contre le sentiment naissant d’abandon et de rejet,
identifié émotionnellement à la frustration (notion d’abandonnisme)
parce que la mère ne supporte pas l’éloignement de son enfant. Celui-ci
possède, pour elle, un attribut contra-dépressif – c’est-à-dire comblant
son vide dépressogène – dans la mesure où il reste instrumentalisé
comme un faux self de substitution. Ainsi vécu, l’enfant ne pourra être
considéré par elle comme un sujet doté d’un destin distinct du sien,
il restera positionné en objet fantoche, en marionnette manipulable,
en prolongement narcissique, prothétique. On conçoit que de telles
dispositions relationnelles caricaturales précoces, lorsqu’elles ne peuvent
être dépassées ou limitées par la thérapie ou la rééducation, puissent
introduire le sujet dans le champ clinique de la psychose.
S’il entre dans ce rôle, par passivité (déficit dans la sphère comportementale) ou par incapacité économique psychique, l’enfant objectalisé1
pourra se voir cantonné dans un tel faux self jusqu’à l’adolescence ; s’il
se révolte, il court le risque d’être catalogué comme déviant ou « en
souffrance », et d’inaugurer précocement une carrière d’assisté mental,
de devenir un gibier de DHMI2 .
C’est la question de la prévalence des troubles psychocomportementaux chez les enfants de mères malades mentales avérées ou simplement
dépressives sur une longue durée (ce qui reste logique), de mères en
difficulté quant à l’établissement d’une relation précoce de qualité. Ces
troubles sont-ils uniquement liés aux déficiences contextuelles éducatives (conception sociopathique) ou sont-ils déterminés « de surcroît »,
psychogénétiquement ou biologiquement ? C’est la question de l’inné et
de l’acquis dans le déterminisme des troubles psychiques. Les réponses
fournies à cette question ont toujours été étroitement surdéterminées par
des arguments philosophiques.
En contrepartie, plus tard, chez l’enfant instrumentalisé, rendu inauthentique dans son rapport au monde et à lui-même, toute frustration,
même minime, ne pourra être dépassée. Elle le submergera imparablement car elle sera vécue comme une nouvelle trahison et un abandon
supplémentaire par la mauvaise mère ou son substitut (la société, par
1. L’objectalisation est le fait de se voir dénier toute destinée autonome. L’individuobjet n’accède pas au rang de sujet dans la relation à sa mère.
2. DHMI : le dispensaire d’hygiène mentale infantile est un service public dispensant
des consultations psychologiques et psychiatriques gratuites destinées aux enfants et
adolescents. On dit aussi : centre médicopsychologique infantile.
20
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
exemple), ce qui ouvre la voie à des crises itératives. Que peut-il arriver
de pire à une marionnette que d’être abandonnée par son manipulateur !
Tout ceci renvoie encore à la clinique du sentiment d’impuissance, de
l’effondrement narcissique et des crises de rage chez les abandonniques
caractériels.
Dans d’autres circonstances, des stades réactionnels à la situation
d’abandon ont été décrits par J. Bowlby (1978) à la suite de R. A. Spitz
(1966), à partir de la situation d’hospitalisme, par comparaison de
cohortes d’enfants élevés dans une pouponnière bien équipée en
personnel et de cohortes d’enfants placés dans un établissement mal
pourvu. On retrouve des analogies avec ce qui existe dans la clinique
polymorphe de l’abandonnisme chez des grands primates en captivité
(éthologie), des enfants plus âgés (Freud, Burlingham, 1939-1945) des
adultes, voire des vieillards placés en institution, mais aussi chez des
détenus ou des déportés.
Chez ces derniers, individus soumis à une situation expérimentale de
faillite narcissique maximale, B. Bettelheim (1943), qui fut, lui-même,
un temps déporté en camp de concentration nazi, observa des tableaux
analogues (les « musulmans »), ce qui l’aida à imaginer, plus tard, une
fois libéré, une institution thérapeutique globale à même de prendre
en charge, de façon « orthogénique », des enfants autistes. Détenus,
déportés ou internés chroniques vésaniques d’institutions psychiatriques
totales au sens de E. Goffman (1968), déclinent, par leurs trajectoires
vitales, les diverses gradations d’un véritable quint-monde, tant se
conjuguent et se potentialisent les mécanismes d’exclusion. Hors cadre
institutionnel, les « sans domicile fixe » et les marginaux de toutes
sortes forment également des populations qui, bien qu’inhomogènes
par l’histoire personnelle des individus qui la composent, présentent
une cohérence dans leur dynamique collective ainsi que dans leurs
positionnements identitaires, à travers le fait que leurs membres se
retrouvent en situation de défaillance narcissique majeure. Inscrites dans
le champ social par leurs déterminants exogènes, bien que constitués
d’adultes (donc de sujets théoriquement matures et stabilisés du point de
vue de leur individuation psychique), ces identités fragilisées influencent,
en retour, les personnalités au narcissisme carencées qui les sous-tendent
souvent. Ces groupes humains et leur dynamique interrelationnelle
définissent de formidables modèles d’approche périphérique de la
pathologie du narcissisme. Chaque civilisation sécrète ses marginaux
(borderlines au sens social) et cette marginalisation constitue, en retour,
une styxose expérimentale.
Concernant les bébés, puisque c’est sur eux que portèrent les premiers
travaux, R. A. Spitz décrit trois phases devenues classiques :
– Protestation : le bébé abandonné pleure, envoie des signaux de détresse
aiguë, s’agite. Il crie et met en action tous les moyens à sa disposition pour signaler sa frustration à un entourage qui demeure pour lui
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
21
confus et indifférencié. Cette phase de lutte affective peut s’allonger
sur quelques heures ou quelques jours selon les capacités réactives
intrinsèques du sujet.
– Désespoir : le nouveau-né est dérouté, il commence à se renfermer sur
lui-même, exprime moins de demandes à son entourage et il semble
relâcher ses efforts de reconquête. Il ne s’agite plus, ce qui peut être
trompeur car rassurant pour l’entourage infirmier. À ce stade, s’il est
à nouveau stimulé de façon maternelle (ou assimilée), les signes cliniques sont réversibles et la construction psychique peut se poursuivre
harmonieusement.
– Détachement : le bébé s’installe dans la séparation, accepte mécaniquement les soins, s’il y en a, mais il ne les investit plus, il mange de
nouveau normalement et recommence à jouer. Il perd néanmoins tout
attachement réel à sa mère, ou au substitut maternel, ce qui contribue
à fragiliser son économie psychique. Cette phase n’est pas facilement
repérable.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Après une période de séparation assez longue, le bébé présentera,
très souvent, des troubles du sommeil (insomnie d’endormissement ou
fractionnement du sommeil), des refus paroxystiques de s’alimenter, un
mutisme, des tics nerveux plus ou moins prononcés, un attachement
exagéré à sa mère (si elle est revenue) ou un apparent détachement
réactionnel. Si une relation de qualité peut se renouer à temps, l’enfant
conservera peu de séquelles apparentes. Dans le cas contraire et surtout
s’il s’agit de situations d’abandon pérennisées par le contexte social,
l’observation objectivera des carences durables au niveau de l’acquisition
de certains processus intellectuels, allant du langage à la facilité d’abstraction, ainsi que des déficits au niveau de certaines sphères d’expression
de la personnalité en collectivité, comme l’aptitude à nouer et entretenir
des relations profondes et significatives, ainsi que l’aptitude à maîtriser
ses impulsions au profit d’objectifs à long terme. Ces défauts cicatriciels
seront désormais intégrés dans la façon d’être au monde de l’enfant et sa
personnalité :
« [C’est] l’art d’aimer peu dans un environnement carencé pour se protéger de la souffrance d’aimer beaucoup [...] c’est la délinquance comme
valeur adaptative empreinte d’un véritable sens éthique. » (Cyrulnik,
2002)
Dans la psychopathie de l’adulte, l’un des aménagements économiques les plus bruyants des personnalités carencées du point
de vue du narcissisme, on pointera fréquemment un tel agencement apparemment protecteur de l’investissement affectif mais ce
fonctionnement-symptôme s’avère surmarginalisant car il n’est pas
compris comme pathologique par l’entourage. Il est souvent compris
comme indice d’un mauvais caractère ou d’un mépris.
22
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
D’autres apports théoriques issus de divers courants complexifièrent
ultérieurement les intuitions des premiers psychanalystes à se pencher
sur la question. Cela se fit sans pour autant réussir à circonscrire les
états-limites dans une dimension sociologique plus médicale, c’est-à-dire
à vocation sémiologique, étayée sur la prévalence d’un symptôme préjugé pertinent. En conséquence, la notion d’état-limite, cantonnée dans
une perspective psychodynamique, n’échappa pas au champ clos des
débats entre psychanalystes et psychiatres, ce qui contribua peut-être à
son discrédit.
A. Wolberg (1952) décrivit, à son tour, les traits devenus cardinaux du
tableau : adaptation maintenue à la réalité, hyperesthésie relationnelle,
relation d’objet ambivalente, problématique de répétition de comportement avec traits masochistes moraux, tout au long de l’existence et quel
que soit le partenaire. Grinker (1968) (cité par Rannou-Dubas et Gohier)
lista les registres psychopathologiques : agressivité, trouble des relations
affectives, trouble identitaire, dépression et sentiment de solitude. Pour sa
part, P. L. Giovacchini (1975) décrivit le « soi blanc » qui constitue une
image suggestive mais susceptible de prêter à confusion avec la notion
de « psychose blanche »1 . D’autres auteurs insistèrent sur la notion de
dysphorie chronique, d’anhédonie (Loas, 2002)2 et sur celle de labilité
affective. J. Bergeret introduisit dans le débat la notion de dépressivité
(Bergeret, 1964, 1974, 1996), mettant en avant sa version du noyau
intrapsychique relatif au syndrome clinique (une rage vis-à-vis de l’objet
vécu comme hostile, des échanges personnels inadéquats, un sentiment
de vacuité et de solitude), tout en mettant en avant une hypothèse psychogénétique qui allait révolutionner la question : la notion de traumatisme
désorganisateur précoce.
P.-C. Racamier s’intéressa à la séduction narcissique, ce « mouvement
d’unisson » indispensable à l’établissement du lien affectif et constructif
de la dyade. Cette séduction narcissique d’une mère sur son enfant est un
processus évolutif normal qui doit être ouvert et adaptable. Mais il peut,
dans certaines conditions, se fermer. Dans cette perspective, restreint
dans ses potentialités, le sujet ne peut plus advenir, il sera sous l’emprise
(de sa mère le plus souvent). Cette emprise est une passion dans la mesure
où elle empêche l’émergence de la critique et de la distanciation. Tout
tiers potentiel ou réel (l’autre parent ou un membre de la fratrie, et cela
ouvre sur toute la dimension thérapeutique systémique) sera vécu comme
1. La psychose blanche correspond à un état psychotique asymptomatique mais capable
à tout moment de basculer dans la maladie. Des analogies avec la notion de schizoïdie
ou de préschizophrénie peuvent être envisagées. L’usage du concept fut complètement
dévoyé dans le contexte historique du stalinisme soviétique, pour permettre à l’État
d’envoyer en hôpital psychiatrique des déviants sociaux, sous prétexte qu’ils pouvaient
un jour présenter des troubles psychiatriques.
2. L’anhédonie, ou insensibilité au plaisir, est considérée comme l’un des symptômes
caractéristiques ou discriminants des états-limites. Voir G. Loas (2002), p. 130.
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
23
dangereux pour ce lien pathogène, car privilégié, et il se verra donc
exclu par le biais d’un phénomène de nature centripète, « incestuelle ».
Ce dernier peut être agi, insidieux, ou imprimer au contexte une simple
atmosphère incestuelle, érigeant une sorte de perversion narcissique dans
le sens où les échanges constructeurs de narcissisme se retrouvent figés
selon des lignes de force devenues peu mobilisables. Cette séduction
narcissique aliénante fait alors dramatiquement barrage aux processus
innés de croissance et de maturation psychique individuelle. Privé de ses
assises narcissiques et surtout de la capacité de celles-ci à évoluer et à
s’autoréguler, non autonome, le sujet sera enclin à rester fixé sur des
fantasmes d’omnipotence infantile répondant, pour partie, aux attentes
maternelles complémentaires et inconscientes, pouvant aller jusqu’au
fantasme (psychotique) parthénogénétique.
Vignette clinique n◦ 1 – Une généalogie géologique
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Un de nos patients, psychotique paraphrène et jargonaphasique faisait
remonter sa lignée jusqu’au précambrien. Il récitait, usant de mots latins
et provençaux, toutes les ères géologiques comme autant d’ancêtres personnels fabuleux, faisant ainsi l’économie de la question de ses origines
et donc de la sexualité. Ce positionnement ante-sexuel, quasi minéral,
signe un fonctionnement archaïque laissant peu de place à un éventuel
entourage humain. Il est donc clairement psychotique même si par ailleurs
ce sujet a pu longtemps rester inséré socialement et même travailler comme
gardien de musée. Cette modalité pathologique d’élaboration du lignage est
à différentier de ce qui se retrouve dans certains mythes tribaux, dans la
mesure où ceux-ci sont ritualisés et sacralisés, constitutifs d’une identité
collective faisant office d’histoire ou de métaphore. La force du tabou de
l’inceste dans ces civilisations et la propension exogamique traduite par
la guerre sont à la mesure du risque que pourrait engendrer une telle
fermeture du monde telle que dans le cas clinique ci-dessus évoquée.
La clinique de l’incestuel, selon P.-C. Racamier et ses disciples,
s’étend aussi bien aux champs intrapsychiques qu’interpsychiques.
À l’échelle individuelle, dans cette perspective de structuration du
narcissisme comme une instance autonome susceptible de s’articuler
avec les autres, il serait licite d’envisager une topique supplémentaire,
celle de l’interne, de l’externe et de l’intermédiaire rejoignant peut-être
partiellement la notion d’espace transitionnel (et d’objet transitionnel)
de D. W. Winnicott (1969, 1975, 1994).
L’hospitalisme décrit par R. A. Spitz dans les processus de séparation
trace plusieurs pistes diagnostiques :
– un retard du développement psychomoteur, plus ou moins réversible
selon l’intensité de l’atteinte narcissique, pouvant confiner dans les cas
extrêmes au nanisme psychogène ;
– une fragilité physique, ces enfants étant classiquement plus souvent
atteints que les autres par des infections banales.
24
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
La dépression anaclitique du nourrisson peut faire suite à une frustration survenue après une période pendant laquelle les relations avec
la mère ont été satisfaisantes. Les symptômes s’apparentent alors à une
dépression d’adulte (par perte d’objet, donc avec deuil) d’évolution favorable si l’enfant bénéficie de la restauration de relations correctes dans un
délai de quelques mois. Le ralentissement progressif du développement
général par effet d’une carence prolongée peut être inversé, s’il est mis
rapidement fin à la situation frustrante. Dans le cas contraire, le pronostic
sera celui de l’hospitalisme comprenant, en particulier, une péjoration
intellectuelle quelle que soit la qualité éducative de l’institution.
Les performances intellectuelles d’enfants élevés ainsi sont considérées comme statistiquement toujours inférieures à celles d’enfants du
même âge non institutionnalisés, en ce qui concerne l’intelligence générale, la mémoire visuelle, la capacité de conceptualisation, la fonction
verbale et l’adaptation scolaire ou professionnelle – c’est la notion de
débilité affective. C’est une indication à prendre en compte lors de
l’examen clinique d’adultes porteurs d’antécédents de carences.
Des troubles cognitivo-comportementaux vont de déficits simples et
transitoires de l’humeur à un repliement d’allure autistique faisant parfois
poser le diagnostic de psychose.
L’autisme infantile (Kanner, Malher) était considéré autrefois comme
le prototype de la psychose et il était rapporté à un défaut de la relation
dyadique primaire dont l’origine (et la culpabilité) maternelle ne faisait
aucun doute. Cette tendance perdure de façon atténuée et recadrée. Certains comportements d’allure autistique demeurent directement rapportés
à la pathologie psychique envahissante de la mère et peuvent être conçus
comme des syndromes de Münchausen par procuration (cf. infra). Des
générations de parents furent alors globalement stigmatisées par des
générations de psychiatres et cette hypothèse superficielle, débordant
largement jusque dans le champ des psychoses adultes, aboutit – par
extension à la posture thérapeutique dite antipsychiatrique (Laing, 1986 ;
Cooper, 1970) – comme remise en cause radicale et politisée de l’environnement familial puis social dans la psychogenèse de la psychose.
Cette psychiatrie écologique voulait changer le contenu des conduites
par une modification du système environnemental contenant, sans tenir
compte du fait que ce système avait sans doute, pour partie, été obligé de
se configurer ainsi pour s’accommoder d’un noyau relationnel différent
et que le modèle qu’elle abordait puisait son énergie et sa finalité homéostatique dans la spécificité dynamique de ses composants morbides :
mère/enfant/entourage.
Dans des perspectives complémentaires, les travaux inspirés de la
cybernétique et de la théorie des systèmes alors en gestation, contribuèrent à distiller un éclairage nouveau sur les dysfonctionnements relationnels générateurs d’une souffrance mentale s’exprimant au cœur de
microcollectivités signifiantes : la fratrie ou la famille surtout mais, par
extension, tout système (Bateson, 1956, Watzlawitck et al., 1972).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
25
On reconnaît maintenant la prévalence des troubles génétiques et des
maladies néonatales chez les sujets étiquetés autistes (depuis l’existence
de chromosomes surnuméraires jusqu’à des dysmétabolismes fins, du
même registre que ce qui est décrit aujourd’hui dans les « maladies
orphelines »), comme chez les schizophrènes.
Cette prévalence va au-delà de l’interférence. Les avancées scientifiques tendent donc à établir un lien entre les désordres psychocomportementaux psychotiques et des altérations fines, multiples et physiopathologiques du fonctionnement cérébral. Dans la période actuelle, en raison
de ces découvertes convergentes issues des sciences dures relativisant les
apports des sciences molles (sciences humaines), la psychose se retrouve
révisée dans sa nature, revisitée et projetée délibérément dans le champ
de la neuropsychiatrie ou de la pathologie neurodéveloppementale. Par
conséquent, si la psychose se voit, elle aussi, exclue du champ des
désordres essentiellement psychogénétiques, il faudra redimensionner
sérieusement le cadre de la psychiatrie.
On assiste à une dépsychologisation et à une remédicalisationbiologicisation du concept de psychose. Ceci conduit à considérer
maintenant le psychotique comme un handicapé psychique plus que
comme un malade et à déterminer, pour sa prise en compte, des stratégies
palliatives réadaptatives ou rééducatives plutôt que des stratégies
psychothérapeutiques. Pourtant, il faut bien continuer à prendre en
considération le fait qu’aux désordres neurophysiopathologiques se
superposent, souvent, des catastrophes relationnelles impliquant les
narcissismes parentaux, mis à rude épreuve par les déficits polymorphes
de leur progéniture, et le narcissisme, en devenir, sinon en construction,
des enfants stigmatisés par le handicap. Ce recadrage psychologisant
du champ de la psychiatrie aboutit à faire repousser à ses marges les
psychotiques par les sujets borderlines sur une hypothétique échelle de
sévérité des troubles d’origine psychogénétique.
En France, le contexte de l’après guerre où pullulaient les orphelins de
guerre, fut l’occasion d’observation de cohortes d’enfants se retrouvant
en séjours forcés, plus ou moins longs, en pensionnat, ou en sanatorium
car la tuberculose faisait encore des ravages. Ce type de fragilisation
narcissique, décuplé par le déséquilibre social de la collectivité, posait
problème et pouvait facilement se détecter. Bien qu’occupé à sa reconstruction, le pays s’obligea à s’intéresser à ceux qui restaient au bord
du chemin. Les ordonnances de 1945 sur la protection de l’enfance1
allaient, par ailleurs, fournir un terrain d’étude fantastique. Leur mise
en œuvre a offert des milliers d’enfants et d’adolescents en difficulté à
la sagacité et à l’observation de psychologues, d’éducateurs spécialisés
1. Ordonnance N◦ 45-174 du 2 février 1945, relative à l’enfance délinquante. Ordonnance N◦ 58-1301 du 23 décembre 1958, relative à la protection de l’enfance et de
l’adolescence en danger.
26
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
ou d’enseignants1 . Face à cet enjeu de société, des efforts de formation
des professionnels du champ psycho-éducatif s’appuyant sur les avancées théoriques considérables de l’époque (Wallon, 1949 ; Piaget, 1966 ;
Lacan, 1975, 1978 ; Dolto, 1980) furent promus.
Les miracles du nursing pour les tout-petits en situation d’abandon,
ainsi que les dispositions éducatives inspirées de ces travaux pour les
plus grands, parfois déjà installés dans la déviance, permirent, sinon de
juguler le phénomène, du moins de le comprendre.
Bien qu’ils restent d’actualité, les outils de la prise en compte de la
carence narcissique furent forgés durant cette période, mais force est
de constater qu’ils n’ont pas vraiment essaimé hors de leur champ de
naissance.
En effet, on constate aujourd’hui des drames existentiels analogues. Ils
sont favorisés par la misère et se déroulent dans des pays pas si lointains.
L’ouverture politique récente de certains d’entre eux a autorisé un
regard ému et une intervention ponctuelle sur les conditions de vie
régnant au cœur d’orphelinats roumains ou russes, très proches de ce qui
se passait en France dans les années cinquante. Qu’en est-il des autres ?
Bien que l’on sache intellectuellement ce qu’il faudrait faire du point
de vue de la prévention, on fabrique toujours des abandonniques et ce
problème continue à avoir des répercussions concrètes jusque dans notre
pays !
Dans la perspective d’une adoption, chaque année, des milliers de
parents potentiels arpentent le monde, courant les orphelinats des pays
sous-développés en quête d’un enfant adoptable. Ils découvrent des
situations telles que celles décrites ci-dessus sans pour autant mesurer l’impact de cette misère existentielle précoce sur le développement
affectif de leurs futurs enfants. Ils partent du postulat que les enfants
adoptés tôt, donc moins longtemps soumis aux épreuves de l’abandon
ou de l’hospitalisme larvé, présenteront moins de difficultés d’adaptation
que les enfants plus âgés au moment de leur adoption. La tendance est
à l’adoption d’enfants les plus jeunes possible2 . Une fois adoptés, les
enfants auront néanmoins à surmonter d’autres écueils du point de vue
du narcissisme, pour se construire une personnalité dense, autonome, et
une identité opérante.
On conçoit l’immense difficulté pour un enfant à se créer une identité
et à s’autoriser un avenir personnel, en bâtissant sur le sable mouvant
1. Déjà au début du siècle, lors de l’instauration de l’école publique et obligatoire, il
fallut différencier ce qu’on appelait les anormaux d’hospice (enfants carencés affectivement) des anormaux d’école (enfants déficients intellectuels). Ces derniers, dépistés
par les tests d’intelligence type échelle de Binet-Simon (1905), ne pouvaient pas suivre
une scolarité normale.
2. Ceci a pour corollaire que la vie des enfants d’orphelinat est une véritable course
contre la montre et engendre un traumatisme narcissique supplémentaire pour ceux qui
sont oubliés.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
27
d’un passé recomposé. Ce passé, il ne le connaît pas. Il ne peut que le
fantasmer en s’appuyant, au gré des événements, sur l’histoire officielle
(mais forcément filtrée) de son adoption. Cette histoire incomplète tend
à occulter l’histoire de son abandon, elle aussi amputée, volontairement
ou non. Pourtant, un enfant ne pourra se sentir pleinement adopté avant
d’avoir fait le deuil de son identité d’abandonné. Ceci sera d’autant plus
délicat que celle-ci se verra déniée ou rationalisée par des considérations
moralisatrices.
Cette identité infranarrative car infraverbale, d’expression analogique,
est parfois même plus qu’infranarrative, impensable, au point qu’une
partie importante des réserves énergétiques de l’enfant (et de sa famille
d’adoption) passera à empêcher la prise de conscience de telles évocations angoissantes. Elle est inscrite dans tout ce que l’enfant a vécu et
dont il peut n’avoir aucun souvenir conscient (notion d’amnésie infantile
ordinaire), mais aussi dans tout ce qui est irréductible (sa part génétique,
tant dans son aspect physique que caractériel) et qui éclatera au grand
jour, tôt ou tard. Elle s’incarnera aussi dans ce qui lui est directement
relaté ou caché par son entourage adoptant, ainsi que par les souvenirs
réels (ou les souvenirs-écrans) à sa disposition. Elle existera par ce qu’il
se ressentira, à certains moments privilégiés, critiques le plus souvent,
capable d’en dire par lui-même. C’est l’identité narrative au sens de
B. Cyrulnik (2002).
Cette identité a pour vocation de se voir revendiquée plus tard, à
l’adolescence, sous forme de conduites à connotation essentiellement
provocatrices espérant une fissure salutaire, une issue dans ce mur de
l’histoire officielle que l’on pourrait, par d’autres traits, rapprocher du
roman familial du névrosé. Ces mots ou ces conduites seraient à chaque
fois à décrypter dans l’urgence, puisque chaque occasion manquée de
remettre en question ou de redresser la trajectoire affective du sujet,
risque de confiner le jeune dans l’impasse borderline qui signe, ici, l’inauthenticité et la faiblesse du moi. Ce switch d’identités instantanées se
combinant avec un chassé croisé de filiation va, entre autre, bouleverser
définitivement l’ordre des générations des parents adoptants comme celui
des parents abandonnés, puisqu’adopter un enfant c’est l’inciter, quelque
part, à consentir à l’abandon de ses parents biologiques.
Ce processus est un deuil inénarrable et culpabilisant. Les niveaux
logiques de l’identité infranarrative et de l’identité narrative n’étant pas
les mêmes, un difficile travail d’intégration psychique de ces deux parcelles ou facettes identitaires contradictoires dans le moi du sujet en
construction devra être opéré sous peine que, par exemple, l’identité
« enfant accueilli adopté », d’essence plus librement narrative (car elle
peut se voir positivée), ne s’impose en un faux self prenant le pas
sur l’identité « enfant abandonnant ses parents naturels ». En cas de
décompensation psychique, c’est évidemment cette dernière qui prendra
le pas du point de vue émotionnel.
28
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
Le travail de deuil sur ce faux self , pourtant nécessaire, est psychosocialement indialectisable, indicible ou impensable, autrement que par
des phénomènes aigus de rupture, générateurs de culpabilité nostalgique
au mieux, d’effondrement individuel au pire. Seul le clivage comme
mécanisme défensif archaïque pouvant être opérant sans trop de douleur,
le fonctionnement clivé retrouvé chez des sujets borderlines (anorexie
ou perversions) peut alors être compris comme une réminiscence fonctionnelle de cette période cruciale, puisque mal dépassée. Le deuil des
parents abandonnés peut prendre la forme symptomatique d’angoisses
de mort, plus ou moins spectaculaires et c’est alors, souvent, de sa
propre disparition que l’enfant aura peur. Cette éventualité, que doit par
ailleurs fantasmer chaque enfant « ordinaire » à un moment donné de son
parcours psychique normal, ayant été expérimenté et vérifiée dramatiquement, au moins une fois dans la réalité, chez un enfant abandonné-adopté,
ses proches-indispensables peuvent donc, pour lui, disparaître à tout
moment.
En ce sens, à travers le clivage, comme le soulignent les psychanalystes orthodoxes, l’état limite cicatriciel n’est pas totalement délivré de
l’hypothèque psychotique puisqu’il utilise les armes de la psychose pour
s’en défendre, ce qui est toutefois une façon de prendre du recul avec la
problématique1 .
C’est ainsi que D. Wildöcher (1984) distingua la psychose vraie des
mécanismes psychotiques de lutte contre le conflit, quelle que soit la
nature de ce dernier. Dans le cadre de l’effort d’individuation borderline,
la problématique perverse, par exemple, comme exploration des limites
de la mort signe alors, pour partie, une fixation pulsionnelle non encore
sexuée sur cette expérience traumatisante qui, là encore, n’a rien de
libidinale.
C’est bien Thanatos qui œuvre, et non Éros. Tout se passe comme si
l’énergie normalement promise à l’exercice ultérieur de pulsions génitalisées restait dérivée sur ce questionnement lié à l’individuation resté sans
réponse, devenu morbide en infiltrant toujours plus le fonctionnement
affectif du sujet, jusqu’à se concrétiser, par exemple, par des fonctionnements pervers ou addictifs.
« Il faudra bien que l’on réponde à la question », disait une patiente
borderline en soliloquant... « Je veux bien essayer mais quelle est la question ? » lui répondis-je. Cette répartie, logique à mon sens, déclencha un
bouleversement anxieux intense chez la patiente, un malaise physique
profond ; la question était inénarrable, seule la mort pouvait en répondre.
En dehors de ces cas dramatiques, dans la psychogenèse des états-limites
1. En ce sens, on peut remarquer que le borderline se dégage de la position psychotique
en utilisant les mécanismes défensifs de la psychose tout comme il se définit en subvertissant les concepts issus de la psychanalyse. Le pervers ne fait pas autre chose que de
combattre son partenaire en exploitant la faiblesse propre de celui-ci, c’est-à-dire, sa
logique.
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
29
de la personnalité, on constate dans les suites d’un traumatisme désorganisateur précoce (si celui-ci n’est pas traité comme il se doit), que
les défenses acquises, en dépit de leur précarité structurelle, permettent
la poursuite d’une évolution paraissant satisfaisante jusqu’à la poussée
prépubertaire (10/12 ans), ce qui ne présage pas des désordres ultérieurs
comme autant de tentatives de cicatrisation ou d’aménagements : c’est la
pseudo-latence décrite par J. Bergeret.
Du point de vue psychologique et physiologique, cette période clef
pour la poursuite d’un développement harmonieux comporte, entre autre,
un détachement accru vis-à-vis de la mère. Cette période constitue une
récapitulation de la phase séparation/individuation, une chance de l’intégrer solidement dans l’avenir du jeune, si tout va bien. Mais, le plus
souvent, dans ce contexte critique, se cristallisera un sentiment de vide,
d’ennui morne pouvant occasionner subitement une résurgence anxieuse
et des symptômes comportementaux plus bruyants : violence, fugue,
conduites caractérielles.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D ES LIMITES DU CONCEPT D’ ÉTAT- LIMITE
Pour L. Fineltain (1996), les termes de styxose (en référence au fleuve
Styx, le haïssable, qui séparait, dans la mythologie grecque antique le
monde des vivants du monde des ombres) et de methoriose (étymologiquement « qui est sur la frontière ») recouvrent d’autres formes frontières
que ce qui est aujourd’hui conceptualisé comme état-limite. L. Fineltain
intègre, dans ce terme évocateur, les états à potentialité prépsychotique,
ce qui montre qu’il n’est pas non plus dégagé de la dichotomie psychose/névrose.
Ces états pathologiques déroulent un véritable anneau de Möbius
décrivant l’intrication psychoclinique conscient-inconscient dans la
gradation insidieuse classique schizoïdie/schizothymie/schizophrénie,
qui exprime l’un des processus d’entrée dans la schizophrénie,
ceux-ci s’étendant jusqu’aux oxymoriques psychoses réversibles.
Dans ces dernières, peuvent s’inclure les bouffées délirantes sans
lendemain (ce qui pose à notre époque la question de la prééminence
clinique d’un apport exotoxique psychodysleptique comme facteur
déclenchant ou favorisant la décompensation d’allure psychotique), les
psychoses paranoïdes à évolution périodique1 , très proches des maladies
maniaco-dépressives par leur pronostic et leur approche thérapeutique
« étiologique » (les sels de lithium), ainsi que certains états psychotiques
transitoires traduisant une situation psychique conflictuelle aiguë, comme
la dissociation psychique brutale chez un sujet placé en situation de
catastrophe.
1. Décrites par l’école de psychiatrie de Marseille (J. Sutter) dans les années soixantedix.
30
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
Pour L. Fineltain, le système borderline doit être regardé comme une
psychose réversible. À notre sens, cette interprétation perpétue le risque
de dissoudre la nosographie, de faire perdre de vue l’idée structurale de
la personnalité qui se trouve, finalement, enrichie plus que déstabilisée
par l’introduction potentielle d’une tiers-structure. Elle est de nature à
avaliser d’autant le tronçonnage sémiologique actuel et l’empilement
axiologique des DSM1 successifs, qui va jusqu’à dissoudre la notion
même de structure.
Dans le DSM, le diagnostic est coaxial. Il repose sur un item « trouble
de la personnalité » associé à un item « trouble mental ». Cette description sèche et démembrée s’oppose à la logique centrifuge du modèle
psychodynamique dialectisant le trouble de la personnalité et les aménagements économiques du trouble, triangulant ces derniers par la notion
de caractère ; ce modèle pouvant seul rendre compte de la variabilité clinique rencontrée, sans remettre en cause l’unité structurale sousjacente. Elle a le mérite d’introduire la possibilité d’envisager l’existence
autonome d’une personnalité borderline asymptomatique, sans devoir
la rattacher automatiquement à un désordre mental sévère inévitable, à
détecter le plus tôt possible pour le traiter (au mieux) ou pour interner
préventivement l’individu qui en serait porteur.
Les informations contenues dans le DSM sont à appréhender dans
leur logique qui est de fournir pour chaque diagnostic une liste complète
de critères destinée à améliorer la fidélité intercotateurs (interjuges) et
donc la fiabilité de la transmission d’informations. Par ailleurs, chaque
définition est précédée d’un double code :
– Le code de la CIM10, alphanumérique – c’est-à-dire formé d’une lettre
et de chiffres, ex. F 60.31 – évoquant l’affection la plus proche sans
superposition exacte ;
– Le code de la CIM-9-MC, numérique – ex. [301.83] – qui est le code
en vigueur aux Etats-Unis au moment de la publication du manuel.
Le jeu entre ces différentes grilles de lecture (CIM-9-MC, CIM10,
DSM-IV) de la symptomatologie offerte par le patient est censé laissé
peu de place au doute quant à la description clinique. Il ne s’agit pas de
produire une description clinique la plus exacte possible d’une vignette
clinique exemplaire dans laquelle des thérapeutes pourraient retrouver
des symptômes de leurs propres patients et en faire des déductions
diagnostiques, mais de mettre en place les conditions pour que des
cotateurs différents, ne se connaissant pas et n’ayant jamais travaillé
ensemble, n’étant pas forcément de la même culture, puissent, face à des
cas cliniques similaires, restituer des diagnostics identiques.
1. DSM : Diagnostic and statistical Manual of Mental Disorders. Ce manuel utilise une
classification multiaxiale des items cliniques sans les rapporter à une notion structurale.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
31
[381.83] Personnalité borderline (284), comme mode d’instabilité des
relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects avec une
impulsivité marquée, qui apparaît au début de l’âge adulte et est présent
dans des contextes divers, comme en témoignent au moins cinq des
manifestations suivantes :
(1) efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés [...]
(2) mode de relations interpersonnelles instables et intenses caractérisées
par l’alternance entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive
et de dévalorisation (3) perturbation de l’identité : instabilité marquée
et persistante de l’image ou de la notion de soi (4) impulsivité dans
au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le sujet
(p. ex., dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse, crises de boulimie) [...] (5) répétition de comportements, de gestes
ou de menaces suicidaires ou d’automutilations (6) instabilité affective
due à une réactivité marquée de l’humeur (p. ex. dysphorie épisodique
intense, irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques heures
et rarement plus de quelques jours) (7) sentiments chroniques de vide
(8) colères intenses et inappropriées ou difficultés à contrôler sa colère
(par ex. fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante
ou bagarre répétées) (9) survenue transitoire dans des situations de stress
d’une idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs sévères.
[301.81] Personnalité narcissique (286) comme mode général de fantaisie ou de comportements grandioses, de besoin d’être admiré et de
manque d’empathie qui apparaissent au début de l’âge adulte et sont
présents dans des contextes divers. Le DSM-IV sélectionne 9 manifestations, parmi lesquels (4) besoin excessif d’être aimé ou (6) exploite
l’autre dans les relations interpersonnelles : utilise autrui pour arriver
à ses propres fins. Il faut satisfaire à au moins 5/9 des items pour être
catalogué personnalité narcissique.
Ces types descriptifs mettent en rapport des bribes de comportement,
soigneusement listées et exhaustives, ainsi que le jugement plus ou moins
objectif qu’un observateur médical pourra porter sur ces conduites considérées comme liées à une personnalité postulée comme sous-jacente.
[301.9] Trouble de la personnalité (non spécifié). Dans ce cadre apparaît la notion de personnalité mixte, qui n’a rien à voir avec les étatsmixtes maniaco-dépressifs, et qui cherche à illustrer l’instabilité foncière
de la personnalité d’un sujet borderline. On peut, par exemple, y pointer la conceptualisation d’une personnalité dépendante [301.6] et d’une
personnalité antisociale [301.7], mode général de mépris et de transgression des droits d’autrui qui survient depuis l’âge de quinze ans... avec
7 items révélateurs. Ce type de personnalité est clairement retrouvable
en clinique criminologique chez les escrocs, qui ne sont pas considérés,
eux, comme des malades et qui relèvent complètement du droit pénal.
Cette catégorisation intermédiaire a l’intérêt de faire ainsi le lien entre
une conduite antisociale et une personnalité sous-jacente conçue comme
32
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
fondamentalement antisociale. Ceci autorise bien des batailles d’experts
au sujet de la responsabilité des délinquants de ce type.
D’autres éléments, pouvant entrer en ligne de compte dans la psychogenèse d’un état-limite, sont individualisés. En combinant DSM-IV et
CIM9-MC qui est la classification en vigueur au moment de la publication du DSM-IV, on retrouve par exemple, le premier code dépendant de
la CIM, le second du DSM.
F93.0 [309.21] Anxiété de séparation
F94.x [313.89] Trouble réactionnel de l’attachement de la première ou
de la deuxième enfance. Spécifier le type (inhibé/désinhibé).
Troubles envahissants du développement (58)
F84.0 [299.00] Trouble autistique (58)
F84.1 [299.80] Autisme atypique (63)
Troubles de l’alimentation et troubles des conduites alimentaires de la
première ou de la deuxième enfance (70) :
F98.2 [307.53] Mérycisme
F98.2 [307.59] Trouble de l’alimentation de la première ou de la
deuxième enfance (71).
Les différents aménagements économiques de l’âge adulte sont individualisés sous forme d’items de l’axe II, parfois exclusifs, ce qui ne rend
pas compte de la fluctuance intrinsèque des troubles tout au long de la
vie d’un sujet borderline :
Paraphilies (245)
F65.2 [302.4] Exhibitionnisme (245)
F65.0 [302.81] Fétichisme (245)
F65.5 [302.83] Masochisme sexuel (248)
F65.5 [302.84] Sadisme sexuel (248) ou :
F65.4 [302.2] Pédophilie (246). Spécifier si : attiré sexuellement par
les garçons, attiré sexuellement par les filles/ attiré sexuellement par les
filles et les garçons. Spécifier si : limité à l’inceste. Spécifier le type :
exclusif/ non exclusif.
Troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs (271)
F63.8 [312.34] Trouble explosif intermittent (271)
F63.2 [312.32] Kleptomanie (271)
À partir de ces critères, la prévalence épidémiologique de ces personnalités pathologiques présente une occurrence de 5 à 15 % (1986) et de
13 à 33 % (Marin, Widiger, Frances et al., 1989) dans une population
ordinaire de consultants de secteur psychiatrique. Multiaxial par principe,
le DSM se propose de prendre en considération les problèmes psychosociaux et environnementaux (axe IV), intégrant au diagnostic, par
exemple, des précisions portant sur d’éventuels problèmes de logement
(absence de domicile fixe, logement inadapté, insécurité du quartier,
conflits avec les voisins ou le propriétaire), des problèmes en relation
avec les institutions judiciaires/pénales, (arrestation, incarcération, litige,
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
33
se trouver victime d’un crime), des problèmes économiques (très grande
pauvreté, insuffisance des revenus et des prestations sociales). Il prend
également en compte l’évaluation globale du fonctionnement en utilisant
l’échelle globale du fonctionnement (EGF). Cette description compartimentée d’une existence, de portée clairement sociale puisque destinée
à légitimer l’intervention psychiatrique, est morcelée et déshumanisée.
En conséquence, elle nous semble peu adaptée pour restituer la globalité
d’une destinée, fut-elle aussi douloureuse et chaotique que celle d’un
sujet borderline. Que dire en cas de personnalité multiple, si ce n’est
créer un compartiment de plus ?
Une autre dérive dangereuse à notre sens serait d’utiliser les items
psychodynamiques dans une perspective de normalisation sociologique.
En outre, les items retenus dans l’axe IV, s’ils sont globalement adaptés
au mode de vie occidental contemporain, perdent vite leur pertinence
dans d’autres contextes.
Cependant, il n’en reste pas moins que superposer les perspectives
psychodynamiques et DSMiques apporte parfois un éclairage supplémentaire au clinicien dans certains cas litigieux et permet, ce qui était
le but du projet, de communiquer sur le patient.
L ES TESTS PSYCHOMÉTRIQUES STANDARDISÉS
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
ET LES TESTS PROJECTIFS
Les tests psychométriques sont sous-utilisés en France où la part belle
est faite à l’intuition clinique et aux entretiens « non directifs ». Dans
les pays anglo-saxons, au contraire, l’usage s’est répandu de confronter
la clinique (entretiens directifs et semi-directifs) à une batterie de tests
et d’échelles de cotation visant à standardiser les approches cliniques
jusqu’à obtenir une relative fidélité interpersonnelle des cotations. Il
existe de nombreuses échelles de dépressions et des échelles visant à
quantifier l’expression d’une psychose. À notre connaissance, il n’existe
pas d’échelle pour coter spécifiquement les sujets borderlines. L’absence
d’intérêt direct de l’industrie pharmaceutique pour les troubles borderlines, pour lesquels il n’existe pas encore de médicament spécifique, n’est
pas étrangère au phénomène.
Le test de Rorschach (Villerbu et al., 1992) appartient à la panoplie de
l’approche psychodynamique et il peut se révéler décisif en cas d’errance
diagnostique favorisée par l’atypicité manifeste d’un trouble. Il explore
la question de la représentation de soi dans l’intégration, plus ou moins
aisée, des mouvements pulsionnels narcissiques ou objectaux. Il propose
une approche structurale. Par exemple, en tant que mise à l’épreuve des
limites, il apprécie l’intégration libidinale corporelle. Peuvent ainsi être
pointés des signes évocateurs de fonctionnements archaïques à travers la
présence de réponses déréelles, bizarres, mal structurées pouvant faire
évoquer la psychose.
34
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
Dans ce cas, la plupart des psychologues en activité aujourd’hui relevant d’une formation théorique universitaire privilégiant la dichotomie
psychose/névrose, c’est le diagnostic de psychose qui pourra se voir
(abusivement ?) avancé. Le diagnostic est ici un pronostic puisque la
façon dont un médecin et l’entourage d’un malade vont concevoir l’agencement et la signification de ses troubles comportementaux est de nature
à sélectionner ceux retenus (ou retenables) dans sa symptomatologie
puisqu’attendus. Cette sélection (inconsciente) faisant office de filtre,
tend à conformer, insidieusement, le patient à ce qu’on en attend ou
on en craint. Par conséquent, chacun peut constater, dans sa pratique
professionnelle, que considérer un sujet comme psychotique lui ouvre
souvent, par le jeu de telles rétroactions mal maîtrisables, une carrière
effective de psychotique.
Si dans les tests, la différence sémiologique avec ce qui peut être
trouvé dans des organisations psychotiques de la personnalité reste difficile à objectiver, il faut se rappeler que les tests projectifs et psychométriques n’ont été étalonnés, en leur temps, que pour différentier structurellement psychose et névrose. Ce qui explique leurs limites techniques
vis-à-vis des états-limites.
Le T.A.T.1 explore les mécanismes défensifs prévalents et complète la
connaissance standardisée de la personnalité de base.
En fait, il apparaît bien que les états-limites ont toujours été abordés de
façon pointilliste ou impressionniste, en jouant sur des concepts importés
de logiques distinctes. Cette histoire trouble les rendant définitivement
ingérables du point de vue du dogme psychanalytique et de la sémantique, c’est peu à peu qu’ils émergèrent, sous une forme psychoclinique
admise, adoptant une formulation définitive en tant que soubassement
particulier de la personnalité.
Les différentes tentatives classificatoires des troubles psychiques et
mentaux, quels que soient leurs niveaux logiques (psychiatrie biologique,
psychologie, psychométrie, psychosociologie) ont donc pris en compte,
à leur manière, la notion d’état-limite.
Parmi les angles d’attaque du problème, la dimension du narcissisme
défaillant est pertinente. Celle-ci est appréhendée comme susceptible
d’entraîner un défaut de l’investissement de soi et d’induire une incapacité mortifère à se tourner positivement vers des objets extérieurs.
Par conséquent, le sujet pourra difficilement soutenir une relation saine.
Cette piste aide à comprendre rétrospectivement la psychogenèse de
1. TAT : Thematic aperception test. Le TAT sollicite la conflictualité œdipienne dans
ses références identificatoires et relationnelles. Cependant, les champs du TAT et du
Rorschach se recoupent à travers l’articulation défensive dégagée par les deux épreuves.
Celle-ci démontre les caractéristiques des aménagements des conflits au sein d’organisations psychopathologiques spécifiques.
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
35
cette organisation palliative de la personnalité, et à la rapporter utilement à la clinique cicatricielle découlant des aménagements économiques de la personnalité sous-jacente. En dépit de la survenue dans leur
existence d’un traumatisme désorganisateur (c’est-à-dire, susceptible de
bouleverser le processus d’individuation psychique harmonieuse d’un
sujet, et d’induire une faille narcissique), certains individus parviennent
à poursuivre une évolution psychique satisfaisante, aboutissant à des
positionnements identitaires et personnels socialisant ; c’est la résilience.
D’autres accumulent très vite une cascade de troubles du comportement
associés à des signes de souffrance intense, ils s’engagent dans une
dysharmonie évolutive à pronostic médiocre. D’autres enfin, semblent
aborder suffisamment l’Œdipe et ils s’installent dans une pseudo-latence
superficielle, trompeuse, susceptible de déboucher, à l’adolescence, sur
un réveil existentiel douloureux pour eux-mêmes et pour leur entourage
avec le risque d’un positionnement psychique ultérieur dans le tronc
commun borderline, si un traumatisme désorganisateur tardif survient
secondairement.
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L E RÉSERVOIR LIBIDINAL ET SON CONTENU
Le narcissisme est une notion introduite par A. Binet en 1887 pour
décrire une forme de fétichisme consistant à prendre sa personne comme
objet sexuel, ce que l’on appellerait plutôt auto-érotisme aujourd’hui.
Il fut considéré par la suite comme un stade normal du développement sexuel humain (Freud, 1911), c’est-à-dire, un phénomène libidinal
(Freud, 1914) résultant du report sur soi des investissements libidinaux préalablement dispersés sur le monde extérieur, ce monde n’étant
pas totalement perçu comme définitivement du non-soi jusqu’à ce que
la position psychotique se trouve dépassée. Il pourrait représenter une
ébauche dans le registre libidinal de ce qui sera conceptualisé ultérieurement par S. Freud comme l’idéal du moi.
Pour S. Freud (1895, 1915, 1926), ce retrait libidinal fondant un narcissisme primaire infantile, absolu, ne peut donc se produire qu’après
l’investissement vers l’extérieur d’une libido en provenance du moi ce
qui postule, en préalable, l’investissement vers l’extérieur. Ce jeu active
une dialectique extérieur/intérieur et moi/non-moi : il semble que la
libido narcissique, ou libido du moi, constitue le grand réservoir d’où
partent les investissements d’objet et vers lesquels ils sont à nouveau
ramenés ; l’investissement libidinal du moi est l’état originaire réalisé
dans la toute première enfance, et les cessions ultérieures de libido ne font
que le recouvrir, mais il persiste, pour l’essentiel, à l’arrière-plan, (SEVII, p. 218). La balance énergétique entre une libido du moi et une libido
d’objet détermine pour S. Freud le modèle de l’investissement amoureux
comme prototype de la libido d’objet et le fantasme de fin du monde
chez le paranoïaque comme l’expression la plus sévère de la libido du
moi (Roudinesco, Plon, 1997). Tout ce que nous savons concerne le moi
36
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
où s’accumule, dès le début, toute la part disponible de libido. C’est
à cet état de choses que nous donnons le nom de narcissisme:primaire
absolu (Freud, 1938, chap. 2). Cet état instable se maintient tant que la
libido narcissique ne se transforme pas en libido objectale, c’est-à-dire
en pulsion libidinale tournée vers l’objet. Ce narcissisme primaire est
le socle énergétique qui conditionnera toute la potentialité évolutive de
la personnalité, mais toute la question est de connaître sa nature exacte,
structure ou état (Green, 1993, 1996).
Pour M. Balint (1977, 1978), la notion d’amour primaire serait préférable à celle de narcissisme primaire, dans la mesure où le ça serait
en fait le réservoir primitif de libido, dans lequel puiserait le moi au
fur et à mesure de son renforcement pour constituer, par la suite, le
« réservoir citerne » de libido. Ces considérations, toutes théoriques,
ont le mérite de soulever l’hypothèse que le moi ne serait pas la seule
instance en question dans les carences narcissiques. Pourrait-on parler de
« ça » lacunaire renvoyant à des expériences de « plaisirs » non vécus, de
frustration émotionnelle primaire carençante en raison de son intensité ou
du moment crucial où elle a été subie1 ?
Il existe, selon M. Balint, une zone du défaut fondamental dans
laquelle le jeu des forces ne prend pas la forme d’un conflit (comme dans
la zone du complexe d’Œdipe) mais celle d’un défaut. Pour lui, ces trois
zones (il y ajoute celle de la création), « couvrent » le moi et atteignent
peut-être le ça. Nous sommes dans le multiaxial avant l’heure !
Ce narcissisme primaire s’étaye, pour partie, sur l’attention attendrie
des parents et sur la satisfaction continue des besoins de l’enfant, comme
un véritable avatar du narcissisme parental, avec tous les risques d’incomplétude que cela induit pour le parent, et pour l’enfant, si la part
des choses n’est pas faite. Trop de sollicitude ou d’angoisse parentale
peut viser à réparer un défaut narcissique de ces derniers et contribuer
à fragiliser l’enfant (en ne lui laissant nulle place pour le désir, et la
latence entre frustration et satisfaction) plus qu’à le remplir utilement
si cette composante n’est pas maîtrisée. En ce sens, de la même façon
que l’adolescence peut réaliser une récapitulation œdipienne maturante,
la naissance d’un enfant réactive toujours et récapitule, brutalement, les
positionnements narcissiques gigognes, maternels et grands maternels,
(et peut-être aussi paternels, dans un autre registre). Ce bouleversement
narcissique doit être géré sur la durée, mais ce n’est pas toujours possible.
Le drame familial que constitue toujours une bouffée délirante des
psychoses du post-partum s’ancre pour partie dans la difficulté, pour une
mère, de métaboliser et de dialectiser/différentier son propre narcissisme,
structurellement fragile et mis en question par la gestation et la naissance,
1. Ces frustrations fondatrices et les distorsions émotionnelles qu’elles engendrent
sont parfois accessibles, car actualisées, au cours de soins à médiation corporelle.
La kinésithérapie psychiatrique comme médium et la morphopathologie comme cadre
conceptuel pourraient être utiles dans ces cas.
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
37
et ce qu’elle sera en mesure de projeter affectivement sur son enfant
nouveau-né, afin de lui permettre de bâtir son propre narcissisme. En ce
sens, la naissance est une co-construction de narcissisme engageant une
réciprocité structurante. La naissance accorde à la mère une chance de
rétroagir efficacement sur ses carences antérieures, l’un des narcissismes,
le nouveau venu, s’appuyant pour se densifier sur la qualité de l’ancien
et requalifiant par ailleurs celui-ci.
Plus globalement, une naissance est l’occasion pour le système familial entier de relativiser et de redistribuer les problématiques narcissiques transgénérationnelles comme autant de cartes (atouts ou mauvaises pioches) qui traduisent une convergence d’histoires individuelles
ou collectives et qui trouvent dans ces moments nodaux une occasion de
remonter à la surface ou de s’exprimer1 .
Dans les psychoses du post-partum, le matériel psychique explosif,
restitué par la mère lors de sa production délirante, qu’il soit expansif ou
concentrique et persécutoire, est souvent d’essence narcissique. La prise
en compte de cette problématique comme convergence historique entrelaçant les deux histoires familiales parentales et leurs passifs (notion de
linkage psychique), est essentielle pour aider la patiente à se positionner.
« Serais-je une suffisamment bonne mère ? » est le questionnement
banal, en cascade, de toute mère. On pourrait ajouter : « pour être
enfin une bonne fille, et légitimer ma propre mère en bonne fille de
ses parents ? » C’est la notion d’enfant réparateur maintenant prise en
compte en néonatologie et en pédopsychiatrie mais pas toujours en
psychiatrie d’adulte.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Vignette clinique n◦ 2 – L’enfant non réparateur
M., un de nos patients, jeune borderline surdoué (Q.I. coté à 140), engagé
très tôt dans une problématique sexuelle perverse avec aménagements
pseudo-psychotiques favorisés par la prise de divers toxiques fut un enfant
adopté. Bien qu’empêtré dans un fonctionnement homosexuel et masochiste s’accompagnant des revendications délirantes s’apparentant à du
transsexualisme lors des phases les plus délicates, il tomba un jour amoureux d’une jeune femme. Celle-ci, physiquement fort peu féminine, intellectuellement frustre, était l’aînée de trois sœurs dont la puînée, déjà
suivie par les services sociaux se trouvait précocement conformée à un
fonctionnement clairement masculin. De cette fréquentation apparemment
dysharmonique naquirent deux garçons. M. recevait là du destin une chance
extraordinaire d’offrir à ses parents adoptifs deux garçons portant leur nom,
ce qui aurait été dans le contexte de cette famille traditionaliste, le plus beau
des cadeaux, voire la plus intense des réparations. Il se « débrouilla » pour
être absent lors des deux naissances (« au trou » : au service national la
première fois, interné en psychiatrie la seconde fois). Dès lors, la mère, sur
1. Par analogie biologique, on pourrait prendre l’image de la méiose suivie de la
fusion des gamètes parentaux qui déterminerait en l’occurrence une recomposition par
brassage (psycho)génétique.
38
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
les conseils de son propre père alla déclarer ses deux enfants sous son
nom personnel, celui de son père. Dans cet entrecroisement de filiations,
une famille dotée de trois filles réussi à « récupérer » deux garçons portant
son nom, et une autre se retrouva comme surlésée de cette « chance » de
réparation de lignage, la dette indicible contractée lors de l’adoption par le
jeune M. ne pouvait être réglée, les narcissismes restaient à vif de part et
d’autre, la psychose n’était pas loin. Il faut par ailleurs noter que du côté
du grand-père maternel, lui-même enfant de la DDASS, on comptait trois
demi-frères portant chacun des patronymes différents.
La psychose se manifesta logiquement à la génération suivante : le premierné des enfants, placé au foyer de l’enfance en raison des carences maternelles, manifesta très tôt une symptomatologie évocatrice d’autisme infantile
précoce. Bien plus tard, quinquagénaire, comme libéré de la question du
nom, le grand-père maternel réussit enfin à avoir un petit garçon.
Ce cas montre combien la question de la filiation, voire du « nom
du père », comme disent les lacaniens, se retrouve placée au premier
plan lors d’une naissance et qu’il est question, ici, de remaniements
narcissiques chez tous les protagonistes.
Les phobies d’impulsions, aboutissant à la peur de jeter son enfant par
la fenêtre, ou les délires de filiation divine ou diabolique, sont fréquentes
lors des bouffées délirantes du post-partum. Ces désordres renvoient dans
leurs registres propres à ce que l’enfant nouveau-né est censé réparer par
sa survenue, à ce que la jeune mère a pu vivre (ou subir), au préalable,
de la part de sa propre mère, ainsi qu’à l’histoire personnelle de cette
dernière car il n’y a, dans ces histoires, il faut le souligner, que des
victimes (à transformer par la thérapie en autant de survivants) !
Le narcissisme secondaire, ou narcissisme du moi, tel qu’il est élaboré
par S. Freud, appartient à la clinique de la psychose et se réfère au retrait
libidinal de tous les objets extérieurs. Il est donc de signification pathologique. De la psychose mélancolique à la schizophrénie, son champ de
carence est large.
Au-delà de cette conceptualisation limitée au monde de la psychose et
transposable, pour partie seulement, aux états-limites, cet effondrement
narcissique, réactionnel, nous apparaît comme étant également à l’œuvre,
de façon signifiante, dans les processus pathologiques de la sénescence
psycho-physique, autre période charnière, située quelque peu en miroir
du post-partum1 .
Il infiltre l’égoïsme du vieillard, devenu autocentré sur ses préoccupations immédiates, versé dans l’hypochondrie ou, au minimum, dans
la quête anxieuse du moindre de ses dysfonctionnements physiques. Il
1. Autant le post-partum est le moment où éclate la possibilité d’engendrer, autant
la sénescence signe la période où l’engendrement (de quoi que ce soit, et pas seulement d’un enfant) est désormais impossible ; c’est le moment où le sujet est asséché.
Quelques rares grands créateurs, de Picasso à Rostropovitch, n’ont jamais vécu cette
période.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
39
dessine en creux le repli existentiel du grand âge, sur un monde concentrique, réduit à un maigre périmètre de marche invalidant et confiné
dans un espace clos où trônent quelques souvenirs défraîchis, de moins
en moins investis. Pour ces grands vieillards, leur entourage immédiat
(animal de compagnie, femme de ménage, infirmière, aide à domicile,
médecin) compte désormais plus que leur environnement affectif antérieur. Les enfants se sont éloignés, ils sont non reconnus, oubliés parfois.
Lorsque sont installés des déficits mnésiques sévères, ils ne signifient
plus rien, du point de vue de l’économie libidinale et du narcissisme.
Ce rétrécissement narcissique explique des fonctionnements
paradoxaux et nourrit la fragilité psycho-affective de ces sujets vis-à-vis
de leur entourage. Il en fait des proies faciles, il est une violence libidinale
terminale à laquelle peuvent se surajouter de façon dramatique, dans la
réalité, des phénomènes de maltraitance par cet entourage. Clairement,
dans cette dimension, la libido, sans doute déjà appauvrie, se rétracte,
désinvestit l’extérieur, se condense sur quelques émotions et sensations
résiduelles. Les capacités gustatives s’appauvrissent, le sujet ne goûte
plus que le sucré, il en perd le sens social du repas. On est devant des
tableaux cliniques dramatiques pour l’entourage. On est aux limites
de l’hypochondrie et de la boulimie avec appétence aux médicaments.
Thanatos prend le pas sur Éros.
La psychogenèse des troubles borderlines fait appel à la conception d’une personnalité ébranlée par un trouble désorganisateur précoce
auquel fait suite, à distance, un trouble désorganisateur tardif. C’est
J. Bergeret (1964, 1970, 1974, 1996) qui alla le plus loin en proposant
ce modèle. Son parcours l’a conduit ensuite à préciser la syntaxe des
états-limites dans leurs rapports avec les concepts de dépressivité et de
pseudo-latence, entraînant des aménagements de la cure type. Il a, en
outre, contribué à élaborer le concept de violence fondamentale et à
préciser l’opposition diachronique du narcissisme et de la génitalité, en
distinguant le phallique du génital et l’homosexualité de l’homoérotisme.
Ces concepts métapsychologiques convergent pour éclairer la psychodynamique de la personnalité et en proposer une lecture syntaxique
pouvant se superposer à la lecture sémantique des aménagements de cette
personnalité.
La combinatoire des traumatismes désorganisateurs précoces et tardifs
semble à même de verrouiller un dyspositionnement psychique du sujet,
sinon un destin, sous forme d’un tronc commun inhérent à la personnalité
borderline dont les aménagements sont polymorphes.
Le modèle descriptif communément admis de la psychogenèse névrotique, dite normale, utilise des concepts psychanalytiques, donc très datés
historiquement (la charnière entre XIXe et XXe siècle, en Europe). Ce
modèle n’est pas figé et il se déploie en des stades (ou des phases
évolutives) qui sont non pas stratifiés et exclusifs, l’un succédant chronologiquement à l’autre dans une espèce de palimpseste psychique, mais
imbriqués, voire co-évolutifs. On a pu utiliser l’image de la spirale pour
40
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
en décrire la dynamique. La notion d’« organisateur » au sens de R. Spitz
se superpose à celle de stade et rend compte de points critiques de
convergences partielles évolutives. Ces points, perceptibles à l’observation clinique (l’angoisse du huitième mois, le non...), sont indices de
pré-requis puis d’acquis sur lesquels le processus constructeur en cours
peut s’étayer tour à tour pour amorcer et consolider de nouvelles phases.
Le traumatisme désorganisateur peut donc également s’entendre aussi
comme susceptible de remettre en cause les acquis (« organisateurs » de
Spitz), de provoquer une régression psychique.
Il faut avoir conscience qu’il ne s’agit que d’un modèle cognitif, fonctionnellement adapté aux limites conceptuelles humaines, d’un métaphénomène, à la fois intime et pluriel, qui les dépasse, car il les contient. Il
est didactique, pour une part, et il ne traduit qu’imparfaitement la complexité fragile de la psychogenèse individuelle. Il relève d’une géométrie
psychique sommaire, à laquelle manquent, sans doute, des dimensions
essentielles (l’impact du biologique sur le psychisme, par exemple) et
des moyens pour se frayer un chemin dans ces espaces.
La première topique freudienne (inconscient, préconscient, conscient)
en est une grille de lecture parallèle. La seconde topique (moi, ça, surmoi)
en est une application périphérique au sens de l’informatique. La psychogenèse individuelle, comme élément de la genèse d’une personnalité puis
de la genèse d’une personne se reconnaissant une identité, se déploie
au sein d’un contexte, lui-même évolutif et complexe, la communauté
humaine dans sa dimension historique et polymorphe.
La notion d’inconscient collectif (à psychogenèse polyfactorielle)
(Jung, 1913) concernant plusieurs dizaines de générations, admet des
dimensions synchroniques et diachroniques qui s’étendent jusqu’à
la notion de civilisation. Celle-ci dotée, elle aussi, d’aménagements
économiques ayant à voir avec le symbolique (l’argent, l’honneur),
l’affectif (l’amour, la haine, la jalousie, l’envie) et inscrits en tant que
superstructures (mentalités, institutions). Elle noue d’autre part, sans
doute, des liens avec une phylogenèse d’essence plus biologique que
l’on redécouvre aussitôt que s’estompent les voiles du religieux et de
l’anthropocentrisme. Elle est à comprendre comme un métaprocessus
supplémentaire, entrant en ligne de compte pour comprendre la
complexité insondable d’une simple personnalité humaine extraite
de son contexte.
La naissance, longtemps considérée comme un début, est elle-même
une sorte d’organisateur primordial. Elle est un point de convergence critique d’un processus biologique miraculeux à chaque fois (la fécondation
puis le développement embryonnaire normal, puis fœtal ; la coexistence
de deux organismes consubstantiels dont l’un est en quelque sorte, du
point de vue biologique, l’extension parasite de l’autre). Elle est aussi un
ensemble de processus génético-psychiques entrecroisés la structurant et
la déterminant partiellement en amont.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
41
Nous avons vu que le temps de la gestation reste, notamment, pour la
future parturiente, le temps de la naissance du sentiment d’être désormais
mère, à la fois maillon d’une chaîne immémoriale et singulière dans son
expérience. Déjà le narcissisme est à l’ouvrage dans la perception intime
qu’à la mère de son état : « j’attends un enfant » ou « je suis enceinte »
sont, par exemple, deux formulations signifiantes à mettre en perspective
de ce point de vue.
Ce sentiment est à même de réactiver, sinon de résoudre, les fragilités
identitaires inévitables ayant présidé jusqu’alors, silencieusement ou pas,
à l’être-au-monde de la future mère, y compris dans ses rapports avec ses
propres parents. Le futur père, lui aussi, doit effectuer un travail précieux,
analogue et complémentaire, sur son identité à venir.
Ces dimensions au dynamisme fort appartiennent au champ de l’haptologie. En fonction de la qualité de ces processus préalables, on a pu
dire que beaucoup de choses étaient déjà jouées, nouées, à la naissance ;
ce qui confère un autre sens au « deviens ce que tu es ! » ou à la notion
de destinée.
La naissance est aussi un traumatisme (Rank, 1924). Elle concrétise
brutalement ce processus et l’ancre dans la réalité historico-sociale.
Des troubles psychoaffectifs maternels sévères peuvent s’installer, nous
l’avons montré, car cette période est aussi une période de deuils. Deuils
de leurs statuts précédents pour la mère et le père, deuil inéluctable
d’un mode de vie privilégié pour l’enfant, ex-fœtus. Du baby blues à
la bouffée délirante du post-partum, des phobies d’impulsion homicide
de la mère au réel passage à l’acte infanticide, la clinique psychiatrique
est déjà trop riche, même si l’on a tendance à ne retenir que les aspects
dysfonctionnels aux dépens de ce qui se construit positivement durant
cette phase.
Même pris en charge et rapidement stabilisés, même seulement ébauchés ou craints par l’entourage, de tels épisodes ne manqueront pas
d’hypothéquer l’existence à venir de l’enfant. La dyade résulte déjà d’un
système de compromis biopsychique, lui-même en interactions exponentielles avec d’autres systèmes ébranlés.
La toute petite enfance est l’occasion pour l’enfant d’expérimenter
la dépendance totale puis d’explorer, au fur et à mesure de ses progrès
psycho-intellectuels et physiologiques, une autonomie à gagner sans
cesse sur le monde, contre le monde parfois, dans certains cas pathologiques ! Cette autonomie, relative, est nécessaire à l’instauration ultérieure d’un vécu de permanence, d’individuation effective. Les limites de
l’autonomie d’un petit enfant sont les portes de sa liberté future.
On comprend que toutes les limitations abusives à cette autonomie
– imposées au nom, souvent, de principes éducatifs rigides – tout flou
et toutes contradictions induites également, seront de nature à perturber
42
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
et gauchir le faisceau psychogénétique et la trajectoire personnelle de
l’enfant1 .
1. Dans cette perspective, les stades fusionnels et symbiotiques ont pu se voir successivement impliqués dans la psychogenèse de positionnements ultérieurs pathologiques, psychotiques. Les apports récents de la génétique, de la virologie et des
équilibres immunitaires qui en découlent, ainsi que la compréhension plus fine de
dysfonctionnements physiopathologiques ont permis de relativiser cette dimension
psychorelationnelle et de déculpabiliser pour partie l’entourage. En ce sens, il est
important que les psychoses infantiles les plus sévères et beaucoup de psychoses
adultes, intrinsèquement décrites de façon pertinente avec l’aide initiale du modèle
psychogénétique, appartiennent désormais au vaste champ de la neuropsychiatrie. Une
composante psychothérapique demeure indispensable à leur prise en charge. Elle sera
à recentrer sur les conséquences interrelationnelles précoces des déficits somatiques
sous-jacents inconsciemment subodorés ainsi que sur l’aide à vivre à apporter à un sujet
ainsi partiellement conscient des déficits cognitivo-affectifs le handicapant dans son
mode d’être-au-monde. Ce sera une psychothérapie à visée de narcissisation.
Chapitre 3
PSYCHOGENÈSE
COMPARÉE DES
ÉTATS-LIMITES ET DES
AUTRES DISPOSITIONS
PSYCHIQUES
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
T RAUMATISME DÉSORGANISATEUR PRÉCOCE ,
PSEUDO -ΠDIPE , PSEUDO - LATENCE
C’est dans la petite enfance, (entre les deux ans de l’enfant et le début
de la phase de résolution du complexe d’Œdipe), qu’est classiquement
positionné le traumatisme désorganisateur précoce, susceptible d’introduire une évolution borderline de la personnalité.
Il est donc, lui, clairement psychogène, psychotraumatique, induit par
l’entourage ou le contexte.
Il s’agit, expérimentalement, de la survenue d’une agression psychique
survenant à distance de la période fusionnelle ou symbiotique et précédant l’abord du tournant œdipien, mais mal métabolisable à ce moment
de son existence, en raison de sa sévérité et de la personnalité immature
et très dépendante d’un tout jeune enfant. Intervenant en pleine période
fusionnelle, cette agression induirait un risque de morcellement du moi ;
ce dernier pouvant enclencher une désorganisation dissociative durable
de la personnalité, ainsi que des capacités relationnelles instantanées du
44
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
sujet. Une organisation psychique de type psychotique, stable, peut alors
s’installer par défaut, se fixer par réitération traumatique et hypothéquer
par la suite toute évolution ou progression psychogénétique. Si cette
désorganisation se trouve entrer en résonance avec d’autres facteurs favorisants (biologiques, par exemple), le sujet, ainsi bloqué et carencé, aura
à sa disposition, à l’âge adulte, une personnalité psychotique susceptible,
en cas de décompensation, de produire un tableau clinique de psychose,
quelle que soit la forme de celle-ci.
La conception d’un morcellement du moi n’implique pas seulement
un processus destructeur, susceptible de désagréger un édifice intrapsychique préalablement stable mais il évoque plutôt la mise en jeu de
résistances à un processus fragile de construction d’un moi univoque,
entier, solide. Cette construction se fait normalement, à cette période, par
agrégation centripète d’expériences affectives et cognitives structurantes.
Ces expériences successives, si elles sont cohérentes et congruentes,
valideront une sensation inconsciente d’être soi, engagé dans un destin
personnel et pourvu d’une historicité franche ; c’est la notion de personnalité névrotique « normale ».
A contrario, la psychose-maladie ne découle pas d’une désagrégation
d’un acquis mais d’une non-agrégation de potentialités, d’un défaut
structurel fondamental devenu patent cliniquement. Pour reprendre une
image issue de l’embryologie, à partir d’un certain stade évolutif indifférencié du développement, si une hormone spécifique (produite sous la
dépendance d’une combinaison fine de protéines exprimant une partie
du génotype porté par le chromosome Y), n’agit pas complètement,
quelle qu’en soit la cause, l’enfant sera de sexe féminin ; si elle agit,
il sera de sexe masculin. Si elle agit incomplètement il y aura risque
d’hermaphrodisme partiel.
La notion de traumatisme désorganisateur précoce, intervenant après
la période fusionnelle, rend compte de la faille initiale ayant tendance à
obérer durablement, par son existence, le développement ultérieur du moi
du sujet, donc à entraîner les défauts criants d’harmonie psychique intrinsèque et de complétude dense du sujet, que l’on constate en clinique.
En référence au modèle de la seconde topique freudienne (le jeu au
cœur de l’inconscient entre les trois instances moi, ça et surmoi) les
sujets borderlines présenteraient un moi à la fois (poly)lacunaire et clivé.
La lacune précoce s’organisera sous forme d’une carence irrémédiable
si elle survient à cette période charnière du développement et si un
processus thérapeutique suffisamment narcissisant et comblant n’a pu
être mis à disposition du sujet en devenir. Cette lacune se verra alors
comblée ou dissimulée peu ou prou, au fur et à mesure de l’évolution
psychique, par des structures psychiques écrans ou des mécanismes de
fonctionnement cicatriciels, peu authentiques dans leur ancrage dans la
personnalité permanente du sujet et donc parfois clivable du continuum
de fonctionnement du sujet : notion de faux self (D.W. Winnicott) et de
P SYCHOGENÈSE COMPARÉE
45
personnalité as if qui peut faire illusion longtemps, notion expérimentale
de personnalité multiple telle que nous l’avons décrite.
Des modèles graphiques non contradictoires de faux self peuvent être
dessinés, parmi eux (cf. schéma p. ) :
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
– le faux self comme comblant une lacune (type 2) ;
– le faux self comme reliant des fragments non congruents d’un moi
en risque d’être morcelé (type 6) ; c’est un faux self plus directement
cicatriciel de la psychose.
Le faux self peut cimenter et structurer toute une existence as if.
Dans ce cas, la béance narcissique sera psychiquement et cliniquement
compensée, c’est-à-dire peu perceptible, y compris par le sujet, quant à
la souffrance psychique induite.
En cas de décompensation morbide, le modèle préalable de type 2
induirait l’éventualité d’une béance lacunaire susceptible de déboucher,
par exemple, sur une dépression de type anaclitique, définie par l’absence
(et non la perte) d’objet. Dans ce cas, divers aménagements économiques
peuvent tenter de s’y substituer, allant des addictions diverses, actualisant
la métaphore de l’oralité1 , aux conduites pseudo-névrotiques, si le faux
self fait illusion.
Le modèle préalable de type 6 livrerait plutôt le malade aux dérives
intrapsychiques d’un moi quasi morcelé pouvant déterminer des aménagements pseudo-psychotiques, ou un basculement pur et simple dans la
psychose constituée.
L’hypothèse de la mobilisation de faux selfs partiels ou multiples, ainsi
que l’image d’un faux self établi un peu comme un ciment instable
– capable de réunir un temps, sinon d’harmoniser le jeu des divers
fragments de cette instance – trouvent une illustration clinique à travers
les cas de personnalités multiples, que celles-ci soient simultanément présentes ou se succèdent en un tableau clinique inquiétant et déstabilisateur
pour l’entourage.
Certains fragments actifs de ce conglomérat fluctuant qui appartient
toujours à l’inconscient seraient à même d’apparaître dans le fonctionnement de la personnalité donnée à voir. Ils se trouvent alors supplantés
transitoirement, par d’autres fragments non cohérents avec lesquels ils ne
sont pas articulés mais « en concurrence » énergétique ou émotionnelle.
Cette combinaison, certes simpliste dans sa formulation, a pour mérite de
recentrer dans le champ de la psychopathologie, des tableaux qui furent,
en leur temps, l’objet de spéculations métaphysiques, voire parapsychologiques et conduisirent des patients au bûcher.
1. Les addictions sont souvent rapportées à la pulsion orale. La boulimie en est l’illustration. Il semble pourtant que les enjeux sont différents. Dans l’oralité, la pulsion vise
à remplir. Or, les individus porteurs de « lacunose » ne peuvent être remplis puisque
leur citerne libidinale est percée. L’apport thérapeutique relève plus d’un travail de
suturation que d’un travail de remplissage.
46
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
La nature du traumatisme désorganisateur précoce reste anecdotique,
quoique stéréotypée. C’est l’impact et le vécu de l’impact, par l’enfant,
de ce traumatisme, qui importent pour en déterminer les suites. Ce dernier
peut se voir combiné avec une éventuelle carence éducativo-affective de
l’entourage, si celui-ci est incapable de soupçonner le drame qui se joue,
et dont il peut, en outre, être partie prenante.
Cela peut se voir, dans la mesure où l’entourage affectif se montre
dans l’incapacité d’apporter à l’enfant une consolation1 narcissisante
et une relativisation préservant le processus de construction en cours.
Abandon réel ou relatif (naissance impromptue d’un puîné), séduction
ou abus sexuel avéré, incestueux ou extrafamilial, violences physiques
ou psychiques subies ou simplement vues, maladie chronique ou décès
de la mère, séparation conflictuelle des parents, grande honte d’enfant,
maladie grave de l’enfant indiquant son éloignement du milieu familial
ou impliquant à un moment donné le pronostic vital et la mise en route
d’un processus de deuil par les parents.
La notion de traumatisme narcissique est, dans ce cas, importante
à préserver, car cette dimension conditionnera une grande partie de la
prise charge reconstructrice de ces patients. L’anamnèse ou le matériel
restitué par la psychothérapie retrouvent bien souvent des configurations
traumatiques plus insidieuses, floues, mixtes, mais néanmoins susceptibles d’interférer significativement avec l’élaboration d’un moi entier,
harmonieux et stable.
Ainsi fragilisé et carencé, l’appareil psychique du jeune enfant sera
en position d’aborder, de façon biaisée, la révolution œdipienne dont la
résolution normale seule permettrait à l’enfant, selon le modèle psychanalytique, de donner sens et unité aux pulsions partielles, puis convergentes, de la sexualité infantile. Cette résolution est à comprendre comme
un véritable tour de clef validant la serrure, un équivalent démultiplié
d’un organisateur au sens de ce que R. Spitz avait pu décrire à propos
de l’angoisse du huitième mois et du non. Elle est capable de permettre
à l’enfant de converger vers un positionnement stable et apaisé, de
dépasser le questionnement anxiogène d’individuation réelle, d’accéder
au symbolique, à l’imaginaire, et aussi à la potentialité primordiale d’une
identité sexuelle acceptée, dans laquelle pourront s’exprimer pleinement
ses potentialités affectives et intellectuelles, voire génésiques.
Si l’Œdipe n’est pas résolu, ou pas complètement, l’enfant s’engagera
au mieux dans une pseudo-latence, remarquablement silencieuse du point
de vue de l’adaptation psychoaffective au monde – voire brillante du
point de vue des acquis intellectuels attendus – mais instable et fragilisé
quant à ses fondements. Cette période de pseudo-latence ne reposant que
1. La consolation doit précéder la réparation. Certains temps essentiels de la thérapie
narcissisante (psychocorporelle) ne sont que des consolations. La réparation viendra
après, par les mots. Dans l’enfance, le chagrin d’un enfant blessé sera consolé avant que
l’on ne s’occupe de panser la plaie. Il y a donc inversion des séquences.
P SYCHOGENÈSE COMPARÉE
47
sur des fondations de sable (moi lacunaire, moi instable), elle augure mal
de l’évolution ultérieure et des avatars existentiels du sujet.
Au pire, à la place d’une pseudo-latence, l’enfant présentera des symptômes psychosomatiques évocateurs1 ou de graves troubles désadaptatifs
du comportement, capables à eux seuls d’attirer l’attention de l’entourage familial ou scolaire. C’est la notion de « dysharmonie évolutive »
engageant précocement l’enfant dans la « carrière » psychiatrique, mais
pouvant, paradoxalement, si un processus psychothérapique est enclenché, être, à la limite, une chance offerte à l’enfant. Nous l’évoquerons
ultérieurement.
P UBERTÉ ET ADOLESCENCE , PÉRIODES FAVORABLES
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
AUX TRAUMATISMES DÉSORGANISATEURS TARDIFS
La puberté, phénomène psycho-socio-biologique, est un repère chronologique incontournable. Elle signe l’entrée dans l’adolescence qui est,
elle, un phénomène encore plus complexe car multifactoriel. Son ancrage
se fait autant dans le contexte social que dans l’histoire individuelle du
sujet ; c’est un véritable état-limite au sens étymologique, une charnière
existentielle.
Les déterminants pubertaires sont essentiellement physiologiques.
Ceci a comme corollaire que toute dyschronie pubertaire sera d’essence
physiopathologique. Il existe, cependant, des cas de retard pubertaire
psychogène qui sont accompagnés d’un retard staturo-pondéral psychogène, ce qui intègre des composantes psychologiques et contextuelles au
déclenchement de l’éveil pubertaire et à l’accomplissement correct du
processus.
L’adolescence est aussi un monde de souffrance. Considérée comme
la dernière chance pour un sujet de résoudre spontanément son Œdipe
(M. Klein, 1966), il est normal qu’elle soit l’occasion de profonds remaniements pulsionnels (Morizot-Martinez, Brenot, Marnier et al., 1996),
de remises en question cruciales pouvant, y compris, déboucher dramatiquement sur une issue suicidaire. Tout adolescent, à un moment ou à un
autre de son évolution personnelle, pense au suicide, la mort fantasmée
pouvant avoir une paradoxale vertu narcissisante et réparatrice, le remède
étant pire que le mal. La survenue d’un état dépressif n’est pas rare
non plus et le risque, à cet âge, c’est aussi la « dépression atypique »,
inaugurant une entrée dans la psychose.
Au cours de cette phase à hauts risques, apocalyptique acmé affective
dévoreuse d’énergie libidinale, l’adolescent rejoue sur un mode majeur
les enjeux, comme les étapes, qui furent plus ou moins normalement
1. En pédiatrie, certaines affections, si elles se répètent, peuvent faire évoquer des
lacunoses. Métaphoriquement, les dermatoses ou les otites à répétition (avec perforation
tympanique !) illustrent cette problématique.
48
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
abordées par lui lors des phases développementales précédentes. Il les
rejoue dans un monde étrange et inquiétant, brutalement privé des repères
et des certitudes péniblement élaborés précédemment. Son corps n’est
plus celui qu’il avait connu ; l’adolescent est gauche, décalé, étranger à
lui-même (ce qui est la définition de l’aliénation), tout n’est que pertes
et dangers (« le complexe du homard », Dolto, 1989). Sa voix a mué,
ses pôles d’intérêt sont radicalement transformés et vont jusqu’à s’effondrer douloureusement dans certains cas, le plongeant dans un état de
vacuité. L’adolescent n’est parfois même plus reconnu par son entourage
proche, tant il a changé physiquement et psychiquement, alors que dans
ce tumulte, conformisme et révolte, dépendance et déviance accaparent
son énergie1 en tentant de colmater les pertes inéluctables. En cela,
l’adolescence est un archipel de deuils qu’il faut aborder et abandonner
en s’aventurant à chaque fois sur une mer hostile ; pour paraphraser le
poète, l’adolescent est veuf, inconsolable de lui-même.
Certains enjeux existentiels peuvent se voir relativisés ou cruellement
révisés devant l’ampleur et la masse des bouleversements contextuels.
Par exemple, l’adolescent ne parvient plus, du point de vue scolaire, à
se montrer à la hauteur de l’investissement narcissique de ses parents,
auxquels il pouvait apporter, par sa réussite antérieure, une revanche. Cet
échec peut être paradoxalement compris comme une tentative d’autonomisation psycho-existentielle, un effort pour ne plus être seulement dans
le désir et les critères de réussite de ses parents. C’est le sens positif de
certaines « névroses d’échec », à mettre en balance néanmoins avec les
conséquences sociales et narcissiques à terme de l’échec de l’intégration
sociale et de la non-acquisition des outils d’une authentique autonomie
ultérieure. L’adolescent se construit en s’opposant à ses parents, mais
cette opposition se fait à ses dépens. Il est, à ce moment, « en panne ».
D’autres investissements prennent une acuité sans précédent, ils polarisent l’intellect autant que l’affect du sujet, et ceci au détriment des
tâches liées au processus de socialisation accélérée en cours, qui le
pressent à ce moment : échéances scolaires, apprentissages relationnels
ouvrant sur le monde du travail et sur l’univers des adultes, premiers
émois affectifs.
Il faut parer au plus pressé. L’adolescence est une période de révolution sur le plan cognitif, mais cette potentialité créative nécessite que
1. Les adolescents se retrouvent en situation paradoxale : d’un côté, leurs parents les
pressent de grandir, réussir, devenir comme eux ; de l’autre, ces mêmes parents, refusant
de vieillir, tentent de conserver sinon un aspect, du moins un fonctionnement de jeune,
puisque le jeunisme est le modèle existentiel privilégié par les mentalités actuelles
(irresponsabilité, tendance au passage à l’acte). Par ailleurs, le fonctionnement social
réel des parents (divorce, chômage, individualisme, anxiété...) n’est pas toujours un
modèle : si grandir c’est devenir comme les parents, ce n’est pas encourageant. Le hiatus
est flagrant, il y a télescopage générationnel et les processus identificatoires susceptibles
de donner un sens à l’évolution psychique de l’adolescence deviennent aléatoires.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
P SYCHOGENÈSE COMPARÉE
49
l’individu dispose d’un espace psychique de pensée abstraite et de sublimation, celui-ci étant étroitement conditionné par la balance narcissicoobjectale. C’est uniquement dans cet espace fragile que pourront s’expérimenter, sans danger, ces nouvelles potentialités.
Parfois aussi, l’émergence d’une sexualisation de la pensée, ordinaire
à cet âge, suscite la mise en route réactionnelle de mécanismes défensifs
et le plaisir, qui n’est psychiquement pas autorisé à être accessible dans
le réel, se confond avec une relation d’emprise à laquelle l’adolescent
résiste par les mécanismes défensifs traditionnels et quasi physiologiques : phobies, tics, obsessions idéatoires, traduites cliniquement par
une pseudo-indolence ou une inhibition. Certains travaux montrent qu’il
existerait une relation entre niveau d’estime de soi et problématique
narcissique d’une part, capacité d’abstraction et compétences logiques
d’autre part (Catheline et al., 1997).
Les troubles du comportement repérables chez l’adolescent sont polymorphes, bruyants, inéluctables. Ils vont de la simple et banale « crise
d’adolescence », capable néanmoins, par sa cruauté intrinsèque, de fortement déstabiliser l’entourage, jusque dans le narcissisme parental à
« l’adolescence à problème » pouvant exceptionnellement révéler, nous
l’avons vu, un positionnement atypique de la personnalité, ou une dépression atypique, modes d’entrée dans la psychose ou, le plus souvent,
déboucher sur une issue psychopathique.
La différentiation clinique est souvent hasardeuse entre un passage
à l’acte autolytique faisant office d’appel à l’aide – à considérer donc
comme un signe évident du désir de vivre, et de vivre mieux, de maîtriser
le monde alentour – et une tentative de suicide violente, impulsive, mal
mentalisable, clastique dans son déroulement et sa finalité.
Cet acting out traduit alors un réel désir d’en finir. Il est parfois
occasion d’un raptus hétéroagressifs comme équivalent suicidaire ou
ordalique (dans la crise d’Amok1 , Bourgeois, 2002).
À partir du début des troubles, le diagnostic de certitude est souvent
rétrospectif, nécessitant plusieurs années de recul et le recadrage de l’acte
dans son contexte. La frontière est ténue entre le passage à l’acte sans
lendemain et l’engrenage morbide aliénant, menant à la schizothymie, la
schizoïdie et parfois à la schizophrénie franche, pathologie médicale dont
le mode d’entrée polymorphe lui aussi, peut être bruyant ou insidieux2 .
1. La crise d’Amok est une forme traditionnelle de passage à l’acte dans laquelle un
individu va se feter dans la foule, tuant tout sur son passage, jusqu’à ce qu’il soit
lui-même tué. L’individu place sa vie entre les mains de Dieu.
2. Si un démembrement des schizophrénies devait être fait, c’est en recherchant, à
partir de la clinique, à différentier les troubles « d’allure psychotique » mais d’origine
psychodynamique des troubles d’allure psychotique étant d’origine neuropsychiatrique,
comme en son temps on avait cru pouvoir départager la catatonie neurologique de la
catatonie psychotique.
50
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
L’état-limite serait du registre d’une « adolescence interminable »
(Masterson, 1976), donc sans limite, ce que traduisent la notion
empirique d’immaturité affective et l’approche socio-historique qui
voit l’adolescence se dilater dans le temps.
Réciproquement, nous l’avons vu, l’adolescent est un état-limite.
« Ce qui domine en lui, c’est la concomitance de la peur de l’intrusion et
la crainte d’être abandonné. » (Enjalbert, 2003)
Cela aboutit à des comportements paradoxaux, mal compris par son
entourage. Dans sa relation à autrui, l’adolescent va tester inlassablement
la crédibilité des lois énoncées (c’est l’ordalie comme recherche des
limites divines ou naturelles), mais aussi sa distance à l’Autre autant
que l’effectivité de la présence de cet Autre toujours soupçonnable d’être
ailleurs que dans son désir. Les adolescents, états-limites, ne délirent pas,
même si cet espace du délire leur est proche et même s’ils en revendiquent souvent la potentialité, cette éventualité du dérapage suffisant
parfois à les contenir. « Délirer », seul ou en groupe, c’est échapper un
instant et « par le haut » à sa condition d’état-limite1 .
Il leur faut ainsi, parfois, user de subterfuges pour accéder au délire
libérateur, par l’usage de drogues psychodysleptiques, par exemple, combinant déviance, dépendance et exploration des limites par la folie, ce
qui n’est pas sans risques. Cette conduite s’avère opérante et superficiellement suturante, dans la mesure où la paraverbalisation autorisée par
le moment fécond psychotique, donne un semblant de sens et offre une
issue provisoire à leur impasse existentielle : c’est l’une des significations
positives des délires mystiques, paranoïaques et mégalomaniaques qui
forment l’essentiel de la clinique des bouffées délirantes aiguës postaddictives.
La plupart du temps, seuls leurs comportements provocateurs ou leurs
corps maladroits parlent, hurlent pour eux, dans la mesure où le discours
d’un adolescent, même délirant, ne peut jamais rendre compte du point
où sa pensée s’arrête, s’aveugle, se cogne à l’indicible, par défaut d’élaboration du fantasme. C’est encore la question des limites :
– Limites entre fantasme et réalité, qu’actualise la difficulté grandissante
des adolescents nourris aux jeux vidéos de faire la différence entre
imaginaire, réel, symbolique et virtuel. Le game over n’est plus une
fin mais une incitation à recommencer.
– Limites entre vie et mort, ce qui provoque la multiplication des
conduites ordaliques dont les modalités sont, certes, propres à chaque
génération mais qui demeurent stéréotypées dans leur signification :
1. Il est important pour les adolescents de se ménager un espace pour le délire,
espace d’intimité et espace d’expérimentation ; c’est le sens de certaines conduites
adolescentes pseudofestives (accompagnées d’addictions le plus souvent).
P SYCHOGENÈSE COMPARÉE
51
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
« j’existe parce que je risque de ne plus exister »... et son corollaire :
« je prends le risque de mourir pour exister ».
– Limites entre les sexes, les générations, les individus... L’exploration
systématique de chacune de ces limites constitue une prise de risque,
structurante si elle peut être dépassée. Elle peut s’avérer dévastatrice et
vertigineuse si, mal accompagné, l’adolescent s’y perd.
Faute de s’autoriser à explorer ces limites, l’adolescent, comme le borderline, se retrouveraient face à l’immensité lacunaire de leur existence
et à leur dépressivité fondamentale. Une étape de plus dans la dissolution
des limites, et c’est la faillite cognitive par flou idéique anxiogène et
manque de rigueur. Une de plus encore, et c’est la suspension de la
pensée, le fading mental puis le barrage, éléments sémiologiques, tous
deux propres aux expériences dissociatives psychotiques et aussi, dans
une certaine mesure, à la physiologie psychique de la crise adolescente.
B. Penot (2003) soutient l’hypothèse que le point où la pensée de
l’adolescent s’arrête correspond aux secteurs de pensée dans lesquels
sa famille, au sens large, éprouve des difficultés, ainsi qu’aux failles
des défenses narcissiques de cette dernière, ce qui aboutit à ce que
le groupe familial échoue à fabriquer du mythe1 . C’est un point de
départ pour toutes les approches thérapeutiques du système familial d’un
adolescent en souffrance. La naissance du mythe, comme potentialité
narrative ouverte et consolidante de l’histoire familiale, peut ici s’opposer
au roman familial du névrosé établi comme modalité fermée de l’histoire
collective. On retrouve les intuitions de B. Cyrunilk sur la résilience.
En ce sens l’adolescent, par sa flamboyance et le tumulte de sa pensée,
est une Renaissance à lui tout seul. Il s’impose, toujours, comme le
symptôme idéal de sa famille car il a l’art de mettre le doigt là où sa
famille a mal. Il sait poser les bonnes questions sans susciter ou attendre
forcément les bonnes réponses, car les réponses appartiennent à un autre
monde que lui. Il le fait aux dépens de sa sécurité parfois : de la fugue
comme appel, à la toxicomanie et au suicide comme tentatives suprêmes
d’évasion. Il a, entre ses mains, (provisoirement, mais il peut avoir la
tentation de suspendre l’instant), le pouvoir magistral de sceller le destin
de sa lignée, ce qu’il fait parfois à travers ses passages à l’acte dont il
s’avère être la première victime sacrificielle.
Dans ce contexte, le mécanisme défensif du silence et le déni (la communauté du déni qui est une communauté d’identification dans le déni,
comme le propose M. Fain, 1982, p. 114), que l’on rencontre souvent à
l’œuvre, ôtent leurs sens douloureux aux passages à l’acte et aux symptômes brûlants, comme ils refusaient préventivement (défensivement) de
1. Comme l’adolescence est la dernière occasion de résoudre l’Œdipe, l’adolescent –
être en devenir – offre, génération après génération, une chance de résilience, de rachat
à sa famille dont il constitue alors le symptôme et l’étendard. Mais comment dessiner
son propre étendard sans user du blason paternel et sans en être en dette ?
52
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
donner sens à l’élaboration du discours et à la tentative de mise en mots.
Ils sont facteurs de mauvais pronostic.
Morcelée ou simplement clivée par le déni, la personnalité se désorganise dans le silence. Seules subsistent l’émotion, l’atmosphère de
tragédie apocalyptique et la souffrance, appelées à submerger le sujet,
à le résumer un temps et à constituer parfois un sur-traumatisme désorganisateur.
La problématique adolescente peut également se dévider, à partir de la
notion du don inextricable de la vie, qui inscrit en contrepoint la dette,
voire la faute. Par exemple, le terme allemand Schuld renvoie à la dette
comme à la culpabilité. La dette de vie originelle, à moins de délirer
sur le thème de la parthénogenèse comme dans le cas clinique n◦ 1,
renvoie à la filiation comme héritage à accepter ou à renier une bonne fois
pour toutes. Dès lors, plusieurs stratégies d’évitement, qui sont autant de
tentations pour l’adolescent et donc autant de modalités de ses passages à
l’acte, peuvent se voir mises en jeu. Au cours de cette crise, l’adolescent
se revendique (et se comporte) habituellement comme étant « dans le
passage à l’acte » : « je pète les plombs » dit-il de nos jours. Ceci peut
être l’occasion de conduites réitérées de prise de risque, à sens ordalique
plus qu’autodestructeur, puisque ne peut être détruit que ce qui était au
préalable construit.
La fugue et l’errance sont des modalités propres à cet âge. La fugue
est l’équivalent psychomoteur d’un retour désespéré vers le dernier lieu
où l’adolescent fut heureux, (certain d’être aimé et conforté dans son
narcissisme), vers un Eden idéalisé. Les éducateurs et les travailleurs
sociaux de l’enfance, qui sont souvent confrontés à ce type de passage
à l’acte, ont appris à orienter systématiquement leurs recherches vers ces
lieux, d’où l’intérêt d’avoir, dans le dossier, une biographie tenue à jour.
Le clochard traditionnel, non superposable au SDF actuel, par son
errance philobathe et sa marginalisation, impose une autre facette de
la déviance. Il montre son refus de recevoir (de la société) comme une
volonté de ne rien devoir. Beaucoup d’adolescents en rupture de lien
social et familial semblent tentés par ce mode d’inexistence, de transparence agressive, de dissolution dans la cité évocatrice d’un fantasme
régressif de retour vers le ventre maternel. Malheureusement, au bout
de quelques mois, ils n’ont pas toujours l’opportunité de faire machine
arrière. La machine à exclure, que constitue la rue, les broie et démultiplie
les risques. Les facteurs péjoratifs se surajoutent (alcoolisme, toxicomanie, violence). Ce qui n’était qu’un symptôme devient une identité ; nous
le verrons dans la partie sociologique de ce texte (chapitre 12).
Dans le jeu pathologique, qui va du jeu de la roulette russe aux enjeux
massifs dans les casinos, parfois ponctués d’un suicide, comme dans
l’ordalie, le joueur ne cherche pas à gagner. Inconsciemment, il cherche,
sinon à perdre, (se ruiner), du moins à vérifier l’éventualité d’une perte
réparatrice. Sans cet oxymoron émotionnel, sans ces limites ostensibles,
P SYCHOGENÈSE COMPARÉE
53
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
la vie lui semble morne, invivable, inconsistante. Jouer sa vie reste la
seule manière de la (re)gagner.
En ce sens, paradoxalement, le jeu pathologique et le jeu masochiste semblent deux manières opposées mais contiguës d’exister, tout
en consolidant les limites de l’existence fantasmatique. Dans le premier,
la part belle est faite aux aléas, dans le second, rien n’est laissé au hasard,
tout est cadré et contractualisé (Masoch)1 .
Les conduites déviantes des « jeunes » sont à la une des préoccupations aujourd’hui. Elles signalent, à leur manière, la recherche effrénée
par ces sujets, de limites naturelles, sociales, corporelles et psychiques.
Elles mettent à plat le rapport à la loi et aux dispositifs de régulation intergénérationnelle ; elles sont inhérentes à la relation trouble de
l’adolescent à son propre corps ou du moins à l’image qu’il se fait de
celui-ci, forcément décalée en raison des difficultés d’accommodation
entre le corps passé (celui de l’enfance), le corps espéré ou revendiqué
(lié pour partie à l’idéal du moi), le corps présent, décevant, étranger,
encore inhabité. C’est l’adolescence comme maladie psychosomatique.
Le point commun à ces deux conduites est l’intensité du processus
autodestructeur qui outrepasse rapidement la causalité initiale.
La mort ou la mutilation sont, parfois, pour l’adolescent, les seules
façons de sortir de cette impasse existentielle ; des limites sont touchées.
On est là aussi dans la styxose.
Ces limites seront d’autant plus facilement abordées que l’idée de mort
sera érotisée, socialement valorisée (cas des kamikazes japonais durant
la seconde guerre mondiale ou des adolescents palestiniens aujourd’hui),
ou dangereusement virtualisée par l’immersion pathogène dans les cybermondes et paramondes violents, actuellement mis à leur disposition dans
les jeux vidéos2 .
Les autoscarifications compulsives ne sont pas rares à cette période.
Elles sont parfois improprement confondues avec des tentatives
phlébotomiques autolytiques, du fait d’une fréquente coexistence. Elles
relèvent, là aussi, pour partie, de la problématique des limites.
1. Le masochisme vise pour partie, au prix de l’humiliation et de la souffrance, à
conserver un illusoire lien à l’autre qui n’a en fait jamais été (ou que l’on n’a jamais
eu). Si l’autre est le père, une composante homosexuelle entre en jeu par non-résolution
œdipienne. L’érotisme narcissique, que constitue, pour partie, le masochisme puisqu’il
sacralise la soi-disant victime, explore les limites corporelles et la capacité à vivre du
sujet. Il craint par-dessus tout la temporalité aléatoire, le défaut de timing qui pourrait
tout faire capoter. En ce sens, maître du suspens (Deleuze), le masochiste, comme
l’adolescent attardé, aux dépens de pans entiers de sa personnalité, dilate à l’infini une
période charnière qui peut alors devenir mortifère et résumer son existence psychique.
2. Les jeunes soldats américains, durant la seconde guerre du golfe (2003), juchés sur
leurs tanks invincibles ont remonté des kilomètres de routes ou de rues en tirant impunément sur tout ce qui bougeait, comme dans un jeu vidéo. Selon certains témoignages,
ce n’est qu’après qu’ils ont compris que ce n’était pas un jeu. Combien de syndromes
post-traumatiques cela prépare-t-il pour eux (et pour les familles de leurs victimes !) ?
54
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
Elles peuvent s’interpréter, à ce moment de crise existentielle majeure,
redonner au réel, par une souffrance physique charnelle, une primauté
sur l’imaginaire angoissant, tout en disséquant et modelant les limites de
l’enveloppe psychocorporelle, la seule qui soit la propriété de son porteur,
comme dans l’espoir d’agir sur une mue.
Les passages à l’acte permettent d’évacuer sur l’extérieur la réalité
psychique interne, avant que la relation mentalisée – à l’objet ou au soi
– puisse se développer de façon satisfaisante. Mais ils peuvent devenir
l’occasion de l’irruption de traumatismes désorganisateurs tardifs : échec
scolaire (Catheline et al,. 1997), expérience toxicomaniaque psychédélique dissociative (au cours de rave party), brouille radicale avec la
famille, violences verbales, physiques ou sexuelles, subies ou infligées
– la tournante, véritable viol en réunion aux yeux de la loi, comme rituel
d’intégration dans la bande, est l’un de ces rites désorganisateurs du narcissisme, car il conforte la victime et le bourreau dans une identité qu’ils
n’ont pas choisi – conduites provocatrices s’apparentant à une prise de
risque... Les circonstances sont, là encore, variables mais la signification
est univoque. L’adolescent ou le jeune adulte s’en retrouve ébranlé dans
ses fondations, il se ressent, non seulement comme non-aimé par ceux qui
comptent pour lui, mais, bien plus, comme ne méritant définitivement pas
d’en être aimé.
Pour reprendre l’image freudienne du cristal de roche, cette seconde
faille narcissique touchant un édifice fragilisé, risque de retrouver rapidement les lignes de fractures qui furent colmatées superficiellement, lors
du pseudo-Œdipe, et de faire voler en éclats les aménagements palliatifs
qui firent office de faux self opérationnel, lors de la pseudo-latence.
Ces traumatismes désorganisateurs tardifs ont tendance à s’accumuler
et à se nourrir l’un de l’autre, entraînant le jeune dans un engrenage polytraumatique. Ils peuvent, dans ce cas, réactiver les zones de faiblesse de
la personnalité sous-jacente, en sapant le dispositif précaire qui présidait
alors à l’être-au-monde du sujet. Dès lors, l’individu se verra engagé dans
la psychodynamique du tronc commun borderline.
Dans la pratique, on peut considérer qu’un seul événement traumatogène, précoce ou tardif, ne suffit pas à verrouiller définitivement une
trajectoire existentielle traumatique. La personnalité humaine a des ressources et des défenses. C’est sans doute la conjugaison de plusieurs
traumatismes sidérants, et de leurs après-coup, au sens lacanien, se
répondant et entrant en synergie négative, avec une période de faiblesse
ou de sensibilité structurelle de la personnalité en devenir, qui contribuent
à l’émergence d’un vécu psychotraumatique. L’âge adulte stable et la
maturité seraient atteints après résolution effective de la crise d’adolescence.
On constate, par ailleurs, que d’une part, cette phase adolescente
reste fortement connotée culturellement (il existe des civilisations dans
lesquelles on passe directement de l’enfance à l’âge adulte) et que d’autre
part, en occident, sous l’effet peut être de la crise sociale mais également
P SYCHOGENÈSE COMPARÉE
55
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
sans doute à travers des phénomènes ayant à voir avec la néoténie
humaine, l’adolescence semble se dilater. Le positionnement borderline
adolescent en devient ordinaire.
On voit, maintenant, des vieux adolescents de trente ans, ce qui commence à devenir un fait de société1 . Cette disposition d’esprit immature
reste encore versée dans l’anormalité statistique ; elle n’empiète pas sur
la pathologie. Mais qu’en sera-t-il dans quelques générations ?
Toute séquence existentielle comportant un traumatisme désorganisateur précoce et un traumatisme désorganisateur tardif, verrouillera la
personnalité du sujet selon un modèle potentiellement pathogène, étatlimite, ouvrant sur le tronc commun borderline qui est, de fait, une
constellation clinique.
1. La génération des trentenaires actuels cultive cette tendance « rétro » comme si,
face à la dureté de la société, ses membres tentaient d’arrêter le cours du temps.
Faute de possibilité d’insertion, de nombreux jeunes gens en sont réduits à habiter plus
longtemps qu’il ne faudrait chez leur parent et ne parviennent pas à prendre leur envol
à temps. Le narcissisme est en jeu dans la mesure où le modèle identitaire proposé est
la « jeunesse ».
Chapitre 4
LA CONSTELLATION
BORDERLINE
L A DÉPRESSION ANACLITIQUE
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Des contours au contenu de la dépression anaclitique
Ce tronc commun, constitué d’un trouble narcissique de la personnalité, ne nous est appréhendable qu’à travers ses aménagements économiques. La faible estime de soi, devenue chronique et intégrée par
le sujet dans son habitus relationnel, mine les rapports interpersonnels
et provoque facilement des rejets en cascade que le sujet suscite l’un
après l’autre par son comportement, comme pour valider son sentiment
hyperesthésique d’être mal-aimé.
Ces conduites d’échec que l’on nommait autrefois « névroses
d’échec », et ce masochisme moral induisent de nombreux dysfonctionnements se répétant et se répondant en milieu familial, conjugal,
professionnel. Ceux-ci, en se conjuguant, engagent le sujet dans un
positionnement à la fois victimaire et persécuteur, ce qui dessine les
contours de la constellation borderline dans le registre relationnel. Ces
aménagements peuvent être caractériels, immédiatement réactionnels
aux frustrations, ou clairement pervers, dans la mesure où la recherche
inconsciente de la frustration et de l’échec devient un fonctionnement
naturel. Leur intrication fluctuante est bien sûr la plus fréquente,
ce que corrobore l’instabilité des tableaux cliniques rencontrés.
Chaque sujet-patient se différentie en fonction de ses aménagements
préférentiels, ce qui suscite l’intérêt et l’art du psychothérapeute, mais le
fourvoie souvent. Ce qui reste encore mystérieux c’est pourquoi, à partir
58
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
d’un traumatisme quelconque, l’individu se retrouve engagé dans tel ou
tel fonctionnement. Les antécédents génétiques, l’histoire familiale, le
tempérament, les rétroactions venues du contexte socioculturel, peuvent
éventuellement entrer en ligne de compte.
J. Bergeret (1964,1970, 1974, 1996) parle d’une lignée dépressive
spécifique, qu’il nomme dépressivité. Cette dimension infiltre et ponctue, comme un fil rouge, l’ensemble des déséquilibres vitaux que peut
connaître un sujet dans sa vie. La dépressivité latente détermine un climat
vital morne, anhédonique, hostile, laissant le sujet dans l’incapacité à
prendre du plaisir ou à ressentir le moindre enthousiasme. Ces sujets
se vivent comme « marqués par le malheur ». Ils n’existent qu’au nom
de cette position victimaire. Chaque fois qu’un sujet borderline devra
abandonner, même partiellement, l’un de ses aménagements ou l’un des
avatars narcissiques de son faux self, il sera en risque de s’abîmer dans
un abîme dépressif anaclitique presque pathognomonique.
N’ayant pu accéder à une relation d’objet véritablement postœdipienne et génitalisée, le sujet borderline demeure structurellement
centré sur une relation de dépendance anaclitique, d’étayage chronique
palliatif, quitte à entretenir cet étayage contenant par des conduites
d’échec ou de prise de risques itératives. Cet étayage peut être réalisé par
un partenaire existentiel à peu près consentant, ce qui fonde une relation
plus que complémentaire au sens systémique, dissymétrique. Celle-ci
se traduit à l’occasion par un positionnement conjugal intenable, source
de souffrance inabandonnable pour les deux conjoints, qu’il conviendra
de décrypter par une approche systémique interrelationnelle. Par sa
conduite, le sujet tend à provoquer la rupture mais, par sa souffrance non
feinte (ou par un chantage affectif conscient ou inconscient), il inquiète
suffisamment son partenaire pour que celui-ci ne puisse mettre en
acte effectivement cette rupture et émette, alors, un message menaçant
paradoxal du type « je te quitterai quand tu iras mieux ». Dès lors,
s’installe une spirale mortifère dans le couple, difficile à démonter.
Le patient n’aura aucun intérêt objectif à aller mieux puisque toute
amélioration l’exposerait au risque d’un abandon supplémentaire, tandis
que, s’il continue à aller mal il verra se réitérer les menaces d’abandon
mais restera « en lien » avec son abandonnant potentiel. L’escalade, à
attendre, du dysfonctionnement conjugal ne pourra que verrouiller le
système jusqu’au clash. L’étayage peut aussi se voir concrétisé par un
ou plusieurs faux selfs défensifs, forcément variables dans le temps car
profondément instables, nous l’avons vu.
Le partenaire désigné, par son positionnement social ou affectif, par
l’image plus ou moins idéalisée et sujette à caution que s’en fera le
sujet borderline peut, à lui seul, combler illusoirement les lacunes du
moi. Il en sera capable, pour autant que ce self par procuration ne
s’effondre pas. Ce dernier pourrait le faire sous les coups de boutoir de
la réalité quotidienne. Cet effondrement peut se traduire par un abandon
réel ou fantasmé ; ceci est une éventualité fréquente nonobstant l’impasse
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A CONSTELLATION BORDERLINE
59
systémique ci-dessus décrite. Cet effondrement pourra survenir parce que
le partenaire avait été manifestement surinvesti au moyen de mécanismes
projectifs. Il peut aussi avoir été abusivement doté de supposées capacités
réparatrices, elles-mêmes surévaluées, et d’une omnipotence fantasmée.
Cette idéalisation peut laisser coexister une surestimation et des sentiments hostiles inconscients. Tout n’est que télescopage de fantasmes.
Confronté à ce vide, le sujet lacunaire se verra plongé un danger
immédiat de dépression. Toutes les dépressions ne sont pas anaclitiques,
il en est qui sont d’essence névrotique par « perte d’objet » (le deuil
sous toutes ses formes) ; il en est, nous l’avons vu, qui renvoient à un
positionnement plus psychotique (mélancolie ou dépression atypique,
forme d’entrée juvénile dans la schizophrénie). Les dépressions anaclitiques expriment un effondrement narcissique massif par absence d’objet
et font le lit de conduites, diverses cliniquement, qui sont toutes de
dimension hostile ou autopunitive (comme pour se punir d’inexister).
Elles expriment l’angoisse envahissante d’abandon, mais elles sont aussi
ordaliques, pouvant être lues comme des tentatives désespérées de sortir
du système et d’en dénoncer la violence intrinsèque.
Ces conduites peuvent être plus clairement encore autodestructrices,
allant de la tentative de suicide à répétition, dont le pronostic est sombre
en raison du fait que, parfois, les moyens utilisés sont de plus en plus
radicaux ou mutilants (absorption d’eau de Javel, immolation, défenestration), aux conduites chaotiques quasi-ordaliques de prises de risque
chroniques débouchant sur « l’accident ». Dans ce contexte, des somatisations récurrentes portant sur l’enveloppe cutanéo-phanérienne peuvent
parfois être considérées comme des équivalents dépressifs archaïques :
eczéma, psoriasis, alopécies psychogènes. Là encore, l’intrication clinique est la règle.
Pour le sujet borderline, l’angoisse se fonde sur l’absence de l’objet
d’amour et le vécu d’abandon qui en découle. Cette angoisse le renvoie
à sa dépendance, ce qui focalise l’imaginaire sur un passé idyllique,
considéré comme meilleur que tout présent réel et tout futur potentiel.
À ce moment-là, l’objet d’amour était présent, idéalisé (l’âge d’or) ;
c’était la partie « bonne » de la mère. On pouvait s’appuyer sur lui.
La fugue chez l’adolescent, fréquente, concrétise ce retour impossible
vers un passé idéalisé. Nous avons vu que c’est toujours dans le dernier
endroit où il fut heureux qu’il faut chercher un fugueur.
Cette dérive de l’imaginaire explique que les relations interhumaines
entretenues par de tels patients sont le plus souvent disproportionnées,
dissymétriques et dysharmoniques, rejouant des positionnements préœdipiens à composante incestuelle ou violente, car la réalité demeure
insatisfaisante par nature, le déni ne pouvant maintenir indéfiniment hors
du champ de la conscience certaines expériences traumatiques.
La constatation de leur échec relatif ne les amène ni à la modestie et
à la remise en question positive de leur fonctionnement (cas des sujets
« normaux »), ni à la culpabilité (sujets névrosés), mais à la dépression,
60
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
aussitôt immense et intolérable, et à la rage clastique. La rage peut être
conçue comme le négatif de la dépression. Il s’agit alors, pour le sujet
narcissiquement déstabilisé, de détruire ce qui risque de l’abandonner
et de le surtraumatiser une fois de plus. Élément caractéristique, au
moment du passage à l’acte, le sujet est en accord avec sa conduite mais
il manque de jugement critique immédiat, il se voit agir comme dans un
état second, ce qui a pu faire parler de dédoublement de la personnalité au
moment du geste. Dans l’après-coup, il peut se critiquer avec lucidité et
sincérité, se jurer à lui-même qu’il ne recommencera plus, ce qui n’exclue
cependant pas la récidive. Ce mécanisme hyper-réactif, dysesthésique, est
à la base de nombreux problèmes relationnels survenant au sein de ces
couples dissymétriques, qu’il s’agisse de couple sadomasochiques1 , de
couples d’alcooliques, de couples désappariés en âge. Ce positionnement
explosif, souvent appelé immature est, bizarrement, longtemps toléré,
voire entretenu par le conjoint placé en situation haute, donc réparatrice,
et comme lui-même, narcissisé par cette posture. Il est à repérer, que
ce soit en thérapie personnelle ou en conseil conjugal et familial. Il ne
ressort pas de la pathologie mais du cadre des dyspositionnements de la
personnalité. Nous y reviendrons dans ce chapitre.
Cette crise anaclitique ressemble, par certains aspects, à la banale
crise d’adolescence, combinant une appétence pour la déviance et une
persévération dans des positionnements de dépendance (Kamerer, 1992).
Elle s’en diffère par le fait qu’elle est tardive, brutale, se formatant
comme un raccourci (au sens de la bureautique informatique) de cette
crise prototypique.
La crise d’adolescence, elle aussi marquée par la dépressivité, charnière existentielle, est obligatoirement productive dans le sens ou elle
libère un formidable potentiel libidinal ouvrant sur un nouveau rapport
du sujet à son existence, à lui-même et à autrui, et ou elle suscite en
retour des aménagements médians, positifs, des changements. Étape,
elle permet potentiellement au sujet d’accéder à une maturité affective.
Au contraire, la crise dépressive anaclitique s’impose comme un événement vital majeur involutif, là aussi souvent teinté d’ordalie. C’est
une (re)naissance anxiogène, à coup de dés, qui est en jeu à chaque
instant alors que l’énergie libidinale fait tragiquement défaut puisque la
« citerne libidinale » est constitutionnellement percée. À l’occasion d’un
tel accès, c’est la trajectoire individuelle qui est appelée à se gauchir
puisque l’énergie reconstructrice fait défaut.
Au contraire, la dépression réactionnelle « par perte d’objet », deuil
véritable, n’est-elle, qu’un accident de parcours, elle ne remet pas fondamentalement en cause les repères et le sens de la vie du sujet. Un
deuil névrotique se fait toujours (bien ou mal) et le sujet passe à autre
1. Dans ce type de couple, le conjoint sait exactement ce qu’il faut dire ou faire pour
déclencher la crise (notion de gâchette) mais il ne sait pas ce qu’il faut faire pour la
stopper.
L A CONSTELLATION BORDERLINE
61
chose. La difficulté du traitement psychothérapique de la « dépression
majeure », item maintenant retenu en psychiatrie, tient souvent au fait
que l’on ne tient pas compte de la composante narcissique du phénomène
mis en avant dans la plainte. Autant une dépression névrotique banale
bénéficie significativement d’un appoint psychotrope à dose soutenue
(antidépresseur et anxiolytique si besoin), rapidement efficace sur les
symptômes, s’il est accompagné d’une psychothérapie de soutien et de
dynamisation, autant la dépression anaclitique, révélant une lacune identitaire profonde, jusque-là comblée peu ou prou par un ou plusieurs faux
selfs successifs, propulse le patient, malgré l’apport chimiothérapique,
vers une véritable et douloureuse remise en question inaugurant une
refondation existentielle, ou la mort. Le simple soutien est insuffisant.
Il s’agira de mettre en place une psychothérapie d’élucidation autant
qu’une thérapie narcissisante et cicatrisante, visant à remplir à nouveau
la « citerne d’énergie » et à éviter la poursuite de l’hémorragie libidinale.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Dépression et contexte de maladie mortelle
La dépression sévère qui accompagne la révélation de certains cancers
ou autres maladies à pronostic grave est à comprendre dans ce sens. Il y
a, à cette occasion, indéniablement, un vécu de perte d’objet (que ce soit
la santé ou le sentiment commun d’immortalité) mais il s’y ajoute le plus
souvent, la réactivation, par le traumatisme, d’un vécu carencé antérieur.
Parfois, la révélation de la maladie, par le pronostic sombre que celle-ci
sous-tend, s’impose comme l’équivalent d’un traumatisme désorganisateur tardif, verrouillant inéluctablement le sujet dans un fonctionnement
borderline, ce qui peut trancher avec les positions psychiques antérieures
et surprendre autant le patient que son entourage.
Tout se passe comme si l’existence du sujet prenait (enfin) sens à
travers ce drame, comme si le patient avait de tout temps été voué à
en arriver là (l’accident grave fondant rétrospectivement le destin). Une
dette inconnue étant payée au prix fort, le sujet peut commencer à vivre.
Dans certaines circonstances, on assiste à une véritable catharsis émotionnelle et intellectuelle pouvant redynamiser psychiquement le patient
et l’introduire littéralement dans un processus de résilience psychique
au prix d’un effondrement somatique. Cette balance paradoxale entre le
somatique et le psychique est à l’origine de l’hypothèse psychosomatique. Nous aborderons la clinique des maladies psychosomatiques dans
un chapitre ultérieur mais nous pouvons déjà articuler ce phénomène avec
la notion de dépression anaclitique.
Lors de l’annonce d’un cancer, on assiste souvent à des demandes
d’élucidation : « Pourquoi en suis-je arrivé là ? » Il est vrai que certains
déclenchements de cancer s’inscrivent de manière troublante dans une
problématique d’effondrement narcissique du sujet au cours de laquelle
62
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
devient patente une alexithymie (Pedinielli, 1992)1 sous-jacente. En
conséquence, certains cliniciens ont envisagé l’hypothèse que le cancer, en tant que phénomène intime de prolifération cellulaire et perte
des limites infraorganiques, à travers sa potentialité subversive métastatique, pouvait admettre (partiellement) une signification psychosomatique (Zorn, Mars).
La question d’une psychopathologie du cancer est au cœur de la
démarche psychosomatique, dont la spécificité est de concevoir l’homme
dans son unité et sa globalité. Si l’existence d’une personnalité prémorbide ou prédisposante au cancer reste controversée car les preuves se sont
maintenant accumulées pour impliquer, clairement, le biologique (immunologie, virologie, cytologie) dans l’oncogenèse, la multifactorialité dont
ferait partie la piste psychosomatique reste de mise. La composante
psychique se voit mise en avant, aussi bien dans la genèse du cancer (lien
de causalité ?) qu’à travers la capacité qu’auraient certains individus à
lutter, en s’aidant de la force de leur psychisme, contre leur cancer. Cette
idée sous-tendrait comme corollaire l’éventualité que d’autres, pour des
raisons psychiques, se laisseraient dévorer par lui. Rien ne le prouve, à
l’heure actuelle, et cette idée relève plus du fantasme destiné à donner
sens à l’innommable, que de la clinique validée. Elle est à respecter,
cependant, dans la mesure où cette auto-illusion, voire autosuggestion
vis-à-vis d’un degré potentiel de maîtrise de leur maladie, préserve
longtemps une partie du narcissisme de certains malades. L’exemple du
recours consolant à la religion à travers la quête d’un miracle, participe
des mêmes tentatives de trouver une issue positive à cette impasse existentielle apocalyptique et inacceptable pour l’entendement humain.
On a pu explorer la relation entre psychisme et facteurs immunitaires à travers la notion de stress et d’épuisement (H. Seyle)2 mais,
la question du saut du psychique au somatique trouve une illustration
dans la notion d’impasse par stress aigu ou choc psychologique, dont
la composante effondrement narcissique n’est pas la moindre des candidates. Un choc psychologique de cet ordre, quelle que soit sa nature,
serait responsable de modifications brutales de l’équilibre immunitaire
1. Les manifestations alexithymiques dites « nucléaires » sont au nombre de quatre
(Pedinielli, 1992) : – l’incapacité à exprimer verbalement les émotions ou les sentiments ; – la limitation de la vie imaginaire. – la tendance à recourir à l’action pour
éviter et résoudre les conflits ; – la description détaillée des faits, des événements, des
symptômes physiques. Cette conception recouvre partiellement les thèses de P. Marty
et de l’École de Paris.
2. H. Seyle, dans les années trente, parlait de « maladie de l’adaptation ». Le stress
est un phénomène naturel nécessaire à la survie de l’individu. On peut différentier
le bon stress (eustress) qui permettra au sujet de mettre en branle des stratégies
adaptatives immédiates et le stress nuisible (distress) qui, ne parvenant pas à mobiliser
l’individu, aboutit à une usure organique et un épuisement. Le concept récent de burn
out articule l’épuisement physique à l’épuisement psychique. Il évoque des individus
« carbonisés », usés par le stress et incapables de faire face à la situation.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A CONSTELLATION BORDERLINE
63
ou infra-immunitaire. Ce déséquilibre entraînerait, en conséquence, l’engagement du sujet dans un processus cataclysmique aboutissant au cancer, comme étant un événement cellulaire signifiant constituant l’exact
négatif métaphorique de l’apoptose.
Si l’approche élucidative psycho-oncologique ne permet pas de faire
l’économie de la dimension thérapeutique spécifique (radiothérapie, chimiothérapie), elle est de nature à aider le patient à découvrir (ou à inventer) un sens positif à son existence présente et à recadrer l’événement
traumatisant qu’est la survenue d’un cancer dans une perspective fantasmatique et réelle moins submergeante et moins destructrice1 . Il est, bien
sûr, fondamental, dans ce cas, de ménager une approche narcissisante,
médiatisée, visant à permettre au patient de remodeler l’image qu’il a de
lui-même – celle de son corps, de sa sexualité parfois – et de la réinvestir.
Cette dimension polymorphe (soutien-élucidation-narcissisation) tisse la
trame de la relation d’aide aux patients atteints de maladies graves,
invalidantes ou à pronostic vital engagé, ainsi que celle d’une partie des
soins palliatifs et d’accompagnement aux mourants et à leurs familles.
Heureusement, la dimension carentielle narcissique n’est, le plus souvent, qu’un trait à traquer au cours du bilan exhaustif d’un état dépressif
ordinaire dégagé des contingences somatiques ci-dessus évoquées et survenant, avec des causes favorisantes ou des circonstances déclenchantes,
au décours de la vie d’un sujet par ailleurs stable et solide du point de vue
de sa personnalité de base. Un banal traitement par antidépresseur peut
alors faire merveille.
Néanmoins, l’issue dépressive est toujours à redouter chez tout patient
soigné pour des troubles psychocomportementaux directement liés à
l’un des aménagements économiques habituels de cette personnalité que
nous aurons à aborder. Par exemple, lorsqu’un toxicomane, à force de
sevrages rémittents, et l’âge aidant, en arrive à abandonner réellement
ses conduites addictives, il se découvre tel qu’il est, sans le support et la
médiation du produit (alcool, tabac, cannabis ou héroïne, mais aussi jeu,
sexe ou travail). Dans ce cas, la probabilité de survenue d’un processus
dépressif est grande. Il s’agira, là encore, d’une dépression anaclitique,
toutes les postures existentielles de dépendance et de déviance devant
être abandonnées « d’un coup ». Le pronostic est sombre dans la mesure
où tout est à (re)construire et où le temps ne travaille pas pour le patient :
– Du point de vue de l’habitus car les conduites de craving comblaient
jusque-là une grande partie de l’existence du sujet. Cette nuance distingue l’expérience totale et la ligne biographique dominante. Lorsque
le sujet était inscrit dans son addiction, le temps, était circulaire et non
1. Si le malade parvient à surmonter cette épreuve, aidé par la chimiothérapie comme
par son travail psychothérapique, et s’installe en rémission sinon en guérison, on peut
parler, par extension, de « résilience au stress ».
64
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
pas linéaire, le rythme était binaire, fait de pleins punctiformes (les
« fixes ») et de vides dilatés (les périodes de manque).
– Du point de vue de la perte des effets somatiques et des bénéfices
secondaires apportés par chaque produit, nonobstant ses effets primaires thyméréthiques ou sédatifs.
– Du point de vue du deuil absolu de la vie antérieure. Ce deuil amer et
irréversible est parfois le plus difficile à accomplir pour un toxicomane
revenu dans le monde ordinaire, car il signifie, pour lui, prendre acte
qu’il a définitivement dilapidé, dans la drogue, cinq à dix années
de sa jeunesse, et sa santé physique en plus, sans compter les vies
périphériques qu’il a pu gâcher.
Confrontés à ce constat, certains toxicomanes n’hésitent pas à replonger, une fois de plus, ce qui valide les années passées et leur maintient
un semblant de sens, certes pathologique ; d’autres sont amenés à se
suicider, inexplicablement, si on ne prend pas en compte cet aspect du
problème.
Les tentatives de suicide sont donc fréquentes au moment de l’arrêt de
prise de produit. Elles peuvent prendre, symboliquement la forme d’une
overdose finale, apothéose autodestructrice couronnant une existence
préalablement vidée, y compris de son vide, une ultime conduite d’échec.
En contrepoint sinistre, il n’est pas rare que l’irruption d’une échéance
vitale à court terme (découverte d’un cancer du poumon, pour le fumeur
invétéré ou sida décompensé, pour un héroïnomane) détermine un arrêt
total et dérisoirement « facile » de la conduite toxicophilique. Tout se
passe comme si cette nouvelle, par son aspect dramatique, avait redimensionné positivement l’existence du sujet, lui conférant le sens qui,
jusque-là, lui faisait désespérément défaut.
Là encore, l’appoint médicamenteux ne suffit pas, d’autant que certains produits et psychotropes utilisés lors du sevrage (Clonidine, Halopéridol) se révèlent pharmacologiquement dépressogènes. Le soutien
psychothérapique des toxicomanes est complexe à mettre en jeu, devant
obligatoirement articuler une relation d’aide au sevrage, basée sur des
mécanismes profondément régressifs et une relation d’aide au changement (Bourgeois, 1986), introduisant la perception d’un futur comme
instance anticipative, au cœur d’une personnalité habituée à survivre dans
l’instant selon le principe du « tout, tout de suite, ou rien » commun aux
toxicomanes et aux adolescents et à beaucoup de sujets borderlines non
décompensés.
La perspective du changement postule l’établissement d’un bilan de
vie, c’est-à-dire confronte durement le patient à sa vacuité lacunaire
primordiale, à ses responsabilités (et culpabilités) et parfois au souvenir insoutenable des traumatismes désorganisateurs qui l’ont engendré.
Passer du statut de victime à celui de survivant est parfois impossible.
Tout choix existentiel est une perspective de vectorisation (tendre
vers) et d’anticipation, et sera compliqué. Comment intégrer un tel vide
L A CONSTELLATION BORDERLINE
65
dans une existence et comment en faire le deuil lorsque se présentera
l’échéance du changement ? C’est-à-dire, faire le deuil du deuil. Ce
vide ne sera jamais comblé, il faudra faire avec et de plus, comme dit
C. Olievenstein (1976), « vieillir est inéluctable ».
La toxicomanie en tant que modalité existentielle, comme toutes
addictions, peut se lire comme une stratégie visant à protéger le sujet
des réactions imprévisibles de l’objet (transitionnel ?), lui aussi un sujet
strictement potentiel, puisqu’à ce stade d’indistinction relationnelle tout
est possible.
« [Le produit] inerte et dépourvu de sensibilité [...] n’est pas à même
d’éprouver quoi que ce soit pour qui que ce soit... La blessure du rejet
ou de la perte n’est plus à craindre. Paradoxalement, il s’agit en somme
d’établir une relation passionnelle à une chose privée de conscience,
plutôt que de risquer d’être abandonné par l’être aimé. » (Richard, Senon,
1999)
C’est une relation cicatricielle, fragile, et finalement, proche de la
perversion de moyen, ce qui traduit la profonde faillite narcissique du
sujet.
R ÉSILIENCE ET DYSHARMONIE ÉVOLUTIVE
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
La résilience
Certains individus ayant survécu à des drames atroces ou ayant subi
des traumatismes précoces fondamentalement désorganisateurs, répétés,
auraient tout pour être des borderlines. Ils réussissent cependant, parfois,
à orienter leur existence de manière positive, socialisée, productive,
soit qu’ils s’engagent dans une vocation réparatrice ou artistique, soit
qu’ils atteignent une sérénité existentielle enviable. Ils ne semblent pas
« marqués » négativement par ce qu’ils ont subi, ils en paraissent même
bonifiés et transcendés. Il ne s’agit pas seulement d’une insensibilité aux
épreuves ou de la mise en œuvre d’un faux self palliatif particulièrement solide, résistant, d’un vernis sécatif toujours en risque de craquer.
Il s’agit aussi d’une disposition d’esprit qui s’impose à l’observateur
comme une véritable sublimation, d’allure névrotique, de leurs antécédents dramatiques. Contre toutes attentes, ils paraissent avoir acquis
un authentique fonctionnement névrotique. La résilience, c’est donc le
fait, non seulement de ne pas rompre sous les coups mais de « tirer
profit » de l’expérience traumatique. Cette réalité clinique optimiste est
déconcertante1 pour les soignants. Ils sont habitués à ne rencontrer que
des patients durablement confinés dans des situations de souffrance et
1. La disposition complémentaire du tempérament comme empreinte affective du
milieu, en complexifiant encore le tableau clinique, peut masquer un temps la souffrance
caractérielle ou son expression ; il faut en faire la part avant d’évoquer la résilience.
66
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
de désarroi révélées par l’échec patent des mécanismes réparateurs habituels. C’est peut-être qu’ils ne voient pas tous ceux qui s’en sont sortis
seuls. Comment et par quels processus individuels et collectifs ont-ils pu
cautériser cette plaie existentielle ?
Dans l’histoire de ces sujets, on peut souvent pointer, au moment
opportun, la présence d’une aide significative, que celle-ci ait été dispensée par un membre de leur entourage ou par un dispositif institutionnel
ad hoc. Ceci permet d’entrevoir que les traumatismes désorganisateurs
précoces, même les plus sévères, peuvent être surmontés dans certaines
circonstances favorables.
Cette résilience suppose la sauvegarde de la possibilité d’une acquisition, d’une mobilisation opportune et d’un développement ultérieur
de ressources internes, mises au service de l’individu par lui-même.
Ces ressources sont à élaborer lors des interactions précoces, avant ou
après l’accès aux mots qui permettront à l’individu de distancier ou
de donner rétrospectivement un sens acceptable à ce qui fut vécu par
lui. Les mots, images, sentiments et associations émotionnelles qu’ils
feront surgir vont devenir les outils précieux de la composition d’une
histoire positive, par le fait même que celle-ci existe. Ces processus
réparateurs sont nombreux, non contradictoires. Ils ont été décrits peu
à peu dans une perspective psychogénétique (Cyrulnik, 2002). On peut
relever parmi eux l’importance du regard (et du récit) des adultes sur le
développement psychoaffectif de l’enfant. Sensible, l’enfant se comporte
comme une « éponge à ressenti », même et surtout s’il semble montrer de
la froideur, de la distance ou de l’indifférence aux tempêtes émotionnelles
qui l’entourent. S’il est parlé, partagé, élaboré, le traumatisme ne sera
plus pour lui un destin, il deviendra un moteur. La notion complémentaire
d’identité narrative renvoie à l’idée d’une métamorphose du traumatisme
à travers la parole : c’est la parole comme filtre (le dicible et l’indicible),
comme mise en intrigue jusqu’à la catharsis, comme instrument de mise
à distance vis-à-vis du traumatisme et comme révélateur au sens photographique. Les mots posés par autrui sur le traumatisme lui confèrent
une forme et une portée différente, recomposantes. C’est aussi la parole
comme moule morphogénétique dessinant les contours du préjudice,
et comme squelette – l’inconscient structuré comme un langage ou le
langage qui structure l’inconscient – prototype du rapport ultérieur de cet
individu au monde.
Si le préjudice devient ce qu’il a été dit, il est important qu’il puisse
être décrit de la façon la plus fouillée possible par la victime, même si
cette étape est douloureuse pour elle. S’il y a un hiatus trop important
entre ce qui a été vécu et ce qui a pu être relaté, la problématique
traumatique ne pourra être réellement intégrée dans l’existence du sujet.
Elle pourra, au mieux, se voir évacuée, plus ou moins transitoirement, au
cours de la relation thérapeutique, sous forme de cauchemars récurrents,
par exemple, ou de symptôme résistant. C’est dans ce sens que certains
« souvenirs écrans » – qui parlent, entre autres fonctions pour autre chose
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A CONSTELLATION BORDERLINE
67
que ce dont ils sont censés parler – doivent être disséqués (ils condensent
souvent plusieurs éléments), analysés et interprétés.
In fine, on touche au « j’ai vécu ce que je dis que j’ai vécu », nonobstant la part d’indicible à réduire, et à accepter peut-être, avec sérénité et
lucidité. C’est la notion de point aveugle, de la part des soignants comme
des soignés.
Selon B. Cyrulnik, « la narration d’un événement, clé de voûte de son
identité, et ses aléas, selon les circuits affectifs, historicisés et institutionnels que le contexte social dispose autour du blessé » sont à l’œuvre
dans ces processus. Les lieux de paroles sont multiples et pas toujours
là où on les attend ; l’aide à espérer est polymorphe dans ses supports,
s’étendant aux camarades ou aux condisciples en milieu scolaire, aux
enseignants, images structurantes dotées d’un « pouvoir de résilience »
parfois sous-estimé1 , à tous les éducateurs. Il faut également compter sur
les psychothérapeutes institués, bien sûr, s’ils sont en mesure de s’engager dans ce rôle d’étayage. En fait, toute présence écoutante humaine à
connotation positive, choisie et individualisée à un moment dans l’entourage, serait en position de pouvoir incarner, partiellement ou totalement
cette fonction tutorale bienveillante, littéralement « qui aide à pousser
dans la bonne direction ». L’aide à dispenser est de nature psychologique
mais également (ré)éducative ; c’est un soutien, suture et structure, et
aussi une relation forte, narcissisante, réussissant à tarir puis à inverser
le vécu d’objectalisation massif de la victime, ce qui tend à la transmuer
en survivant. L’aide visera à inciter la victime à réactiver son narcissisme
primaire, jusqu’alors ébranlé par la faillite ou le dévoiement pervers des
dispositifs relationnels à sa disposition, et à faire appel aux instances
« intermédiaires » (P.-C. Racamier) ou transitionnelles (D. Winnicott),
en respectant leurs contingences. L’enfant qui se réfugie auprès de son
nounours ou de son animal de compagnie (ou objets transitionnels) ne
fait pas autre chose !2
Si cette aide ne suffit pas, l’enfant affectivement carencé devra, pour
survivre ou faire semblant de vivre – et même cela peut lui être imposé, ce
qui est une aliénation supplémentaire – se replier sur des stratégies adaptatives palliatives, au mieux solides et mobiles, mais le plus souvent chéloïdes et sources de rigidité affective ou psycho-intellectuelle, ou d’alexithymie. Par imitation ou par apprentissage, bien des modalités interrelationnelles du futur adulte se forgent et se fixent dans ces moments clefs.
Si les modèles interactionnels proposés sont trop prégnants, ils figeront
le sujet dans un fonctionnement qui ne lui est pas personnel. Toute sa vie
1. Le modèle de l’enseignant pédophile est à la mode actuellement mais, bien heureusement, la plupart des enseignants assument leur rôle éducatif et tutoral.
2. Le rôle des animaux dans cette dimension est fondamental. On ne peut que regretter
que des impératifs sanitaires rigides expulsent les animaux des lieux de soins au même
moment où la Pet Therapy (thérapie par les animaux de compagnie) acquiert une
légitimité théorique aux Etats-Unis.
68
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
il apparaîtra superficiel, dépourvu de sentiments, monolithique et rigide,
parfois conforme à une image convenue de solidité masculine (s’il est
un homme) ou de petite fille (s’il est une femme). Rien ne transparaît de
sa fragilité intrinsèque. C’est ce type de sujet qui se trouve décrit dans
les « personnalités caractérielles comme aménagements économiques
de la structuration borderline de la personnalité » que nous décrirons
ultérieurement.
Le faux self se bâtit ici aussi. Il peut s’y réfugier durant une période
puis, à l’occasion d’un quelconque événement clef, véritable organisateur
déliant, résiliant, repartir pour une tranche évolutive. Il est susceptible de
s’y replier à tout moment, si l’entourage s’avère hostile ou déstabilisant
par son insuffisance à prendre en charge sa souffrance, que ce soit dans la
réalité objective ou dans le vécu subjectif de la victime. C’est la notion de
position régressive, à susciter ou à respecter parfois, à relier à l’histoire
affective du sujet, toujours.
Si cette aide (et surtout si celle-ci ne s’arrête pas brutalement, ce qui
réactiverait ainsi le processus abandonnique) parvient à rincer suffisamment la victime de son expérience traumatogène ou à repousser celle-ci à
distance convenable, alors l’Œdipe peut se voir (re)abordé correctement
puis résolu. Un néo-processus de névrotisation de la personnalité répondant aux canons de la normalité peut se voir enclenché, bien qu’il soit
fragile et de seconde intention.
Selon l’intuition psychanalytique, l’adolescence propose au sujet une
nouvelle chance de résoudre ou de finaliser la métabolisation psychique
des traumatismes désorganisateurs précoces et de leurs cicatrices, à
condition que ceux-ci se trouvent intégrés dans l’identité psychosociale
de l’individu et dans son destin.
Ce schéma est évidemment tout théorique, quasi-miraculeux. Il représente la portion statistique gaussienne plausible, qui fait balance aux
schémas évolutifs catastrophiques qui président à l’instauration durable
d’aménagements vitaux antisociaux (pervers ou psychopathiques), ou
dépressifs anaclitiques majeurs ; ceux que la psychiatrie, placée en bout
de course, peut se voir réduite à réceptionner et à contenir.
La dysharmonie évolutive
Par ailleurs, malheureusement, les services de pédopsychiatrie fourmillent d’enfants traumatisés, présentant cliniquement des perturbations
précoces et sévères du comportement. Elles rendent difficile toute perspective éducative ou simplement socialisante, et perturbent leur volonté
d’apprentissage, les amenant à gravement dysfonctionner du point de vue
relationnel et affectif. Le pronostic social est souvent sombre.
Le malaise traumatique est parfois évident, repéré et consigné inlassablement dans le dossier du patient, mais il n’est pas toujours possible, faute de moyens ou d’envie (car les soignants ont leurs limites
à l’écoute), de le recadrer positivement dans l’histoire du sujet et de
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A CONSTELLATION BORDERLINE
69
sa constellation familiale, d’y accorder ce regard bienveillant qui peut
suffire, ou de proposer des mots admissibles sur la souffrance, susceptibles d’introduire une possibilité narrative mobilisatrice et déliante. Des
loyautés contradictoires empêchent parfois l’adulte d’entendre et l’enfant
victimisé de parler, de formuler les paroles attendues sur ce qui fut vécu,
d’être simplement entendu, reconnu, et de passer à autre chose. Ainsi se
mettent en place des cryptes affectives et des fonctionnements victimaires
générateurs de répétitions transgénérationnelles : la victime devient à son
tour bourreau, enclenchant un nouveau cycle de souffrance.
La notion de dysharmonie évolutive, dont le pronostic à l’âge adulte
est réservé mais ouvert, recouvre des conduites bruyantes, explosives,
qui sont classiquement mises en relation avec des perturbations traumatogènes graves du milieu familial.
Les signaux ou symptômes présentés par l’enfant s’avèrent très vite
mal tolérés par les familles – évidemment fragiles et peu tolérantes
en raison de leur déstructuration préalable ou leur acculturation – par
l’école et même par les services sociaux et soignants. Ils suscitent des
passages à l’acte en cascade de la part de ces institutions et de ces
milieux, engageant alors l’enfant dans une carrière d’assistanat et/ou de
déviance par sentiment d’injustice et objectalisation qui reproduit, valide
et pérennise ce qu’il voulait inconsciemment communiquer et expulser.
La possibilité statistique d’évolution clinique favorable laisse espérer que
le milieu soignant, à la fois protecteur, désamorçant et dynamisant, peut
s’avérer en capacité d’apporter à l’enfant, en proie à une telle intense
souffrance agie, à la fois une reconnaissance de ses besoins affectifs, une
compréhension et un autre modus relationnel.
Ce milieu peut favoriser l’accès à une sanction structurante ou à une
réparation sociale du traumatisme (cas des abus sexuels ou des violences
à enfant), mais également dispenser une empathie suffisante et proposer
des outils psychothérapeutiques à même d’amener ces jeunes malades,
sinon à une résilience complète, du moins à l’élaboration d’un moi
cicatriciel, suffisamment dense et solide pour leur permettre d’évoluer
correctement plus tard et de tendre vers une maturité affective. Ces sujets
seront en mesure de transmettre des valeurs saines à leur descendance
éventuelle, ouvrant, par-là même, une perspective préventive transgénérationnelle.
En s’appuyant sur la parole des victimes, on peut tenter de catégoriser
les traumatismes. S’il est facile d’identifier un traumatisme désorganisateur précoce accidentel, c’est-à-dire, suffisamment grave par lui-même
ou clairement situé en rupture avec le déroulement antérieur de la vie
de l’enfant (viol, séduction incestueuse, mort d’un parent), il est parfois
plus problématique d’individualiser et de reconnaître comme tel, un
traumatisme désorganisateur insidieux ou un faisceau traumatique.
Ce n’est parfois que tardivement, que des sujets, devenus adultes
et ayant de par leur expérience, pu se confronter à d’autres histoires
analogues, parviennent à admettre comme anormaux un comportement
70
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
parental ou un climat familial (incestueux, violent, anomique) jusque-là
totalement intériorisés comme banals : « Je croyais que c’était normal,
que c’était comme ça dans toutes les familles ». Le traumatisme insidieux sera d’autant plus profondément marquant qu’il sera entré dans les
mœurs du sujet ; il se verra souvent répété, ou aggravé, à la génération
suivante. C’est parfois le prix exorbitant des conséquences dramatiques
de la réitération aggravée de son comportement envers sa propre progéniture, qui incitera le parent (une victime devenue bourreau) à prendre
conscience que, décidément, il avait gravement pâti de celui-ci et qu’il
était en train de faire de même avec ses propres enfants. Cette prise de
conscience subite fera que le parent pourra alors demander de l’aide ou
autoriser inconsciemment son enfant à révéler les sévices qu’il lui fait
subir, pour interrompre le cycle. Les travailleurs sociaux de l’aide à l’enfance sont chaque jour témoins de ces processus de répétition/révélation
dans des situations où de la violence parentale à enfant est mise à
jour dans des circonstances étonnantes. Ils se demandent alors pourquoi
personne n’avait vu la gravité de la situation auparavant.
Chapitre 5
LES SITUATIONS
EXPÉRIMENTALES
DE TRAUMATISME
NARCISSIQUE
S YNDROMES DE STRESS POST-TRAUMATIQUE
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Aspects sociologiques
Des situations socio-existentielles aiguës déterminent de véritables
expériences de traumatisme désorganisateur à forte potentialité déstabilisante pour le narcissisme. Nous avons vu (p. 20) que les vécus infantiles
d’abandonnisme ou d’hospitalisme pouvaient déterminer un traumatisme
désorganisateur précoce mais, peu à peu, en contrepoint clinique, se
trouvent répertoriées d’autres circonstances, tels d’éventuels traumatismes désorganisateurs de l’âge adulte, ou surtraumatismes. La séquence
pathogène « traumatisme désorganisateur précoce/traumatisme désorganisateur tardif » peut donc aussi s’instaurer à l’âge adulte.
En cours d’intervention psychiatrique d’urgence, lors de catastrophes,
ce qui interpelle les sauveteurs et les professionnels ayant à prendre
en charge à court et à long terme les victimes, c’est la différence des
72
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
réactions, immédiates (lors du defusing1 ) et différées, des sujets selon
leurs antécédents psychiques personnels2 .
Selon notre expérience, les sujets qui craquent tout de suite, et bruyamment (état d’angoisse ou épisode confusionnel), s’avèrent être des personnalités pour lesquelles le traumatisme actuel agit comme un réactif sur
une problématique narcissique (quelle que soit la nature de cette dernière)
antérieurement mal résolue. Un sujet solide et dense du point de vue psychique pourra, bien sûr, se voir touché et considérablement ému par une
catastrophe, il n’en sera pas déstabilisé et déstructuré durablement pour
autant, mais on peut néanmoins considérer que l’épreuve subie lui infligera l’équivalent d’un traumatisme désorganisateur précoce de l’adulte et
ce n’est qu’en cas de survenue d’un deuxième traumatisme narcissique,
accidentel ou insidieux (s’il survient !) que sera définitivement fixée la
nouvelle disposition, désormais traumatique, de la personnalité du sujet.
Cette hypothèse implique comme corollaire que la personnalité et la
destinée d’un individu adulte peuvent, dans certaines conditions, se trouver transfigurées par une épreuve. Cette transfiguration peut être négative,
dans le cas d’un traumatisme, mais elle est aussi, potentiellement, positive. Ceci est corroboré par les multiples observations concernant l’évolution psychoclinique de sujets ayant vécu des expériences de mort imminente ou étant sortis miraculeusement d’états de comas dépassés ou de
mort clinique. Indépendamment des interprétations mystico-surnaturelles
qui peuvent en être faites, ces sujets apparaissent transformés par cette
expérience dans leur façon d’être-au-monde (Maurer, 2001) et comme
hypernarcissisés. Par ailleurs, se retrouve ainsi vérifiée mais généralisée
à l’adulte, l’intuition popularisée par J. Bergeret, développée à partir
de la psychogénétique, de la nécessité d’un doublet traumatogène pour
déterminer une personnalité état-limite durable. Celle-ci, nous le voyons
ici, peut se construire, ou se résoudre, y compris après la maturité, ce qui
ouvre des perspectives thérapeutiques !
Le syndrome de stress post-traumatique se retrouve maintenant objectivé sous différents vocables dans toutes les nomenclatures psychiatriques. Il a succédé à des dénominations devenues désuètes qui traduisaient la connotation socioculturelle pesant longtemps sur les troubles
constatés (sinistrose, sursimulation, névrose de guerre). Le syndrome
1. Defusing : intervention à type d’aide psychologique informelle, mise en œuvre dans
les tout premiers temps de l‘événement traumatogène. Il s’agit de mettre en place
un environnement rassurant et contenant, propice à la verbalisation, constituant une
première occasion de mise à distance du traumatisme. C’est à différencier du debriefing
dans lequel la restitution du traumatisme est plus structurée.
2. En France, les « cellules d’urgence médicopsychologiques » ont été créées à partir
du postulat qu’une intervention psychothérapique précoce et adaptée (le debriefing)
pourrait limiter l’évolution péjorative post-traumatique chez les victimes. On s’aperçoit,
à l’usage, que cet interventionnisme n’a que peu d’impact sur le devenir psychique à
terme des victimes et qu’il relève surtout d’un traitement politicosocial de la crise.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE
73
de stress post-traumatique est reconnu comme une éventualité clinique
à dépister au plus tôt (ne serait-ce que pour l’indemniser), et aussi à
prévenir.
Cette conceptualisation a pris de l’importance, dans la mesure où de
plus en plus, des sujets victimes ont demandé réparation à leur agresseur
ou à l’État, par défaut. La tendance actuelle est à la réparation de tout
handicap et il faut logiquement remonter une chaîne de causalité pour
établir les responsabilités conformément à la jurisprudence. Dans l’esprit
manichéen du public, habitué à partager le monde de façon dichotomique entre vainqueur et victime – la victime-sacrifiée pouvant aussi être
sanctifiée, donc être vainqueur, c’est la conceptualisation masochiste des
rapports interhumains – mais aussi entre léseur et lésé, tout préjudice doit
trouver une indemnisation. Posé comme un point d’orgue à cette dérive
« à l’américaine » qui allie judiciarisation à outrance et intolérance à la
différence, le préjudice de naître non conforme fut même un temps admis
comme étant indemnisable1 .
Par leur démesure, les guerres mondiales du siècle dernier ont constitué des terrains expérimentaux fantastiques. La médecine de guerre, puis
la psychiatrie de guerre (Bourgeois, 1997b), ont ainsi contribué à démembrer la clinique psychiatrique. La mission de ces nouvelles disciplines
était de trier ce qui relevait de la victimologie, à indemniser (attaque de
panique sur le champ de bataille, blessure organique), et ce qui renvoyait
à la déviance, par rapport à la norme et aux mentalités en vigueur (lâcheté
ou désertion, mutinerie, pathomimie...). La déviance étant, dès lors, à
sanctionner durement, y compris par la décimation des bataillons.
Plus tard, la mondialisation par augmentation exponentielle des possibilités de communication, contribua également à rendre immédiatement
perceptibles à l’opinion publique les conséquences humaines des catastrophes les plus lointaines et à sensibiliser le citoyen du monde, donateur empathique et charitable potentiel, mais aussi lecteur de journaux
à la recherche de sensation, à la souffrance des victimes de quelque
chose de forcément injuste. Car c’est le vécu d’injustice qui demeure le
plus mobilisateur et qui interpelle les foules. Là encore, il est question
de narcissisme et d’identité, de problématique de gratification ou de
réparation et de mécanisme agrégant, mais à l’échelle logistique d’une
macrocollectivité cette fois2 .
1. Arrêt « Perruche », 17 novembre 2000, abrogé par la suite.
2. Cependant, il importe toujours de présenter aux donateurs sollicités des garanties
scientifiques d’objectivité vis-à-vis de la réalité et de l’ampleur de ces traumatismes. Par
exemple, l’opinion internationale se scandalisa à propos de l’ouragan Mitch (1998) qui
ravagea l’Amérique Centrale, en estimant, a posteriori que les responsables politiques
de ces pays avaient sciemment augmenté le nombre des victimes pour bénéficier
d’une aide internationale plus grande. Elle se sentit flouée (fragment d’un traumatisme
narcissique collectif), ce qui déclencha la polémique.
74
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
Parmi les tableaux présentés, si les traumatismes organiques furent les
plus aisés à répertorier et à suivre, en vue d’indemnisation ultérieure,
ceux qui comprenaient une composante psychique (de la sinistrose à
connotation péjorative dans l’imaginaire médical aux post traumatic
stress disorders définitivement ancrés dans la démarche diagnostique),
restaient déroutants par leur évolution capricieuse à distance ou chronique, souvent invalidante.
Ils devinrent des enjeux notables du discours psychiatrique normatif
dans son articulation au consensus social dans la dimension de l’expertise.
La clinique de ces troubles est polymorphe, admettant pour une
part une connotation culturelle (Ebisu, 1995). Les circonstances
déclenchantes du traumatisme sont variables, elles renvoient à des
champs récents d’intervention de la psychiatrie qui s’y voit convoquée
dans une perspective expertale médico-légale (évaluative et réparatrice)
ou sanitaire (préventive).
– Pathologie de guerre, de l’exil forcé : psychiatrie militaire et médecine
humanitaire.
– Pathologie des catastrophes : psychiatrie d’urgence et cellules d’urgence médico-psychologique.
– Pathologie du travail : médecine du travail et prise en compte du
harcèlement sur le lieu de travail.
– Pathologie liée à la victimologie quotidienne : structures de médiation
pénale, de soutien aux victimes.
Aspects thérapeutiques
Ce qui apparaît de plus en plus clair avec l’expérience, et qui relativise
à sa façon la portée de l’intervention précoce auprès des victimes –
que ce soit par le service médical des armées ou les cellules d’urgence médico-psychologique, pour les deux premiers champs – c’est que
le déterminisme d’un syndrome post-traumatique postule (sans doute)
l’existence d’antécédents traumatiques. Nous l’avons théorisé plus haut
et cela est maintenant corroboré par les derniers travaux en la matière
(Silver, Holmann, Mc Intosh, 2002 ; Neuro Psy New, 2003)1 .
1. Les événements du 11 septembre 2001 à New York ont offert une opportunité
malheureuse de vérifier l’impact réel de l’aide psychologique sur le devenir à terme des
victimes : dans une étude longitudinale, les histoires sanitaires d’un grand nombre de
victimes ont été recueillies, leurs modalités de réponse au stress ainsi que les stratégies
mises en œuvres (coping) ont été étudiées. Dès la catastrophe, de nombreuses équipes
de soutien médicopsychologique ont convergé sur les lieux, se sont mises au service
des victimes. On peut dire que tout ce qui est conforme aux théories modernes leur
a été proposé. Il en est ressorti que des taux élevés de syndrome post-traumatiques
étaient corrélés au sexe féminin, à la séparation conjugale préalable et aux troubles
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE
75
Une fois dépassé la situation de crise et d’urgence au cours de laquelle
s’expriment naturellement, de façon intense et diverse, un désarroi émotionnel collectif et individuel, ainsi que des sentiments de peur panique,
de culpabilité et d’angoisse, force est de constater que l’impact existentiel
réel du traumatisme sur les victimes, à moyen et long terme, demeure
relativement indépendant du nombre de victimes ou de l’importance
objective du traumatisme subi, aussi cruel soit-il.
Les sujets préalablement non carencés du point de vue narcissique
passent par de mauvais moments, bien sûr, ils nécessitent un soutien
attentif et actif dans les premiers temps, ainsi qu’à moyen terme. Leur
déstabilisation psychique peut durer de quelques semaines à quelques
mois, mais ils parviennent à se reconstruire, à conclure les deuils nécessaires et à intégrer positivement cette expérience traumatique et douloureuse dans leur existence. Ils surmontent l’épreuve et en gardent une
cicatrice psycho-émotionnelle. Ils passent à autre chose.
Les autres, après un certain temps d’évolution et quels que soient les
soins prodigués, développent une tendance à stagner dans un positionnement victimaire parfois outrancier et source de rejet par l’entourage,
confortant un sentiment d’insécurité vitale qui peut les isoler peu à peu
du monde du travail, aboutir à une mise en invalidité, les éloigner de leur
système relationnel préexistant. Ils accumulent, selon une chronologie
définie et après un temps de latence clinique (et donc de cheminement
psychodestructeur inconscient) qui montre peut-être des analogies avec la
pseudo-latence postulée par J. Bergeret, les signes évidents du syndrome
de stress post-traumatique.
L’anamnèse qui est faite à distance, à l’occasion d’une expertise visant
à déterminer le montant d’une réparation, d’une orientation Cotorep1 ,
restitue souvent, en fait, des antécédents significatifs ou patents du point
de vue psychiatrique : état dépressif déjà passé à la chronicité et en cours
de traitement au moment du traumatisme, graves difficultés sociales, professionnelles, dissensions familiales ou conjugales préexistantes, antécédents d’un premier traumatisme « tardif » plus ou moins bien métabolisé,
antécédents personnels à forme de traumatisme désorganisateur précoce
traditionnel. Parfois le drame est ressenti par la victime comme le châtiment, logique et mérité, d’une mauvaise action effectuée juste avant qu’il
ne survienne. Elle l’intègre comme un pan de sa destinée personnelle.
Tout se passe, nous l’avons vu, comme si le traumatisme objectif, quelle
que soit son intensité réelle, était subi comme un événement vital de
grande intensité, non dépassable en raison des sévères prélimitations
personnelles et contextuelles du sujet. Il s’érige ainsi en une sorte de
anxiodépressifs préexistant à l’attentat. La détresse psychique était aussi corrélée au
déni et au renoncement à utiliser les stratégies spécifiques d’aide.
1. Cotorep : commission technique départementale d’orientation professionnelle. Elle
est chargée de statuer sur l’attribution d’allocations aux handicapés ou de proposer des
orientations vers des emplois protégés.
76
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
traumatisme désorganisateur tardif et de récapitulation traumatique analogue à ce qui est décrit dans la psychogenèse des organisations limites
de la personnalité. Il désorganise de fait, la trajectoire vitale aval du sujet,
en déstabilisant définitivement son assise narcissique.
Pour cette raison, dans une perspective prédictive, donc préventive
(prévention tertiaire), il apparaît fondamental de détecter dès le début,
parmi les victimes, celles qui auraient des facteurs objectifs de risque de
survenue d’un syndrome post-traumatique. Mais cela va à l’encontre de
la sanctification sociale de la victime forcément innocente. La victime
n’était pas innocente si elle était prédisposée !
L ES POSITIONNEMENTS TRAUMATIQUES
LIÉS À DES HANDICAPS , DES MALADIES
OU DES TRANSPLANTATIONS D ’ ORGANE
Narcissisme et handicap
Le traumatisme désorganisateur, en tant que modèle, admet des
variantes structurales pouvant susciter des aménagements préférentiels.
Toute différence, anormalité (au sens statistique) ou infirmité dont le
sujet est en mesure, plus ou moins confusément, de percevoir le caractère
aliénant ou excluant. Cette perception, parce qu’elle le marginalise par
rapport à une norme implicite ou explicite représentée la plupart du
temps par son entourage familial, scolaire ou professionnel, peut faire,
tôt ou tard, irruption dans la conscience et constituer une expérience
émotionnelle ou cognitive chroniquement douloureuse.
Dans ce cas, le traumatisme désorganisateur se constitue de façon
insidieuse, rejet après rejet (objectif ou subjectif), et se confirme par
l’accumulation inexorable de ces expériences de différence1 . L’entourage
peut être amené à produire des stratégies de protection compensatrice
mais celles-ci mêmes contribuent à fragiliser d’autant la personnalité de
ces jeunes patients, et à induire, en réponse, un vécu surmarginalisant.
Traumatismes désorganisateurs précoces et tardifs se confondent, cette
fois, en une destinée qui infléchit aussi celle de l’entourage, y compris
dans son narcissisme, une ligne déviante dominante même si, malheureusement, d’autres traumatismes narcissiques peuvent interférer à tout
moment et aggraver le processus. De rares cas d’extraordinaires compensations résilientes existent, apportant par-là un démenti au pessimisme :
de Elephant man2 à Henri de Toulouse-Lautrec, de Michel Petrucciani
à Stephen Hawkin, des hommes ont su transcender leur handicap. Des
1. L’identité personnelle acceptable procède d’un subtil va et vient entre trop de
ressemblance et trop de dissemblance avec nos alter ego.
2. Un film raconte l’histoire de John Marrick, Elephant man de David Lynch, ÉtatsUnis, 1980.
L ES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE
77
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
dysmorphies graves, congénitales ou précocement acquises, des maladies
métaboliques handicapantes à participation génétiques, allant du diabète
infantile au nanisme, ou au syndrome de Prader-Willis, la survenue d’une
épilepsie et les réaménagements existentiels que celle-ci impose, par
exemple, contribuent à favoriser, de surcroît, des fonctionnements défensifs caractériels susceptibles de compliquer dramatiquement la prise en
charge médicale de la maladie en cause, ainsi que le développement
psychosocial de ces sujets.
La dimension caractérielle constitue l’une des cibles préférentielles
de la démarche éducative, dans la mesure où la caractéropathie peut
devenir un handicap relationnel, donc social, supérieur au handicap initial
si celui-ci est regardé objectivement, celui qui pouvait constituer le
point d’ancrage de la faille narcissique et de l’organisation limite de la
personnalité. Ayant l’occasion d’examiner des jeunes gens demandeurs
de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (Cotorep) au
sortir de placements en institutions médico-éducatives, nous constatons
fréquemment que certains jeunes, objectivement très handicapés intellectuellement mais soutenus, du point de vue du narcissisme, présentent une
aptitude au travail supérieure à celle d’autres sujets moins handicapés
objectivement, mais ébranlés dans leur narcissisme.
De même, au cours de certaines psychoses schizophréniques de survenue tardive, interférant négativement avec une trajectoire vitale ayant
pu se développer correctement au préalable, il est possible de voir se
constituer pathologiquement un vécu d’injustice et de perte, sub-délirant,
lié à ce handicap. Le sujet ayant là, conscience de sa régression. Ici aussi,
des phénomènes de surcompensation, ayant à voir avec la résilience, sont
statistiquement à attendre. Ils ne se constituent pas en un faux self mais
plutôt en un néo self (renaissance !). Certains individus, indépendamment de la qualité objective de l’accompagnement parental ou thérapeutique, peuvent mettre entre eux et le monde, de façon compensatrice,
voire protectrice, un réel talent (cf. le film Rain man)1 .
La transplantation d’organe :
un traumatisme narcissique expérimental
La greffe d’organe (Consoli, Bedrossian, 1979) est à prendre en considération comme un life event significatif, à composante déstabilisatrice,
sinon traumatique, dans la trajectoire vitale d’un individu. En tant que
telle, elle admet des contre-indications formelles, dont les états-limites
de la personnalité et leurs aménagements constituent la plus grande
partie. Psychoses actives et débilités intellectuelles, pouvant favoriser
1. Rain man : film de Barry Levinson, États-Unis, 1988.
78
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
une non-compliance préjudiciable aux soins, résument les autres contreindications aux greffes. Pour un sujet apparemment indemne de tels antécédents mais fatalement déstabilisé par l’expérience de maladie inexorable, et la réduction progressive de ses possibilités existentielles, il
faut tenir compte du fait que la transplantation, même réussie, peut
induire des remaniements intrapsychiques considérables, au niveau du
moi (Castelnuovo-Tedesco, 1973).
Dans les suites de transplantation on peut observer classiquement
(Leon, Baudin, Consoli, 1990) :
1. Des troubles anxieux, et ceci d’autant plus que l’intervention présente
des complications, nécessite un lourd traitement médicamenteux ou
provoque des douleurs (Penn, Bunch, 1971).
2. Des troubles thymiques (avec ou sans antécédent de ce type), pouvant
s’accompagner d’un vécu de persécution ou de désillusion car toute
greffe, en tant qu’ajout, active paradoxalement un travail sur la perte.
Le greffé doit parfois accomplir le deuil d’une dysfonction corporelle
et le deuil d’un organe malade qui, par leurs défaillances même,
avaient longtemps vectorisé sa vie. Il doit en outre faire celui du
donneur anonyme et métaboliser, en très peu de temps, l’évènement
clef et inconsciemment culpabilisant que constitue la mort préalable
du donneur (mort souvent secrètement et impersonnellement espérée,
mort survenue qui débloque une autre vie). Le greffé ressent parfois le
besoin de savoir qui est en quelque sorte « mort pour lui », donc un peu
à cause de lui, de savoir de qui il est redevable. Il y a un télescopage
fantasmatique d’identité favorisé par cet entrecroisement de destinés
dramatiques. Dans ce cadre, d’autant plus que l’organe salvateur sera
un organe « dit noble » (cœur), le greffé peut avoir des difficultés à
ne pas incorporer psychiquement une partie de l’identité, réelle et
fantasmée du donneur ou de l’organe. Clint Hallam, transplanté de
la main en 1998, décrit comme préalablement fragile du point de
vue psychique, mais non récusé car l’occasion scientifique était trop
belle, avait si mal supporté ce remaniement identitaire majeur et le
traitement anti-rejet qu’il imposa par la suite à son chirurgien qu’il
l’amputât de sa main greffée. Il s’agit aussi de dépasser, dans une certaine mesure et non-contradictoirement le statut de malade, de victime,
afin d’accéder au statut jamais expérimenté de survivant, voire de sujet
« ayant profité de la mort de ». Le patient doit faire le deuil de relations
privilégiées, longues et émotionnellement chargées, anaclitiques, avec
les équipes médicales l’ayant pris en charge tout au long de l’évolution
de sa maladie et de l’insuffisance ainsi brusquement palliée. Cette
difficulté a un peu à voir avec le syndrome de Münchausen, dans la
mesure où la réussite de la greffe confirme la toute puissance médicale
à travers la situation de dépendance, extrême et complexe, du malade.
La greffe réussie, le malade se retrouve soumis au risque de perdre le
pouvoir compensatoire qu’il avait, de mettre le médecin en échec.
L ES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE
79
3. Des épisodes confusionnels, souvent liés aux effets de l’anesthésique,
des corticoïdes et autres immunosuppresseurs.
4. Des épisodes psychotiques aigus, polymorphes. La thématique délirante (déni de la greffe), le vécu persécutif, la dissociation anxiogène
dans sa dimension psychique ou corporelle signent le rapport de cette
décompensation avec le traumatisme identitaire induit par la greffe
d’organe. Le transplanté est condamné à intégrer ce nouvel élément
dans son moi, tout en sauvegardant une continuité narcissique minimale. Si celui-ci est préalablement clivé ou lacunaire, il aura du mal à
trouver du sens (Viederman, 1974), ce qui est l’occasion de régresser
sur des positions défensives archaïques (déni, projection, clivage),
voire d’exploser : dépression anaclitique.
On a décrit (Leon et al., 1990) des réactions psychologiques propres
à chacun des stades d’un processus de transplantation d’organe (proposition de transplantation, bilan pré-transplantation, attente anxieuse de l’organe, greffe, convalescence et suites, rejet éventuel, sortie de l’hôpital).
Ce qui est important, c’est qu’à chacune de ces étapes, la question de la
survie se pose, comme celle du sens de la vie, à travers cette renaissance
réparatrice. Renaître pourquoi, pour qui, avec quoi, sans quoi ?
Si les sujets transplantés sont rarement des individus borderlines, de
par la sélection préalable, les remaniements psychiques occasionnés par
cette expérience exceptionnelle constituent une sorte de mise en situation
expérimentale de fragilisation narcissique majeure. Nous différentions
délibérément les remaniements identitaires à attendre de ces greffes, qui
sont des actes médicaux validés et dont les troubles sont en quelque sorte
les effets secondaires, de ce que nous avons décrit au sujet du body art ou
des greffes à visée esthétique ou sensationnelle (greffe de visage), dont
les troubles ci-avant évoqués seraient des effets primaires.
PARTIE 2
L’ÉTAT-LIMITE
DE LA PERSONNALITÉ
DÉTERMINE LA CLINIQUE
Chapitre 6
LES AMÉNAGEMENTS
COMME SUPPORTS DE LA
CLINIQUE DU QUOTIDIEN
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
P RÉLIMINAIRES
Nous allons procéder ici à une description non exhaustive de ces aménagements, volontairement limitée à leurs implications avec la dimension
narcissique post-traumatique des organisations limites de la personnalité
qui en sont le socle lathoménologique – sous-jacent et nécessaire.
Il apparaît licite de s’interroger sur le fait qu’à partir d’une telle
organisation basale de la personnalité (qui sans être unique présente une
certaine logique structurelle), des aménagements aussi divers peuvent
se concevoir et se disperser en une nébuleuse socioclinique que les
praticiens rattachent difficilement à une problématique sous-jacente commune. Cette conceptualisation heurtait déjà les classifications dérivées de
cohérences psychodynamiques classiques, opposant névrose et psychose,
admettant la perversion comme marginale ou antinomique (« la perversion comme négatif de la névrose »). Elle s’oppose aujourd’hui aux
systèmes classificatoires contemporains se voulant détachés de la psychodynamique, astructuraux, athéoriques (DSM - IV) et qui se retrouvent
morcelées par leur logique axiale.
Ces derniers aboutissent – c’est peut-être l’une des raisons de leur
succès – à isoler un item clinique de ses corrélations avec l’histoire
personnelle d’un individu (psychogenèse) et le contexte complexe dans
84
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
lequel le désordre psychocomportemental s’est installé. Mais cette apparente simplification logistique l’individualise par rapport à l’efficacité
supposée d’une classe moléculaire sur cette cible précirconscrite. Tout
se passe comme si on dessinait la cible a posteriori autour de l’impact.
La troisième voie structurale, nous l’avons montré, n’est pourtant pas
qu’un « fourre-tout » commode, elle renvoie à des life events et à une
chrono-logique psychogénétique stéréotypée. La variabilité des aménagements amène à s’interroger sur le fait qu’interviennent des déterminants supplémentaires. Ces déterminants peuvent être listés à partir de
critères statistiques.
– Le sexe agit en tant que composante génétique incontournable et il
induit sans doute le formatage différent, en fonction du sexe de la
personne, des rétroactions de la société sur un comportement : la
psychopathie apparaît l’apanage des hommes, ne serait-ce que parce
qu’elle n’est pas reconnue comme telle chez la femme ou bien parce
qu’elle s’exprime différemment chez l’homme et chez la femme. Les
serial killers sont exceptionnellement des femmes, la pédophilie féminine apparaît inconcevable encore de nos jours car mettant trop en
cause l’idéal sociofantasmatique de la relation mère/enfant ; il y a
traditionnellement plus d’hommes que de femmes en prison et les
motifs d’incarcération dessinent une discrimination sexiste, comme s’il
fallait encore vraiment en faire beaucoup pour aller en prison lorsqu’on
est femme ou comme si l’incarcération apparaissait être la sanction
naturelle concernant un homme.
– L’éducation, reflet des attentes parentales puis sociales, est différente
selon les sexes. Les modes transactionnels familiaux placent chacun
des éléments du système dans un statut et un rôle dont il est parfois
difficile de soupçonner les tenants et aboutissants intimes, et encore
plus de les modifier.
– La position des enfants et leur signification polymorphe dans la configuration familiale plurigénérationnelle sont également un facteur, parfois traumatogène à lui tout seul, de différentiation dans les aménagements. C’est désormais un classique des manuels d’éducation et de
pédagogie. Dans une perspective systémique, on a pu dire qu’il fallait
trois générations pour faire un psychotique ! Combien en faut-il pour
faire un psychopathe, un pervers, un dealer, un escroc ou un serial
killer ?
– Le poids des déterminants biologiques reste à définir à sa juste
valeur dans la diversification symptomatique des aménagements
économiques des organisations limites de la personnalité (Kandel,
2002). Nous avons vu que longtemps la schizophrénie fut appréhendée
dans une perspective exclusivement psychodynamique. Ce fut
l’époque de la culpabilisation de la mère – stigmatisée par les
psychiatres comme abusive, trop fusionnelle – puis du père – trop
absent, incapable de fixer des limites – de la famille comme système
L ES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN
85
aliénant à détruire – le patient en était le symptôme – ou de la société –
l’épopée antipsychiatrique et la politichiatrie de F. Basaglia (Basaglia,
1976).
On admet aujourd’hui une origine polyfactorielle à la schizophrénie tandis que les progrès technologiques apportent, chaque jour, leurs
lots d’hypothèses neurophysiopathologiques et de modèles lathoménologiques qui repoussent, toujours plus, la schizophrénie dans le champ
neuropsychiatrique. En ce sens, nous l’avons vu, les personnalités limites
et leurs aménagements seraient, par leur origine exclusivement psychodéterminée selon les hypothèses actuelles, une exception conceptuelle
aujourd’hui subversive.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A MÉNAGEMENTS CARACTÉRIELS
Le caractère est ordinairement défini (Diatkine, 1967) comme l’ensemble des modes relationnels de l’individu avec ce qui l’entoure dans
une perspective qui donne à chacun son originalité.
En tant que structure mentale, il est la donnée stable de l’individu
après sa fixation par le passage de certaines étapes, organisateurs au
sens de R. Spitz (1966). Le caractère est l’une des modalités perceptibles
d’aménagement économique de la structure en tant que mode opératoire
adaptatif. Il est visible et en cela partiellement traducteur de la structure
psychique sous-jacente. La pathologie caractérielle est une éventualité
clinique finalement exceptionnelle rendant compte de la résultante émergeante de l’échec des aménagements économiques auxquels s’ajoutent
des interactions éventuellement exogènes, contextuelles.
Le caractère est en quelque sorte l’aménagement tampon entre la structure et l’éventuelle pathologie. En pratique, seuls quelques traits d’un
aménagement du caractère peuvent apparaître, se combinant à d’autres
traits. Un caractère harmonieux (idéal), tout théorique, laisserait cohabiter de façon fluide des traits appartenant à tous les types répertoriés
de caractères. Par conséquent, la pathologie psychique des sujets borderlines peut n’être qu’une pathologie du caractère (caractéropathie) par
grossissement ou prégnance d’un trait caractériel, par exemple de type
obsessionnel, ou être une pathologie distincte, connexe, éventuellement
non psychogène.
Le tempérament (génético-dépendant) et la disposition caractérielle
de base d’un individu apparaissent néanmoins peu accessibles au changement radical même si les déterminants caractériels sont, pour partie,
culturels ou éducationnels (de l’accommodation à l’assimilation piagetienne), donc eux aussi psychogénétiques. Leur expression est sous la
dépendance étroite de la qualité de l’équipement psycho-intellectuel du
sujet : c’est la dialectique entre l’inné et l’acquis.
86
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
Tout au plus, le sujet peut-il prendre un jour conscience de la prévalence de certains traits de son tempérament ou de son caractère (psychotique, névrotique ou pervers) au décours d’une psychothérapie, les
intégrer, sans culpabiliser outre mesure, à son histoire personnelle ou à
son éducation, les contrôler relativement ou les accepter dans certains de
leurs dérapages, c’est-à-dire, vivre avec.
Le pervers constitutionnel, lui, malgré tout ce que la réalité lui renverra, continuera à réussir à cliver efficacement son fonctionnement,
sans culpabilisation mobilisatrice ; chez lui, la psychothérapie ne peut
être intégrative. Il persistera à demander à son entourage de changer
pour que, lui, puisse rester le même. C’est la raison de l’échec fréquent
des démarches psychothérapiques chez des sujets qui sont réellement de
structure psychique perverse.
Relativement peu accessible, la personnalité de base, infrastructure,
reste la cible privilégiée des dispositifs préventifs (prévention d’un
traumatisme désorganisateur), voire potentiellement curatifs si une
relation d’aide de qualité s’établit lors des périodes critiques (prè-Œdipe„
puberté). Dans ces périodes, la réactivation libidinale peut rendre la
personnalité plus plastique ou plus poreuse à des influences exogènes.
La notion de psychorigidité (opposée à celle de psychoplasticité) illustre
une coagulation péjorative du fonctionnement psychique d’un sujet
braqué sur quelques traits modalitaires de son caractère et de son
être-en-relation.
La cure psychothérapique ne changera ni le caractère ni la personnalité, il ne faut pas se leurrer. Tout au plus, conférera-t-elle un regain de
souplesse adaptative entre les instances qui suffit, parfois, de surcroît,
comme disait S. Freud, à débloquer une existence ou à apaiser des
tensions interpersonnelles.
La bipolarisation inversible de son fonctionnement caractérise le sujet
borderline.
Dans la sphère thymique, cela peut aller jusqu’à la cyclothymie
maniaco-dépressive, et la composante biologique, maintenant avérée de
certaines affections maniaco-dépressives, traduit, à sa façon, l’inscription
dans le réel de fonctionnements psychiques. À une échelle temporelle
plus courte, les étonnants virages de l’humeur que l’on peut constater
chez les sujets borderlines illustrent cette potentialité d’inversion de
polarité.
Les sphères caractérielles sont également concernées (cela va
du simple caractère « soupe au lait » aux crises caractérielles
incontrôlables). À un degré supplémentaire, la volition peut être
concernée. Dans les cas sévères, cette bipolarisation réversible
semble pouvoir se gripper, ce qui entraîne la possible simultanéité
d’affects contradictoires ou les désordres psychocomportementaux que
l’on retrouve dans l’ambivalence, signe cardinal de la dissociation
psychotique.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN
87
Tous les caractères ne renvoient pas aux troubles borderlines de la
personnalité.
Il existe des caractères névrotiques typiques (hystériques, obsessionnels), prédéterminés par un primat du génital et un accès au symbolique
signant la résolution normale de l’Œdipe. L’expression outrancière de
certains de ces traits peut néanmoins être gênante pour l’entourage et
le sujet : scatologie habituelle, collectionnisme, méticulosité tournant à
l’obsession, obséquiosité pour l’analité, par exemple, suggestibilité et
histrionisme pour l’hystérie. Classiquement, un sujet de caractère et de
personnalité névrotique, s’il venait à décompenser, présenterait ce qui est
identifié par la psychanalyse comme une névrose.
Certains de ces traits névrotiques peuvent nuancer et affadir
une caractéropathie borderline, ou la masquer un temps, mais ce
phénomène doit être appréhendé comme distinct d’un aménagement
pseudo-névrotique borderline. Les traits de caractère psychotique,
s’ils sont paranoïaques, sont dominés par les mécanismes défensifs
traditionnellement invoqués dans les psychoses de ce type, vis-à-vis
de l’homosexualité latente ou sous-jacente : identification projective,
vécu persécutoire, quérulence sthénique de la justice sont, entre
autres, retrouvés à l’œuvre dans les psychoses paranoïaques et
contribuent à la dangerosité de ces patients. Les traits de caractère
schizophréniquesrenvoient à des difficultés relationnelles chroniques
chez un individu mal adapté à son monde. Ces difficultés sont faites
d’inhibition ambivalente, de bizarrerie relationnelle, de froideur
paradoxale, d’imprévisibilité hermétique.
Selon leur intensité et leur conséquence négative sur l’existence du
sujet, ils peuvent n’être que des traits de caractère ou s’inscrire dans un
véritable syndrome dissociatif latent éventuellement combiné à d’autres
syndromes psychotiques pour s’agencer en une forme de psychose schizophrénique blanche.
Les caractères psychotiques sont interprétés par la psychogénétique
comme prédéterminés par des carences affectives hyperprécoces, ce qui
interdit au sujet de fonctionner sous le primat de génital. En cas de
décompensation, et nous savons qu’il existe un continuum entre traits
de personnalité et maladie psychotique, le tableau clinique pathologique sera celui d’une psychose. Là encore, des traits psychotiques, s’ils
demeurent dans ce registre et s’intriquent avec un positionnement caractériel narcissique borderline, peuvent faire errer le diagnostic, évoquer
un diagnostic de prépsychose, de psychose a minima ou de dépression
atypique. C’est la finesse de l’approche structurale qui déterminera en
partie, sinon le pronostic qui reste réservé, du moins la stratégie thérapeutique. Celle-ci sera combinatoire à doses spécifiques de traitements antidépresseurs et antipsychotiques, d’abords psychothérapiques adaptés,
éventuellement médiatisés ou assouplis pour contourner les résistances
et réaménager le narcissisme.
88
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
Il existe d’autres modalités caractérielles : le caractère épileptique,
avec glischroïdie (perséveration idéique, adhésivité et explosibilité), les
caractères psychosomatiques, allergiques (se rapprocher de l’objet jusqu’à se confondre avec lui selon P. Marty, 1958), migraineux ou hypochondriaques. Là encore, c’est la distribution nuancée et peu mobilisable
des traits de caractère qui déterminera la caractéristique (c’est le terme
tautologique !) mentale d’un individu, en fera un être totalement original,
perçu comme sympathique ou antipathique dans la mesure où ces traits se
montreront adaptés, car complémentaires et agonistes, de ceux des sujets
formant son cercle relationnel.
Les états-limites de la personnalité peuvent donner lieu à des aménagements (utilisant le vocabulaire des autres personnalités, névrotiques ou
épileptiques, par exemple) qui sont des ramifications du tronc commun
borderline, ceux-ci pouvant donner le change avec des caractéropathies
névrotiques ou psychotiques. Le suffixe pseudo les différentie, montrant
qu’ils ne sont « qu’à l’image de » et doivent être rapportés aux troubles
sous-jacents de la personnalité.
Nous sommes dans le domaine des traits caractériels, composantes
de la personnalité apparente globale d’un sujet. Aucun individu heureusement, même borderline, n’entre dans le cadre strict d’un seul de ces
aménagements. Il est pourtant intéressant de repérer ces particularismes
caractériels car ils sont à la base de nombreuses difficultés relationnelles
et contre-transférentielles pour le thérapeute. C’est le plus souvent leur
entourage qui consulte, souffrant de leurs agissements. Il importe alors de
percevoir ces traits caractériels comme les aménagements défensifs d’une
personnalité sous-jacente fragilisée et, donc, elle-même en souffrance. Ce
qui pouvait apparaître comme inné, transmis, – « il est comme son père »
– s’impose alors comme acquis à l’identique, ce qui évoque aussi une
problématique de répétition. Ceci est à considérer dans un but préventif.
L E SUJET BORDERLINE ET SON ENTOURAGE
Le démembrement nosographique et l’expérience clinique ont permis de distinguer plusieurs grands types de personnalité caractérielle :
pseudo-névroses, pseudo-psychoses et pseudo-perversions de caractère,
caractère masochiste.
Les personnalités dites « pseudo-névroses de caractère »
Elles sont souvent décrites comme hyperactives, voulant dominer à
tout prix leur entourage familial ou professionnel. Elles semblent ne pas
supporter de tout maîtriser à tout moment. Elles le font en utilisant des
moyens d’apparence « nobles », proches de la sublimation névrotique,
faisant preuve en public de compassion activiste mais elles peuvent user
également, si besoin, d’artifices moins glorieux : menaces, colère, usage
de la force dans l’intimité. Tout cela relève du faux self, de la séduction,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN
89
reste superficiellement inscrit dans leur personnalité et manque d’authenticité.
Ceci transparaît au fur et à mesure que les relations à autrui sont
amenées à se prolonger, donc à s’affiner et à ne plus être basées sur
la superficialité et les faux-semblants. En ce sens, le sujet porteur de
tels traits caractériels est amené à toujours garder une certaine distance
avec autrui ou bien à rompre brutalement une relation devenant par trop
intime, donc dangereuse, puisque capable de le mettre face à ses insuffisances. Ce comportement n’est pas toujours compris par l’entourage. Les
ruptures relationnelles itératives, véritables fuites devant la réalité, sont
un bon critère de diagnostic. Cette inauthenticité et cette fragilité relationnelle, facilement perçue par l’entourage, biaisant leurs relations à autrui,
sont sources d’insatisfactions, de sautes d’humeur et d’imprévisibilités.
Certains individus mènent de front plusieurs relations sentimentales ou
fréquentent plusieurs groupes en prenant soin de compartimenter leur
monde. Cela leur permet de ne pas avoir à s’investir complètement et
de pouvoir toujours préserver un jardin secret (qui en fait est un désert !),
d’user à l’occasion de mythomanie. En milieu familial, ces sujets sont
vécus comme des tyrans domestiques, capables de comportement diamétralement opposés selon qu’ils sont en famille ou « à l’extérieur ». Cette
dualité comportementale peut se voir improprement conçue comme relevant de personnalités multiples. Là encore, ces comportements masquent
une inauthenticité foncière et traduisent le besoin de ces individus de se
préserver d’une mésestime de soi ; c’est bien de carence narcissique qu’il
s’agit.
Dotés de capacités de fantasmatisation faibles, habités d’une sexualité
frustre et peu satisfaisante pour eux, plus ou moins compensée par
l’alcool ou des comportements sexuels palliatifs, ils consultent rarement,
sauf lorsqu’ils « craquent » et cela peut se faire sous forme de dépression anaclitique. Ils sont également amenés à consulter à l’occasion de
complications neuropsychiatriques de leur alcoolisme. À ce moment, la
profondeur du vide émotionnel et l’ennui de leur existence éclatent au
grand jour. On est déjà dans la dépression anaclitique et celle-ci remonte
souvent à l’adolescence.
Les sujets dits « pseudo-psychoses de caractère »
Ils montrent, classiquement, des difficultés pour évaluer correctement
la réalité. Ils peuvent en venir à dénier le réel si celui-ci ne correspond
pas à leurs attentes, ce qui est, à force de rupture, de nature à fragiliser
leur insertion sociale à les isoler dans une misanthropie défensive : En
fait, ce ne sont pas les humains qu’ils détestent, c’est eux. En outre des
mécanismes défensifs archaïques, à type de projection vers l’extérieur de
tout élément dissonant dans leur conception du monde leur permettent de
trouver facilement un « bouc émissaire » en cas de conflit avec la réalité.
90
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
En dépit de ces fragilités, certains d’entre eux, se voulant des hommes
d’action, peuvent développer un ascendant trouble sur leurs proches, ils
sont « taxés de fou par leurs adversaires, de génie par leurs adeptes ».
S’ils sont intelligents et suffisamment manipulateurs, on les retrouve
parfois à la tête d’une secte ou d’un mouvement de masse. A. Miller,
psychanalyste, a retrouvé dans l’enfance de quelques-uns des chefs historiques du troisième Reich nazi, notamment Hitler (Miller, 1983), des
éléments douloureux, de nature traumatique, pouvant aboutir à la notion
d’enfant détruit, dont l’accumulation et la combinaison sont susceptibles
d’avoir engendré un adulte destructeur « pseudo-psychose de caractère ».
L’enfance de ces dirigeants, située au cœur de la Prusse rurale ou de la
Bavière de la fin du XIXe siècle, n’était sans doute pas un modèle d’ouverture et de tolérance, l’autoritarisme parental et la rigidité relationnelle
prônée par une société cadenassée laissant peu de place à l’expression
d’un désir enfantin y étaient sans doute de mise.
Il ne s’agit naturellement pas, à travers cela, d’exonérer par leur
histoire les dirigeants nazis de leurs responsabilités personnelles dans
l’avènement d’un régime politique tragique (le nazisme). Ce régime était
à leur image, caricaturalement manipulateur de narcissisme collectif.
Il s’apparentait, par certains de ses traits, à un délire collectif ou à
un mouvement sectaire à grande échelle, en ce sens qu’il cultivait, à
l’échelle d’une nation, le déni du réel, la quête narcissique et qu’il usait
de mécanismes de projection sur autrui de tous les maux de la terre
(Bourgeois, 2002).
On retrouve naturellement de tels sujets, à notre époque, ils sont
non-demandeurs de soins pour la plupart, car ils restent incapables de
concevoir leur fragilité intrinsèque et l’implication de celle-ci dans leurs
échecs puisqu’ils sont en position, eux aussi, de projeter sur autrui la
cause de leurs maux et de leurs désillusions vitales. Comme chez les
vrais pervers, on ne retrouve pas de culpabilité, pas de souffrance morale
tant que le faux self , individuel ou groupal s’ils arrivent à en bâtir un, fait
son office. Mais si celui-ci vient à se fissurer, ou à manquer d’épaisseur,
ils plongent dans la dépression anaclitique. Le risque suicidaire est alors
majeur.
Les gourous de secte, qui sont en plus de grands manipulateurs et de
grands séducteurs, présentent fréquemment des traits caractériels de ce
type.
Dans une perspective victimologique, on peut postuler que ces
« guides » sont complémentaires de leurs adeptes, ce qui soude un
dysfonctionnement systémique solide qui, s’il est patent aux yeux de
l’observateur neutre, reste inabordable et incommunicable aux adeptes
jusqu’à ce que la réalité ne les rattrape, eux aussi, un jour. Comme
l’enfant crée sa mère en tant que mère, c’est l’adepte qui fait le gourou.
Nous avons évoqué (cf. supra) la possibilité de suppléance narcissique
des adeptes par l’instauration d’un moi cicatriciel groupal plus ou moins
L ES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN
91
issu du faux self du leader, ce dernier pouvant se nourrir et se conforter
de l’illusion groupale, voire d’une fusion mythique.
« Pseudo-perversions de caractère »
Certains sujets sont considérés comme des « petits paranoïaques »,
tant ils sont agressifs a minima, dérisoirement ce qui en est parfois
pitoyable, mais de manière répétée. Ils veulent être respectés et aimés à
tout prix, quitte à ne respecter et n’aimer personne, ce qui renvoie à leur
faille narcissique profonde. Là encore, on ne retrouve pas de culpabilité
et la souffrance psychique n’est pas facilement avouée, sauf lorsqu’ils
plongent dans un état dépressif anaclitique. Par la souffrance psychique
potentielle qui ne parvient jamais à trouver une issue « par le haut »,
(c’est-à-dire par l’émergence d’un délire dont la thématique mégalomaniaque pourrait les combler, par leur lucidité face à leurs passages à
l’acte, par la sensibilité relative des troubles à l’interprétation et par leur
évolution), ces organisations psychiques se démarquent de la psychose
mais parfois le diagnostic n’est que rétrospectif.
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Les traits de caractère masochiste moral
(syndrome de Prométhée1 )
Certains individus sont portésà se mettre en avant dans des conflits,
non pas simplement pour se faire valoir, encore que cette dimension
égotique existe, mais en se conduisant, souvent, comme le porte-parole
exalté du groupe dans lequel ils se fondent et avec qui ils fusionnent.
Ils montent systématiquement au créneau face aux injustices, réelles ou
supposées, faites à ce groupe dont ils se considèrent comme l’émanation émotionnelle et la conscience, plus que comme l’un des simples
membres. Ils s’opposent pseudo-symétriquement – avec une hypervigilance à l’injustice et une virulence pointilleuse souvent pertinente –
car le combat est perdu d’avance, à une autorité ainsi contestée dans sa
légitimité. Ils peuvent passer de groupe en groupe tout en conservant ce
fonctionnement.
Tout se passe comme si, plongé dans un mythe fusionnel avec
le groupe, ils se sentaient concernés par les intérêts de chacun en
s’appropriant personnellement une dynamique revendicative collective
qui devrait, en principe, être partagée énergétiquement (jusque dans
les risques à s’opposer à l’autorité), dans une dimension collégiale, par
l’ensemble du groupe. Ils se comportent comme s’ils en étaient la voix
autorisée de la conscience du juste. Dans une perspective systémique,
1. Selon la légende, Prométhée répara, à ses dépens, l’injustice faite aux hommes par
l’égoïsme des dieux de l’Olympe alors qu’il n’était pas vraiment l’un d’eux, car fils de
titans. Il le paya cher et son supplice éternel, non sexué dans son protocole, qui le voit
enchaîné au rocher minéral et partiellement dévoré par le bec phallique mais tout aussi
minéral d’un aigle, reste le prototype du fantasme masochiste.
92
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
le groupe les utilise souvent, les manipule, parfois, dans leur penchant.
Ils sont les « contestataires de services », les rebelles inévitables dont
chaque autorité doit tenir compte lorsqu’émergent des processus de
négociation conflictuelle. On constate que chaque groupe en situation de
conflit sécrète son Prométhée et que les rôles sont très vite répartis dans
la dynamique groupale. Socialement sublimée dans le politique ou le
syndicalisme mais repérable dans toutes les catégories groupales, cette
prise de risque individuelle, chronique et para-sacrificielle confère au
sujet un statut relativement privilégié au sein du groupe. Ce statut est
narcissiquement très « comblant » mais il peut être risqué du point de vue
social. Le sujet est victime/vainqueur du conflit et il se voit, en quelque
sorte, sanctifié par son rôle. La prise en charge de sujets consultant
en tant que victime de harcèlement professionnel doit tenir compte
de cette dimension car si le contexte socio-économique actuel durcit
incontestablement les relations dans l’entreprise, le positionnement
prométhéen inconscient de certains les expose considérablement.
Le masochisme moral, dit féminin (au sens de S. Freud), est une
dimension caractérielle relationnelle proche du syndrome de Prométhée,
retrouvée en dynamique des microgroupes ou dans la dynamique de
couple. Dans la conjugalité quotidienne qu’il cimente, il fait des ravages.
Par sa psychodépendance anaclitique et sa disposition caractérielle à
s’effacer devant les exigences du partenaire qui lui impose, à sa façon,
les impératifs de son moi dominant, certains individus (pas forcément
des femmes) composent, à leur détriment systématique, une mise en
situation complémentaire d’infériorité psychique compliquée parfois de
prolongements physiques dramatiques (violence intraconjugale), sociaux
(harcèlement professionnel, Hirigoyen, 1998) et, plus rarement, sexuels
(harcèlement sexuel au travail, violence sexuelle et prostitution). Le
masochisme moral peut se compliquer d’un masochisme sexuel dans
lequel la composante masochiste érotique comprenant la fantasmatisation d’une position humiliante, la contrainte et la douleur (algolagnie)
sont mises en acte préférentiellement pour l’obtention d’un plaisir sexuel.
Le masochisme sexuel sort du cadre de ce masochisme moral, hors
comorbidité clinique.
Masochisme érotique et masochisme moral, s’ils renvoient tous deux
à la problématique narcissique et donc à une infrastructure limite de la
personnalité, sont des aménagements distincts, sans être exclusifs l’un
de l’autre. Le sujet masochiste moral1 se retrouve être le souffre-douleur
habituel et presque consentant du groupe, contribuant ainsi à la cohésion
de ce dernier. Il devient la victime toute désignée de fonctionnements
sadiques polymorphes, ce qui réalise le couple sadomasochiste traditionnel dans lequel le masochiste trouve un statut lui convenant au niveau
1. Le masochiste sexuel exclusif, au contraire maîtrise parfaitement la situation. Il peut
même être dominant du point de vue social.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN
93
de son économie psychique. Ce fonctionnement, s’il n’occasionne pas de
dérapage trop voyant ou si n’interfèrent pas des éléments perturbateurs
extérieurs, peut longtemps perdurer et se reproduire à l’identique dans
toutes les sphères de l’existence du sujet.
Mais heureusement, être de personnalité état-limite n’empêche pas, la
plupart du temps, de mener dans les sphères privées et professionnelles
une existence satisfaisante. Cela peut se faire à condition de pouvoir,
toutefois, par le biais d’une approche thérapeutique personnelle, prendre
conscience du fait que certains dysfonctionnements et débordements
émotionnels relèvent d’une fragilité relationnelle personnelle et non de
la méchanceté exclusive du partenaire. Un minimum de discernement et
de capacité d’autocritique est nécessaire.
Ceci est naturellement vrai pour toutes formes de personnalité. C’est
dans le contexte de thérapie conjugale ou de médiation familiale1 que se
dévoileront souvent certains mécanismes de fonctionnement, non pathologiques, de sujets de structuration borderline de la personnalité. Cela
se fera lorsqu’ils seront devenus suffisamment prégnants pour mettre en
péril le système et nécessiter un regard extérieur.
Le plus caractéristique d’entre eux constitue une sorte de « syndrome
de Marx ». Calquant leur modus relationnel sur l’aphorisme de Groucho
Marx : « Je n’accepterai jamais d’être membre d’un club qui m’accepte
comme membre », en raison de leur mauvaise estime de soi, certaines
personnes se montrent tellement persuadées de ne pas mériter d’être
aimées ou respectées qu’elles en viennent à ne pas supporter qu’on leur
montre de l’affection. Toute marque de respect devient insupportable et
est vécue comme une agression. Si on les aime, c’est qu’on se trompe.
Ces sujets vont inconsciemment tout faire pour pousser leur partenaire
affectif (ou conjugal) à la rupture et lorsque celle-ci survient – inévitablement, car tout être humain a ses limites – cela les confortera dans leur
sentiment de ne pas mériter d’être aimé, élargira un peu plus la faille
narcissique, validera rétrospectivement toutes les situations d’abandon
vécues précédemment. L’abandon – ce qu’ils redoutent le plus – étant
réitéré.
Il est courant de dire que chez un sujet état-limite, la constatation de
ses échecs ne l’amène pas à la modestie (comme chez le sujet normal),
à la paranoïa (comme chez certains psychotiques), à la dépression ainsi
qu’on pourrait le croire, mais à la rage clastique et à la haine. La haine,
établie insidieusement ou éclatant par bouffées, peut devenir leur seul
moteur. Il s’agit par là de détruire ce qui s’oppose à un idéal fantasmé, à
ce rêve inaccessible d’une vie sans aucune frustration – d’une vie avec la
1. Si la thérapie vise à aider le système à changer sans trop de souffrance, et ne réfère
pas à la norme exclusive de l’union, la médiation, souvent d’incitation externe (à la
demande d’un juge des affaires familiales par exemple), cherche à aider les partenairesadversaires dans le concret : du droit de garde des enfants au partage des meubles. Il est
parfois malaisé de rester dans l’un ou l’autre des champs de compétence.
94
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
seule bonne mère ou la seule partie bonne de la mère ? – de cet âge d’or
souvent évoqué, ou de cette personne idéalisée jamais rencontrée dans la
réalité « qui me comprenait, elle »...
Pour un sujet borderline, si la réalité n’est pas à la hauteur de ses
espérances (et elle ne le sera jamais), il faut détruire la réalité. Ce courtcircuit émotionnel submergeant les capacités intellectuelles constitue la
« crise de nerfs ».
Cette disposition qui s’apparente, par certains aspects, à de l’immaturité affective, est à la base de dysfonctionnements critiques conjugaux.
Ceux-ci sont stéréotypés dans leur déroulement, faits parfois d’escalade
symétrique ou de positionnements complémentaires. La violence verbale
ou physique y a sa place grandissante car le partenaire n’est pas neutre.
Cette situation peut entrer en résonance avec sa propre problématique et
activer des affects non maîtrisés. Il fait inconsciemment ce qui suffit pour
provoquer le clash inévitable (notion de mot gâchette).
Ce clash, par son caractère répétitif, disproportionné et décalé, disqualifie immanquablement son auteur (le sujet borderline) dans le couple et
le confirme, une fois de plus, dans la mauvaise image qu’il a de lui. Il lui
attribue le mauvais rôle ce qui exonérera, en retour, le partenaire de ses
propres responsabilités bien que celui-ci soit, de fait, totalement impliqué
dans le système.
À l’issue du clash, on retrouve cliniquement une phase postcritique de
grande fatigue, d’apaisement pulsionnel et de culpabilité intense rétrospective. Le sujet peut s’isoler, s’endormir et ne plus se souvenir au réveil
de ce qu’il a dit ou fait. La réalité ne peut plus être reprise, ce qui est
un frein puissant à sa prise de conscience1 . D’autres fois, l’excitation
psychocomportementale bilatérale et les décharges libidinales induites
peuvent se vectoriser, en fin de crise, à travers un rapport sexuel intense,
cautérisant provisoirement le système conjugal mais le verrouillant d’autant plus. Il arrive même que cette conclusion soit l’un des déterminants
inconscients du déclenchement de la crise par le partenaire. Ceci signe
la composante sadomasochiste de la relation. Une partie de la jouissance
s’installe au prix de la violence et de la haine. Les retrouvailles sont le
négatif de l’abandon. Le plaisir de pouvoir apaiser les tensions potentialise le plaisir à les déclencher.
1. Cette amnésie focale post-critique présente des analogies cliniques avec la phase
post-critique des épilepsies. Certains auteurs ont proposé de traiter les sujets borderlines par des molécules à propriétés anti-épileptiques qui sont aussi actives sur les
dysthymies. Par ailleurs, une relative cyclicité des raptus caractériels et une fréquente
corrélation des troubles avec les menstruations font évoquer une composante hormonodépendante aux troubles. Aux États-Unis, on traite le syndrome prémenstruel par des
antidépresseurs.
L ES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN
95
Ce type de relation interpersonnelle pathologique, lorsqu’il s’installe
en mode habituel, détermine un fonctionnement sadomasochiste en complémentarité du couple, dans lequel chacun des protagonistes rejoue
indéfiniment sa partition qui le conforte, au fil des épisodes, dans son
aménagement psychodynamique pervers.
Chapitre 7
AMÉNAGEMENTS
PATHOLOGIQUES :
LES PERVERSIONS
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L E CADRE DE LA RENCONTRE
Parmi les aménagements pathologiques, les perversions sont les plus
difficiles à admettre pour l’entendement. La perversion s’impose comme
un destin humain funeste car elle est considérée comme une disposition
psychique non amendable, c’est-à-dire non accessible au travail psychothérapique traditionnel. Cependant, depuis peu (loi de 19981 ), certaines
d’entre elles et non des moindres, relèvent, après la fin de la sanction
de droit commun, d’un suivi sociojudiciaire obligatoire qui l’articule
aux yeux des patients/condamnés comme une véritable « double peine ».
Bien que n’en comportant pas le terme dans son intitulé, elle est un suivi
médical, imposant au thérapeute désigné un rôle d’auxiliaire de justice.
Ce rôle réduit d’autant le mince espace thérapeutique qui jusque-là
pouvait se voir tissé, en fonction de la demande, entre le pervers et son
thérapeute potentiel. Cet espace, jeu sur la souffrance et la culpabilisation
(composantes névrotisantes) ne peut être créé que par la demande de
changement. La pression sociale sur la dimension thérapeutique part du
postulat que le pervers peut être changé par une psychothérapie bien
conduite. La construction du cadre de la relation d’aide le place en
1. Loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et la répression des infractions sexuelles,
articles 131-36-1 et suivants.
98
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
posture d’attente, de passivité et donc de toute puissance vis-à-vis du
thérapeute : « changez-moi malgré moi ! ».
C’est paradoxalement après la parution de la loi de 1998, qu’une
conférence de consensus sur le traitement des pervers sexuels a été
réunie1 . Pour éclairer notre propos, nous allons nous centrer sur la
modalité perverse qui s’affirme, sinon comme la plus fréquente, comme
la plus caricaturale et la plus facilement définie aujourd’hui comme
hors normes : la pédophilie incestueuse. Les difficultés de l’approche
psychothérapique d’un tel sujet sont nombreuses :
Vignette clinique n◦ 3 – Un père pervers
Monsieur X., d’un très bon niveau social, me demanda, il y a quelques
années, à effectuer une psychothérapie pour état dépressif. Très vite au
cours des séances, il va me révéler les attouchements sexuels qu’il a fait
subir à l’une de ses filles alors qu’elle était mineure de moins de quinze
ans. Celle-ci était désormais majeure, vivait avec un copain et n’avait jamais
porté plainte contre son père. Elle ne savait pas qu’il faisait une démarche
psychothérapique. Si les attouchements continuaient et si la fille était encore
mineure, la législation de cette époque m’aurait autorisé (obligé) à révéler
ces faits, ce qui aurait cassé la psychothérapie ! Mais ce n’était pas le
cas. Pendant plusieurs séances, je tentais vainement de pousser le patient
à parler à sa fille, à la libérer de ce douloureux secret sans doute en
train de la détruire à petit feu, ou à se dénoncer lui-même, officiellement
pour mettre en marche un processus sanctionnant réparateur. Cela n’eut
aucun effet. La démarche de ce Monsieur X. n’était pas une démarche
d’élucidation ou de remise en question, elle ne développait pas un projet
de changement, elle participait, malgré lui, car il aimait réellement sa fille,
de son jeu pervers. Le contre-transfert restait difficile à maîtriser pour moi et
j’appréhendais les séances. Au bout de quelque temps, Monsieur X. m’apporta des photographies, notamment de sa fille... « Elle est jolie n’est-ce
pas ? ». Il m’apparaissait clair que se rejouait ainsi une tentative morbide de
poursuivre à distance, à travers moi-même, ou ce que je représentais pour
le patient, le jeu pervers interrompu par la montée en âge de sa fille et son
autonomisation affective... Que mobiliser dans ce cas-là ? Bien sûr, lors de
l’anamnèse, Monsieur X. avait pu me restituer les abus dont lui-même fut
victime, étant enfant, de la part d’un proche de sa famille. Il était, comme
souvent, victime et bourreau.
Avec Monsieur X, je n’étais pas en position psychothérapique de la
composante perverse de sa personnalité, ce qui est aussi fréquemment le
cas lors de psychothérapies sur injonction légale ou effectuées dans le
contexte de pressions exogènes, comme l’illustre le cas suivant.
1. « Psychopathologies et traitements actuels des auteurs d’agressions sexuelles ».
V◦ conférence de consensus de la Fédération française de psychiatrie, Paris les 22 et
23 novembre 2001, avec le soutien de la Direction générale de la santé et de l’Anaes.
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
99
Vignette clinique n◦ 4 – Pour une permission
Monsieur Y., ancien policier, était incarcéré pour une affaire de mœurs. Il
avait demandé une permission de sortie, étant à quelques mois de sa libération de fin de peine. Le juge d’application des peines l’a lui ayant refusé,
sous prétexte qu’il n’avait jamais fait de psychothérapie pendant sa détention, ce qui était le cas, il vint donc me voir à la consultation en UCSA me
demandant cette psychothérapie qui lui était imposée par les circonstances.
Lorsque je l’interrogeais sur ce qu’il en attendait, il me répondit clairement :
une permission. La motivation au changement intrapsychique réel semblait
plus que modérée ; pourtant le patient exigea ces consultations comme il
en avait le droit1 , trouvant même qu’une fois par semaine, ce n’était pas
suffisant. Il lui fallait un maximum de séances avant la prochaine commission attributive de permissions. Mis en demeure par mon statut de médecin
en milieu pénitentiaire de le rencontrer, je fus très vite réduit à signer des
attestations de présence, mon statut de thérapeute m’interdisant bien sûr,
par ailleurs, de signaler au juge qu’il ne se passait rien de psychothérapique
dans ces rencontres formelles. Profitant du temps imparti je tentais, bien sûr,
d’amorcer une ébauche de travail sur les faits ayant motivé l’incarcération.
Le patient m’opposa alors une « histoire officielle » impossible à vérifier, et
dans laquelle il se trouvait victime d’un complot politique de son entourage
professionnel en raison de ses opinions d’extrême droite. À aucun moment
il ne livrera le fond de sa pensée et ses émotions, et ne pourra critiquer son
fonctionnement psychique. Pourtant, muni de dix attestations de rencontres
avec le psychiatre, il aura sa permission, le juge n’étant certainement pas
dupe mais, lui aussi, prisonnier du système.
Mais tous les pervers, même incarcérés, ne montrent pas autant de
cynisme. Certains d’entre eux sont parfois capables de remise en cause
partielle de leur comportement, même s’ils ne parviennent pas à l’amender. Ce n’est que lorsque la réalité les rattrape qu’ils peuvent s’extraire
un instant de leur fuite en avant dans le passage à l’acte et en mesurer
rétrospectivement l’horreur, comme le montre le cas de Monsieur Z.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Vignette clinique n◦ 5 – Le clivage
Monsieur Z. est incarcéré pour un acte incestueux sur sa fille, qu’il ne nie
pas. Pour lui, tout s’écroule. Il se retrouve en prison et s’inquiète pour sa
famille car il était le seul à avoir un revenu dans le couple. « S’il ne rentre
pas d’argent, ils ne pourront payer les traites de la maison, ils vont devoir
quitter le village ». Il se demande comment il a pu faire « ça » à sa fille qu’il
adore. Il argumente des heures supplémentaires qu’il faisait régulièrement
pour lui payer des cours particuliers. Dans son fonctionnement mental, il
y a un clivage complet entre le père attentionné et le bon mari qu’il était
d’un côté, et l’homme capable d’imposer des fellations à sa fille qu’il était
d’un autre côté. Les deux facettes de sa personnalité s’opposent et ne se
comprennent pas. Elles ne peuvent pas être intégrées dans une dynamique
1. Loi N◦ 94-43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale,
chap. 2 : soins en milieu pénitentiaire et protection sociale des détenus.
100
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
« entière », c’est la notion de clivage qui peut rendre compte de cette
impasse existentielle. Quelques semaines plus tard, monsieur Z. fera une
tentative de suicide.
D IFFICULTÉS NOSOGRAPHIQUES
Ces vignettes cliniques démontrent la difficulté d’une prise en charge
psychologique de sujets porteurs de traits pervers. La perversion est
assimilée au mal et son étymologie est parlante. La place de la perversion
dans la nosographie est encore récente et aléatoire. Les termes de pervers,
perversité et pervertir – apparus en France au début du XIIe siècle – ont
rapport avec le mal. Le mal était, à cette époque, le malin (le diable) et les
pervers étaient traités en conséquence. Pourtant ce qui pouvait apparaître
pervers jadis (homosexualité sodomie) ne l’est plus forcément de nos
jours et vice versa. Ces composantes de la sexualité humaine renvoient
aujourd’hui à une connotation morale par l’établissement d’une échelle
des valeurs relationnelles, la définition de « ce qui se fait » ou « ne se
fait pas », ce qui est conforme ou non aux principes actuels des rapports
interhumains. En ce sens, il n’est pas étonnant que les conduites perverses
subissent des modifications de leur statut social au fil des siècles et des
pays, en fonction de la variation des mœurs, us et coutumes, en fonction
également de la tendance générale contemporaine à concevoir un droit
soucieux du respect de l’individu, surtout s’il est en état de faiblesse.
Dans les sociétés érigées avant l’émergence de l’État de droit, seule
une minorité d’humains étaient considérés comme des sujets : l’infans ou
l’esclave, la femme, le serf ou le captif (un butin) ne relevaient pas de ces
barrières morales et ce qu’on leur faisait subir appartenait au monde privé
du maître, c’est-à-dire, était repoussé hors du champ de la moralité et de
la société. Il ne venait à l’idée de personne de les considérer comme sujets
potentiels ayant le droit de donner leur avis sur une relation sexuelle.
Toutes les formes de violence envers eux étaient légitimes. Ils étaient
des objets, des meubles au sens du droit commun, ils étaient des soushommes dans un sens sinistrement ressuscité plus tard par l’idéologie
nazie. C’est peu à peu, avec l’apparition des notions de libre arbitre, de
liberté individuelle (de l’habeas corpus au siècle des Lumières), que les
perversions s’imposèrent comme des actes antisociaux à réprimer et non
plus uniquement comme des pratiques intimes.
La question de la perversion se voit sans cesse interrogée par la visibilité sociale de la conduite en question et par son acceptation relative dans
la constellation de « ce qui est normal », si les formes sont respectées.
À partir du moment où des pratiques immémoriales ont commencé à se
voir repérées comme barbares, inhumaines ou antisociales, il a fallu les
extraire de la norme, les répertorier, les évaluer à l’aune changeante de la
morale. Cela releva tout d’abord de la curiosité malsaine puis de l’abord
médical. Sade puis Sacher Masoch (Deleuze, 1967) en firent des sujets
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
101
littéraires et contribuèrent ainsi à donner leurs noms à des perversions,
mais ce sont des médecins qui en firent des objets d’étude scientifique et
fixèrent les descriptions cliniques : R. von Krafft-Ebing (1893), H. Ellis
(1897).
Notons, d’autre part que, fait exceptionnel en médecine, les seuls
syndromes pathologiques auxquels on a donné le nom du malade initialement décrit et non celui du médecin l’ayant décrit, sont les syndromes pervers sexuels. Outre Sade et Masoch, citons encore le chevalier
d’Éon (éonisme) ou le biblique Onan (onanisme) qui illustrent, eux
aussi, aujourd’hui, des pratiques sexuelles. Cela révèle que l’orientation
sexuelle ne peut être disjointe de l’être humain qui la porte, même si on
généralise et catégorise, secondairement, la description du comportement
relaté. C’est à la fin du XIXe siècle que l’on commença à théoriser sur ce
thème.
L’époque était à la pudibonderie, pourtant la question du sexe se
voyait posée avec force. S. Freud, lui-même, commença à élaborer sa
Théorie de la sexualité (1905), qui jetait les bases de la psychanalyse, sur
l’hypothèse socialement dérangeante d’une séduction sexuelle infantile
traumatogène (Pope et al., 1983), (à laquelle S. Ferenczi resta fidèle)
avant de théoriser sur le fantasme et l’Œdipe, ce qui remettait moins en
cause l’intimité des familles étudiées.
Admettre la réalité de telles pratiques domestiques dans la société
viennoise corsetée du début du XXe siècle aurait été trop grave, d’autant qu’à cette époque la dichotomie soignant/soigné n’était pas établie
dans la psychanalyse puisqu’elle n’était qu’une curiosité intellectuelle.
S. Freud recrutait souvent ses analysés au sein de ses proches. Au-delà
de la variabilité sémiologique intrinsèque des conduites perverses (car
l’être humain est inventif), c’est l’ancrage profond de cette dys-sexualité
dans le positionnement psychique individuel et interrelationnel qui lui
est sous-jacent, qui éclairera ce qui n’est en fait, qu’un aménagement
économique de plus, de la fragilité narcissique primordiale des sujets
borderlines.
Par son apport, la théorie psychanalytique a extrait la perversion du
champ de la folie (aberration, anomalie, dégénérescence) mais l’a engagée dans celui de la psychopathologie. Plus tard, par un processus sociodynamique analogue, l’homosexualité égodystonique1 se verra exclue du
champ des perversions et extraite des classifications internationales des
maladies mentales dans la mesure où elle s’impose désormais comme
une préférence sexuelle non voulue, paraphilique2 au sens propre certes,
mais exercée par des individus matures et consentants (et en mesure de
donner leur consentement). Dans cette perspective, ce n’est pas la nature
1. Forme d’homosexualité dans laquelle l’individu aspire à changer son orientation
sexuelle.
2. Littéralement : « attirance hors normes ».
102
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
de l’acte qui est importante, c’est la notion de consentement possible
ou impossible du partenaire. Ainsi, dans ce cadre, il ne s’agit plus d’un
positionnement pervers puisque les partenaires, indépendamment de la
fantasmatisation sous-jacente à leur paraphilie, restent sujets de leur existence personnelle et libres de leurs choix érotiques. Par exemple, l’évolution des mentalités est telle qu’aujourd’hui, il existe aux États-Unis
une association de psychiatres gays et lesbiens. Son combat identitaire
s’inscrit, à sa façon, dans la dérive de la psychiatrie communautaire à
l’américaine qui s’établit aux antipodes de la psychiatrie dans la communauté à l’européenne puisqu’elle suscite un repli identitaire, donc
excluant ce qui est différent. Dans ce contexte, il est maintenant admis
aux États-Unis que les malades afro-américains sont mieux (compris)
soignés par des psychiatres afro-américains et les malades hispaniques
par des psychiatres hispaniques etc. Un schizophrène noir, gay et protestant sera-t-il mieux soigné s’il l’est par un psychiatre noir, gay, protestant... et schizophrène ? Le combat des psychiatres gays et lesbiens est
passé par des phases activistes ; il a réussi, à exclure l’homosexualité du
champ des perversions, ce qui clive à sa façon la théorie de la sexualité
freudienne et s’inscrit tout à fait dans la psychiatrie américaine moderne
qui ne veut retenir, dans le registre de la pathologie, que ce qui est
inhérent au comportement. Pour suivre cette logique, il faudrait admettre
qu’il existe une homosexualité névrotique1 à côté d’une homosexualité
perverse, se traduisant par des comportements identiques.
Nous n’avons envisagé dans ce chapitre que les deux pôles extrêmes
des aménagements pervers, homosexualité et pédophilie, situés aux antipodes dans la constellation paraphilique. Ils sont exemplaires de l’importance du contexte social sur la vision que l’on peut porter sur une
conduite.
1. L’homosexualité a été extraite du catalogue des perversions dès le DSM-III R, 1987,
sur la pression des lobbies gays et lesbiens américains Elle ne doit plus être incluse
dans le registre de la perversion. Pourtant, dans une logique didactique, cette conduite
s’apparente à une perversion d’objet puisque l’objet homoérotique n’est pas du sexe
statistiquement attendu. Mais dans la mesure où cette conduite, immémoriale, s’est
banalisée en conquérant progressivement un droit d’existence, un espace social et une
visibilité croissante, du moins en Occident (car dans certaines civilisations elle reste
pourchassée et même passible de mort), on peut envisager une homosexualité non perverse, c’est-à-dire recadrée comme préférence sexuelle entre deux adultes consentants.
Les déterminants sont complexes et non élucidés. Outre le fait que le choix homosexuel
apparaît très tôt fixé et qu’il semble, la plupart du temps, inexorablement confirmé après
la poussée pubertaire, les théories psychogénétiques ne suffisent pas à rendre compte
de la totalité du phénomène et du choix affectif et existentiel qu’il implique. Il n’y
a pas toujours notion du traumatisme désorganisateur précoce attendu et le souvenir
parfois rapporté en psychothérapie d’une séduction infantile par un adulte comme étant
responsable du choix érotique ultérieur ressemble plus à une rationalisation secondaire
(ou un souvenir écran recomposant la trajectoire vitale) qu’à l’expression d’une réalité
objective ou significative. La notion d’empreinte précoce, issue de l’éthologie, est candidate pour expliquer partiellement ce choix précoce et inaccessible à la psychothérapie.
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
103
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D U NARCISSISME À LA CLINIQUE
Les délits sexuels ne sont pas exclusivement l’œuvre de personnalités
à organisation « perverse ». Ils sont susceptibles de s’intégrer dans un
tableau économico-dynamique complexe. Ils illustrent, à un moment
donné, un point de rupture ou de déviance dans le champ psychosocial.
Ils traduisent aussi une tentative désespérée de la part du délinquant, de
mettre en forme, ou de mettre en acte, une partie de ce qui n’a jamais
pu être représenté psychiquement et être partagé sous forme de pensées,
sinon par des mots, en thérapie. L’acte délictueux ne doit pas faire écran
à ce qu’il représente pour le sujet qui l’accomplit. Il est aussi la mise
en œuvre d’un mécanisme de sauvegarde psychique. Il peut empêcher
le sujet de faire ou de penser pire1 . Il n’est pas un simple système de
réponse pavlovienne à une excitation-stimulation émotionnelle. Il traduit
un inachèvement des processus de transitionnalité psychique, il cache et
dévoile à la fois l’individu qui le produit et le subit. Didactiquement, on
distingue perversions d’objet et perversions de moyen mais il n’est pas
toujours aisé de faire la part des choses d’autant que des comorbidités
existent, ce qui est logique compte tenu du support psychodynamique
commun à toutes ces conduites.
Cette comorbidité n’est pas qu’une juxtaposition syndromique. Ceci
s’étaye sur la constatation que la plupart des traits pervers, actés ou non,
peuvent être abordés selon des grilles de lecture non contradictoires qui
les rattachent simultanément à plusieurs composantes perverses, voire
à d’autres aménagements économiques des organisations limites de la
personnalité.
Ceci en conditionne la richesse sémiologique et autorise leur intégration dans un système cohérent. Toute déviation par rapport à l’acte sexuel
« normal » (notion de norme statistique), soit le coït par pénétration
génitale, consenti, entre deux partenaires de sexe opposé, dans un but
de reproduction et/ou de plaisir, peut se voir taxé de perversion. En
d’autres temps, même, seul le but de reproduction était toléré par l’église,
ce qui pouvait expliquer que l’acte sexuel hors période de fécondité de
la femme soit banni ou rendu tabou par l’impureté des menstruations.
Mais ce n’est pas parce qu’un acte est repérable comme pervers, en
raison du contexte, du choix objectal ou du moyen utilisé pour obtenir
la satisfaction sexuelle, que son auteur est nécessairement un pervers.
T. Albernhe (1998) distingue, d’une part, les pervers sexuels chez
lesquels l’acte est prévalent, c’est-à-dire constitue le mode de défense
électif par rapport à une angoisse sous-jacente (...) agresseurs sexuels
primaires, et « d’autre part les agresseurs sexuels dits secondaires chez
1. En ce sens, l’approche comportementaliste ou l’usage de castration chimiques n’empêchent pas le déviant de fantasmer de travers, même s’il peut moins passer à l’acte. Il
peut n’en être que plus dangereux et dériver vers des fonctionnements et des pensées
extrêmes.
104
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
lesquels la transgression sexuelle est contingente, constituant une sorte
d’épiphénomène à une problématique de fond. »
Là encore, il faut admettre que l’expression de traits pervers, renvoyant
aux pulsions partielles et à la sexualité infantile – l’enfant comme pervers
polymorphe selon S. Freud – est naturellement à attendre, sinon à espérer, dans les préliminaires ou l’atmosphère d’un rapport sexuel ordinaire.
Dans le cas contraire, on pourrait parler d’« alexithymie sexuelle ». Ce
n’est que dans la mesure où un positionnement sexuel spécial s’imposera comme préférentiels ou exclusifs, seul capable de mener le sujet
à complète satisfaction, et se voyant, par ailleurs, contraire à la volonté
éclairée du partenaire, qu’il sera à considérer comme de tonalité perverse.
La pulsion et son objet, qui n’est pas déterminé biologiquement dans une
certaine mesure (malgré les phérormones), ainsi que son but (modalité
de satisfaction) et son énergie intrapsychique (libido), sont étroitement
liés à l’excitation et au bon fonctionnement des zones érogènes. Ces
items comme « entrées » sont susceptibles de dessiner une classification
pseudo-mendelievenne des conduites perverses dans laquelle existent peu
de cases vides en raison de l’inventivité des primates1 .
Psychogénétiquement, la pulsion fixée comme partielle, c’est-à-dire
d’essence perverse, est capable de s’exprimer par des activités variées,
se fixant qu’ultérieurement sous une forme finale lorsque sera atteinte
la maturité affective, relationnelle et sexuelle. En ce sens, les pervers
sont aussi, mais pas seulement, des sujets n’ayant pas conquis leur totale
maturité psychoaffective et sexuelle.
Ce postulat est le support de bien des espérances thérapeutiques qui
seront forcément déçues par la réalité. L’anamnèse à distance montre que
les préférences sexuelles sont fixées très précocement (phase de latence
et péripubertée) dans l’économie relationnelle des individus2 . Aller au
bout de « son » fantasme puis en changer serait une utopie.
Dès lors, seront à considérer en tant que composantes perverses toutes
activités sexuelles auto-érotiques, toutes activités hors normes quant au
rythme (sex addiction), mettant en jeu des objets sexuels-partenaires
1. La sexualité des grands primates, les chimpanzés bonobos par exemple, relativise
toutes notions de perversion bien qu’il existe semble-t-il, étayé par des considérations
biologiques, une prohibition des rapports au sein de la fratrie.
2. Lorsqu’une relation psychothérapique peut s’instaurer, les sujets pervers évoquent
souvent le fait que très tôt, ils ont pris conscience de l’inéluctabilité de leur penchant
déviant. Après une phase de lutte pour accéder à la normalité, la tentation suicidaire
est alors grande. Un certain nombre des adultes rencontrés en prison où ils se trouvent
pour des actes pédophiles, par exemple, ont ainsi fait des passages à l’acte suicidaires
dans leur adolescence. On rencontre seulement ceux qui y ont survécu. On peut faire
l’hypothèse que quelques-uns des suicides inexpliqués d’adolescents renvoient à de
tels drames existentiels. Ceci est à prendre en compte dans une dimension préventive.
Faire partager leur secret serait un premier pas vers la mise en place de stratégies
comportementales d’évitement avant que cela ne devienne une injonction légale a
posteriori.
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
105
autres qu’exogames (le tabou de l’inceste), strictement hétérosexuels
(zoophilie, homophilie, fétichisme), à plus que deux en nombre (triolisme ou pluralisme), non conformes en âge (pédophilie, gérontophilie),
non habituelles quand aux usages des zones génitales, et à l’ambiance
(thanatophilie). À notre époque, cette définition moralisatrice, à mettre
en perspective avec le contexte culturel et historique dominant lors de
sa conception (la fin du XIXe siècle), est à prendre, bien sûr, comme
un simple canevas à but didactique sous peine de conformisme sexuel
ennuyeux.
Bien plus que la coloration sémiologique, c’est l’ancrage profond du
positionnement dans l’histoire personnelle du sujet ainsi que le caractère dissymétrique de la relation imposée qui rendra compte de cette
question : en quoi la perversion découle-t-elle d’un aménagement économique des personnalités limites et que colmate-t-elle par son côté
spectaculaire ?
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P ERVERSIONS D’ OBJET
Il y a perversion d’objet lorsque le partenaire sur lequel s’exerce la
pulsion érotique est hors normes, nous l’avons dit. Ainsi, une sexualité
auto-érotique pourra s’inscrire comme perversion d’objet puisqu’autocentrée. Le mythe antique grec de Narcisse, auquel fait référence directe
le concept qui nous intéresse, exprime bien l’incongruité psychobiologique qu’il y a à ne s’intéresser qu’à soi-même du point de vue sexuel. Par
contre, selon la théorisation psychanalytique, les élaborations successives
du narcissisme primaire puis du narcissisme secondaire sont des étapes
nécessaires à la constitution d’un self suffisamment solide pour pouvoir
être en mesure, ultérieurement, de se tourner utilement vers le monde
(relation puis procréation). Le narcissisme est donc une composante
normale de la personnalité.
Au-delà du cas sexologiquement banal et bénin de l’auto-érotisme
qui peut néanmoins dans certains cas résumer toute l’activité sexuelle
d’une vie (on est alors dans le registre pathologique), on peut décrire de
nombreuses perversions d’objet. Certaines sont spectaculaires et anecdotiques ; d’autres, moins rares, n’en sont pas moins très dangereuses
du point de vue de leur impact dans la mesure où elles impliquent des
partenaires-objets qui peuvent être non-consentants et donc être victimes.
Pédophilie
On en parle aujourd’hui beaucoup et c’est devenu un enjeu de société.
La clinique est terriblement simple. Il s’agit de relations sexuelles plus
ou moins complètes et abouties imposées à un enfant par un adulte placé
en situation d’autorité de par son statut particulier avec des variantes :
106
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
parents ou équivalent parental, ce qui signe l’inceste1 , prêtre, enseignant
ou personnel soignant, voisin. Le statut de ces adultes est donc souvent
un statut d’autorité par délégation partielle ou transitoire ce qui fait qu’ils
sont toujours, pour partie, des équivalents parentaux. C’est un facteur
aggravant du point de vue de l’impact de leur geste sur la victime.
Ce qui importe pour le pédophile, ce n’est pas le sexe de l’enfant
mais sa caractéristique de « jeune », ce qui l’a fait considérer comme
un troisième sexe (voir Matzneff2 ). Surtout, mais cela va de soi avec
l’immaturité affective, sexuelle et sociale de l’enfant, c’est le fait que
ce dernier, incapable au sens de la loi, ne soit pas en situation de
consentement. C’est aussi cela, nous l’avons dit, qui définit la position
perverse.
Que l’enfant soit « demandeur » actif (ce qui peut se voir) ou qu’il
consente passivement seulement à la séduction par l’adulte, n’est pas la
question, même si le « consentement » et le plaisir éprouvé par le mineur
sont souvent mis en avant comme des excuses par les pédophiles. C’est
toujours à l’adulte, doté des moyens de réflexion sur l’acte, qu’il revient
de ne jamais se mettre en situation de commettre l’irréparable.
Malheureusement, cette violence sexuelle faite à l’enfant n’est souvent
que le couronnement d’un climat de violence chronique intrafamiliale
dans l’inceste, violence psychique et/ou physique, faite de chantage
affectif, d’ascendant objectalisant, de dissimulation et d’usage de la force
au besoin ; elle constitue alors un climat incestuel puis un inceste (Finkelhord, 1984). Père, faisant fonction de père ou beau-père, grand-père,
frère ou proche cousin, mère également, bien que le sujet reste tabou,
chacun des adultes de l’entourage d’un enfant est susceptible de franchir
la barrière un jour3 .
Longtemps niée ou cachée au nom de la toute puissance paternelle
puis de la cohésion familiale et de son honneur, cette éventualité n’est pas
rare et se retrouve dans tous les milieux. Elle est l’un des traumatismes
désorganisateurs précoces les plus fréquents. Elle commence à pouvoir
être évoquée. En consultation de psychiatrie pour adultes, le nombre
de femmes s’avérant avoir été un jour victimes d’attouchements est
considérable.
1. La prohibition de l’inceste est une loi universelle transculturelle et absolue dans
l’espèce humaine bien qu’il faille différentier l’inceste du point de vue anthropologique
de l’inceste du point de vue psychodynamique.
2. Parmi beaucoup d’ouvrages de cet auteur, explorant de manière littéraire ou polémique la problématique pédophilique, voir Les moins de seize ans (1974). Il a en
outre inventé le néologisme décalé de « philopédie » destiné à escamoter la connotation
péjorative attachée désormais à la pédophilie.
3. Le paupérisme, la promiscuité adultes-enfants et les carences éducativo-sociales
peuvent faciliter les dérapages. On a vu ces dernières années, en France, des familles
louer leurs nouveau-nés à des pédophiles voisins contre de l’argent ou des avantages
matériels. Ces dérapages familiaux ne sont sans doute pas nouveaux, c’est le fait qu’on
en parle qui l’est.
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A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
107
Le simple climat incestuel (Racamier, 1963), peut à lui seul participer
à l’élaboration d’un traumatisme désorganisateur précoce et insidieux.
Dans le cas où l’agresseur fait partie du cercle de ceux en qui l’enfant se
doit de faire confiance, la double contrainte traumatique sera de même
nature que lorsque c’est un membre de la famille qui dérape.
Une agression pédophile, lorsqu’elle est commise par un sujet complètement extérieur au cercle familial, parfait inconnu de passage, constitue
bien sûr un traumatisme psychique intense d’autant qu’elle peut se voir
compliquée d’actes sadiques ou d’une tentative de meurtre destinée à
empêcher la dénonciation ultérieure puisque les barrières incestuelles
n’existent pas dans ce cas.
Elle est pourtant mieux évacuable, plus facilement reconnue comme
anormale par l’enfant et elle sera moins culpabilisante pour lui (sinon
pour les parents qui pourront se reprocher de ne pas avoir réussi à le
protéger). L’enfant pourra en parler librement, être entendu.
Il n’aura pas de difficultés particulières à partager son désarroi et exprimer sa haine avec ses intimes et à verbaliser ce qui lui a été imposé. Il
n’y aura pas de mise en jeu de loyauté contradictoire. L’accompagnement
psychologique sera plus vigilant.
Du point de vue psychopathologique, la conduite pédophile apparaît,
pour partie, comme la résultante identificatoire morbide d’une fixation
identitaire et érotique à un stade de développement prépubère. Lorsque
des pédophiles arrivent à verbaliser leurs émotions et à relater leurs
« rencontres », on est frappé par le fait qu’au fond, c’est avec eux-mêmes,
enfant, qu’ils ont tenté, désespérément, de nouer une relation d’allure
sexuelle. Nous parlons des pédophiles authentiques, non des « tripoteurs
occasionnels » ou des individus qui s’attaquent à des enfants faute d’autre
proie (Cordier, Brousse, 2001)1 . L’enfant trouble le pédophile d’autant
plus qu’il leur ressemble psychiquement lorsqu’ils étaient du même âge.
On est dans les errements du narcissisme. Il y a, dans le passage à
l’acte une ébauche dérisoire de paraconstruction psychique. Ils veulent
réparer cet enfant en lui montrant de l’affection, ils veulent, en fait,
se réparer eux-mêmes. Cette dimension narcissique, autoérotique, en
abolissant le temps et en fusionnant fantasmatiquement deux individus
dont les trajectoires auraient dû rester distinctes, renvoie à la constatation
élémentaire que le plus souvent, ces adultes rejouent ainsi une séduction
ancienne dont ils furent eux-mêmes, en leur temps, les victimes non
consentantes. Dans de nombreux cas, en effet, l’abuseur s’avère être un
ancien abusé et ceci est à prendre en compte, non pas pour exonérer
1. La différentiation sémiologique prend son importance lors des expertises psychiatriques pré ou post-sentencielles devant déterminer l’indication d’un éventuel suivi
psychothérapique dans la mesure où il faut peser l’indication d’un suivi médicopsychiatrique qui est, de fait, une psychothérapie. La conduite à tenir, du point de vue formel,
en matière d’infractions sexuelles est résumée par B. Cordier et M. Brousse (2001).
108
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
l’ensemble des pédophiles de leurs responsabilités mais pour situer leurs
passages à l’acte dans une perspective singulière et diachronique.
Un autre type fréquent d’abus renvoie à un adulte imposant des rapports sexuels à des enfants comme à des adultes de tous sexes. Il n’y a
pas de véritable préférence sexuelle pour l’enfant. Dans ce cas la conduite
pédophile n’est que l’expression superficielle d’un désir morbide d’emprise globale sur l’ensemble de l’entourage et d’hypersexualité frustre
incontrôlable. L’agresseur sexuel est souvent engagé dans la psychopathie. La violence faite à autrui est alors plus une déshumanisation et une
instrumentalisation dans un but de plaisir immédiat, que la résultante
d’une séduction au sens propre.
Dans les cas où l’anamnèse ne restitue pas d’antécédents d’abus sexuel
chez l’offenseur, il faudra rechercher d’autres types de traumatismes
désorganisateurs précoces pour expliquer une telle structuration borderline de la personnalité. Ils ne manquent pas, en général.
De plus, tous les enfants victimes d’abus ne deviennent pas automatiquement des pédophiles plus tard ! Résilience psychique et modifications
positives du contexte sont de nature, heureusement, à faire la plupart du
temps barrage à la réitération morbide.
Deux processus hypothétiques sont postulés : l’hypothèse d’un traumatisme désorganisateur précoce et l’hypothèse d’une prédisposition
précoce. C’est l’interaction non contradictoire entre ces deux fragilités
(acquises et innées) qui est susceptible de rendre compte de la diversité
des tableaux psychopathologiques retrouvés lors des expertises médicopsychologiques et des psychothérapies.
Replacée dans la perspective de l’aménagement économique d’une
personnalité post-traumatique, la pédophilie peut alors aisément coexister, par le biais du clivage, avec des fonctionnements intrapsychiques
normaux. Le dépistage et la prédiction du risque de récidive seront
d’autant plus difficiles à formuler.
L’approche psychothérapique, qui n’est possible qu’en cas de réel
désir de changement de la part du patient et ne peut découler d’une
injonction de soin, a pour but de dépasser les clivages et de permettre
au sujet d’intégrer sa dimension pédophile à l’ensemble de sa personnalité. À ce prix, un travail psychothérapique d’élucidation personnelle
ne sera pas vain ou destructeur. Il pourra commencer dès la phase
d’incarcération, pour peu que le pédophile consente à avouer puis à
verbaliser autour de son geste, ce qui est souvent le plus difficile à
obtenir (Kensey, Guilloneau, 1996 ; Earls, Bouchard, Laberge, 1984).
Par ailleurs, pourra être développée l’utilisation de techniques cognitivocomportementalistes consistant en un apprentissage psycho- (ré)éducatif
de conduites d’évitement des situations à risque d’agression sexuelle.
Cet apprentissage se fera par un conditionnement opérant recherchant
systématiquement la « non-mise en situation » de se retrouver seul avec
éventuelle autorité due à l’âge sur un enfant, puisque c’est ce cadre
qui favorise le passage à l’acte. Le but de ces approches ne sera pas
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A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
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de dénaturer la pulsion, ce qui serait illusoire, mais de la neutraliser
dans ses conséquences, de la détourner en encadrant et désamorçant
drastiquement les circonstances susceptibles de permettre un passage à
l’acte car du fantasme au passage à l’acte il demeure, heureusement,
un espace de liberté (et de frustration) à conquérir par le patient. Ce
n’est, statistiquement, qu’une minorité de sujets porteurs de tendances
pédophiles qui passe à l’acte. Comment font les autres pour s’abstenir ?
Nous avons vu que cette approche pouvait comporter des risques puisque
la pulsion n’est pas tarie.
Si la pédophilie masculine est désormais connue, rendue visible parce
que parlée et traquée à juste titre, qu’en est-il de la pédophilie féminine ?
Est-elle plus rare, ou simplement plus indicible et non encore visible ?
L’inceste pédophile, s’il ne se différentie pas fondamentalement des
autres formes de pédophilie constitue un formidable réservoir de traumatismes désorganisateurs précoces. Il est d’autant plus traumatique qu’il
tend à placer l’enfant en situation de loyauté contradictoire, de non-dit
obligatoire sous peine de détruire sa famille.
L’intenable emprise psychique de l’abuseur se superpose à la séduction
sexuelle pour créer une atmosphère violente et destructrice que la mort
seule (de l’enfant ou de l’abuseur), pourra dénouer, et ceci aux prix
d’autres souffrances. Il y a cumul de perversions sur plusieurs générations.
L’enfant victime est culpabilisé et il se sent, en outre, profondément
trahi par celui qu’il aime (et dont il est souvent aimé pour ce qui est de
l’autre partie de la personnalité parentale bifide de l’agresseur) alors que
la mère, parfois consentante, parfois ignorante ou dépassée, elle-même
actrice et/ou victime supplémentaire de l’atmosphère de violence familiale et conjugale ci-dessus évoquée, n’est pas en mesure de le protéger
car elle n’est pas en capacité d’entendre les symptômes qu’il produit
et ceux que produit, inévitablement, l’abuseur-conjoint. C’est tout le
système psychique et relationnel de l’enfant qui est mis en péril par
cette trahison primordiale. Devenu adulte, il ne pourra plus jamais avoir
confiance en quiconque, ni en lui-même non plus. À terme, le risque, bien
connu des professionnels, est la répétition transgénérationnelle de l’objectalisation d’autrui et de non-prise en compte de la différentiation entre
individus. Ce qui est en jeu, c’est donc l’objectalisation du partenaire par
l’adulte ; en ce sens, la pédophilie s’ancre dans la constellation perverse.
Gérontophilie, nécrophilie, thanatophilie
La gérontophilie se réfère à la préférence sexuelle affirmée d’un individu envers un sujet bien plus âgé que lui, ou à l’image de la vieillesse.
Elle doit être relativisée par le contexte social qui autorisa longtemps
des sujets âgés, mais socialement puissants, des hommes en général, à
trouver matière à satisfaction libidinale auprès de partenaires beaucoup
plus jeunes qu’eux. Ces jeunes gens, étant placés dans un état de sujétion
110
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
sociale, se voyaient ainsi dans l’obligation d’accepter, sinon de susciter
(la prostitution) de tels rapports et de telles relations, où d’y simuler de
la satisfaction.
Par ailleurs le pouvoir confère à son détenteur une aura érotique et il a
toujours été jusqu’à présent, l’apanage des anciens1 . Ces jeunes garçons
et filles n’étaient, bien sûr, pas gérontophiles. Pourtant, la banalisation
de tels modèles relationnels a rendu mal visible la vraie gérontophilie,
en tant que conduite perverse individualisable. Elle n’est pas une simple
préférence poussant certains individus, bien que jeunes, à apprécier une
compagnie intellectuellement plus mature, bien qu’une intrication clinique puisse se concevoir avec la gérontophilie sexuelle. Débarrassée de
ces caractères périphériques, la gérontophilie pure, sexuelle, reste donc
souvent anecdotique.
La nécrophilie renvoie à l’utilisation à des fins sexuelles d’un partenaire mort ou « à l’image de la mort ». Cette conduite se rencontre
surtout chez des sujets frustres, ou chez des travailleurs de la mort
(croque-mort, thanatopracteur, garçon d’amphithéâtre). Elle est le plus
souvent occasionnelle et s’établit par défaut. Elle traduit donc davantage
une misère sexuelle trouvant à s’assouvir dans un contexte favorable,
particulier, qu’une préférence vraie et exclusive. En ce sens, les cas de
sujets allant nuitamment déterrer des cadavres plus ou moins « frais »
dans les cimetières urbains pour les violer apparaissent comme le produit
d’un imaginaire fantasmatique et culturel, morbide, popularisé par le
roman noir ou le cinéma, plus que comme l’expression d’une réalité
psychique et clinique.
En revanche, à travers de tels passages à l’acte faisant office de
provocation intergénérationnelle ou de rébellion contre l’ordre établi,
certains individus ou certains groupes revendiquent ouvertement de tels
fantasmes. Ces pratiques se résument, le plus souvent, à des mises en
scène macabres, des ébauches de relations sexuelles ne pouvant réellement aboutir à une conclusion en raison d’un dégoût physiologique.
Ces conduites s’inscrivent alors dans le cadre de polyperversions et
sont parfois associées à des polyaddictions à vertu désinhibitrice, en
l’occurrence.
La nécrophilie admet des variantes qui ne changent pas son sens
psychodynamique, mais elle contribue à cerner le profil d’une autre
population transgressive : le commerce sexuel occasionnel avec des personnes comateuses ou anesthésiées peut se rencontrer en milieu propice
(hospitalier) et il renvoie, là encore, à des individus diminués par l’alcool
ou en grande misère sexuelle. Il existe également, parfois, des cas plus
troubles dans lesquels se met en place une micro-organisation collective
1. Une évolution sociale considérable se déroule aujourd’hui. Par le miracle de l’économie nouvelle, on peut devenir milliardaire à vingt ans. Pouvoir et maturité sont désormais dissociés. Logiquement, le jeunisme, comme une nouvelle perversion sociale,
guette !
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
111
pour favoriser de tels passages à l’acte. On ne peut plus parler d’acte
occasionnel mais bien de conspiration criminelle sexopathique, dans
laquelle la dimension perverse prend tout son sens. Ainsi, des réseaux
ont pu être mis à jour dans certaines cliniques. Les brancardiers chargés
de convoyer de jeunes opérées pré-anesthésiées vers le bloc, arrêtaient
l’ascenseur entre deux étages pour assouvir leurs désirs. Dans ce cas,
ce qui était recherché, étaient les signes évocateurs de vie ; la victime
n’était pas vraiment à l’image de la mort. D’autres cas, comme celui de
mademoiselle A., mettent en jeu une attirance mortifère plus nette vers
la mort.
Vignette clinique n◦ 6 – La mort
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Mademoiselle A., 25 ans, toxicomane, sidéenne en fin de vie, amaigrie,
édentée, le teint terreux, était rejetée par son entourage familial en raison
de son affection. Faute d’autre lieu d’hébergement et de soin, elle s’est
retrouvée hospitalisée en psychiatrie. La seule personne qui lui manifestait
de l’intérêt et s’était portée volontaire pour la recevoir chez elle, en permission, était un oncle par alliance, par ailleurs employé communal affecté aux
cimetières de la ville, très limité intellectuellement et placé, pour cette raison,
sur un emploi protégé. Après le décès de la patiente, il est apparu que cet
oncle, durant les permissions, la droguait avec des sédatifs achetés dans
des circuits parallèles et se livrait sur elle à des actes de nature sexuelle.
La patiente était par ailleurs à la fois consentante à être ainsi droguée
(toxicomane, elle pouvait difficilement se procurer des produits à l’hôpital) et
à être ainsi placée en situation d’objet sexuel. Compte tenu de sa situation
existentielle dramatique, y trouvait-elle un semblant d’affection ?
La thanatophilie inclut la mort dans sa fantasmatisation en tant
qu’ambiance préférentielle et source d’excitation libidinale. Ses
pratiques vont du satanisme militant (revendication antireligieuse
comme provocation antisociale, revendication esthétique également,
saturée parfois de connotations politiques extrémistes) à la simple
fascination trouble pour les atmosphères morbides, avec recours à des
mises en scène macabres inspirées de l’univers de la bande dessinée
contemporaine ou des jeux vidéo hyperviolents (Bourgeois, 1997a).
Ces pratiques sont variables : elles peuvent comporter des rapports
sexuels sur des tombes, des crucifixions plus ou moins accomplies
(la composante sadomasochiste est intriquée avec un jeu provocateur
d’identification au Christ), des crucifixions inversées (hommage à
l’Antéchrist ?). On retrouve parfois la prise d’une apparence gothique, à
l’image de la mort ou tendant à ressusciter le passé. Là encore, se joue
une quête (anxiolytique ?) illusoire de maîtrise de la mort et du temps.
Cette quête est marquée par une fascination pour l’inorganique (Perniola,
1994). La problématique psychodynamique y apparaît analogue à ce qui
se retrouve chez les nécrophiles, les sadomasochistes ou les fétichistes.
L’intrication des conduites est d’ailleurs la règle.
112
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
L’usage de drogues psychodysleptiques désinhibitrices (LSD25, ecstasy, alcool) est habituel. La défonce préalable est à la fois un rituel
antisocial supplémentaire, un défit groupal ordalique, et un adjuvant
psychique nécessaire à la mise en condition thanatophile transgressive.
La cruauté macabre des actes et la confrontation, sans filtre, à la chair
en décomposition, seraient par trop insupportables sans le recours à un
produit susceptible de les déréaliser partiellement.
La virtualisation et la démultiplication à l’infini d’expériences de cet
ordre par leur exploitation scénarique dans de jeux vidéos ou des films
destinés à des adolescents – qui en sont friands car elles rentrent complètement dans la problématique de cet âge difficile – contribuent à les
banaliser. Ceci comporte des dangers et favorise la survenue de dérapages
psychocomportementaux dans la réalité. Si de simples tendances nécrophiles peuvent être sublimées professionnellement et être inoffensives (la
thanatopraxie ou la vocation de secouriste !) ou dérivées sur des animaux
(la taxidermie dans ses rapports avec le collectionnisme), d’autres formes
sont plus complexes car elles se retrouvent intriquées avec d’autres
modalités pulsionnelles telles que le vampirisme sexuel (cannibalisme
partiel ciblé1 ), directement inspiré du roman de B. Stocker (1897) (voir
Saracaceanu, Bourgeois, 1998), à vectorisation sadique nécrophagique.
Ce qui est opérant dans ces conduites, et significatif du point de vue
psychopathologique, c’est que le sujet expérimente à travers elles la
limite (ténue mais fondatrice du sentiment d’exister) entre le vivantéphémère-libre et le mort, éternel car inanimé et minéral mais donc
non-libre et non-sexué. La ligne de partage signifiante passe entre d’une
part ce qui est un « autrui », mort (un état) ou moribond (un processus),
à l’image encore du vivant, à l’image de soi également, sans pouvoir être
considéré comme un alter ego (c’est la dimension dissymétrique de la
relation), pouvant néanmoins être objectalisé et d’autre part un soi-même,
vivant et entier, pouvant agir sur l’objet. Être vivant, c’est surtout être
capable d’engendrer et en l’occurrence, ce qui est engendré, n’est pas un
enfant, c’est la mort d’autrui objectalisé, considérée comme une œuvre
d’art. Il s’agit de manipuler physiquement, de se laisser fasciner par lui
ou de regarder mourir cet objet humanoïde particulier, si ressemblant
et si différent. Il y a une sorte de jouissance héautoscopique2 , à la
fois impossible à réaliser et inévitable, à laquelle fait écho le fantasme
culturellement significatif du non-reflet dans le miroir du vampire ou du
1. Il existe peu de cannibalismes partiels : le sang, le lait (par le nouveau-né), l’urine
(ondinisme) et le sperme sont les humeurs humaines parfois consommées. On peut
remarquer qu’aucun fromage à base de lait de femme n’est commercialisé, alors que
le partage de son lait par une nourrice était autrefois admis ; c’est un tabou absolu.
Récemment, en Chine, de riches commerçants se sont adonnés à ce « vice ». Ils ont été
condamnés à mort.
2. Littéralement : « se voir soi-même en hallucination ».
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
113
mort vivant. Le mort vivant est déjà mort, il ne peut se regarder mais il
peut être vu.
La problématique essentielle de la constellation nécrophiliquethanatophilique n’est donc pas sexuée. Si elle peut se retrouver inclue
dans un jeu sexuel, c’est de surcroît car elle formalise un jeu sur
l’agonie. Ce jeu assume et illustre une illusion défensive de maîtrise
de ce processus essentiel à la vie, comme pour conforter le sujet
dans l’illusion de faire, à jamais, partie des vivants. Le narcissisme
archaïque est à l’œuvre à travers le fantasme d’un transfert vital magique
entre morts et vivants, dans l’espoir d’une régénération-remplissage.
Ce fantasme rejoint des pratiques funéraires primitives et des rituels
anthropophagiques maintenant révolus, comme la consommation de la
chair du défunt ou du cerveau d’un vaincu pour s’en approprier la force.
Le fantasme pervers rejoint ici la pensée magique.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Coupeurs de nattes, fétichistes
Selon les conceptions psychanalytiques classiques, l’objet fétiche, de
signification et de forme phallique le plus souvent (chaussure, natte,
couteau) représente « le dernier moment où le sujet a pu penser pouvoir continuer à nier la différentiation sexuelle homme/femme ». La
condensation sur un objet particulier ou partiel (s’il s’agit d’un fragment
évocateur du corps de la partenaire) investit celui-ci de la capacité à
apaiser la pulsion. Elle résume en même temps qu’elle dévoie la fixation
érotique du sujet. Elle marque ainsi l’échec patent de la quête infantile
de la connaissance en la matière, l’impossible abord de la génitalité par
évitement du nœud œdipien. Le fétichisme comme prototype de relation
perverse se voit souvent associé à d’autres formes de perversion ou
s’introduit, à dose variable, dans une relation sexuelle dite normale.
Dans la relation fétichiste vraie (Rosolato, 1981), le partenaire authentique du pervers, véritable sujet inanimé, inorganique, vestigial, c’est
l’objet fétiche, ce n’est pas le partenaire vivant. Le soi-disant partenaire
n’est que le « porteur de fétiche ». Il se voit instrumentalisé bon gré,
mal gré. Le pervers fétichiste ne développe lui aussi, par conséquent,
qu’une relation avec lui-même (auto-érotisme partiel), avec un lui-même
surgit du passé, avec une partie de lui-même, avec une partie de sa
problématique non résolue. On est dans la pulsion partielle.
Ce qui n’était qu’un problème narcissique est devenu un mystère, le
mystère de la vie. Parfois, le fétiche se voit utilisé dans une relation
à connotation sadique avec le partenaire, non consentant, dans ce cas.
Cela existe chez les piqueurs de sein, ce qui l’extrait de l’ensemble du
fétichisme. Du sein ou de l’aiguille quel est alors le fétiche principal
ou dominant ? Ce sein et cette aiguille, matérialisations d’objets partiels
télescopés, s’adresseraient-ils à des faux selfs partiels ? Du point de vue
psychopathologique, n’y aurait-il pas dans cette perversion, l’amorce
114
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
d’une fusion mythique sein/objet phallique pouvant tenter de faire perdurer l’illusion de l’indifférenciation sexuelle ?
Zoophilie ou bestialité
Il y a perversion si l’acte est délibéré et préférentiel et s’il n’est pas
lié, à l’instar de la gérontophilie ou de la nécrophilie, à la misère sexuelle
et à la pauvreté intellectuelle de son auteur. En revanche, faire souffrir
gratuitement un animal mélange obscurément la dimension sadique du
plaisir et la bestialité, par défaut. On retrouve parfois ce symptôme
dérangeant comme un signe d’appel de la souffrance psychique d’un
enfant. Il est à comprendre comme le déplacement offensif sur un être
disponible et plus faible que lui, objectalisé, de ce qu’il peut endurer
dans sa propre existence. La « méchanceté naturelle » des enfants et de
l’humanité en général, comme le pensent les misanthropes, n’est pas en
cause ici. Si un enfant agit de la sorte, c’est souvent une demande de
limites socio-éducatives qu’il formule. Dans ce contexte, l’animal est
appréhendé, pour partie, comme un objet et l’enfant expérimente sur
lui une relation perverse qu’il n’a pas les moyens d’expérimenter sur
un autre humain, mais qu’il a pu déjà connaître à ses dépens. En ce
sens, ce signe est alarmant et réclame des investigations psychologiques
complémentaires1 .
Le passage à l’acte zoophile, s’il est préférentiel et non accidentel,
s’appuie souvent sur une fantaisie anthropomorphique. C’est parce qu’il
ressemble confusément ou partiellement à l’humain que l’animal interpelle les sens du zoophile. De la zoomorphie dans certains fantasmes
(Wanda, la vénus à la fourrure pour Sacher Masoch) à l’anthropomorphisme dans la bestialité, la boucle est bouclée. Un pas de plus est franchi
lorsque le pervers utilise l’animal non comme partenaire mais comme
un objet partiel phalloïde. Dans certaines déviances extrêmes, des sujets
s’introduisent volontairement, à but de jouissance sexuelle, des insectes
vivants dans l’urètre pénien ou de petits oiseaux dans l’anus (aviophilie).
La zoophilie peut néanmoins être considérée comme une forme supplémentaire de recherche et de délimitation personnelle par leur subversion des limites naturelles. Ces limites sont alors arbitrairement posées,
non pas entre ce qui est vivant et ce qui est non-vivant (comme dans le
sadisme ou la nécrophilie), mais entre ce qui est humain et ce qui est
non-humain.
1. Pourtant, la société est ambivalente, elle n’a pas encore réglé la question de sa
relation à l’animal. Des animaux de compagnie sont considérés à l’égal d’humains, ils
sont choyés et portent des noms doux tandis que d’autres animaux, parfois de la même
espèce, sont élevés en batterie ou sont soumis à des expérimentations scientifiques
cruelles. Ils sont carrément objectalisés et maltraités en conséquence. On retrouve à
l’œuvre la même objectalisation que celle qui était imposée aux esclaves et aux enfants
dans l’antiquité.
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
115
De tout ceci résulte une expérimentation acrobatique de la dichotomie
fondatrice de l’individuation : qu’y a-t-il réellement entre moi et un « non
moi qui me ressemble » ?
Là encore, la démarche identitaire est structurellement perverse car
positionnée en deçà des limites du génital, elle est présexuée et archaïque,
elle a à voir avec la naissance du narcissisme comme composante fondatrice de l’être humain.
P ERVERSIONS DE MOYEN
Dans les perversions de moyen, l’objet sexuel peut être normal, c’est
le moyen préférentiel d’accéder au plaisir, qui s’impose comme objectivant et en dehors des normes, bien qu’une intrication perversion d’objet/perversion de moyens puisse se concevoir et se rencontrer dans la
clinique. Le médecin généraliste se verra rarement interpellé à ce sujet
puisque les sujets pervers ne sont pas demandeurs de changement et
qu’ils s’entourent, en général, de partenaires sinon consentants, du moins
silencieux. Le psychiatre, s’il n’est pas introduit de force dans cette
sphère de l’intime par son statut d’expert, par un rôle de médecin traitant
au titre de la loi de 1998 ou par une pratique spécialisée en milieu
carcéral, verra peu de pervers de moyen. C’est le sexologue qui pourra
plus facilement être consulté, mais uniquement dans la mesure où la
conduite deviendra trop gênante pour le pervers et dérangeante pour
l’entourage. Certaines perversions sont limitées dans leur expression et
leur potentialité antisociale : ce sont les perversions de l’intime ; d’autres
sont beaucoup plus graves par les dérives comportementales qu’elles
impliquent, les déclinaisons du sadisme en sont un exemple.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Les perversions de l’intime
Coprophilie et urophilie, rares, anecdotiques et étranges, peu dangereuses (si elles restent des petits plaisirs partiels entre intimes en situation
de pouvoir donner effectivement leur consentement à l’expérience), ces
conduites dérivent évidemment d’une fixation libidinale anale ou urétrale, masochiste et décalée, inscrite dans la sexualité au terme d’un parcours psychogénétique appartenant au tronc commun borderline. Imposées à un partenaire non consentant, elles participent d’une agression
d’essence sadique. L’ondinisme est considéré par certains comme l’équivalent pervers d’une fellation, l’urine remplaçant alors le sperme chez
des sujets physiologiquement impuissants. Le sentiment de dégoût de
l’un des partenaires est le seul frein à la conduite. Des variantes limites
et fétichistes existent, comme l’usage de couche culotte jetable et de talc
alors constitutifs d’une certaine ambiance hyper régressive, d’une identification mortifère au bébé dépendant des soins de sa mère, voire d’une
tendance pédophilique inversée. Ces jeux érotiques pervers démontrent,
une fois de plus, la puissance imaginative humaine ainsi que l’importance
116
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
de l’imprégnation précoce, au sens éthologique, dans la détermination de
l’émoi sexuel.
Sadisme et masochisme
Dans ce cadre polymorphe, tous les degrés de l’horreur peuvent se
concevoir.
Le sadisme est la propension à rechercher du plaisir dans les souffrances et les humiliations infligées à un autrui non consentant. Il couvre
un vaste champ interrelationnel qui va de comportements simplement
caustiques vis-à-vis d’un partenaire faible, ou d’attitudes sadiques au
quotidien. Ces comportements sont plus ou moins tolérés par l’entourage ou se retrouvent sublimés dans des professions spécifiques, qui
permettent d’assouvir une part de ces tendances. La conduite sadique
recouvre parfois une barbarie totale dans laquelle la fusion de l’agression
et de l’acte sexuel est consommée. Le sadisme fonde aussi l’ambiance
de certains passages à l’acte individuels ou collectifs. Ceux-ci peuvent
être considérés comme de nature criminelle ou de signification politique s’ils s’inscrivent dans une dimension collective. Ils sont, parfois,
superficiellement rationalisés par un contexte belliqueux ou par un statut
social particulier. Autrefois, il y avait toujours une place pour les sadiques
dans la société : militaires, bourreaux1 , brigands de grand chemin... Le
polissage progressif des mœurs – ce que l’on appelle les progrès de
la civilisation, ce qui reste relatif – a contribué au fil de l’évolution
sociale à rejeter aux marges de l’admis les comportements les plus
ostensiblement sadiques et à les verser progressivement dans le champ
de la déviance amorale, puis de la psychiatrie. Quittant la scène sociale,
ils sont maintenant cantonnés au caché et à l’intimité du fantasme, mais
ils n’ont fait que perdre de la visibilité sociale. À la moindre occasion
(guerre civile, conflit intrafamilial), les dérapages reprennent, stéréotypés
dans leur déroulement.
Sadisme mental
Le sadisme mental peut s’exprimer sous forme de tracasseries et
d’agressivité, larvée ou patente, en tout cas déstabilisante, envers une
victime-cible. Il est désormais considéré, en France, comme constitutif
d’un « harcèlement moral », punissable, s’il s’exerce sur un partenaire
victimisé si non consentant.
Ce dernier relève d’un profil sociopsychologique complémentaire de
celui du harceleur. Ainsi, il peut avoir été « recruté », ponctuellement ou
1. La torture, officiellement abolie en France par Louis XVI, a repris insidieusement
droit de cité par la suite. Aujourd’hui, les États-Unis, pays parmi les plus judiciarisés,
s’octroient le pouvoir de détenir des prisonniers à Guantanamo, leur déniant tous les
droits, sous prétexte qu’ils ne sont pas des prisonniers de guerre et recourant aux
services d’interrogateurs issus de services secrets étrangers, habitués à pratiquer la
torture, pour ne pas avoir à le faire eux-mêmes.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
117
chroniquement, occasionnellement ou préférentiellement, en raison d’un
état de faiblesse relative lié à son statut social (subordonné hiérarchique),
psychique (handicapé, sujet fragilisé par des problèmes personnels ponctuels ou habituels) ou fantasmé (le simple fait d’être une femme dans
le harcèlement scatologique téléphonique). Une fois repérée, cette faiblesse sera exploitée et servira de point d’appel aux comportements de
harcèlement. Dans une dimension psychopathologique analogue à ce qui
est décrit dans le couple persécuté/persécuteur engagé dans une relation
paranoïaque, une composante homosexuelle ou autoérotique peut être
retrouvée chez le harceleur.
En effet, il y a de la quête identitaire et narcissique dans cette attitude :
« Dis-moi qui tu harcèles, je te dirais qui tu es ! » Trouver et explorer les
limites de sa victime est une façon de retrouver et structurer les siennes.
Dans cette perspective, le harcèlement en provenance d’un homme et
dirigé contre une femme (comme son symétrique femme/homme) peut
être, le plus souvent, déchiffré comme un substitut atténué ou dévoyé, et
un équivalent, non génitalisé en raison du contexte, d’une mise en relation
sexuelle tandis que le harcèlement d’un homme dirigé contre un autre
homme semble plus archaïque dans ses fondements psychodynamiques.
Le harcèlement moral, sur le lieu de travail est maintenant repérable et
objectivable sur des critères consensuels. Il est pénalisable, ce qui traduit
une nouvelle avancée de l’État de droit (Hirigoyen, 1998) Peu à peu,
pour un individu donné, l’éventail des possibilités d’exercer son sadisme
se resserre, mais d’autres terrains restent à défricher.
Par exemple, le bizutage1 et ses équivalents, formes d’un harcèlement
moral limité dans le temps et sélectionnant ses victimes, sont maintenant
réprimés par la loi, ce qui était inconcevable il y a peu. Ces pratiques,
hypersocialisées puisque traditionnelles et rituelles, renvoient à des comportements collectifs d’emprise, immémoriaux, eux aussi teintés d’agressivité sadique sourde envers des individus ou des groupes à statut fragile,
mais très proche des tourmenteurs.
Ces victimes sont des alter ego auxquels on ne veut plus s’identifier :
la classe d’âge ou la promotion immédiatement suivante ! L’armée au
temps de la conscription, les grandes écoles élitistes furent les terrains
traditionnels de ces pratiques.
Le point important est que, traditionnellement, le groupe victime se
montre relativement consentant aux sévices, dans la mesure où ce rituel
est censé signifier un mode obligatoire et positif d’intégration de l’impétrant (l’individu) à la microcollectivité fermée, au sein de laquelle il
se déroule. La brutalité injuste et scatologique des sévices auxquels ils
sont soumis conforte, paradoxalement, le narcissisme des victimes. Elle
1. Le bizutage relève maintenant, lui aussi, de la Loi N◦ 98-468 relative à la prévention
et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, art.
225-16-1 à 225-16-3.
118
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
contribue à leur donner une identité nouvelle, recherchée. Il s’agit d’un
cas expérimental, rare, où un acte de violence objectivante puisse avoir
pour effet de narcissiser victimes et bourreaux. La narcissisation du bourreau en question demeure, sans doute, superficielle et il peut, à distance,
advenir le temps des remords. Dans ce contexte hors limites, malgré les
bornes imposées par l’usage, la désinhibition aidant, certains individus
peuvent ponctuellement perdre tout contrôle durant le bizutage et, s’ils
en ont le loisir, laisser libre cours à leurs penchants sadiques. Dans ce cas
l’objectalisation agira dans un sens désorganisateur du psychisme pour
tous les partenaires impliqués dans le dérapage.
Là aussi, des phénomènes d’identification projective et de brutale
mise en miroir des narcissismes précaires de chacun des protagonistes
du couple bizut/bizuteur sont en action. Au-delà de la sanction sociale
codifiée, seule capable d’instituer des limites dans un premier temps,
la prise en compte de la fragilité narcissique des protagonistes et de la
signification exceptionnelle de l’expérience, aura une portée préventive
vis-à-vis de ces dérapages comportementaux et de leurs conséquences
psychiques.
Sadisme physique et sexuel
Parfois intriqué au sadisme mental, le sadisme physique et sexuel
constitue un véritable catalogue de l’horreur, l’imagination humaine en
la matière se montrant à la fois sans borne et tristement répétitive1 .
Lorsqu’un individu, quel qu’il soit, quelles que soient la qualité de son
éducation et sa rigueur morale, se retrouve en posture d’exercice d’un
pouvoir absolu sur un autre individu, et si aucune métarègle (morale ou
répressive) ne peut être opposée à l’expression de sa volonté et de ses
pulsions à ressorts inconscients, le pire est toujours possible. Il est même
certain.
Les barrières intrapsychiques surmoïques et les bornes sociales, en
principe redondantes, sont activées par la perspective triangulante d’un
regard extérieur, d’un jugement - ne serait-ce que le regard divin ! Ces
barrières doivent obligatoirement converger pour contenir les pulsions
sadiques présentes chez chaque être humain. Comme pour l’expression
du sadisme mental, le droit, comme infrastructure collective, infiltre le
mode relationnel habituel établi entre des individus hiérarchiquement
dissymétriques et il tend, aujourd’hui, à jouer ce rôle de méta-instance,
de cadre-contrôle. Hors ce cadre artificiel et culturellement déterminé, et
1. La pulsion d’emprise et de maîtrise du corps d’autrui paraît si forte et si constante
dans l’esprit humain, qu’elle est à peine policée par les avancées de la civilisation et
qu’elle semble toujours susceptible de ressurgir chez chaque être humain, à la moindre
occasion. Dans cette perspective, on peut superposer une lecture psychodynamique et
libidinale à la lecture économico-politique marxiste du phénomène de la guerre. C’est
la guerre comme instrument de conquête, la guerre comme moyen immémorial de
faire des prisonniers et d’exercer ainsi son sadisme sexuel autant que comme moyen
d’expansion économique.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
119
cela peut se voir en situation extrême (guerre, rapt...), la relation interhumaine incontrôlée dérivera rapidement vers de la violence gratuite ou
vers des tortures à connotation sexuelle : bondage sadique, humiliations,
coups1 .
Du point de vue psychopathologique, ces comportements ont été
décrits comme exprimant une fixation libidinale à un stade prégénital,
sadique oral ou sadique anal (Abraham, 1966). Ce qu’illustre le plaisir
pris par le sadique à la mise en œuvre de rétention physique (bondage),
à la contrainte objectivante ou à la possession totale d’autrui, pouvant
aller jusqu’au démembrement et au dépeçage, puis à la mise à mort. Le
principe sadique a pour l’objectif de transformer, par l’acte, la victime
en un « objet », manipulable à merci, déshumanisé, désubjectivé. Dans
cette approche, il s’avère que l’important pour le sadique sera de faire
durer l’agonie, ce qui l’autorise, morbidement, à avoir l’illusion de
maîtriser définitivement cet intervalle mystérieux entre la vie et la mort,
symbolisé par la souffrance. La souffrance, reçue ou infligée, est une
décharge énergétique ambiguë, elle n’appartient ni à la vie, ni à la mort,
ni au corps, ni à l’esprit ; elle appartient à celui qui la maîtrise et en jouit.
Tant que la victime gardera, malgré tout ce qu’elle endure, un aspect
proche du vivant, son agression aura un sens pour l’agresseur mais l’acte
sadique perdra ce sens dès que le doute ne sera plus possible : morte,
la victime n’a plus aucun intérêt, elle sera abandonnée ; moribonde
elle concrétise dramatiquement cette articulation fondamentale entre le
minéral et l’animal, source de l’obsession perverse. Dès lors, il n’est
plus question de sexe mais de vie. M. Perniola (1994) avait évoqué ce
sex appeal de l’inorganique en tant que fascination trouble de l’humain
pour ce qui rejoue à sa façon les mythes fondateurs de l’humanité (la
mythologie égyptienne ou grecque, la Genèse) : l’humain crée à partir
de la poussière, et qui retournera à la poussière.
Bien que liés du point de vue psychodynamique, sadisme et masochisme s’opposent, entre autre, par leurs temporalités. Le masochiste
sexuel se veut le maître de la mise en scène de son corps, faussement
soumis à son partenaire en un théâtre trouble. Il se met en scène. L’art et
la méticulosité des préparatifs, le contrat qui fige l’espace relationnel et
soumet, en vérité, le partenaire à ses fantasmes, déterminent une sexualité
de prime abord intellectualisée, imaginée au sens propre avant d’être
vécue. Au contraire, le sadique doit sans cesse répéter son acte dans le
réel, dans le but de vérifier, à chaque fois, l’effectivité de sa maîtrise
fragile, punctiforme, sur le temps de l’agonie. Il se met en position de
transgresser la loi simplissime de la nature qui lie la vie à la mort dans
un processus éternel, de défier les mythologies divines qui attribuent
aux seuls dieux le pouvoir de créer la vie et les espèces (les mythes
du Golem, des zombies, des vampires, des lycanthropes et autres morts
1. Voir les exactions survenues dans la prison d’Abou Graïb (Irak), 2004.
120
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
vivants appartiennent à ce registre). Son questionnement est sans autre
limite que sa capacité obsédante à créer les conditions de sa jouissance
et de son apaisement anxiolytique provisoire ; le tout étant érigé en un
cycle infernal.
Le masochisme n’est donc pas simplement l’inverse intellectuel du
sadisme. Il s’agit, pour partie, d’un dépassement psychique de la position
sadique. De ce point de vue, le masochisme peut se concevoir comme
du « sursadisme » autocentré, complètement narcissique et autoérotique
dans son déroulement. Le sujet (à la fois bourreau, victime et instigateur
du cadre) est, contrairement aux apparences, le véritable maître du jeu.
Dans le contrat masochiste sexuel qui relève bien d’une métaposition
sadique (Deleuze, 1967), il conserve un regard d’avance. Là encore, le
partenaire (le pseudo-tourmenteur) est objectivé et il n’est que l’instrument du masochiste, le porteur de l’objet fétiche (du lien au fouet) avec
lequel le masochiste noue une relation privilégiée, quasi duelle.
Des variantes cliniques existent, du pilorisme (fantasme d’être exposé
au pilori) au pagisme1 , de l’algolagnie2 à la vincilagnie3 , la problématique de fond reste identique et renvoie, là aussi, aux aménagements
cliniques des états-limites de la personnalité, aux avatars du narcissisme.
Il n’y a chez le sadique et chez le masochiste, ni culpabilité, ni
souffrance mentale, tant que le système pervers fonctionne ; il ne faut
pas s’attendre à des demandes de psychothérapie pour changer cet état
de fait. Le sexologue, parfois, est interpellé, mais uniquement lorsque
les débordements pulsionnels ou l’incompatibilité de la demande avec ce
que peut tolérer le (a) partenaire, déstabilisent gravement le couple sexuel
ou fait déborder la conduite hors de l’intime. Dans ce cas, s’il se voit
privé de cet aménagement défensif, parfois inscrit dès l’enfance dans son
fonctionnement mental, relationnel ou sexuel, le sujet peut décompenser
sévèrement, sur un mode de dépression anaclitique, voire à travers une
thématique délirante persécutoire. C’est la notion de perversion comme
processus cicatriciel de la psychose. Du point de vue psychopathologique, si le ciment du faux self ne colmate plus le moi, un risque de
morcellement existe.
« Viol pathologique »
Le viol en tant que fantasme actif, renvoie au sadisme ; en tant que
fantasme passif, il renvoie au masochisme. L’intrication fantasmatique
est la règle hors fixation pathologique. Il s’agit de « forcer » la victime
ou d’être forcé (être victime). Le plaisir peut se condenser uniquement
dans un scénario de viol élaboré de façon plus ou moins complexe
et même, dans certaines circonstances, il peut se voir contractualisé
avec le partenaire, ce qui apparaît antinomique mais logique dans un
1. Ressembler à un page du Moyen-Âge, ce qui actualise une composante pédophile.
2. Jouissance liée à la douleur.
3. Jouissance à être maîtrisé.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
121
contexte masochiste. Le jeu formel sur le désir soi-disant prédominant
du violeur-partenaire sur celui du (de la) violé(e)-partenaire exprime
l’acceptation contractuelle d’une dissymétrie foncière dans la relation
érotique et affective duelle mise en acte. De façon atténuée mais analogue, cette dimension existe dans la concrétisation d’un couple très
désapparié en âge, couple dans lequel un sujet (souvent un homme) vit
avec une femme plus âgée que lui et trouve ainsi un semblant d’équilibre
personnel : ce cas se rencontre chez des toxicomanes ou des alcooliques,
présentant des conduites fragilisantes qui, complémentairement, attisent
la fibre maternante de la conjointe. Par cette différence d’âge le sujet
espère, pour partie, rester celui qui sera désiré (ou materné, ce qui confère
une signification archaïque au désir). Cette imbrication de narcissismes
complémentaires peut fonder un réel équilibre mais le plus souvent,
s’il n’est pas traité, il peut déboucher sur de la violence conjugale car
il s’étaye, en quelque sorte, sur des faux selfs complémentaires et des
leurres relationnels.
A contrario, le « viol sans consentement », qu’il soit accompli de
façon solitaire ou collective (la « tournante ») est parfois secondairement
rationalisé ou élaboré en un rituel infiltré de recherche identitaire proche
du bizutage. Il détermine la victime comme un objet, un butin appropriable, il nie celle-ci en tant qu’individu doté de limites et d’une histoire
personnelle (Bourgeois, Sene-M’Baye, 2002).
Bien que toujours socialement acceptée, la prostitution est, elle aussi,
une forme de violence sexuelle intense, objectivante. Mais, elle est
contractualisée (le tarif de la passe), tolérée (le « plus vieux métier
du monde »). Banalisée et minimisée, elle réalise néanmoins une pure
mise en acte perverse dans la mesure où l’un des partenaires utilise
un pouvoir exorbitant (financier en l’occurrence) pour obtenir des
faveurs de la part d’un autre sujet. Le proxénète comme tiers-violent
manipule à sa façon les deux protagonistes qui sont, tout deux, des
victimes puisque leurrées (l’un l’étant moins que l’autre bien sûr !).
Le proxénète, exclu physiquement de l’acte, en retire un bénéfice
libidinal clair, symbolisé par l’argent, prix de la passe. De par cette
symbolisation de la possession et des limites de l’acte sexuel, la
prostitution articule un aménagement socioclinique fondamental des
états-limites puisque d’allure pseudo-névrotique. Mais le triangle de
la prostitution (client-prostituée-proxénète) éventuellement lui-même
métapositionné par le regard social, n’est pas superposable au triangle
œdipien. S’il en épouse grossièrement la silhouette, ce qui peut être la
perversion absolue du mimétisme, il fait néanmoins exploser les limites
de la perversion dans le sens où il « autorise » certains sujets (de tous
sexes), les prostitués, à aller jusqu’au bout de leur objectalisation, tout
en la rationalisant socialement. En ce sens, le fantasme féminin de
prostitution, couramment retrouvé en pratique sexologique, aboutissant
rarement au passage à l’acte, relève de la perversion puisqu’il explore
également les limites de l’objectalisation.
122
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
Vignette clinique n◦ 7 – Une prostitution domestique
Monsieur X. oblige son épouse à le rémunérer pour ses actes sexuels.
Pour cela, elle doit faire des ménages. Ce comportement, apparemment
machiste et égoïste, n’est-il pas en fait un renversement pervers du fantasme féminin de prostitution, accompagné de bénéfices secondaires, narcissiques et matériels, pour lui ?
Le monde de la prostitution est un champ clos d’objectalisation. Les
prostituées ne sont pas des femmes qui explorent leurs fantasmes, comme
certains voudraient le croire, elles sont des femmes qui n’ont, bien
souvent, pas d’autre choix social. Il faut être très carencé, du point de
vue narcissique, pour solliciter ou supporter la cruauté de cet univers. La
prise en compte de ce phénomène social immémorial, bien que déjà multifocale, allant de la mise en place d’un contexte juridique relativement
protecteur (vis-à-vis des prostituées) et d’une politique de réduction des
risques aux psychothérapies spécifiques (groupes de parole), reste indigente. Elle sera sans doute l’un des enjeux de la psychiatrie sociale dans
les décennies à venir. C’est en agissant sur les déterminants économiques
du phénomène que l’on pourra espérer tarir le processus.
Des associations spécialisées (Le Nid1 ), tentent, dans une certaine
mesure, d’enclencher une approche aidante intégrant psycho et sociothérapie. Par rapport au tronc commun borderline., l’intrication clinique est
la règle chez les prostituées : psychopathie sous-jacente, transsexualisme,
toxicomanie (trafics et consommation), alcoolisme, perversion sexuelle,
caractéropathie. Cela exprime l’unicité structurelle du trouble sous-jacent
de la personnalité. Dans ces conditions, il serait vain de vouloir appréhender le problème de manière clivée.
Vignette clinique n◦ 8 – Un couple soudé par la dysharmonie
Madame A., ancienne prostituée, vit en concubinage avec un homme, plus
âgé qu’elle, qu’elle a rencontré comme client et qui, l’ayant sorti de là, lui
voue son existence. Par ses sautes d’humeur caractérielles elle rend la
vie du couple impossible, ce qui est le motif de la consultation à laquelle,
lucide, elle consent. Son ami est très demandeur. Outre une composante
masochiste chez lui on retrouve la dimension éminemment narcissisante
d’être un sauveur qui s’accroche (mais il fait assumer par la suite). Dans le
comportement de madame A., pointe une agressivité patente vis-à-vis de
ce sauveur (« qui est comme tous les hommes qui ont profité d’elle, comme
tous les hommes en fait, et qui maintenant profite d’elle gratuitement »
tout en y gagnant un bénéfice narcissique), dont elle est, bien malgré elle,
dépendante affectivement. Le couple se montre soudé par ces imbrications
narcissiques mortifères que la souffrance quotidienne ne parvient pas à
faire céder.
1. Cf. www.mouvementdunid.org/
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
123
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Meurtriers en série et meurtriers en masse
Le type humain du tueur en série caricature la dimension sadique et
s’impose aujourd’hui en un fait de société. La violence froide d’un seul
individu, disposée de façon rémittente au fil de l’actualité, comme en
miroir de la violence sociale déferlante, exacerbe l’angoisse collective.
Elle cristallise les passions et interroge chacun sur les tréfonds de l’âme
humaine. En dépit de la violence de ses actes, et parce que justement il
réalise la part obscure de chacun, le tueur en série, contre-modèle fort,
contribue à la cohésion sociale, il en clame les limites. En dehors de sa
facette perverse focale, il peut se trouver être le plus conformiste et le plus
inaperçu des citoyens, ce qui le rend d’autant plus difficile à cerner par
les profileurs. Le tueur en série sort de l’ombre pour clamer le désarroi
de la société qui l’engendre1 , il en désagrège les limites et il en trouve
une intense satisfaction narcissique. Il est, un instant, par la cruauté de
son acte, le maître du monde.
Du point de vue psychopathologique (Montet, 2003)2 , il faut différentier le tueur en série sadique, violant, torturant puis tuant ses victimes
anonymisées, et réduites dans son fantasme au rang de simples proies,
(selon un rituel personnel lui faisant abandonner en quelque sorte sa
signature psychocomportementale, ce que recherche à préciser le profileur), du tueur froid, ayant la vengeance pour mobile, cherchant à faire
le maximum de victimes, celles-ci ne restant pas anonymes pour lui.
Dans ce dernier cas, c’est l’instant pendant lequel il tiendra la vie de ses
victimes entre ses mains qui comblera sa quête des limites et son désir
de toute puissance vengeresse. Il faut le différentier aussi du tueur en
masse qui, au décours d’un passage à l’acte unique et clastique, la crise
d’Amok, va tenter d’éliminer un maximum de victimes anonymes.
Par toutes ces caractéristiques, le tueur en série appartient bien à la
constellation sadomasochiste dont il accumule les caractéristiques, le
masochisme insidieux qui l’habite transparaissant dans la manière dont
il peut semer inconsciemment les indices menant à sa perte.
Au contraire, le meurtrier de masse revendique une identité et une
valeur personnelle différentes de celles qu’il a longtemps subies (faux
self ) ou qu’il pense lui avoir été attribuées à tort. Il affirme au monde, par
ce geste éclatant, une image de lui-même plus conforme à ses aspirations
mégalomaniaques en même temps qu’il délivre une œuvre ultime (Fondation Maeght, 1989) et un chef-d’œuvre censé parler pour lui, capable
de restituer instantanément un sens noble et réparateur à sa vie, au prix
1. De Jack l’Éventreur, mettant en acte dans le réel la pudibonderie de l’Angleterre
victorienne en assassinant sauvagement des prostituées, à M. le Maudit qui sévit durant
la crise sociale allemande qui engendrera le nazisme, aux deux tueurs de Washington
(2002) capables de susciter la peur d’un terrorisme urbain chez leurs concitoyens,
chaque serial killer parle de son époque.
2. Voir, par ailleurs, la différence établie par L. Montet (2003) entre personnalités
narcisso-perverses organisées et désorganisées chez le tueur en série.
124
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
même de la conclusion tragique et dévastatrice qu’il lui donne. C’est
sa mort qui grandira sa vie, jusque-là insignifiante, jusqu’à en devenir
exemplaire et iconique, il aspire à un martyre quasi prométhéen, de
sens masochiste, dont il tient à régler lui-même toutes les modalités
temporospatiales1 .
Le passage à l’acte meurtrier, est doté, selon le tueur en masse, du
pouvoir de faire écran à tout ce qu’il n’a jamais pu accepter chez lui. Il
doit, en outre, gommer les injustices qui auraient été faites à son auteur.
Il est l’acmé clinique d’un cheminement psychique souterrain, infraclinique, parfois long et insidieux, que seuls quelques proches auraient pu
soupçonner. Par sa fantasmatisation obsédante ou sa préparation minutieuse il entretient, chez le tueur, l’illusion d’une maîtrise et il incarne
une tentative désespérée d’anticipation. Mais cette anticipation se révèle
punctiforme ; elle ne dépasse pas les quelques secondes de sentiment de
toute puissance que lui procurera son geste, au moment de son accomplissement. À cet instant, le tueur est focalisé sur le fait de tenir entre ses
mains quelques vies, de devenir, un instant, l’égal, ou le rival de Dieu
et le centre de toutes les préoccupations de ses victimes. Il y trouve une
jouissance intense par le fait de son existence ainsi proclamée. Pour prix,
il lui faut réussir sa mort pour annuler le fait éclatant d’avoir raté sa vie, de
ne pas avoir existé comme il l’avait fantasmé en fait. Exister intensément
un instant, tel apparaît le ressort profond du meurtrier de masse. Par
conséquent, si le tueur en série aspire à rester en vie pour parfaire sa
sinistre série – répéter son forfait et en jouir, y compris sexuellement –
le meurtrier de masse tend à vouloir disparaître en apothéose pendant
sa décharge agressive brute, non sexuée, dirigée autant contre lui que
contre les autres. Il est finalement indifférent au statut et à l’identité de
ses victimes qui n’existent qu’en tant que silhouettes interchangeables,
décors flous à sa mégalomanie exacerbée, prétextes...
Là toujours, ce sont les variantes qui éclairent la problématique narcissique qui sous-tend la conduite.
Il peut exister des « conjurations de tueurs en masse ».
Ces dernières années, aux Etats-Unis, tout d’abord – mais le phénomène semble gagner l’Europe – des groupes d’adolescents ont organisé
minutieusement et mené à bien des tueries massives. Celles-ci étaient
perpétrées le plus souvent en milieu significatif pour eux : l’école. Ceci
laisse à penser que le dysfonctionnement intrapsychique majeur décrit
ci-dessus peut se voir partagé, ne serait-ce que le temps de la mise
au point, du geste homicide. Les adolescents ayant commis la tuerie
de Columbine (Littelton, Etats-Unis, 1998), la plus connue à ce jour,
ont formé une microcollectivité criminelle éphémère, spontanée, une
1. Le passage à l’acte homicide de R. Durn en 2002 contre ceux qui étaient à ses yeux
les représentants d’un monde honni, suivi de son suicide comme conclusion héroïque et
manière de tout gérer jusqu’au bout, en est une illustration.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A MÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
125
coalition agissant en un véritable commando. Ils ont pu unir leurs efforts
pour arriver à leurs fins, ce qui présuppose qu’ils ont su modeler une
sorte de personnalité groupale minimale suffisamment dense, cohérente
et soudée vers le but défini (qui était pourtant de tonalité désespérée), afin
qu’aucun d’entre eux ne craque avant l’acte et ne révèle leur dessein.
Ce qui est socialement prôné dans le cadre de groupes sportifs ou
au cours de préparations militaires se retrouve ici mis au service d’une
libération, explosive mais calculée, des pulsions agressives contre un
autrui. Celui-ci est entr’aperçu seulement dans la mesure où il est captif
de l’imaginaire ; un autrui-silhouette en opposition, dont la fonction est
de les confirmer dans leur fragile sentiment d’exister. Un faux self collectif, conforme aux canons de l’époque, s’est comme brusquement délité,
aussitôt remplacé par un autre, plus authentique sans doute, quoique
dérivé de l’imaginaire morbide et déconnecté de ces adolescents. C’est
dans ce contexte de crise identitaire (l’adolescence comme état-limite),
comme ce qui a été évoqué à propos des fantasmes sataniques, qu’ont
été incriminés les jeux de rôles comme facteurs supplémentaires de
déconnexion de la réalité ainsi que les jeux vidéo traditionnellement
saturés en violence virtuelle et gratuite. Cette violence imprégnant le
psychisme de ces jeunes, se voit érigée en un paramonde (déréel mais aux
allures de la réalité), pour des enfants fragilisés et sans autre alternative
affective. Elle résume leur vie.
Le Parang Sabihl ou crise d’Amok fut d’abord décrit dans les communautés musulmanes d’Indonésie : un individu, puissamment armé, se
met brusquement à s’agiter dans la foule et passe à l’acte en tuant le
plus de monde possible. La plupart du temps, il finit sa course en étant
submergé, puis lynché, par la foule. Ce comportement, s’il se limite à
cela, peut être rapproché de celui de certains des tueurs en masse agissant
maintenant en Occident, comme s’il s’y était produit une contagiosité
psychocomportementale transcivilisationnelle.
Pourtant, dans certains cas, le sujet a, au préalable, parlé de son projet
à un dignitaire religieux et il a choisi comme lieu du carnage un quartier
peuplé d’infidèles (des gens ne partageant pas sa religion). Appelé alors
Juramentados ou Djihad, son geste prend alors une connotation socioreligieuse et politique plus que psycho-individuelle (Bourgeois, 2002).
À l’instar des conjurations de tueurs en masse, ce Djihad tend à
se généraliser et à dépasser son cadre ethnique d’origine. L’acte fou
de l’Israélien Baruch Goldstein qui tua brusquement 29 Palestiniens en
1994, contribuant à envenimer durablement la situation politique au
Proche-Orient, ou ceux des kamikazes palestiniens qui se font désormais
délibérément sauter au milieu de la foule israélienne pour faire le plus
possible de victimes, apparaissent de la même veine narcissique à connotation masochiste, désespérée mais sanctifiante.
Là encore, il est question de la mise en résonance pathologique d’une
faille identitaire personnelle sourde et de ses aménagements avec la
126
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
revendication identitaire et la souffrance narcissique intense d’une communauté en crise, quelles que soient les rationalisations politiques ou
religieuses ultérieures accordées à ce geste. Dans cette perspective, la
qualification psychosociale de l’acte posera problème : crime politique
ou crime psychiatrique ? Il s’agit là aussi d’un acte borderline puisque
situé aux frontières de l’intime et du social.
Chapitre 8
SYNDROMES
AUTONOMES
Constituant l’équivalent d’une mise en échec
inconsciente d’un interlocuteur masculin
des syndromes cliniques qui, sous des
masques divers, explorent la même problématique narcissique
et qui sont très fortement linkées au sexe, (que soit le sexe masculin,
pour ce qui concerne les dysphories de genre, ou le sexe féminin,
pour ce qui concerne les syndromes de Lasthénie de Ferjol et de
Münchausen) ; le syndrome des scarifications étant moins lié au sexe. Là
encore, il n’existe à ce jour, aucune preuve en faveur d’un quelconque
déterminisme biologique : ces troubles des conduites apparaissent
comme des aménagements spécifiques du tronc commun borderline.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
N
OUS REGROUPONS - LÀ
L ES DYSPHORIES DE GENRE
Le DSM-III a conçu le transsexualisme comme un trouble mental
autonome, c’est-à-dire inclassable et difficile à mettre en perspective
directe avec les entités psychopathologiques traditionnelles. Ce trouble
spectaculaire de l’être-au-monde, s’il apparaît ancien quand à sa description, est réellement défini médicalement depuis peu : J.-M. Alby
(1956) puis Benjamin (1966) (cités in Bourgeois 1988) le comprennent
comme la « croyance chez un sujet biologiquement normal, d’appartenir
à l’autre sexe, avec un désir intense et obsédant de changer sa conformation anatomique sexuelle, selon l’image que le sujet s’est faite de
lui-même, avec demandes d’intervention chirurgicale et endocrinienne ».
Cette demande active de métamorphose ou métempsychose (Bourgeois,
1988) est une réassignation sexuelle qui apparaît si radicale et coupée
128
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
du contexte, voire de l’histoire réelle ou fantasmée du sujet, qu’elle
s’impose comme autonome, y compris dans la constellation borderline.
Si la ligne de fracture du questionnement borderline passe par le dipôle
inanimé/animé, celle à l’œuvre dans le questionnement transsexuel est
clairement sexuelle. Identité vivant/non-vivant pour l’un, identité dysphorique de genre pour l’autre.
Pourtant, l’anamnèse psychogénétique du transsexuel retrouve des
antécédents pouvant évoquer une fragilisation traumatique précoce de
type désorganisatrice.
Chez le transsexuel féminin, c’est-à-dire porteur du caryotype féminin
(X, X) voulant devenir anatomiquement homme, on retrouve la notion
d’une mère « féminine » mais psychologiquement fragile, dépressive
voire franchement psychotique, et d’un père « masculin » mais peu présent, car alcoolique ou déprimé. La dynamique pathogène du couple,
dépression maternelle et défaillance paternelle, pourrait constituer un
environnement favorisant l’éclosion de ce transsexualisme féminin (Stoller, 1968) qui ne peut sans doute pourtant pas être considéré comme
monofactoriel.
Le transsexualisme masculin, existant sur un sujet porteur du caryotype masculin (X, Y) mais revendiquant une anatomie et une identité
féminine, serait, toujours selon R. J. Stoller, lié à une constellation familiale et parentale particulière : « mère ouvertement ou inconsciemment
bisexuelle avec une forte envie de pénis »... « chroniquement déprimée »... « garçon manqué »... « sa propre mère était distante, vide, puissante », relation privilégiée symbiotique entre cette mère incertaine et son
petit garçon, sans que personne ne puisse réellement trianguler la relation
et introduire le questionnement œdipien, la possibilité de symboliser les
rôles parentaux. Le père, en effet, selon ce modèle, serait absent, distant,
inexistant, et/ou barré par la mère... « passif ou bisexuel »... « il serait
le seul homme tolérable par la mère ». On voit que, dans ce contexte
pathogène qui admet des variantes, même s’il peut ne pas avoir existé
de traumatisme désorganisateur précoce au sens habituellement entendu,
l’Œdipe n’est pas abordé par l’enfant sur des bases saines, structurantes
et l’ensemble de la dimension symbolique est gauchi dès le départ. Ce
dyspositionnement de genre est hyperprécoce dans la mesure ou, très
tôt et y compris avant l’âge chronologique correspondant à l’Œdipe,
l’enfant ressent être naturellement « de l’autre sexe », c’est-à-dire du
seul sexe toléré par la mère. On ne connaît pas encore de déterminant
biopathologique à cet état de fait. Faute d’argument, en conséquence, les
seules hypothèses avancées à ce jour sont éducationnelles et psychogénétiques. On peut espérer que dans l’avenir, la recherche fondamentale
pondérera les facteurs relationnels dyadiques et apportera des réponses
éventuellement déculpabilisantes pour l’entourage et pour le sujet, à
défaut d’apporter un traitement sur un positionnement individuel qui
n’est peut-être pas à considérer comme une maladie.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S YNDROMES AUTONOMES
129
Engagé malgré lui dans cette radicale impasse identitaire, le patient
sera forcément conduit, à un moment de son existence, à se déclarer
familialement et socialement, à faire son « acting out », par analogie
avec ce qui se passe dans l’homosexualité. Cette revendication délicate
d’une identité se retrouvant en contradiction flagrante avec l’identité
chromosomique, biologique, anatomique et sociale, qui a été attribuée
jusqu’alors au sujet, ne peut être compréhensible que si elle est placée
en perspective avec la dynamique du microsystème identitaire familial,
méta-individuel, avec l’histoire complexe de celui-ci, donc.
De ce point de vue, la revendication transsexuelle, bien que provoquant
un séisme familial, une fois posée, semble contribuer à souder irrémédiablement le système familial et à le protéger contre toute remise en
cause. Elle agit donc comme un faux self familial, dans la mesure où
elle colmate un flou identitaire qui renvoie à une identité plus large qui
n’est pas la sienne, ni d’ailleurs celle de ses parents pris individuellement.
Dans cette perspective, l’enfant transsexuel serait, par lui-même, un faux
self comblant aléatoirement un moi familial défaillant.
G. Druel-Salmane (2002), citant J.-M. Alby, note chez le transsexuel
« une tendance à l’exhibitionnisme, une composante fétichiste ainsi
qu’une fréquence des pulsions masochistes », ce qui le rattache au
pervers polymorphe. Cependant l’ampleur de la discordance établie entre
le monde du sujet et le monde réel traduit une « altération fondamentale »
(Alby, 1956) supplémentaire. Ce qui apparaît étonnant au regard de la
psychanalyse, c’est que les principaux symptômes transnosographiques
répertoriés en psychiatrie, comme l’angoisse, ou les aménagements et
positionnements existentiels les plus cicatriciels (de la perversion à la
psychosomatique), visent à évacuer ou rendre tolérable l’angoisse de
castration. Or, le transsexuel revendique sans angoisse cette castration
effective et il passe à l’acte, lorsqu’il le peut, impliquant au passage
juges et médecins, équivalents paternels s’il en est. Pour certains, cette
implication médicale classe le transsexualisme dans les pathologies
iatrogènes.
Pour M. Safouan (1974), le transsexuel, en position d’objet du désir
de la mère, demande dans le réel cette castration qui n’a pas été abordée
à temps au niveau symbolique. Le sexe mâle réduit ou ôté, le désir
de construction anatomo-plastique (dans la réalité) d’un sexe féminin
est, pour le castré, un surcroît. Certains sujets ne demandent rien ou
s’opposent farouchement à la construction d’une plastie gynoïde. Ils ne
veulent pas, au fond, remplacer un sexe par un autre, se contentant d’arborer par la suite un sexe indifférencié (pré-embryonnaire ?), à l’image
du néant politiquement correct relatif aux mannequins-présentoirs de
vêtement, dans les grands magasins.
Schématiquement, si le sujet borderline a un faux self , ce qui n’est
déjà pas facile à négocier du point de vue existentiel, le transsexuel est
en cela, lui, l’incarnation d’un faux self. Une réelle mise en perspective
de non-dits et de cryptes plurigénérationnels est souvent impossible, mais
130
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
serait nécessaire, pour trouver un sens à cette irruption tonitruante d’un
lambeau d’une histoire inconnue, étrangère, dans le destin d’un individu.
Vignette clinique n◦ 9 – Transsexuel et psychopathe
N. est un transsexuel bien connu dans la ville. C’est un grand gaillard,
obèse. Sans domicile fixe, habitué à la violence de la ville, il se prostitue
pour survivre et se drogue par ailleurs. Issue d’une famille désunie dont
l’évocation seule suffit à le mettre en rage pour des raisons qu’il n’a jamais
expliquées, il dort sur un carton à proximité des lieux où il exerce son
commerce. Il est sous tutelle, titulaire d’une AAH1 mais n’arrive pas à
garder un appartement en raison de ses problèmes de voisinage récurrents,
liés à sa violence extrême. Son tuteur le craint, les autres prostituées
le craignent, il fait régner la terreur dans les centres d’hébergement qu’il
fréquente parfois, par nécessité. La police, elle-même, répugne à intervenir
lors de ses esclandres répétitifs. Caractériel et violent, il présente une
trajectoire vitale psychopathique qui l’amène à fréquenter la prison et la
psychiatrie. Lorsqu’il est hospitalisé, le plus souvent sous contrainte et en
raison de ses débordements comportementaux, il reste confiné en chambre
d’isolement. Sous ses vêtements, il porte toujours des dessous féminins et
il rêve d’être un jour opéré pour conformer son corps à ce qu’il considère
être son identité. On voit dans ce cas que la revendication transsexuelle
est noyée dans un fonctionnement borderline polymorphe, proche de la
psychopathie par certains aspects, mais on retrouve, comme concentrés,
les déterminants hypothétiques du transsexualisme.
Par conséquent, le transsexualisme est à individualiser soigneusement
d’autres conduites évocatrices de dysphorie de genre, appartenant elles
aussi à la sphère de l’intime.
Le travestisme concerne un homme qui se sait et se revendique masculin mais qui affiche une préférence à s’habiller en femme, que ce soit
à l’occasion d’une relation sexuelle, homosexuelle ou hétérosexuelle, le
travestissement pouvant devenir une condition sine qua non du plaisir
sexuel ou du plaisir d’exister, ou que ce soit en dehors d’une relation
sexuelle (Eonisme).
L’évolution relationnelle des transsexuels les pousse à rechercher un
partenaire complémentaire de leur position transsexuelle. Un transsexuel
masculin devenu anatomiquement féminin par le biais d’une plastie
chirurgicale (interdite en France car considérée comme une mutilation
volontaire, mais ouvertement praticable, quoique chère, dans certains
pays périphériques tolérants, ce qui introduit une ségrégation sociale)
et d’une action hormonale complémentaire, recherchera un partenaire
masculin mais ne se considérera pas comme homosexuel. Un transsexuel
féminin, une fois métamorphosé en homme, cherchera une partenaire
1. AAH : allocation aux adultes handicapés.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S YNDROMES AUTONOMES
131
féminine et pourra constituer avec elle un couple, certes structurellement dysharmonique, mais superficiellement cohérent, potentiellement
durable et conformiste quant à ses objectifs, cela pouvant aller jusqu’à
un désir de procréation ou un projet d’adoption plénière.
Certains individus, rares mais significatifs, à l’instar du mythique
Tirésias, poursuivent leur quête identitaire jusqu’à réclamer, et obtenir,
un deuxième changement de sexe. Cette trajectoire, révolutionnaire au
sens astronomique, montre que le questionnement fondamental se situe
ailleurs, dans la maîtrise et quasiment dans la parthénogenèse : être
rebelle jusqu’à ne se conformer qu’à son propre désir autoplastique.
Peut-être leur a-t-il fallu expérimenter la liberté d’aller jusqu’au bout de
la première transformation pour échapper à leur destin de faux self et
s’autoriser à devenir ce qu’ils ont toujours été ; leurs identités génétiques
et psychiques enfin devenues cohérentes.
Cette trajectoire sexuelle extraordinaire évoque l’hermaphrodisme de
certains animaux. Mais la ressemblance n’est que superficielle car si
l’hermaphrodisme existe chez l’humain, c’est à l’occasion d’aberrations
développementales physiopathologiques perturbant gravement la somatogenèse. Par ses conséquences sociales, l’hermaphrodisme est aussi,
naturellement, un état qui met à mal le narcissisme : le traumatisme
désorganisateur étant précoce et constant, le sujet se retrouvant borderline y compris sur le plan anatomique.
Dans ce cas, soumis à la prégnance de leur morphologie ambiguë et de
troubles déficitaires hormonaux, les sujets souffrant de ce handicap grave
sont susceptibles de développer les aménagements économiques attendus
du tronc commun borderline (caractéropathie par sentiment d’injustice,
dépression anaclitique) correspondant à une structuration carencée de la
personnalité, comme ce qui est décrit dans d’autres affections endocriniennes à retentissement somatique ou dans les aberrations chromosomiques n’altérant pas systématiquement les fonctions intellectuelles, par
exemple le syndrome de Klinefelter.
Nous avons vu que le questionnement borderline traditionnel n’est pas
sexué, car non génitalisé, et qu’il porte sur des interrogations bien plus
archaïques.
En ce sens, bisexualité et homosexualité comme processus homoérotiques mineurs, par leur implication sociale en comparaison avec les
grands troubles ci-avant évoqués, ont à voir avec l’économie narcissique
du sujet et même si elles ont été extraites des classifications des perversions, elles s’imposent comme des modalités cicatricielles évocatrices de
structuration borderline de la personnalité.
La dimension polysexuelle de la bisexualité montre que le sexe du partenaire importe peu dans ces positionnements, finalement très autocentrés. Corollaire à leur inscription récente dans le champ des paraphilies,
existe-t-il une homosexualité et une bisexualité névrotiques, c’est-à-dire
qui ne soit pas borderline ?
132
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
S YNDROME DE L ASTHÉNIE DE F ERJOL
Il s’agit traditionnellement d’une conduite automutilatrice constatée
presque exclusivement chez des femmes travaillant en milieu sanitaire1 .
Une fatigue invalidante, des infections à répétition, une baisse de l’état
général, des malaises hypotensifs, comme signes d’appel, poussent le
médecin traitant à demander des investigations complémentaires. Cellesci permettent d’objectiver, rapidement, une anémie férriprive, évocatrice
de saignements à répétition. Un tel tableau est inquiétant en soi, il conduit
généralement à de nouvelles investigations paracliniques, parfois invasives, à la recherche d’une pathologie organique évolutive sous-jacente.
Les sphères génito-urinaires ou digestives peuvent être le point d’ancrage
de tels troubles, potentiellement graves. Tous ces examens ne débouchent
sur rien de concret, ce qui proclame une première fois l’impuissance
médicale.
Rare, le syndrome de Lasthénie de Ferjol est une anémie vraie, de
cause factice, par carence martiale. En fait, la patiente, qui en est techniquement capable de par sa profession, se soutire, de façon régulière,
elle-même, du sang. Cette conduite est parfois intriquée avec un syndrome de Münchausen (se soutirer du sang et s’injecter des germes pour
induire une infection), elle ne peut être mise en évidence que si elle
est suspectée, ce qui est exceptionnel, et cette objectivation nécessite,
comme pour le Münchausen, une véritable traque médicale. Difficile à
affirmer, sauf si on prend cette patiente en flagrant délit, elle reste un
diagnostic d’élimination qui interpelle le psychiatre par sa dimension
psychodynamique et par son pronostic qui s’avère sévère (Boulanger,
Minard, 2001). Au-delà du déni même devant l’évidence, le suicide
est fréquent, comme si le faux self de malade insoignable garantissait,
préalablement, un semblant d’existence.
Retrouvée chez des personnes borderlines, cette pathologie signe, du
point de vue psychopathologique, une dynamique inconsciente de mise
en échec médicale (le médecin, même de sexe féminin, étant traditionnellement une imago masculine) en même temps qu’il exacerbe la possibilité pour la patiente de se retrouver l’objet d’investigations intrusives
et aussi d’une sollicitude inquiète autant qu’impuissante, quasi parentale,
si ce n’est, lorsque le diagnostic est suspecté, d’une attention médicale
permanente. Démasquées, ces patientes, si elles acceptent de s’engager
dans une démarche psychothérapique personnelle, peuvent révéler des
1. Les cas, rares mais rémittents, d’infirmières tueuses de malades participent de la
même problématique alliant une mise en échec du médecin – en outre supérieur
hiérarchique dans son art – avec sentiment focal de toute puissance et de maîtrise
absolue, recherche des limites entre la vie et la mort, ce à quoi les confronte au
quotidien leur métier. Les experts psychiatres évoquent, le plus souvent, la notion
d’état-limite et concluent à une responsabilisation de la tueuse. Dans cette perspective,
une comorbidité Lasthénie de Ferjol/tueuse de malade pourrait se concevoir, mais nous
n’avons connaissance d’aucun cas.
S YNDROMES AUTONOMES
133
éléments banalement évocateurs de traumatisme désorganisateur précoce.
Le faux self réparateur (profession paramédicale ou médicale) en
miroir dérisoire du faux self de malade, n’aura sans doute pas suffit à
les protéger de ces fonctionnements manipulatoires, très conscients dans
leur mise en acte élaborée, mais complètement inconscients dans leurs
déterminants, non communicables, aliénants car il les rend étrangères à
elle-même, et situés ainsi au cœur même de la perversion.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S YNDROME DE M ÜNCHAUSEN
Ce syndrome est, lui aussi, décrit presque exclusivement chez des
femmes. Celles-ci interpellent activement et itérativement le corps médical, mettant en avant un symptôme quelconque, fixe ou variable, appartenant préférentiellement aux sphères digestives ou urogénitales. Ce symptôme est fictif ou factice mais d’un registre autre que ceux entrant dans le
champ de l’hypochondrie ou des pathologies fonctionnelles. Il s’impose
comme une pathomimie particulière, dans le sens ou il n’est pas corrélé à
la recherche consciente d’un bénéfice matériel ou personnel quelconque.
Il interroge le praticien, en déstabilisant et pervertissant le sens de sa
pratique. Quel qu’il soit, le symptôme mis en avant apparaît suffisamment
inquiétant pour entraîner, de la part du médecin, une indication opératoire
ou nécessiter, comme dans le syndrome de Lasthénie de Ferjol, des investigations complémentaires intrusives. Les investigations ne retrouvent
évidemment rien de spécifique, se répètent lors de chaque « alerte »,
peuvent aller jusqu’à une laparotomie exploratrice ou, si cela n’a pas
été fait, jusqu’à une appendicectomie en urgence. De symptômes en
interventions, ces femmes semblent collectionner les cicatrices comme
autant de trophées souvenirs de ces effractions médicales dont la connotation masochiste passive est évidente, sans compter que ces interventions digestives multiples peuvent, pour finir, provoquer d’authentiques
complications mettant réellement en danger la santé et l’existence même
de ces malades.
Par cet artifice inconscient, elles fourvoient le médecin, le trompant
dans son art et manipulant sa vocation première à « faire le bien ». Elles
l’entraînent dans une relation scénarisée et dissymétrique, d’essence perverse, dans laquelle leur corps se voit offert aux aiguilles, scalpels, tubes
ou autres instruments contondants à signification phallique. Devenu lieu
et objet de souffrance, celui-ci s’impose comme leur unique médiateur
relationnel à l’homme, réduit à être simple porteur des instruments.
Il n’y a pas rencontre interpersonnelle pouvant se voir, même fugacement, basée sur la séduction ou l’érotisation partielle de la relation
nouée entre deux sujets. Il y a collision morbide d’un corps muet ou
parlant une langue étrangère et d’une technique dévoyée. Ce syndrome
reste difficile à dépister, il n’est souvent, lui aussi, qu’un diagnostic
tardif car d’élimination, les médecins répugnant à l’entrevoir tant il les
134
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
blesse narcissiquement (Schreier, Libow, 1993 ; Lyons-Ruth et al., 1991 ;
Mc Guire, Feldman, 1989). Avoir pratiqué trois interventions pour rien !
Les chirurgiens et les médecins somaticiens y sont les plus classiquement
confrontés, mais des psychiatres ou des psychothérapeutes peuvent se
trouver également impliqués dans de telles dérives, sans les soupçonner.
Certaines résistances au changement, certaines dépressions étonnamment
résistantes à un traitement bien conduit, certaines inobservances médicamenteuses chroniques ou effets secondaires bizarres, allégués, induisant
l’arrêt du traitement, peuvent se concevoir, pour partie, comme provenant
de cette forme particulière de jouissance perverse, évoluant aux marges
de l’inconscient. Ces patientes parviennent à mettre l’homme en échec,
à susciter, entretenir puis stigmatiser son impuissance, au prix de leur
propre santé.
Dans le cas du psychiatre, logiquement en première ligne, le harcèlement professionnel – certaines patientes semblent en faire leur profession
de foi ! – prend des formes plus subtiles encore, mettant en avant la
souffrance mentale qui est la plus difficile à objectiver. Cette quérulence
confine alors à l’érotomanie1 (être la patiente préférée ou, à défaut, être
la patiente qui fera cauchemarder le praticien en le tenant en haleine,
semaines après semaines, par ses menaces suicidaires) ou se concrétise
par de multiples plaintes en justice, dirigées contre la pratique du thérapeute. Ainsi, elle adopte une allure superficiellement paranoïaque. C’est
dans ce sens que, selon nous, la majorité des conduites paranoïaques
rencontrées peuvent, à terme, s’inscrire dans une dimension borderline
plutôt que dans une dimension psychotique.
Vignette clinique n◦ 10 – Un enfant loyal
Un de nos patients présentait des troubles maniformes rémittents, à type
de conduites désadaptées. Lors de ces phases aiguës, il allait interpeller
aux quatre coins de France les autorités sanitaires de tutelle, exigeant un
rendez-vous avec un préfet, un DDASS, le ministre, pour lui soumettre,
dans l’urgence, un projet de prise en charge révolutionnaire de la maladie
mentale. Régulièrement interné, il se calmait dès qu’un cadre contenant
se voyait posé. Sa mère, aussitôt accourue, dès lors exigeait sa sortie.
Lui-même, étonnement calme et lucide, intelligent et fin, donnait toutes
les garanties d’un suivi, demandant un rendez-vous en CMP. Puisqu’il ne
1. L’érotomanie est classée depuis P. Serieux et J. Capgras (1902), M. Dide (1913)
et surtout depuis G. Gatian de Clerambault (1921) parmi les psychoses passionnelles.
C’est une affection essentiellement féminine, parfaitement décrite et stéréotypée dans
son processus lorsqu’elle est pure. À partir de la notion de passivité et de masochisme
moral « féminin » telle que S. Freud l’a postulée, on pourrait soulever l’hypothèse que
si elle se retrouve aussi (rarement) chez l’homme, c’est parce qu’elle s’étaye ici sur
un positionnement féminin au sens freudien du sujet, ce qui n’est pas contradictoire
avec l’hypothèse psychopathologique communément admise d’une sublimation homosexuelle comme fondement dans cette psychose passionnelle, comme dans le délire de
jalousie.
S YNDROMES AUTONOMES
135
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
présentait aucun trouble psychocomportemental, le garder interné aurait
été abusif aux yeux de la loi de 1990. Aussitôt sorti, en congé d’essai ou
pas, il disparaissait, n’honorant pas les rendez-vous donnés et mettant en
échec le projet de suivi ambulatoire qu’il avait instamment demandé. Sa
mère nous harcelait alors, téléphoniquement, affirmant qu’il était en rechute,
qu’il fallait le soigner dans l’urgence (il était à 800 km de là et son portable
immanquablement débranché), que nous ne faisions jamais rien pour lui,
semblant oublier qu’elle avait elle-même demandé la sortie de son fils la
veille. Ce mode de fonctionnement se répéta. Parallèlement, sa mère interpellait les autorités sanitaires et les associations de parents de malades,
protestant contre le fait qu’on ne faisait rien pour son fils. Dans ce contexte
pressant, nous fûmes amenés à plusieurs reprises à nous justifier auprès de
la DDASS. Ce patient et sa mère en devenaient nettement plus prégnants
sur notre pratique que la gravité de leurs états ne l’exigeait. La clef de
l’énigme fut donnée par le patient. Lors d’une nouvelle hospitalisation sans
consentement, interrogé sur ce fonctionnement bizarre, il dit, en substance,
qu’il se sentait comme obligé de faire cela pour que sa mère ait l’impression
d’avoir une existence remplie. Il avait conscience de la nature manipulatrice
de son fonctionnement mais il se sentait incapable d’y échapper. Lucide
sur son existence, il convenait qu’il avait autre chose à faire de sa vie que
de courir les hôpitaux mais il se retrouvait prisonnier semi-consentant de
son rôle. Sa mère, elle-même suivie pour troubles mentaux dans un autre
département, trouvait une sorte de plénitude à se présenter ainsi au monde
comme la victime de l’impuissance ou de la négligence coupable de la
médecine et lui-même était prisonnier d’une loyauté morbide à l’existence
quérulente de sa mère.
La relation psychothérapique, duelle par essence, est plus que tout
autre, un lieu risqué où l’intime peut (doit) se dévoiler. Les gardefous sont d’ordre déontologique, le médecin en étant jusqu’alors le
garant unilatéral mais le contexte actuel de judiciarisation suspicieuse
croissante du rapport médecin/usager (la loi du 4 mars 2002 dont on
découvre chaque jour de nouvelles conséquences susceptibles de restreindre l’espace thérapeutique) contribue à pervertir un peu plus ce qui
s’y déroule. Traditionnellement dissymétrique en raison de l’ascendant
médical, paternaliste et sans réelle possibilité de mise en cause, la relation
médecin/malade par retour de balancier, tend à se positionner de façon
radicalement opposée et, dans ce cas, le syndrome de Münchausen nous
paraît promis à un bel avenir. Cette perspective est l’une des raisons pour
laquelle les troubles borderlines de la personnalité constituent, plus que
jamais, une contre-indication à la psychanalyse orthodoxe comme aux
interventions de chirurgie esthétique, alors que la chirurgie esthétique
admet des implications renarcissisantes évidentes.
Le dérapage relationnel, dans le syndrome de Münchausen, n’apparaît
pas franchement psychotique dans la mesure où la quérulence n’est pas
fixée et apparaît comme un moyen de pression affective, le but ultime
étant bien de « faire rentrer le psychiatre dans son histoire », malgré lui,
136
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
et de nouer à travers le conflit un contact privilégié, proto-érotique. C’est
la jouissance masochiste à être persécuté.
De façon plus complexe, et en cascade, peut s’enclencher un jeu
analogue avec la justice (le juge est un autre équivalent masculin habituellement choisi) susceptible de nourrir, par le conflit et par la procédure,
une existence vide de sens. Il est parfois difficile de faire la part entre un
transfert massif occasionnant un accrochage hors de proportion et une
souffrance psychique vraie accompagnée de psychodépendance outrancière. Il est parfois difficile, au début, de différentier un fonctionnement
procédurier paranoïaque psychotique d’un syndrome de Münchausen,
d’autant que des possibilités de transition clinique existent, y compris
chez la même patiente, en raison même de la nature borderline de la
personnalité sous-jacente.
Le syndrome de Münchausen par procuration est une variante plus
dramatique encore dans la mesure où parfois, ce n’est pas son corps
que la personne offre aux investigations stériles du médecin mais celui
de ses enfants. Un enfant peut se voir conduit aux urgences hospitalières, porteur d’une symptomatologie médicale d’apparence sérieuse,
fictive ou réelle (une fracture volontairement provoquée chez l’enfant
par exemple), ce qui mobilise naturellement l’attention du praticien ainsi
leurré, ainsi que la sollicitude de l’équipe pour cette malheureuse mère
d’un enfant blessé ou sérieusement malade. De cette relation manipulée
et surdéterminée par son inconscient, la mère retire des bénéfices narcissiques qui sont du même ordre que dans le syndrome de Münchausen
classique. Ce n’est qu’au bout de quelques récidives ou si les blessures
ou affections de l’enfant s’imposent comme manifestement bizarres, exogènes, majorées, dans le contexte d’un contact particulier avec la mère,
que ce syndrome gravissime peut se voir soupçonné et objectivé. Il faut
parfois, là également, utiliser des caméras vidéo cachées dans la chambre
de l’enfant pour démasquer une mère trafiquant, subrepticement, par
exemple, la perfusion de son enfant ou lui faisant ingurgiter un produit
dangereux. Même prise sur le fait, la mère continue à nier l’évidence.
Le risque immédiat est qu’elle signe une décharge et emmène faire
« soigner » son enfant ailleurs. Dans ce cas, un signalement urgent au
procureur permet d’interrompre cette épopée mortifère.
Du point de vue psychopathologique, il est constant de retrouver une
personnalité de type borderline chez ces femmes, renvoyant à des traumatismes désorganisateurs précoces cliniquement stéréotypés et allant
dans le sens d’une trahison fondamentale par la figure paternelle primordiale. La mise en avant et la mise en jeu de l’enfant sont peut-être
des tentatives de rejouer une situation d’abandon-trahison-abus que la
femme aurait subi, elle-même, dans son enfance. C’est une possibilité
de porter plainte sans pouvoir ou vouloir être entendue à travers la
réitération morbide de sévices et la répétition de l’aveuglement de ceux
qui étaient en fonction de devoir comprendre. Comme cela existe dans
la pédophile (cf. supra), l’enfant n’est, ici, qu’un objet au service d’une
S YNDROMES AUTONOMES
137
relation pathologique du pervers à lui-même enfant, un instrument au
service de cette tentative de cicatrisation impossible d’un traumatisme
désorganisateur.
Vignette clinique n◦ 11 – Une mère indigne
Madame A., d’un excellent niveau socioculturel, a trois enfants. Elle s’est
mise à soupçonner ses deux grands garçons (6 et 8 ans) d’attouchements
sexuels sur le plus petit (18 mois). Après avoir tenté en vain de les rééduquer par les moyens à sa disposition (du martinet à l’enfermement dans
leurs chambres au moyen de verrous posés par son mari) elle a développé
une véritable haine contre eux, pensant même à les tuer pour protéger
le plus jeune. Pour les punir, elle en est arrivée à sodomiser, à plusieurs
reprises, l’un d’entre eux, avec un morceau de bois et à mettre la main de
l’autre sur la plaque chauffante du four : « Pour leur montrer ». À plusieurs
reprises, après ses passages à l’acte, elle a conduit ses grands à l’hôpital
général. Là, aucun urgentiste n’a soupçonné le drame. Il a fallu que le plus
grand des enfants arrive un jour à se confier à un proche pour que l’affaire
éclate. Internée en psychiatrie à l’issue de sa garde à vue, la mère a pu
livrer son secret : lorsqu’elle était enfant, elle a été elle aussi victime d’abus
sexuel de la part d’un membre de sa famille mais lorsqu’elle en a parlé, nul
n’en avait tenu compte à cette époque.
À travers cet exemple édulcoré on perçoit la douloureuse problématique de répétition et d’amplification d’une conduite à l’œuvre, pour que
celle-ci apparaisse à la lumière. Là encore, les médecins n’avaient pas
vu que cette brûlure et ces prétendus saignements rectaux parlaient pour
autre chose. La suspicion de ses grands enfants illustrait le fait que chez
elle, à partir d’un certain âge (post-œdipien), le sujet de sexe masculin ne
pouvait qu’être dangereux.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES SCARIFICATIONS
Constater la présence de scarifications plus ou moins profondes,
situées au niveau des avant-bras et de cicatrices de phlébotomie est
relativement fréquent chez des sujets psychopathes, des caractériels
ou des dépressifs. Ces marques sont parfois interprétées comme des
tentatives de suicide, et relatées comme telles par le patient, bien qu’on
ne meure habituellement pas de phlébotomie. Il s’agit, en fait, le plus
souvent, de conduites automutilatrices (autoscarifications) à dimension
protestataire, par intolérance à la frustration. Leur présence est souvent
révélatrice d’un long passé institutionnel, prison ou hôpital psychiatrique,
des lieux d’enfermement et de frustration dans lesquels, bien souvent, le
corps reste à la fois la seule arme relationnelle et le seul lieu possible de
la révolte.
Tentative de suicide, automutilation ou ingestion d’objets divers
(cuiller ou lame de rasoir) sont, dans ces conditions, le seul moyen
138
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
d’exister et d’exprimer son opposition ou sa détresse. Ces passages à
l’acte signent, chez leurs auteurs, une faillite narcissique majeure. Ils
expriment la recherche désespérée de la conservation d’un semblant
de maîtrise sur les seuls biens qu’ils possèdent encore, leur corps et
leur santé. La dimension manipulatoire, en milieu carcéral est, bien
sûr, à prendre en compte. Ce sont, le plus souvent, des hommes qui
agissent ainsi mais cette constatation est statistiquement biaisée par la
surreprésentation masculine en détention. Là encore, médecins et juges,
substituts masculins, sont les plus directement visés.
D’autres modalités scarificatoires ont des déterminants psychologiques encore plus complexes qui se rapprochent de ceux ci-dessus
décrits pour le syndrome de Münchausen et pour le syndrome de
Lasthénie de Ferjol.
Vignette clinique n◦ 12 – La survivante
Mademoiselle A., trente ans, est une survivante. Enfant, elle fut l’objet
d’attouchements de la part d’un instituteur. Ayant maintenant dépassé le
délai légal pour pouvoir le dénoncer, il lui arrive de le croiser parfois,
retraité paisible et digne, dans son quartier. Elle a vécu son enfance dans
une atmosphère de violence. Son beau-père, ancien harki, psychorigide,
frappait et insultait sa mère. A. s’interposait, parfois, pour prendre les coups
à la place de sa mère. Sa sœur, avec qui elle était très complice, a dû
quitter la maison, enceinte ; depuis, elle est maudite par le beau-père et
A. doit la voir en cachette. Longtemps, A. cacha une hachette sous son lit,
espérant trouver un jour le courage d’en finir avec « le vieux », de délivrer
sa famille. Toxicomane, alcoolique, à l’adolescence, elle se trouva violée
une fois encore par un garçon, elle flirta longtemps avec la prostitution et
la petite délinquance de nécessité. Elle fit plusieurs tentatives de suicide,
usant de médicaments comme de phlébotomies. Elle subit de nombreuses
hospitalisations en psychiatrie. Son enfance, comme sa trajectoire vitale
que nous avons résumée ici, en font une personnalité borderline typique.
Depuis quelque temps, elle se scarifie régulièrement. A. décrit très bien la
montée de l’idée puis du désir de se taillader le corps. Elle lutte contre cela,
cherche à dériver cette obsession, mais elle s’est acheté un cutter qu’elle
cache dans sa chambre. La nuit, réveillée par sa pulsion, elle est amenée,
plusieurs fois par semaine, à s’entailler la peau, non pas sur ses avants
bras, ce qu’elle a déjà fait, mais en longues scarifications douloureuses
sur le dos ou le long des cuisses, près du sexe, là où ça ne se voit pas
« pour ne pas inquiéter sa mère ». Le passage à l’acte l’apaise, la détend,
la soulage et elle peut s’endormir. « La douleur que j’ai dans le dos »
dit-elle en montrant là où elle s’entaille, « fait passer celle que j’ai dans
la poitrine » (l’angoisse). Elle est capable d’évoquer froidement tout cela
devant le psychiatre, acceptant lorsque la pulsion devient trop prégnante
de se faire hospitaliser quelques jours. Loin du domicile, coupée des siens
(dimension métaphorique ?), elle parvient plus aisément à résister à sa
compulsion morbide. Il y a peu, faisant un stage d’essai en CAT, au risque de
se faire renvoyer, elle déroba un énorme cutter industriel destiné à ouvrir les
cartons, en acier, de forme phallique, le cacha encore une fois sous son lit,
mais ne put résister à nous le dire : « J’ai peur de m’en servir ». Confrontés
S YNDROMES AUTONOMES
139
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
à ses dires, quasiment réduits à l’impuissance, il fallut user de beaucoup de
fermeté pour obtenir qu’elle nous le remette.
La dimension masochiste de cette conduite est évidente, l’acte s’impose comme un équivalent sexuel autoérotique. Il n’y a que deux partenaires dans le drame, le cutter et elle-même, le beau-père et sa violence se
voyant relégués en arrière-plan. La triangulation masochiste ou fétichiste
se voit amputée, réduite à un monologue narcissique, dans lequel les mots
sont remplacés par de la souffrance. Celle-ci seule, par son intensité, peut
ramener A. à la réalité et à ses limites vivantes, cette peau mentale à
laquelle font référence Rosenfeld (1990) et O. Kernberg (1977, 1989,
1986), ce « Moi-peau » (Anzieu, 1985), et la confirmer dans son existence victimaire : « Je suis victime, donc je suis ». Cette emprise morbide
est déplacée sur son corps, à la place de l’être sur sa vie. A. l’expérimente,
par défaut. Son corps, totalement disqualifié en tant que lieu de sérénité,
de plaisir ou tout simplement d’existence, ne lui appartient qu’en tant que
lieu de souffrance. Par le passé, certains se sont montrés tout puissants,
régnant par la terreur sur ce corps et sur son esprit, sur sa peur et sa pitié
impuissante pour sa mère.
Elle n’avait pas d’autre choix (et de jouissance ?) que de s’offrir aux
coups de son beau-père, en lieu et place de sa mère, comme si elle la remplaçait dans ce qui peut se lire comme une relation sexuelle. Aujourd’hui,
A. règne en maître sur son corps. Elle l’explore, comme un homme, à
la lame du cutter, jusqu’à obtenir, sinon un équivalent orgastique qui
la culpabiliserait davantage, au moins un apaisement momentané. En
dehors de ces accès vespéraux, A. expose sa déviance au psychiatre, à
celui qui ne touche pas les corps. Quelle réponse en attend-elle ? Il y
a de la perversion dans cette exhibition un peu comme lorsque ce père
incestueux nous montrait (cf. vignette clinique n◦ 3) la photographie de
sa fille.
Par son comportement déstabilisant et la mise en échec de tout ce que
les médecins ont pu échafauder pour elle, A. semble, elle aussi, rejouer en
miroir les scènes qui l’ont traumatisé. Des hommes (son beau-père, son
instituteur, son violeur) ont pu, un jour posséder son corps, ils n’ont pas
pu posséder son esprit. Longtemps, l’équipe soignante et les médecins
auront beau tout tenter ; par sa stagnation psychique et la répétition de
ses passages à l’acte, elle les maintiendra en position d’impuissance. Elle
le fera au prix de son bonheur et de son intégrité physique. Peu à peu,
le champ de sa peau saccagée s’étendant, elle se retrouva contrainte à se
vêtir de façon à masquer ses cicatrices inavouables : brûlures de cigarette,
traces de phlébotomie, traces sur ses cuisses. L’approche thérapeutique
fut longue. Il fallut, en particulier, traiter ce problème à travers une
interprétation faisant le rapprochement entre le non-dit dans l’inceste et
dans les violences conjugales et familiales, conditions sine qua non à la
perpétuation de la situation et son non-dit. Avouer ou assumer son acte,
exposer aux regards perplexes ces cicatrices (en allant, par exemple à
140
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
la piscine), lui permit de suspendre ses passages à l’acte pendant l’été.
Peu à peu, A. accepta les soins, une énième psychothérapie de soutien,
avec les mots, avec une psychologue femme. Elle a admis dans son
monde un psychiatre référent (un homme, pour mieux le mettre en échec
peut-être !), puis une infirmière référente participant aux entretiens. Les
deux intervenants tendaient ainsi à symboliser un modèle de couple
susceptible de fonctionner différemment de ce qu’elle a toujours connu.
Ensuite, un kinésithérapeute a été introduit, l’infirmière référente étant
là, lors des séances, comme garant des limites, et pour éviter une situation
duelle par trop angoissante pour elle dans la mesure où son corps allait
être touché.
Régulièrement massé pour en dénouer les tensions, effleuré ou pétri,
peu à peu dévoilé au regard (y compris au niveau de ses scarifications),
son corps est désormais moins vécu par elle comme étant uniquement un
lieu de honte et de souffrance auto ou hétero-infligée. Il devient un lieu de
calme. Elle peut en parler, choisir les parties à faire masser. Maintenant,
A. participe à l’activité « danse », qui est une autre façon d’apprivoiser le
mouvement du corps, de pouvoir se laisser toucher mais selon des codes,
de se socialiser. Elle y a, d’ailleurs, rencontré un copain...
Un jour, elle exhiba son cutter, massif, lourd et métallique. Je fis le
passage à l’acte de le lui confisquer et de le ranger ostensiblement dans un
placard derrière moi. Depuis, à ce jour, elle n’a pas recommencé, même
si elle a acheté un autre cutter et me répète régulièrement qu’elle y pense.
Avait-t-il suffi qu’un homme fixât une limite protectrice ? Ce serait trop
beau. En fait, maintenant, elle se brûle l’avant-bras avec une cigarette !
Ces syndromes sont différents par leur séquençage clinique. Ils illustrent, de façon souvent dramatique, une problématique psychodynamique
de même nature, lacunaire. Là encore, la difficulté est de faire la part
équitable entre deux points :
1. La problématique victimologique de l’agresseur (par exemple la
mère dans le syndrome de Münchausen par procuration). L’agresseur est,
la plupart du temps, une femme ayant eu à subir, dans son existence,
un dommage traumatique intense, à la fois narcissiquement destructeur
et désorganisateur du point de vue psychogénétique. Il ne peut, apparemment, clamer son dol victimaire que de cette manière détournée.
L’indicible doit être agi quelle que soit la distance temporelle et quel
qu’en soit le prix. Cette réitération par la mère sur une victime innocente
(qui est, souvent, la personne qu’elle aime le plus au monde), explique
la cruauté manipulatrice de la mise en acte et la production de ces
syndromes factices ou de ces blessures réelles, au risque de la mise en
danger de son enfant, ou d’elle-même. Une fois le dol identifié, il faut
alors envisager avec l’agresseur, recadré positivement comme un patient,
une démarche psychothérapique adaptée. Il convient, d’abord, d’entendre
et de reconnaître en tant que tel, l’enfant-victime qu’il fut dans le passé,
pour qu’il puisse accéder, par la suite, à l’idée d’une sanction justifiée
(faisant office de limite structurante et de conclusion) de son acte de
S YNDROMES AUTONOMES
141
bourreau, aujourd’hui. Ces deux étapes ne doivent pas être télescopées.
De manière périphérique, une psychothérapie de soutien et d’élucidation,
directement centrée sur l’acte, ou une psychothérapie plus « profonde »
peut l’aider à verbaliser puis à intégrer de façon plus positive dans sa
personnalité, les aléas traumatiques de son enfance, à évoluer d’une
position de victime à une position de survivant pour pouvoir critiquer
dialectiquement sa posture de bourreau et peut-être demander la sanction
de son crime qui sera aussi réparation a posteriori de ce qu’il a lui-même
subi. C’est la dimension de résilience tardive, ultime.
2. La prise en compte simultanée de la dimension manipulatrice et
de l’essence perverse des actes produits par la patiente, à travers la
prise de conscience que ces personnes, livrées à leur trouble psychique,
sont capables de recruter de nouvelles victimes et donc de perpétuer le
dommage en tache d’huile (parmi leurs proches) ou de façon transgénérationnelle. La réitération diachronique des passages à l’acte est une
manière de maintenir ouverte une question vitale que l’on ne souhaite
ni clore ni élucider. La sanction s’impose donc, même si, souvent, la
personne qui en est l’instigatrice (l’enfant qui a osé parler) en est aussi
la première victime. Certains comportements ne peuvent être admis et
relèvent d’une sanction sociale comme limite structurante.
Chapitre 9
LES AMÉNAGEMENTS
ADDICTIFS COMME
INDICES DE LA STRUCTURE
PSYCHIQUE LACUNAIRE
est une conduite, une constellation d’expression
psychosociale. En tant que telle, elle n’est pas spécifique. Si la
plupart des addictions sont des aménagements de la fragilité induite
par une organisation limite de la personnalité, celle-ci ne peut résumer
leur substratum psychologique et physiologique puisqu’on parvient à
induire des comportements addictifs chez des animaux. Il faut, avant de
parler d’état-limite et de carence narcissique chez un sujet, conduire un
diagnostic différentiel et ne pas ignorer la possibilité d’une toxicomanie
symptomatique de psychose ainsi que l’occurrence d’une toxicomanie
réactionnelle, dans l’adolescence par exemple. En outre, des formes de
transition sont envisageables.
Force est de constater que quelques-unes des conduites addictives sont
sous-tendues par une souffrance mentale psychotique dont elles sont
symptomatiques. Dans ce cadre, l’abus exotoxique s’installera pour le
sujet, le plus souvent, comme une façon détournée de lutter contre son
angoisse de morcellement massive ou son anhédonie. Il contribuera à
rationaliser secondairement l’apragmatisme, la déconnexion sociale et
existentielle insidieusement induite par le processus de dissociation en
cours de développement. « C’est le produit qui me rend ainsi ». Le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L
A TOXICOMANIE
144
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
malade, qui reste toujours partiellement conscient de sa désadaptation,
pourra croire que, s’il arrête un jour de se droguer, il sera plus lucide
et moins « mal dans sa peau ». Par ailleurs le milieu de la toxicomanie
est, par essence, celui de la marginalité. Il se montre remarquablement
tolérant aux troubles mentaux les plus exubérants et il pourra constituer
un sanctuaire lorsque le milieu de vie naturel du psychotique (la famille
ou l’entourage socioprofessionnel) osera se poser des questions et commencera à parler de folie.
D’autres toxicomanies, et cela ne recoupe pas la dichotomie drogues
douces/drogues dures, apparaissent révélatrices d’une structuration plus
solide de la personnalité dans la mesure où la marginalisation, induite
et recherchée, s’inscrit dans un positionnement réactionnel (autant que
structurel : la crise de l’adolescence) à une problématique névrotique.
Cette problématique ordinaire, accessible à la thérapie, est saturée en
culpabilisation anxieuse. La conduite addictive y trouve sa place en
raison de sa composante anxiolytique ; de l’abus de benzodiazépine à la
recherche d’un état second permanent par l’usage de solvants volatils, ce
qui constitue un rempart contre l’émergence de l’angoisse. Elle réactive
aussi, en miroir, une problématique de culpabilité car le sujet a également
conscience que ce qu’il fait est « mal ». La dialectique entre l’angoisse
et la culpabilité est à la base d’une grande partie de la problématique
psychique des toxicomanes, comme si la culpabilité les délivrait de
l’angoisse et réciproquement. Il s’y exprime, en outre, un sentiment de
manque permanent et de relation difficile à autrui. Autrui demeure vécu,
néanmoins, comme un sujet doté de limites propres en relation avec un
soi entier et pourvu également de limites propres. Le recours à la drogue
peut être temporaire et cesser sans difficulté lorsqu’un cap existentiel aura
été franchi et que l’insertion socioprofessionnelle sera moins aléatoire.
À ce moment, réassuré sur ses capacités et narcissiquement stabilisé,
le sujet sera en position de passer à autre chose et de construire son
existence de façon autonome.
La plupart du temps cependant, la quête exotoxique addictive est révélatrice d’une structuration borderline de la personnalité dont elle s’impose, à l’examen, comme un aménagement défensif cicatriciel majeur, la
cicatrice pouvant être, en l’occurrence, plus douloureuse et aliénante que
le mal.
On peut pointer un certain nombre de caractères communs aux
fonctionnements psychiques toxicomaniaques, tous étroitement ancrés
dans la structuration limite de la personnalité : dépressivité fondamentale
(Bergeret, 1974b), difficultés d’élaboration psychique et recherche
identitaire à travers le couple déviance/dépendance.
L’usage déviant du produit pourrait constituer une tentative magique
(la drogue est un objet magique pour son consommateur) de pallier le
défaut préalable d’une représentation intériorisé, intégré dans son êtreau-monde, d’une mère adéquate. Serait adéquate une mère susceptible
de lui permettre de dialectiser ses deux facettes, positives et négatives, en
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
145
une image maternelle globale. La notion d’introjection, en tant que processus psychique renvoie, dans la psychogenèse normale, à la potentialité
d’un individu d’expérimenter le fait que ses objets d’amour externes
(c’est-à-dire, non issus de lui-même) puissent passer à l’intérieur de
lui-même. L’introjection est en cause dans ce dyspositionnement intrapsychique.
Cette porosité moïque, normale à un moment de l’évolution psychique,
deviendra pathologique si elle se perpétue et devient constitutionnelle.
Selon certains psychanalystes (Abraham, 1966 ; Abraham, Torok, 1972),
si ce processus d’introjection ne peut avoir lieu, d’une façon ou d’une
autre, le fantasme d’incorporation peut être amené pathologiquement
à s’y substituer pour réaliser au sens propre, ce qui normalement n’a
de sens emplisseur qu’au « figuré ». Dès lors l’incorporation forcenée,
magique, irrépressible, prendra un sens anxiolytique et existentiel. Elle
structurera l’existence du sujet et la comblera1 . Notre hypothèse est qu’il
ne suffit pas de combler mais bien d’empêcher de se vider indéfiniment
de son narcissisme une sorte de tonneau des Danaïdes2 . L’approche
psychothérapique puisera son utilité dans sa contribution au colmatage
de cette porosité moïque.
La potomanie3 est pour partie métaphorique de cette porosité. Le
va-et-vient incessant du potomane est une autre forme de craving. Cette
affection est retrouvée comme un syndrome terminal chez des sujets
alcooliques chroniques, hospitalisés au long cours et donc durablement
coupés de leur produit magique favori, l’alcool. On constate que s’instaure progressivement une compulsion à boire dans laquelle le fétichisme
du geste (aller au robinet, boire... et éliminer – toujours le tonneau des
Danaïdes) remplace le fétichisme du produit. L’un de nos patients en était
arrivé à boire 22 litres d’eau par jour, à boire l’eau des toilettes, lorsqu’on
l’empêchait d’accéder à un robinet ordinaire (Bourgeois, 1985). De telles
conduites peuvent avoir des conséquences somatiques létales : coma
hyponatrémique4 , décompensation d’un diabète insipide.
Dans un autre registre, il peut arriver que le sujet recherche, compulsivement (le craving), à s’introduire dans le corps les instruments
de jouissance et de remplissage les plus divers, en tant que substance
externe instrumentalisée et indifférenciée. Cela va de la nourriture en
général (boulimie), de la nourriture sélectionnée disposant de propriétés
spécifiques renforçant sa dimension magique car réputée roborative (abus
de vitamines, caféinomanie, alcoolisme, chocolatomanie – Bourgeois,
1. Pour prendre une image, elle sera, en même temps, la carapace et le squelette de la
tortue, mais la chair manquera.
2. Le craving, par sa répétition, renoue avec le supplice évoqué dans le mythe du
tonneau des Danaïdes.
3. Compulsion à boire de l’eau sans soif.
4. Le sel secrété dans les urines ne peut plus être remplacé par les apports alimentaires,
ce qui provoque des désordres hydro-électrolytiques et la souffrance des neurones.
146
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
1993 – potomanie) au rien (anorexie). Cela recoupe aussi le champ des
perversions les plus sordides (aviophilie) ou peut aller jusqu’à donner
une telle signification à l’aiguille de la seringue (le « fixe ») et aux scarifications par objet contondant (cf. vignette clinique n◦ 12) qui peuvent
admettre un sens équivalent1 . Cela concerne toute substance que le
patient « sentira ». Lorsqu’on prescrit un traitement à un toxicomane,
sa préoccupation première est de savoir son effet : « Est-ce que je le
sentirai ? ». Lorsqu’on leur explique que le but du traitement n’est pas
de leur faire ressentir quelque chose mais bien de les pousser à ne plus
ressentir (le manque et le plaisir artificiels) pour mieux exister, ils ne
comprennent plus. Cette quête esthésique effrénée trahit leur anesthésie
affective anhédonique transmuée en une dysesthésie physique.
Les classifications des toxicomanies font un distinguo entre les
drogues selon l’effet produit, mais le phénomène psychique central
reste le même, quelle que soit l’addiction : pour un toxicomane2 , un
bon produit est donc un produit que l’on sent passer. Certains jeunes
absorbent des buvards contenant une association détonante de produits
divers (ecstasy ou LSD, strychnine, mort au rat). Le fait que ces deux
dernières substances soient mortelles, avec notamment des effets sur la
coagulation, ne les en dissuade pas. Outre la dimension ordalique pour
partie à l’œuvre, une jeune patiente nous disait qu’elle ressentait ainsi
le sang couler dans ses veines. Et c’est cela qui la persuadait qu’elle
était vivante : un bon produit est aussi un produit dont on est dépendant,
que l’on peut insulter (les surnoms des produits ne sont pas tendres)
et espérer. D’un point de vue systémique, l’expérimentation de la
dépendance conditionne la conceptualisation de l’autonomie et la phase
dépendante (du produit, du dealer, de la famille...) est à respecter, dans
une certaine mesure, au cours de l’évolution psychique d’un individu.
On retrouve le couple déviance/dépendance.
Cette incorporation polymorphe, source recherchée de sensations,
pourrait s’entendre, comme un rempart efficace contre l’angoisse de
morcellement, en unifiant et vectorisant, un instant, les sensations
psychiques et corporelles chaotiques, en risque de morcellement.
Dans cette perspective, le surinvestissement compulsif de la sphère
corporelle, quitte à justement malmener ce corps et aller jusqu’à ses
limites physiologiques parfois, comme dans l’anorexie mentale, vient se
substituer à la relation d’objet (Charles-Nicolas, 1986). Le sujet est, en
quelque sorte, pris dans une lutte au corps à corps avec lui-même.
1. Dans la vignette clinique n◦ 12, La patiente évoque sa jouissance à ressentir le sang
s’écouler par les scarifications. Au propre comme au figuré, elle se perce et se vide.
2. Le toxicomane joue de la dette. Il est toujours en dette, avec son dealer à qui il
doit souvent la dose précédente, avec ses proches, ses parents... Tout se passe comme
s’il considérait, inconsciemment, que la société lui devait quelque chose. Le travail
thérapeutique et éducatif sur la dette, le dû, le don est de nature à l’aider à progresser
dans ce domaine.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
147
Cette dimension palliative ou pseudo-réparatrice du produit, fondant
la pathologie addictive, peut être explorée, sinon traitée, au cours des
thérapies à médiations corporelles, à visée de renarcissisation. Il ne
s’agit plus seulement de retrouver l’expérience du plaisir (c’est, bien
sûr, une étape indispensable quoique tardive), et on n’est pas encore,
naturellement, dans un plaisir à composante génitalisée (le plaisir d’être
à deux). Il s’agit avant tout, pour le patient, d’expérimenter la possibilité
neuve d’avoir du plaisir à ne rien ressentir, d’exister unifié sans l’aide
du produit ou de la souffrance injectée artificiellement comme un ciment
existentiel. « Je ne ressens rien, donc je suis ».
Cette convergence psychodynamique valide le concept d’addiction au
sens large qui transcende désormais le champ traditionnel des conduites
toxicomaniaques pour aller explorer des confins comportementaux en
expansion. L’alcoolisme, en particulier, n’en est qu’une variante, bien
sûr significative par ses conséquences socio-économiques majeures, mais
individualisable par certaines de ses spécificités. Ces dernières sont éclairantes quant aux relations entre addictions et états-limites.
L’alcool est un psychodysleptique devenu culturellement banal dans
notre civilisation (comme le tabac). Il est autorisé à la vente, contrairement aux autres drogues, et l’étude de son impact psychique s’en trouve
expurgée de l’hypothèse transgressive, a contrario de celles portant sur
la consommation des drogues illicites.
Il est possible d’envisager le rôle de la personnalité sous-jacente suspecté dans la genèse et le maintien de la dépendance, ainsi que de cerner
la fonction du neurotoxique spécifique qu’est l’alcool dans l’économie
psychique d’un sujet, qu’il soit borderline ou névrotique. Ces produits
toxiques et ces mécanismes psychiques interagissent bel et bien pour
donner un tableau clinique terminal complexe dans lequel on ne sait
pas si l’alcoolisme résulte d’une fragilité psychique préexistante ou si la
personnalité de base s’est vue désagrégée par le cumul pathogène d’expériences alcooliques psychodésorganisatrices. Pour la plupart des auteurs,
il est impossible de dresser le portrait psychologique d’une personnalité
pré-alcoolique, c’est-à-dire pouvant potentiellement basculer dans l’alcoolisme. Aucune disposition psychopathologique particulière ne peut
rendre compte isolément du développement à attendre linéairement d’une
conduite alcoolique. De plus, aucun indice n’a pu être mis en évidence
pour différencier les futurs « alcooliques » des sujets simples buveurs
excessifs, c’est-à-dire les sujets qui sont porteurs de tous les facteurs
sociaux de l’alcoolisme mais ne plongent pas dans la dépendance.
Même si les études statistiques parviennent à dégager des traits de
caractère communs, non spécifiques (impulsivité, anxiété), on ne peut
prévoir quels sont les sujets qui rentrent dans la catégorie des patients
psychiatriques et lesquels sont à exclure. Les traits de caractère répertoriés semblent appartenir à des structures psychiques diverses d’autant
que l’alcoolisme chronique aura logiquement un impact péjoratif sur la
symptomatologie et sur l’évolution du trouble psychique auquel il est
148
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
associé (Ades, 1989). Par exemple, un tableau de délire paranoïaque de
jalousie (relatif à la psychose) sera logiquement accentué par l’alcoolisme chronique mais la consommation d’alcool peut être, au début, un
moyen efficace d’apaiser le vécu douloureux de perte du jaloux pathologique, de personnalité psychotique. Elle sera opérante et protectrice tant
que l’action désinhibitrice et désorganisatrice du produit ne prédominera
pas.
De la même manière qu’une conduite toxicophilique peut être symptomatique d’une évolution psychotique, l’alcoolisme chronique peut transitoirement remplir une fonction palliative dans la psychose.
La coexistence d’une alcoolose addictive et d’un trouble sous-jacent de
la personnalité est une donnée couramment admise et parmi les troubles
de la personnalité les plus fréquemment associés à une alcoolodépendance on décrit les états-limites (Koenigsberg et al., 1985)1 . Il semble
qu’il y a une confusion de niveau logique entre la conceptualisation d’une
conduite pouvant agir sur les perceptions et sur le mode d’être-au-monde
du sujet (et par conséquent altérer la psychogenèse) et une structure de
la personnalité. De cette confusion initiale sont nés bien des débats sur la
comorbidité alcoolisme/état-limite.
Cependant, il semblerait qu’il n’y ait pas de corrélation entre la gravité
du trouble de personnalité et celle de l’alcoolisation (Hesselbrock et
al., 1985). Les sujets alcooliques et états-limites seraient, en moyenne,
plus jeunes que les autres, leur vécu se caractérisant par une dysphorie
permanente associée à un plus grand nombre de passages à l’acte et
de comportements suicidaires (Kernberg, 1986), l’alcool serait utilisé en
guise d’automédication comme une prothèse narcissique (Le Poulichet,
2002) permettant de retrouver rapidement un état d’élation et apaiser le
ressenti dysphorique.
En cela, il serait une boulimie sélective au même titre que d’autres
comme la chocolatomanie qui n’a, elle, aucune visibilité sociale ou
comme la caféinomanie qui est fréquente en institution psychiatrique,
du côté des soignants comme du côté des soignés. D. F. Klein (1978)
compare les états dysphoriques que procure l’alcool à ceux des patients
borderlines et on constate cliniquement, en effet, que les troubles du
comportement habituellement rencontrés au cours des ivresses aiguës ou
des ivresses pathologiques récapitulent la plupart des aménagements économiques des états-limites : raptus de violence fondamentale auto et/ou
hétéroagressive, crises caractérielles, conduites perverses, effondrement
dépressif, labilité émotionnelle, colère...
1. Sur une population de plus de 2400 patients psychiatriques, ces auteurs retrouvent
que ceux qui présentaient une alcoolo-dépendance avaient plus de chances de souffrir
de surcroît d’un trouble de la personnalité (46 % des patients alcooliques avaient un
trouble de la personnalité, dont le plus fréquent était le trouble borderline soit 43 % de
ce sous-groupe de patients).
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
149
Mais résumer un patient dépendant de l’alcool au concept de borderline cache l’escamotage narcissique « magique » produit par l’alcool,
par son action et sa fonction spécifique au sein du trouble grave de la
personnalité qu’il accompagne.
Dès lors, l’alcoolisme ne peut pas être considéré comme une addiction
identique aux autres. Il est une addiction qui révèle, à sa façon, la personnalité et ses failles, alors que les autres addictions tendent à colmater
(provisoirement) la lacunose. Mais cela n’est pas contradictoire.
L ES AUTRES ADDICTIONS : UNE CONSTELLATION
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
EN EXPANSION
Le concept d’addiction est extensif et déspécifié. Il va aujourd’hui jusqu’au jeu pathologique (le gambling), au sex addiction et même jusqu’à
certaines conduites hypersportives (le marathon ou le triathlon comme
occasions de libérer des enképhalines et des endorphines, de dépasser sa
souffrance et de quérir un second ou un troisième souffle, de ressentir un
« quelque chose de plus »)1 .
La rencontre de l’autre, instaurant une relation intersubjective duelle,
est déstabilisante pour un sujet toxicomane, comme pour tout sujet borderline, le produit lui sert donc de tiers, voire de partenaire de substitution
(cf. la notion d’introjection). Tout interlocuteur potentiel s’en trouve
réduit à n’être qu’un simple support, voire l’instrument manipulable de
la relation privilégiée au produit qui seul compte par son effet supposé
roboratif, anxiolytique ou de pare-excitations. Ph. Jeammet (1991) a
parlé à ce propos d’une « néo-relation d’objet addictive ».
Les toxicomanes, errant dans la cité en quête de produit, ne reconnaissent personne. Ils tueraient père et mère pour de la dope, pour la
simple raison qu’ils ne les voient plus. Ces derniers, comme chacun
des membres de l’entourage sociofamilial, se trouvent rejetés en arrièreplan (au sens de la gestalt-théorie). Ils sont devenus accessoires car ils
n’apportent pas de ressenti. La recherche de la drogue polarise la faible
énergie vitale restant à disposition du patient, ce qui lui interdit de lutter
pour continuer à discerner dans son entourage ceux qui l’aident. Tout
se passe comme si le produit occupait l’ensemble du champ émotionnel
du patient, non seulement par ce qu’il lui procure mais aussi par la
quête qu’il lui impose. En ce sens, en dépit de sa nocivité intrinsèque,
il s’impose en un médiateur puissant avec le monde, mais qui finit, par sa
1. Dans cette perspective, les liens entre sport et dopage sont étroits : d’une part,
parce que le sportif de haut niveau est un être fragile, souvent blessé physiquement,
et profondément narcissique, attentif à son corps et à l’évolution de son classement ;
d’autre part, parce que la dépendance au produit dopant et au « sorcier » (le coach)
capable de le fournir, est la règle dans ce milieu. Beaucoup de toxicomanes furent,
avant de sombrer, de grands sportifs.
150
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
prégnance, par résumer le monde et occulter la vie. La « Mal vie » (Karlin, Lainé, 1978) qu’il engendre est devenue l’unique vie envisageable.
Le monde du toxicomane concrétise une sorte d’oscillation à l’image
de la vie entre le plein et le manque ; le « tout, tout de suite » incarné par
le flash morphinique et le rien du manque1 , dilaté à l’infini (Bourgeois,
1986). Cette perturbation temporale oppose le fixe punctiforme et le
manque immense, support psychocomportemental du craving. Ce vide,
incomblable à jamais est à l’image, pour partie, de la lacune fondamentale repérée dans le moi narcissique. Savoir résister à l’injonction
du « tout, tout de suite ou rien » est le leït motiv de la prise charge du
toxicomane.
Il n’y a pas de figuration possible du manque (J. Lacan, 1962-1963).
Le produit, dévorant, mais efficace faux self à sa façon, en comblant
artificiellement le manque indescriptible, dessine en creux ses contours
qu’il révèle. Il leurre le sujet. Le jeu cyclique entre manque et plein
contribue à rassurer le sujet sur son existence : Je suis en manque donc je
suis, je suis en manque donc je jouis2 .
Cette jouissance inversée en tant que satisfaction substitutive dans son
propos explique que rien ne puisse satisfaire pleinement le toxicomane et
lui faire abandonner, volontairement, son positionnement dépendant. Le
sujet se montre incapable de supporter l’évitement des sensations sans
éprouver aussitôt une angoisse massive. Il est structurellement incapable
d’accepter l’angoisse comme moteur. C’est le manque qui prendra la
1. L’objet, dans la problématique freudienne, reste indéterminé et pour l’enfant –
pervers polymorphe – tous les objets sont équivalents dans l’excitation qu’ils procurent
(M. Klein). C’est en les explorant, à l’aide de tous ses sens, qu’il va pouvoir les sélectionner. Lacan nomme « objet a » l’objet du désir, et le rapport du désir au manque est
flagrant. Ce manque doit vivre dans les trois axes (symbolique, réel et imaginaire) qui
sont les trois axes qui commandent le sujet selon Lacan. C’est le morceau qui manque au
puzzle de la reconstitution du corps d’Osiris, tué puis dépecé par son frère, qui donne
sens au mythe. C’est le sein, retiré par la mère devant l’enfant à sevrer, qui assure la
poursuite du développement psychique, « c’est la chair prélevée dans les cérémonies
initiatiques, c’est aussi l’enfant tombé du corps de la mère, petit bout d’homme chu
et déchu. L’objet a est du côté du déchet [...] entre imaginaire et symbolique, texture
illusoire, et réel dont il est un effet à peine esquissé, informe. L’objet a introduit dans
la structure du sujet une altérité à jamais incomplète, que l’individu, par le moyen de la
psychanalyse, peut seulement reconnaître. » (Clément et al., 1973). La problématique
de la mort comme absence innommable est au cœur de la fonction symbolique. Entre
le mot et ce que le mot désigne se tient une absence que tente de décrire par le manque
puisqu’il ne sait pas la dire, inlassablement, le toxicomane, « comme dans la forme
métonymique du désir que les hommes institutionnalisent sous la forme du tombeau »,
ibid. p. 129. Le faible accès à l’imaginaire chez le toxicomane le condamne au réel du
manque.
2. C’est bien l’imminence de l’acmé orgastique qui déclenche l’orgasme. Le sommet
atteint, on ne peut plus que redescendre. Le vécu de tristesse et de vide postcoïtum
ressenti par certains sujets aurait-il à voir avec la béance anaclitique ?
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
151
relève et qui sera le moteur car lui seul permet d’entrevoir quelque chose
de susceptible de le combler, comme par magie.
Et si, au fond, ce que recherchait paradoxalement le toxicomane, ce
n’était pas le produit, mais le manque ?
Quelle que soit la force biochimique du produit, viendra le temps
inéluctable et répétitif du manque, des frissons et de la douleur, des
sensations existentielles seules en capacité de mettre en un semblant
de mouvement le sujet en dépendance. Au-delà du manque lui-même
et de son expression douloureuse (donc partiellement partageable car il
existe une grammaire du manque), c’est le jeu ambigu sur le contrôle,
le manque et la saturation, satisfaction périlleuse et en péril, qui reste
le moyen le plus efficace de lutter contre l’angoisse et d’échapper à la
mort psychique, à l’absence de naissance psychique en fait. Dans cette
acception, l’anorexie mentale réalise paradoxalement une toxicomanie
pure, puisqu’épurée de l’alibi du produit, dans laquelle seul le manque
et le processus d’expulsion comblent le sujet. Ceci fait qu’il ne va
avoir de cesse que d’expulser le plein (qui sera toujours un trop plein !)
par une restriction alimentaire, des vomissements provoqués ou l’usage
de laxatifs et d’accéder ainsi à la satisfaction éthérée, désincarnée, du
manque.
Les stimulations endogènes engendrées par le manque et ses conséquences physiopathologiques commencent à être repérées. L’addiction
comme perte de contrôle sur sa destinée et comme compulsion, peut être
lue, entre autre, comme un agir protecteur. Il serait dirigé contre l’imminence d’une réaction de nature psychotique, susceptible d’émerger dans
les états de régression psychique tels que ceux liés à la déstructuration de
la conscience induite par l’action du produit. Dans ces conditions, on a pu
envisager l’héroïnomanie comme étant, entre autres choses, une véritable
maladie métabolique. Les stimulations endogènes augmentent le niveau
général de stimulation cérébrale et, par conséquence, les sensations, ou
la capacité à en ressentir, mais aussi l’extraversion, ce qui colore la
clinique : de l’ivresse euphorique à l’ivresse triste. Ceci leurre le sujet en
entretenant chez lui l’illusion de pouvoir entrer en contact avec le monde
dans ces seules conditions artificielles. La réalité de cette non-vie, par
trop frustrante et ennuyeuse, s’efface derrière la mémoire toute relative
de l’expérience d’avoir eu des sensations. Tout se passe comme si le rêve
et l’artifice se substituaient durablement à la réalité dans une existence,
alors que la déstructuration psychique induite par le produit pourrait,
en outre, engendrer la psychodépendance1 . Si on peut prendre le risque
1. La notion de palier renvoie au fait que l’évolution de la toxicomanie est fonction du
degré de liberté que le sujet entretient avec le produit, pour passer d’un usage récréatif
(et tout est relatif) à un usage plus lourd (l’abus), puis à la dépendance, c’est-à-dire
l’état dans lequel le sujet ne se sent plus normal sans exoproduit. Le produit lui permet
de vivre et son absence crée le manque. À chaque palier existe un point de bascule,
sinon de non-retour. La pratique de la substitution permet de faire la part du manque
152
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
de mourir c’est que, quelque part, on est né ; l’ordalie toxicomaniaque
assène jour après jour, jusqu’à ce que mort s’en suive, cette vérité cruelle.
La douleur et le risque de mourir tracent et transcendent les limites
corporéo-psychiques à partir desquelles le sujet peut jouer ou jouir, jouer
à jouir, jouir de jouer de sa vulnérabilité. La possibilité supplémentaire
de mourir, inhérente à cette expérience, valide l’existence en aiguisant
ou en éclipsant, à volonté, l’impact de la réalité ainsi que la ressource
structurante mais angoissante de la temporalité.
La dimension manipulatrice du questionnement narcissique essentiel
se conjugue, inéluctablement, en divers modes cliniques qui s’avèrent
être des modes d’emploi du manque, autour d’une problématique qui
s’apparente au mystère (ce qui ne s’explique pas, à opposer à ce qui n’a
pas été résolu mais pourrait l’être), autant qu’aux modes de résolution
fantasmés de ce questionnement. Dès lors, le toxicomane sera parfois
amené à demander du soutien pour gérer l’emballement de son fonctionnement (composante comportementale), s’il est appelé à se heurter aux
contingences sociales (la loi, le manque d’argent) comme aux limites
physiologiques individuelles (la nature, la composante corporelle), mais
il sera beaucoup plus rarement en quête d’aide pour changer sa vie (ses
composantes émotionnelles et cognitives) puisqu’il est sans cesse hors la
vie (hors la loi !).
I NTRICATION PERVERSION - ADDICTION
Le bondage, comme perversion de moyen tel que nous l’avons évoqué
(cf. supra) admet des fioritures posturales significatives qui vont bien
au-delà de simples variantes cliniques. Bondage et addictions admettent
des étymologies analogues1 . Dans ce registre, contrainte, algolagnie,
humiliation peuvent être, de plus, associées à de l’asphyxie érotique
par strangulation (hypoxyphilie). Cette association est retrouvée dans
certains jeux pervers au cours desquels le sujet se fait pendre par son partenaire. L’aquaérotisme par quasi-noyade se voit dans le même contexte
et peut être associé à ce qui est ci-dessus décrit. Ces pratiques limites ne
sont pas sans rapport avec le sniffing, véritable autoérotisme respiratoire
qui consiste à inhaler volontairement, dans un sac en plastique, jusqu’à
perte de conscience, diverses substances volatiles à effet psychotrope
dans la pérennisation du comportement. Il y a des toxicomanes qui, une fois substitués,
remplis, parviennent à fonctionner normalement et à se réinsérer. Il y en a d’autres qui
vont continuer à fonctionner comme des toxicomanes, à détourner le produit, jouer avec
les doses, ajouter d’autres psychotropes et organiser le manque. Ceci montre que c’est
toujours le manque le plus important pour un toxicomane.
1. Le mot « addiction » est issu du droit romain et renvoie à l’esclavage ou la contrainte
par corps en cas d’endettement. Le « bondage » (mot d’étymologie anglosaxone) renvoie à l’obligation et au servage. Le jeu trouble lié à la dette permanente comme lien
étroit entre le toxicomane et son dealer illustre bien cet asservissement volontaire.
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
153
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
délétère. Le sniffing appartient à la constellation des addictions. Le jeu
du foulard, qui sévit aujourd’hui dans certaines cours de récréation, est
du même registre, il télescope dangereusement la posture masochiste
chez la victime1 avec les sensations fortes provoquées par l’hypoxie
brève. Tout le sel du jeu consiste dans cette manipulation collective des
limites, à sens initiatique : limites sociales (débusquer la victime dans un
groupe à exclure), vitales, ordaliques. Jusqu’où aller pour jouer, jouir ou
mourir ? Le jeu du foulard en microgroupe, dans les cours de récréation, a
paradoxalement, une vertu socialisante puisqu’il nécessite la conjuration
d’une génération se soustrayant au regard de l’adulte. Il est un jeu interdit
de plus, qui va simplement un peu plus loin que fumer dans les toilettes
ou s’adonner à des pratiques d’exploration érotique, qui sont devenues
désuètes en raison de la masse d’information disponible sur le sujet dans
les médias. Il est lui aussi2 une exploration de l’interdit mais ce qui
l’individualise c’est qu’il illustre une question primordiale : qu’en est-il
du souffle vital et peut-on le manipuler ?
Les pathologies néonatales de strangulation par enroulement du cordon ombilical ne sont pas exceptionnelles ; à leur façon le « sniffeur »
comme, le joueur du foulard ou le pendu érotique rejouent à l’envers
l’expérience traumatique de la naissance (Rank, 1924), prototype de
l’émergence à la vie et à sa violence intrinsèque. Rien de génital encore
donc, dans cette expérience asphyxique, même si l’orgasme, parfois, est
à ce prix.
Par ailleurs le sniffeur, comme le pendu, dans un exhibitionnisme relatif, se « donnent à voir » au spectateur potentiel. Celui-ci est impuissant,
il est replacé dans la position de ces parents confrontés à l’inquiétant
spasme du sanglot3 de leur enfant. Le sniffing est un détournement de la
fonction respiratoire. L’altération de la conscience qui est obtenue à ce
prix, indépendamment des conséquences neurologiques à terme, va dans
1. Le jeu de la garde à vue est une autre forme de quête du risque. Quatre jeunes
s’immobilisent dans la cour de l’école. Le premier qui bouge est passé à tabac par
les trois autres.
2. Chaque génération invente ses jeux limites. À une époque, les très jeunes, en banlieue
parisienne, s’amusaient à se faire frôler par les trains. Le but était de s’arracher au
dernier moment. Certains y ont laissé leur vie, d’autre un membre.
3. Cette pathologie fonctionnelle, fréquente dans l’économie psychique de l’enfant, traduit un défaut de mentalisation, sinon de verbalisation, du conflit en jeu. Elle signe une
position archaïque, pré-hypochondriaque puisque la notion de maladie et l’idée de mort,
à cet âge, ne sont normalement pas encore à disposition de l’enfant. Dans l’ensemble
de ces conduites (jeu du foulard, jeu de la garde à vue, violence banale dans la cour de
récréation), il s’agit de mettre en exergue l’immensité de l’impuissance des éducateurs
et parents, de voir quand (et si) ils vont bouger. Le syndrome de Münchausen, élaboré
dans le registre pervers, est à peine plus sexué. Il rejoue, tardivement et chez la femme,
une scène analogue.
154
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
le sens d’une sensation d’ébriété décrite (Botbol, 1991) comme « érotisée et recherchée pour elle-même ». C’est M. Botbol qui le rapproche
psychodynamiquement du spasme du sanglot dans sa forme cyanotique :
« Dans le sniffing comme dans le spasme du sanglot, on retrouve une
décharge orgastique asphyxique liée à l’inconscience et aux activités
motrices aiguës de l’ivresse. »
Les états modifiés de conscience, variables dans leur cause, interviennent dans le même espace fantasmatique.
Pour D. Maurer (2002), le jeu du foulard relève d’une expérience
analogue à :
« [...] certains états spécifiques, tels ceux provoqués par l’hypnose, la
méditation, la transe, les rêves, les drogues hallucinogènes [qui] ont
amené à concevoir que la conscience pourrait accéder à une sorte d’autonomie vis-à-vis du corps. Une autonomie qui deviendrait définitive au
moment de la mort. »
Dans le champ socioculturel, les modalités d’exécutions par étouffement dans des sacs en plastique, pratiquées par les khmers rouges ou
le supplice franquiste du garrot, participaient de cette même mise en
exergue, sadique cette fois, de l’instant suprême d’agonie asphyxique.
L’emmurement vivant dans les fondations d’un bâtiment que l’on voulait
sacraliser ou l’enterrement vivant des condamnés sont des variantes,
plus anciennes encore, de mise à mort, mais leur signification sadique
archaïque objectivante paraît analogue.
Les conduites addictives sexuelles ne constituent pas un sujet majeur
de préoccupation en psychiatrie. Elles sont reléguées dans le champ de
la sexologie (sexopathologie) mais cela semble un particularisme du
système de soin français qui tend à rejeter résolument hors de la psychiatrie tout ce qui touche à la sexualité et à ses dysfonctions éventuelles.
Cependant, les troubles des conduites sexuelles sont de bons indicateurs
des positionnements psychiques sous-jacents. Le cas clinique ci-dessous
relaté montre qu’une conduite si particulière, même s’il est parfois difficile de l’admettre comme relevant de l’anormalité, peut soutenir plusieurs
niveaux de lecture et se voir rapportée à de nombreux aménagements
cliniques borderlines.
Vignette clinique n◦ 13 – Une bouffée délirante dérangeante
Monsieur XY, âgé de 39 ans, sans antécédent psychiatrique connu, est
hospitalisé en urgence, à la demande de sa femme, pour des convictions
délirantes anxiogènes accompagnées d’une culpabilisation intense faisant
redouter le suicide, le tout évoluant depuis quelques jours. À l’observation,
Monsieur XY se montre en effet sombre et préoccupé. Il dit qu’il n’arrive
plus à se consacrer à son travail, qui nécessite une grande minutie et dans
lequel il est habituellement performant, parce qu’il pense être le père d’un
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
155
enfant anormal qu’il aurait délaissé depuis plusieurs années, et que cela le
trouble. Il refuse tout contact charnel à son épouse, ce qui est chez lui très
inhabituel.
La logique de son délire est la suivante : le patient s’auto-accuse publiquement, avec force, de coucher régulièrement, compulsivement, avec toutes
femmes de rencontre, prostituées comprises. Il se pourrait donc que, parmi
ces innombrables partenaires, l’une d’entre elles soit une sœur inconnue
(il n’y pas de notion vérifiable d’une telle éventualité car sa famille d’origine n’est pas recomposée). Il l’aurait involontairement mise enceinte par
absence de précaution (bien qu’il utilise des préservatifs, selon ses dires,
avec ses conquêtes et avec les prostituées). De cet adultère consanguin,
involontairement incestueux, serait né un enfant. Celui-ci serait forcément
mal formé en raison de la consanguinité de ses géniteurs. Sa mère/sœur
du père aurait caché son existence par pudeur, ignorance ou malveillance.
En conséquence Monsieur XY estime faillir à son devoir de père en ne
recherchant pas cet enfant pour l’aider.
On peut imaginer la stupeur de son épouse et de sa famille car, marié depuis
plus de dix ans, père de plusieurs enfants, considéré par son entourage
comme un gros travailleur et un époux modèle, monsieur XY n’avait jamais
laissé suspecter son infidélité chronique.
Sous traitement antipsychotique et avec du repos, les convictions délirantes
se tarirent rapidement tandis que se précisait un tableau plus évocateur
de dépression d’épuisement (avec culpabilité vis-à-vis de la qualité de
son travail) : pessimisme, insomnie par éveil nocturne précoce, rumination
intellectuelle, voire état mixte maniaco-dépressif compte tenu de la tonalité
expansive et délirante des premières heures.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Cette thématique délirante apparaissait comme un épiphénomène psychotique, transitoire, en rupture avec un habitus sociopsychique proche
d’un positionnement obsessionnel et méticuleux, bien compensé jusque-là,
productif du point de vue professionnel.
À distance de l’épisode et après recoupements délicats par son épouse,
il se confirma que le patient était, en fait, un véritable « sex addicteur »,
insatisfait physiologiquement et psychologiquement par les deux à trois
rapports quotidiens imposés à son épouse consentante, auxquels il ajoutait
régulièrement, un à deux rapports avec des clientes et, la nuit, (puisqu’il
sortait régulièrement vers 22 heures « pour aller acheter des cigarettes »
et ne rentrait qu’à deux heures du matin sans que son épouse ne s’en
inquiète puisqu’elle dormait), quelques rapports tarifés avec des habituées.
Monsieur XY avait réussi, jusque-là, à mener de front deux vies parallèles :
celle d’un gros travailleur, bon père et bon époux, et celle d’un obsédé
sexuel, reconnu dans tout le canton par les prostituées et les clientes de son
commerce florissant. Cette sex addiction, dont le patient n’avait jusqu’alors
jamais souffert, ne s’accompagnait d’aucune paraphilie, d’aucune demande
particulière ou perverse à ses partenaires. Les rapports se résumaient à un
strict minimum qualitatif du point de vue des préliminaires. Seule la quantité
d’actes nécessaire à son apaisement pulsionnel relatif, associée à l’aspect
désespéré et compulsif de cette quête sexuelle rattachait celle-ci aux sex
addictions.
156
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
En fait, la bouffée délirante sanctionnait bruyamment une période
de débordements et de fuite en avant, au cours de laquelle le patient
commençait à ne plus pouvoir supporter ce mode de fonctionnement
sexuel obscur et les mensonges itératifs que celui-ci impliquait. Il se
sentait pris dans un engrenage devenu incontrôlable. Il ne savait pas
comment s’arrêter ni comment avouer à son épouse ce qu’il lui faisait
depuis des années. C’est l’irruption de la culpabilité dans son mode d’être
qui avait déclenché le délire.
Si ce patient n’avait brutalement déliré, et n’était-ce pas là finalement
le sens du délire, il aurait pu (du) continuer longtemps ce fonctionnement
clivé, par certains aspects proches de celui d’une « double personnalité »,
et conserver un équilibre de plus en plus intenable entre sa réalité professionnelle et conjugale et son univers sexuel forcené, insatiable.
Le thème de la culpabilité, même décentré sur cet enfant mal formé
imaginaire, l’autorisait, pour partie, à se libérer de sa culpabilité conjugale. Dans l’efflorescence du délire, il pouvait formuler, indirectement,
un aveu délicat, avec la circonstance atténuante de la maladie mentale, le
clivage comme mécanisme défensif ayant ses limites !
Monsieur XY ne se culpabilisait pas de tromper son épouse. Il n’avait
d’ailleurs pas conscience de le faire. Il se culpabilisait de ne pas s’occuper
de cet enfant virtuel, à la fois stigmate et sanction de sa faute, lui qui
n’avait pas le temps matériel de s’occuper de ses enfants réels, en raison
de son travail astreignant. À peine élaborée dans le réel, la culpabilité
avait été décalée, détournée sur un objet imaginaire, né dans son inconscient, cet enfant infirme.
Cet aveu délirant et tonitruant recoupe ce qui se rencontre dans certains
états maniaques, qui sont l’occasion, pour le patient, de verbaliser des
choses indicibles, de les dire sans les dire puisque l’entourage ciblé peut
« choisir » de mettre cela sur le compte du délire, de dire donc sans faire
exploser le système, et de pouvoir éventuellement se rétracter par la suite.
Ce processus mental au cours d’un moment second n’est pas de
l’ordre de la manipulation car il reste totalement inconscient dans ses
mécanismes et incontrôlable. Il émerge dans un instant fécond au cours
duquel quelque chose de l’inconscient affleure sous une forme ou une
autre et reste à décrypter parfois. Tout se passe comme si une soupape
évacuait brutalement une pression psychique devenue trop intense. On
peut se demander si la tentative d’abstinence (abstinence extraconjugale
s’entend) précédant l’éclosion de la bouffée délirante et le refus de
toucher son épouse durant cette période, relevaient des prémisses et du
contenu du délire ou d’une névrotisation fonctionnelle analogue à un
sentiment dépressif du postcoïtum immédiat. Ce sentiment de malaise
passager souvent décrit en sexologie dans les suites immédiates de l’acte
normal ou paraphilique.
Lorsque le délire fut tari et l’épisode dépressif suspendu, neutralisé par
le traitement psychotrope, l’inévitable confrontation à la réalité conjugale
eut lieu, en milieu neutre, hospitalier. Monsieur XY, ayant évacué l’enfant
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
157
mal formé comme prétexte à sa culpabilisation, ne put formuler aucune
culpabilité quant à son fonctionnement conjugal. Selon un mode quelque
peu projectif, incapable de se remettre en question du point de vue de la
morale et renouant avec le clivage complet de sa pensée et de ses affects,
il « chargea » son épouse, l’accusant, avec véhémence, de ne pas assez
s’occuper de lui du point de vue sexuel, ce qui l’obligeait à recourir à
d’autres partenaires. La crise conjugale était appelée à perdurer.
Une grande variabilité clinique est constatée sur peu de temps
chez ce patient. Bouffée délirante aiguë, sex addiction, état mixte
maniaco-dépressif, personnalité de base d’apparence obsessionnelle.
Tout ceci évoque une organisation borderline de la personnalité,
brutalement décompensée sur un mode pseudo-psychotique mais
récupérée, par la suite, sur un mode à composante perverse,
alexithymique, peu accessible au changement puisque la souffrance
intellectuelle étant évacuée, la souffrance du couple ne pouvait plus être
abordée.
La sex addiction chez la femme, ou messalinisme (en référence à
l’impératrice romaine qui, selon la légende, était une grande débauchée), est à différencier d’un donjuanisme féminin dont la composante
serait plus hystérique, donc névrotique, à travers le besoin de plaire
et de séduire. Cliniquement, les femmes messalinistes, ne résistent pas
aux avances des hommes, qui se montrent sensibles, par ailleurs, aux
messages d’ouverture dispensés par leur attitude (ou peut-être par leurs
phérormones !). Elles-mêmes ne font pas toujours ouvertement d’avance,
mais elles répondent aussitôt aux moindres sollicitations, sans pouvoir
mettre d’espace ou de latence entre l’idée et l’action, entre le fantasme
et le passage à l’acte. Ainsi répétés, les actes sexuels les comblent
physiquement mais ils ne les rassurent pas sur leur capacité de séduction1
puisqu’elles sont amputées du fantasme. Ils les confortent, au contraire,
dans leur mauvaise opinion d’elles-mêmes en tant que femmes ne pouvant résister à la tentation, ce qui renoue avec le mythe d’Ève. Contrairement aux hommes, qui puisent dans la multiplicité un renforcement
narcissique certes superficiel, ces femmes ne vivent pas leurs multiples
conquêtes comme autant d’événements pouvant les narcissiser, mais les
collectionnent comme des confirmations supplémentaires qu’elles ne
sont bonnes qu’à cela, et donc bonnes à rien. Elles semblent ne retenir
de ces expériences que le temps de la rupture et de la souffrance qu’elles
provoquent au besoin, ce qui est commun aux abandonniques telles que
1. La séduction comme mode relationnel est à composante névrotique puisque faisant
référence au désir d’autrui. L’apport de la notion d’obsession est également à prendre en
compte. On retrouve la signification première de l’obsession sexuelle telle qu’entendue
par le sens commun. Dans ce cadre, l’idéation sexuelle envahit progressivement les
champs émotionnel et intellectuel du sujet jusqu’à sa mise en acte impulsive, éventuellement secondairement culpabilisée, et qui ne résout les tensions libidinales que
transitoirement.
158
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
ci-dessus décrites. Elles oublient la « lune de miel » de la parade de
séduction au profit de la mise en échec de leur relation.
Vignette clinique n◦ 14 – Une femme facile
Madame X., âgée d’une trentaine d’années nous consulte pour une suspicion de stérilité à composante psychique. C’est le gynécologue du couple,
confronté à des résultats d’examens normaux chez les deux partenaires,
qui lui a conseillé de faire une psychothérapie.
Mariée depuis une dizaine d’années, elle a une vie sexuelle conjugale
intense ; son mari étant, selon elle un partenaire hors pairs et leurs fantasmes étant complémentaires. Mais le couple, par ailleurs très religieux, ne
peut avoir d’enfant et ne se résout pas à l’adoption. Dans ce contexte frustrant se sont installées des divergences relationnelles croissantes. Le mari
est psychorigide, il montre peu ses sentiments, comme s’il en avait honte,
madame X. voudrait qu’il lui dise qu’il l’aime. Comme souvent, madame X,
commence sa psychothérapie en évoquant son enfance. Le couple parental
était un couple anticonventionnel, le père était fils de métayers employés
au château et sa mère issue de la petite noblesse terrienne. Le mariage
fut un passage à l’acte, coupant sa mère de ses parents. Il fut décidé
précipitamment parce que la jeune femme était tombée enceinte. Très
vite, tandis que les naissances se succédaient, les rapports se gâtèrent
dans le jeune couple. Le père, alcoolique, se montrant violent et parfois
extrêmement grossier. Madame X. se souvient de scènes d’ivresses aiguës
au cours desquelles son père exhibait ses parties génitales et injuriait sa
mère. Mais le couple tint bon malgré tout. Les filles issues de ce couple
ont toutes, à un moment ou à un autre de leurs existences, présenté des
états dépressifs ; aucune n’a réussi à être pleinement heureuse dans sa
vie. Madame X. en veut à sa mère d’avoir supporté tout cela, pourtant elle
aime ses parents, y compris son père. Aucun passage à l’acte incestueux
n’a jamais eu lieu.
Durant cette période de psychothérapie, madame X. apprend son infortune.
Son mari, véritable sex addicteur, la trompe depuis près d’un an avec
une fille de vingt ans. Après une crise conjugale intense, et au prix d’une
thérapie conjugale effectuée avec un autre thérapeute, le couple repart ; le
mari a quitté son amante.
Mais madame X. reste fragilisée par cet événement. Devenue clairement
dépressive, elle se surprend à augmenter sa consommation d’alcool, le
soir, en rentrant du travail. Elle prend des tranquillisants, en abuse parfois,
ce qui occasionne des états de désinhibition et favorise les disputes dans
le couple. Il n’est plus question de faire un enfant et la psychothérapie se
fixe d’autres objectifs. L’entente sexuelle dans le couple reste cependant
excellente. Peu après, elle apprend qu’une de ses sœurs, au cours d’une
dispute conjugale alors qu’elle était alcoolisée, a tué son mari, lui-même
alcoolique et violent. Le choc fut rude car madame X. a conscience qu’elle
pourrait faire la même chose dans ses moments d’ivresse. Un an plus
tard, madame X. se rend compte que son mari a rechuté ; il la trompe
à nouveau avec une autre femme. Elle demande le divorce, ce qui remet
douloureusement en question ses certitudes religieuses. À partir de là, elle
va multiplier les aventures, ne parvenant pas à « dire non ». Elle en arrive
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
159
à avoir cinq partenaires différents dans la semaine, ce qui la met d’autant
plus en danger qu’elle ne prend pas de précaution.
Ce succès ne la comble pas. Bien au contraire, elle s’en culpabilise est se
considère comme une fille facile. Elle s’en veut et pense au suicide. Elle ne
comprend pas pourquoi elle attire les hommes. Elle se trouve moche. Ces
passages à l’acte sont stéréotypés : elle répond sans délai aux avances des
hommes, dans tous lieux. Elle y trouve son compte du point de vue sexuel
mais en vient très vite à mépriser ces hommes, mariés pour la plupart.
Même lorsqu’elle tombe sur des hommes intellectuellement intéressants
et libres, elle se débrouille pour les quitter et se retrouver seule le soir
car, pendant ce temps, le mari déserte le domicile conjugal. En fait, au
cours de la thérapie, elle pourra exprimer le fait que si elle multiplie les
aventures, c’est pour voir les hommes nus, et surtout leurs parties génitales.
Elle ne parvient jamais à les considérer comme des êtres « entiers », des
sujets. Elle trouve une certaine jouissance à les tronçonner ainsi dans son
fantasme. Après une interprétation sur la répétition des scènes au cours
desquelles son père s’exhibait, elle prit conscience d’une signification de
cet ordre dans cette conduite.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Après quelques mois d’errance sexuelle sans protection, elle tomba
enceinte. Elle, qui avait initialement consulté pour stérilité du couple,
comme rassurée, se décida vite à demander une interruption volontaire
de grossesse, le père potentiel ne lui convenant pas. Après coup, et un
dernier passage dépressif empreint de culpabilisation, elle reprit le dessus,
plus confiante en elle. Au bout de quelques semaines, elle parvint à faire
la différence entre des amants de passages, avec qui elle se protégeait
désormais, et avec les hommes dont elle pourrait être bien. Depuis, elle a
trouvé un équilibre avec un homme libre avec qui elle voudrait se stabiliser
et quelques aventures « pour l’hygiène ».
Chez les femmes ainsi déstabilisées dans leur estime de soi, la prostitution est une voie d’échouage toute tracée, pour peu qu’un homme sans
scrupule jouant de leur culpabilité et de leur faiblesse moïque, profitant
de leur quête effrénée d’une reconnaissance outrepassant celle du sexe,
se pose en sauveur... puis en proxénète. On est dans une forme de sex
addiction puisque la temporalité existentielle est celle de l’addiction : un
bref instant comblé, à renouveler sans cesse, suivi d’une longue période
de vide, de manque, de craving et de culpabilisation. Mais la différence
est flagrante avec la sex addiction masculine. Leur capacité de fantasmatisation reste normale même si des tendances masochistes s’expriment
plus facilement. La comorbidité avec l’alcoolisme et d’autres addictions
dures (pouvant jouer par ailleurs un rôle facilitateur et désinhibiteur), ou
avec une dépression anaclitique, est la règle.
Tombées dans la prostitution, ces femmes s’efforcent de survivre par la
dissociation de l’acte charnel d’avec les sentiments mais elles en arrivent
à ne plus croire en leurs sentiments et en leurs émotions. Ainsi elles
peuvent, à travers leur métier, accepter des fonctionnements déshumanisés et aliénants : de « l’abattage » aux rapports sadomasochistes avec
leurs clients.
160
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
Cette disposition d’esprit, extrêmement carencée du point de vue
du narcissisme, se conjugue psychosociologiquement avec des facteurs
exogènes de déréalisation (violence ou intimidation, prise de drogue pour
accepter leur condition, prostitution pour payer leur drogue, fournie, par
ailleurs, par le proxénète qui devient dealer). Elle nourrit le mépris, puis
l’indifférence mortifère, qu’elles affichent pour leur identité de femme
ou pour le client. Comme dans la vignette clinique n◦ 14, l’homme
n’est pas vécu comme un partenaire « entier » mais comme un morceau
de chair à animer, méprisable au fond. Là encore, le tableau clinique
dépasse la comorbidité pour trouver une unité structurale. Cette unité
structurale est encore plus claire lorsque l’on effectue une approche
psycho-socio-clinique croisée des addictions et des perversions
Cliniquement polymorphes, les déviances sexuelles s’agrègent en une
nébuleuse de pratiques. Celles-ci sont, en outre, évolutives du point de
vue de leur acceptation et de leur visibilité ; c’est un phénomène sociologique. L’unité de leurs soubassements structuraux n’est pas évidente à
admettre. Tandis que Thanatos y triomphe souvent et impose son aura
morbide à l’interrelation, Éros se montre toujours bien pâle dans les
perversions.
De plus, si la déviance sexuelle est depuis longtemps cernée dans
ses contours et ses implications, la déviance relationnelle détermine
maintenant un nouveau champ d’intervention réparatrice. La psychiatrie (Hirigoyen, 1998), la victimologie et la médecine du travail, après
le droit, se trouvent convoquées depuis peu, pour devoir prendre en
charge le harcèlement professionnel et la perversion institutionnelle1 ,
deux modalités interrelationnelles éternelles.
À ces perversions socialisées (à coloration non directement sexuelle),
font écho de nouvelles addictions, elles aussi socialisées : le workaholism
(addiction au travail) (Signoret, Deschamps, 2002), le jeu pathologique,
l’escroquerie pathologique et, peut-être même les troubles obsessionnels
compulsifs, s’ils sont conçus comme équivalents d’une addiction anxiolytique aux rites capables de juguler l’idée obsédante. Le pouvoir peut
être aussi envisagé comme une addiction : il corrompt le sujet qui le
possède, du point de vue de la morale, et il interfère dans ses relations
avec son entourage. Il y a des individus addictifs au pouvoir et, là aussi,
ce sont les avatars du narcissisme qui sont en cause. La perversion est
aussi (sinon principalement) un phénomène social, dans la mesure où les
aléas contextuels font considérer ou pas, comme perverse, une conduite
donnée. En ce sens, des conduites sexuelles longtemps admises comme
« normales », car usuelles, peuvent se voir propulsées dans le champ de la
perversion, du « hors normes » ; des conduites, jusque-là définies comme
perverses, peuvent entrer dans la norme.
1. C’était jadis du rôle du psychologue institutionnel, en méta-statut par rapport aux
équipes, que de traiter les dérives institutionnelles. Ce rôle « de luxe » a longtemps
supplanté la dimension psychothérapique de leur fonction.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
161
De plus, l’ethnopsychiatrie nous apprend qu’un même comportement
peut se voir simultanément considéré comme déviant ou normal selon la
culture et sanctionné en conséquence. La lapidation des femmes adultères
(et pas de l’homme) ou le viol comme réparation d’un dommage dans
certains pays soumis à la charia, en sont des exemples. Là encore, il
faut faire la part des tabous enfreints par le passage à l’acte reproché et
des bénéfices pour la caste dirigeante (les hommes en l’occurrence) à
pérenniser les choses de ce point de vue.
En France, par exemple, la charnière des siècles et les incertitudes
géopolitiques ont été l’occasion d’un gain de visibilité de l’échangisme
(Houellebecq) et du sadomasochisme. Promue pratique de l’élite intellectuelle, ceci normalise relativement ces pratiques immémoriales qui
appartenaient, il y a peu, à la clandestinité et à l’intime. Là encore, c’est
la littérature, comme pour le sadisme et le masochisme, qui a frayé le
chemin. Parlera-t-on un jour d’« houellbecquisme » ?
Les addictions sont, elles aussi, évolutives. Chaque année, l’actualité
met en exergue de nouvelles conduites et l’usage de nouveaux produits
avec, là aussi, des effets de mode et de visibilité sociale. Les mentalités
évoluent et le regard de la société sur les produits est fonction de cette
évolution. Tout est possible.
De la prohibition de l’alcool (Etats-Unis dans les années vingt) à
la légalisation du cannabis, du qat banalisé au Moyen-Orient au tabac
maintenant pourchassé en Europe, on voit que le contexte social varie.
Du point de vue de l’addictologie psychopathologique, ce qui est
important à considérer est la potentialité d’un tel produit toxique à induire
linéairement une relation particulière, antinaturelle, du sujet au monde,
un effet primaire que l’individu recherche : excitation, tachypsychie,
sentiment de bien être, de toute puissance, hallucination, confuso-ébriété,
sans parler de l’effet placebo... Les différentes classifications en vigueur
rendent compte des effets attendus par le toxicomane-consommateur
(Bourgeois, Sene-M’Baye, 2002).
La composante ordalique (Le Breton, 1991) s’ajoute à certaines de
ces conduites addictives ce qui évoque une convergence de plus avec les
perversions et l’état-limite « physiologique » qu’est l’adolescence.
À titre d’exemple, la conduite ordalique la plus claire, le jeu de la
roulette russe, est-elle une déviance sexuelle ou une toxicomanie ? Qu’en
est-il des rodéos en banlieue, de la conduite en état d’ivresse ou sous
amphétamine, de la prise de risque en voiture (cf. le film Crash)1 ?
La notion de conduite à risque dans la toxicomanie est symétrique de
l’ordalie sexuelle : le fist fucking (à dimension masochiste), le plombage
à dimension sadique sont des exemples d’ordalie sexuelle. On note, plus
banalement, l’augmentation conjointe du taux de rapports sexuels non
1. Crash, film de David Cronenberg, États-Unis, 1990.
162
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
protégés et d’injection de drogue à l’aide de seringues souillées chez
certains adolescents.
L’usage compulsif et non maîtrisable par les adolescents de vidéo pornographiques fait qu’on a pu parler de porno-addiction. Ceci détermine
une nouvelle déviance, intermédiaire entre perversion et addiction. Les
tournantes, qui se multiplient dans certains quartiers, découlent d’une
norme sexuelle déviée, faite de violence banalisée et d’objectalisation
manifeste de la femme. Si une fille plaît, il paraît inconcevable de
différer l’acte sexuel ou de simplement tenir compte de la notion de
consentement. Le mouvement « Ni putes, ni soumises » (2003) s’est créé
en France en réaction à cette montée de l’objectalisation en provenance
d’adolescents, eux-mêmes sévèrement objectalisés par leur absence de
perspective dans la société. Ces dérapages comportementaux sont favorisés par des addictions diverses. De plus, celles-ci abaissent les capacités
de discernement de ces adolescents à la dérive. Ces dérapages expriment
la violence fondamentale régnant dans les cités, associée une virtualisation croissante des rapports interhumains et, parfois, à une érotisation
trouble de la mort et de la violence.
Un jeune qui immole « par jeu » la jeune fille qui s’était refusée à
lui ou l’individu qui a volontairement brûlé deux passantes inconnues
de lui (région parisienne, 2002) sont-ils des pyromanes, des pervers ?
Rejouent-ils, de façon irresponsable, ce qu’ils ont pu apercevoir à la
télévision ou expérimenter sur des jeux vidéos, sans faire la part des
choses entre fantasmes et réalité ? Ces actes fous reflètent, en tout cas,
la perte des repères élémentaires fondant les rapports sociaux.
Un autre lien se tisse entre produit déviant et sexualité déviante. Le
GHB (acide gammahydroxybutyrique) appelé « drogue du viol » est un
produit actif, qui a pour but, non pas de produire un effet attendu sur son
usager – qui n’est pas son utilisateur (celui qui l’utilise) – mais d’agir sur
la victime, partenaire sexuelle désirée mais non consentante. Celle-ci,
trompée, va l’absorber à son insu, ce qui va abaisser ses capacités de
défense et la rendre suggestible et soumise. Elle en sera plus facilement
violée. Elle conservera, en outre, une amnésie focale post-viol.
« L’induction programmée d’une telle parenthèse temporelle, hors le
cours de l’histoire, au cours de laquelle toutes normes sociales seraient
vaines ou soumises aux fantasmes du maître, appartient aux perversions
comme aux toxicomanies (le flash) [...] Manipulation, dissymétrie relationnelle, perversion, ces termes montrent donc que le GHB explore
autant le champ de la perversion que celui de l’addiction. » (Bourgeois,
Sene-M’Baye, 2002)
Dans les sex addictions, on peut parler cliniquement de craving (la
recherche compulsive du partenaire) de sexualité, bien que celle-ci soit
peu génitalisée et habituellement pauvre en fantasmes, mais aussi de
tolérance et d’accoutumance. Celle-ci entraîne la nécessité d’augmenter
le nombre de rapports, ce qui définit une addiction.
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
163
Le harcèlement scatologique téléphonique se traduit cliniquement par
une fixation sur une victime-cible, une femme essentiellement. La victime est souvent unique ou préférentielle mais il peut y avoir une succession de victimes dans une carrière de harceleur. Elle peut être choisie
au hasard sur un annuaire ou avoir fait l’objet d’un véritable pistage
préalable destiné à obtenir ses coordonnées téléphoniques, elle peut avoir
été choisie en raison d’une particularité physique (une blonde) ou sociale
(une veuve). Les harceleurs sont presque exclusivement des hommes.
Au cours des contacts téléphoniques répétitifs, le sujet impose systématiquement à son interlocutrice des mots jaculatoires, obscènes, insultants
ou menaçants. Il n’hésite pas à rappeler sa victime si elle raccroche et
souvent il conclut ses propos par une masturbation. Le but de ces appels
est d’obtenir une excitation sexuelle. C’est cet ensemble, stéréotypé dans
son déroulement, qui propulse les victimes de tels agissements dans une
atmosphère de terreur et d’insécurité permanente.
Cette conduite se situe une fois encore à la lisière de la paraphilie
et de l’addiction mais elle peut nouer des liens avec d’autres sphères
pathologiques :
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
– l’érotomanie, dans le sens où le harceleur se ressent parfois autorisé à
agir de la sorte à la suite de ce qu’il estime être une avance de la part
de « cette femme » ;
– les obsessions, dans la mesure où il peut être amené à lutter, en vain,
contre son passage à l’acte ;
– la dépression et les addictions en général.
Mais la comorbidité avec les autres perversions, d’objet ou de moyen,
est la plus éloquente :
Sur une cohorte de 561 paraphiles non incarcérés, G. G. Abel et al.
(1988) identifièrent 3 % de scatologistes téléphoniques, soit 19 sujets,
et parmi eux, 63 % de ces hommes étaient aussi exhibitionnistes, 21 %
frotteurs, 16 % avaient des traits pédophiles et 26 % avaient présenté
des gestes incestueux vis-à-vis d’enfants de sexe féminin. Parmi ces
patients, 60 % admettaient avoir des tendances au travestisme et 21 % des
pratiques sexuelles sadiques. Mais aucun ne présentait de comorbidité
fétichiste ou masochiste sexuelle. 15 % des voyeurs (autre pulsion intrusive) avaient pratiqué le harcèlement téléphonique scatologique. Un seul
des 19 scatologistes n’avait aucune comorbidité paraphilique connue.
J. M. Bradford et al. (1995), dans une autre enquête portant sur
274 hommes ayant des comportements sexuels évalués du point de vue
médico-légal, retrouvèrent 21 % de sujets admettant pratiquer le harcèlement scatologique téléphonique. 47 patients furent préférentiellement
diagnostiqués comme des harceleurs téléphoniques pathologiques. Parmi
eux, 62,2 % furent diagnostiqués comme également voyeurs, et 46 %
comme frotteurs. 27 % présentaient une pédophilie hétérosexuelle et
24,3 % une pédophilie homosexuelle.
164
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
E. B. Saunders et G. A. Awad (1991) étudiant 19 adolescents de
sexe masculin, violeurs, les trouvèrent significativement engagés
dans des comportements de harcèlement scatologique téléphonique
et d’exhibitionnisme. R. K. Ressler et al. (1986), dans une étude portant
sur 36 meurtriers ayant, au préalable, enlevé et mutilé leurs victimes,
retrouvèrent 22 % de harceleurs scatologiques téléphoniques. Du point
de vue psychopathologique, ce comportement trace plusieurs pistes non
contradictoires eu égard à la problématique du narcissisme et de ses
aménagements fluctuants.
– Dans le harcèlement scatologique téléphonique, les obscénités livrées
parlent pour partie de l’intimité agressive du sujet, de ses fantasmes
et de ses préoccupations. En ce sens, cette conduite constituerait une
sorte de négatif de l’exhibitionnisme (conduite au cours de laquelle
l’agressivité est paradoxalement agie passivement et est « donnée à
voir »). Ainsi, exhibitionnisme et harcèlement scatologique téléphonique s’étayent sur le même socle pervers.
– Les obscénités réalisent une agression sexuelle de la victime et sont
l’expression de la rage archaïque et de la haine borderline. La fantasmatisation et la mentalisation de la peur de leur victime imaginée sans
défense (équivalent de nudité) apportent au harceleur une jouissance
sexuelle certaine, il peut se masturber et/ou tenter d’apercevoir sa
victime pendant l’appel. Dans ces circonstances, il y a donc aussi
du voyeurisme dans l’acte. D’autre part, certains auteurs (Silverman,
1982) considèrent le téléphone comme un équivalent phallique ; couper la communication renverrait alors à d’autres fantasmes ! Les harceleurs téléphoniques scatologiques sont décrits par les experts comme
immatures et carencés du point de vue de l’estime de soi. À travers leur
geste, ils quêtent ainsi une réponse de la part de leur interlocutrice.
Celle-ci, par ses réactions et sa peur, leur répond involontairement
et les rassure sur leur existence (ils sont entendus et ils sont craints,
donc ils sont). Le harcèlement scatologique téléphonique peut être
appréhendé comme une conduite de réassurance face à l’angoisse de
castration. Si leur victime a peur d’eux, c’est qu’ils ont une certaine
puissance.
– L’usage du téléphone (ou de l’Internet) combine une emprise sadique,
une distanciation dématérialisante procurée par l’anonymat et une
troublante proximité-intimité avec la victime, autorisant le pervers à
aller jusqu’au bout de sa perversion (Bourgeois, 1991). Le contact
téléphonique favorise une pseudo-intimité, de fantasme à fantasme,
sans passer par le corps à corps. Le harceleur peut rompre cette intimité
à tout moment et croire ainsi la maîtriser. Mais elle est virtuelle et de
toute façon hypercontrôlée puisque la police a désormais le moyen de
localiser, dans le temps et l’espace, la plupart des appels ou des e-mails.
Cette pratique porte en germe ce qui se retrouve au cours de tous
les détournements sexopathiques et psychopathiques de technologies
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
165
modernes, abondant systématiquement dans une logique de sélection
perverse : l’usage du minitel ou de l’Internet, du chat et des e-mails,
ainsi que des jeux vidéo, offrent à chacun la possibilité d’aller jusqu’au
bout de ses fantasmes au risque parfois que la réalité face intrusion, et
frustre irrémédiablement le sujet dans son rapport pathologique au réel.
C’est le sens de certains passages à l’acte clastiques retrouvés lors de
rencontres, commencées sur Internet et débouchant sur un rendez-vous
réel qui ne sera jamais à la hauteur des espérances et des fantasmes, et
engendrera souvent de surcroît, une culpabilisation intense, donc une
agressivité.
En 2001-20021 , un sadique allemand avait recruté une victime sur
Internet. Il avait explicitement évoqué dans un groupe de discussion
ce qu’il proposait comme sévices (manger sa victime). Il s’est trouvé
un homme pour accepter d’être partenaire de ce fantasme, d’être tué et
partiellement mangé.
L A PSYCHODÉPENDANCE DANS L’ ENGAGEMENT
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
RELIGIEUX ET LES PHÉNOMÈNES SECTAIRES
Sans discernement, toute croyance (religieuse ou pas) peut être érigée
en des systèmes si cohérents et redondants du point de vue socioculturel,
qu’ils sont difficiles à mettre en cause. Du temps où la religion était
l’opium du peuple (Marx, 1844) et l’un des piliers fondamentaux de la
société, il fallait une force de conviction déviante individuelle peu commune, au risque du rejet social, pour oser s’en détacher, jeter un regard
critique et dissident sur ce phénomène d’illusion collective, envisager
d’autres alternatives spirituelles. La religion était un des ciments de la
collectivité. Elle participait à l’élaboration d’un moi collectif et, sans
doute, aussi du narcissisme collectif.
De nos jours en Occident, la religion reste un facteur résiduel de cohésion sociale par affiliation, une valeur refuge en temps de troubles, un
idéal de vie rassurant et structurant pour certains. Dans ce contexte, si certains individus s’y plongent toujours, ce sont désormais eux les déviants,
par rapport à une norme sociale et statistique devenue individualiste
et matérialiste, tandis que d’autres religions ont pris le relais (argent,
sport...). L’entrée en religion, par sa dimension totale et rédemptrice,
peut constituer par elle-même, et dans des conditions non généralisables,
un faux self efficace, capable de sublimer un temps, et de remplir, un
moi fragilisé. Par ailleurs, la prévalence supposée de la pédophilie dans
l’Église, récemment mise en exergue par une accumulation d’affaires
médiatisées, n’est que la partie visible de la question. Cette prévalence
ne saurait être considérée comme totalement fortuite.
1. L’affaire s’est déroulée à Rothenburg. Elle a été relatée dans la presse internationale
le 12 décembre 2002.
166
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
En fait, l’échec suturant de tels engagements spirituels, qui faisaient
imparfaitement écran à un trouble identitaire personnel et sexuel patent,
à l’origine de l’engagement spirituel colmatant, peut laisser la place à des
dérives déviantes (Geraud, 1943)1 .
L’immersion dans un système sectaire, si elle peut être, initialement,
la manifestation d’une recherche personnelle, s’impose par son intensité
et son imperméabilité à la réalité comme une forme particulière de
psychodépendance pouvant aller jusqu’au sacrifice : sacrifice financier
souvent, sacrifice existentiel et soumission sexuelle, voire sacrifice de sa
vie2 .
L’engagement sectaire immerge sa victime dans un monde total,
comme celui dénoncé par E. Goffman (1968) à propos de la psychiatrie.
Dans ce monde sans faille, la soumission consentie aux quelques règles
édictées par le leader ou le gourou suffit à garantir une cohérence
existentielle. Tout ce qui n’entre pas dans le cadre autorisé se voit
irrémédiablement exocyté. La sortie du système ne peut se concevoir
que dans la rupture. Les choses sont simples, car le déni et le clivage
à l’œuvre empêchent la dialectisation des contradictions, ainsi que
l’émergence des paradoxes existentiels fondant l’évolution critique
ordinaire d’un individu.
Communautarisme opposé au pluralisme, dissidence, différence ou
divergence avec un adversaire désigné, deviennent les facteurs de cohésion interne du groupe ainsi formé, dans la mesure où il s’impose en un
contre-modèle dessinant, en retour, les contours de ce qui est autorisé par
le chef. Le monde (re)devient clair, car manichéen. Le bien et le mal ne
sont pas discutables, la voie, à la fois contenue et contenant, est tracée.
Ce type de paramonde artificiel favorise la mise en place d’une géographie mentale extrêmement balisée. Il recueille facilement en son sein
des individus étant préalablement passés à l’acte, ou non, dans le champ
de l’addiction car il ne les change pas de registre. Il s’adresse plus
1. La question s’est très tôt posée à l’Église qui différencie : 1. L’obsession sexuelle,
souvent imbriquée avec le scrupule dans une personnalité psychasthénique mais « qui
cède généralement à une sage dérivation spirituelle et physique ». Elle n’est qu’une
contre-indication relative. 2. Les perversions acquises dues à un défaut dans l’éducation, où les sentiments moraux sont faussés plus qu’abolis. Elles peuvent bénéficier
d’une chance « d’une sorte d’orthopédie morale (orthophrénie) ». 3. Les perversions
dues à l’obsession sexuelle qui sont des contre-indications formelles « un pervers
constitutionnel n’arrive pas au grand séminaire. Il est filtré au collège ou au petit séminaire » : 5 temps successifs sont décrits : « 1◦ Cause déclenchante : il s’agit souvent de
la présence d’un enfant ; 2◦ Lutte morale : la conscience est partagée entre le bien à
poursuivre, le mal à éviter. C’est la tentation ; 3◦ Acte délictueux : le pervers succombe
toujours à la tentation. En l’espèce, il y aura attentat à la pudeur sur l’enfant ou masturbation ; 4◦ Apaisement : le pervers a un moment de réelle euphorie ; 5◦ Scrupules : à
l’euphorie passagère font suite les scrupules. » J. Geraud (1943, p. 97-98).
2. L’exemple le plus significatif à ce jour, reste celui du suicide collectif imposé dans
sa secte par Jim Jones, au Guyana, qui fit 914 morts (1978).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS
167
généralement à des sujets en grande souffrance et en état de fragilité
mentale : psychotiques délirants ou carencés majeurs y trouvent parfois
un lieu d’asile, troquant une aliénation pour une autre. Les communautés
des années soixante-dix se sont parfois construites « contre » le pouvoir
psychiatrique, considéré à cette époque comme le prototype de tous les
pouvoirs aliénants, mais, tandis que le monde de la psychiatrie hospitalière tentait de sortir de ce schéma, à travers notamment la politique
de secteur, ces communautés alternatives n’ont fait que dupliquer, à leur
échelle, les caricatures de pouvoir qu’elles se proposaient de dénoncer.
Dans les sectes, il existe des mécanismes de conditionnement opérant
simples et terriblement efficaces par leur répétition litanique. Celle-ci est
associée à l’absence d’alternative affective, intellectuelle ou spirituelle,
excluant les métarègles issues du droit commun pouvant trianguler les
inévitables déséquilibres et contradictions que le sujet pourrait ressentir
à un moment quelconque de sa plongée dans l’univers sectaire. Véritables lavages de cerveau, ces processus engagent leurs victimes dans un
fonctionnement proche de l’addiction par ses implications psychodynamiques profondes. Ces processus sont maintenant mis à plat, dénoncés.
Une réflexion de la collectivité est en cours pour tenter d’y mettre des
limites (Abgraal, 1996), sans pour autant vouloir tout normaliser. Dans
ces sectes, les carences narcissiques individuelles se voient cautérisées,
au fer rouge, par l’instauration totalitaire d’un narcissisme collectif fort,
dévorant, émanation directe du narcissisme tentaculaire et sans limite
externe du gourou. Il s’agit d’un exemple de faux self collectif, remplissant plus ou moins solidement, le moi lacunaire de chacun des individus
du groupe, devenu protubérance pathogène du moi du chef et soumis au
seul et défaillant surmoi de ce dernier.
Il y a quelques années, en Europe, une association privée s’était spécialisée dans l’aide aux toxicomanes héroïnomanes. Les résultats spectaculaires qu’elle affichait quant à l’abstinence avérée des patients qui lui
étaient confiés, furent rapidement contrebalancés par la dérive sectaire
de la structure, objectivée par des plaintes multiples puis des inspections
sanitaires. En fait, les toxicomanes avaient substitué une dépendance à
une autre ; ils étaient totalement pris en charge par le groupe, tout au long
du processus de sevrage et du post sevrage, qui est classiquement le point
faible des structures institutionnelles de soin. Ils décrochaient du produit,
mais leur reconstruction psychique s’étayait sur une dépendance non
surmontable au chef du mouvement. Cette dépendance pouvait aboutir à
une utilisation sexuelle. Dans le modèle sectaire, quelle que soit la nature
du groupe, il n’est pas impossible que le moi propre du chef se retrouve,
à l’occasion, lui aussi leurré. Le chef lui-même, non exempt de fragilité
narcissique souvent, (ce qui peut expliquer sa quête insatiable de pouvoir,
outre les bénéfices financiers propres à certains mouvements), se voit, lui
aussi, suppléé narcissiquement par ce moi collectif expansif, flottant et
instrumentalisable qu’il a contribué à faire éclore et que rapidement il ne
contrôle plus. L’ensemble de la collectivité, coupée de tout rétrocontrôle,
168
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
dérive vers une désincarnation concentrique qui, au fur et à mesure
qu’elle s’élabore, peut s’apparenter de plus en plus à un délire. Dès lors
le seul moyen pour le groupe de se limiter, de ne pas imploser, c’est de
développer un syndrome persécutoire. Cette éventualité est le lot, à un
moment ou à un autre, de la plupart des institutions sectaires.
Chapitre 10
AUTRES ISSUES DU TRONC
COMMUN BORDERLINE
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
I SSUES PSEUDO - NÉVROTIQUES
On peut s’attendre à peu de cas clinique car, par définition, si des
sujets borderlines arrivent à mettre en place un fonctionnement d’allure
névrotique, ils éviteront ainsi, longtemps, l’éclosion d’une souffrance
aliénante et ils sutureront ainsi, efficacement, leur fragilité narcissique.
Ce n’est qu’a posteriori, s’ils craquent, que l’on pourra suspecter que leur
mode de fonctionnement précédent, jusque-là bien socialisé, performant
et apparemment dense, était foncièrement inauthentique et plaqué. Le
cas de monsieur XY, sex addicteur clandestin (cf. supra) peut s’inscrire
dans cet ensemble. On peut estimer que cet individu avait mis en place
un fonctionnement existentiel pseudo-névrotique du côté de la sphère de
sa vie conjugale et professionnelle, qui aurait pu perdurer, sans heurt, si
l’irruption d’une bouffée délirante n’avait contribué à fragiliser l’édifice.
Vignette clinique n◦ 15 – Un rituel comblant
M. V., 35 ans, est suivi dans un hôpital de jour, voisin de son domicile, pour
des troubles obsessionnels compulsifs, graves et invalidants. Bien que de
nature méticuleuse et pointilleuse sur les horaires, il arrive systématiquement en retard aux séances. La raison est qu’il est obligé, lorsqu’il vient à
hôpital, de traverser un grand boulevard passant. D’un côté de ce boulevard,
à hauteur du feu tricolore garantissant le franchissement des clous, se
trouve une cabine téléphonique. Dans son rituel, V. doit faire préalablement
à sa traversée, un nombre défini de tours de cabine. Si la fin de ce rite
coïncide exactement avec le feu piéton au vert, il peut traverser. S’il coïncide
170
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
avec le feu piéton au rouge, il est obligé de repartir pour un certain nombre
de tours. Seule la coïncidence miraculeuse d’un feu piéton au vert à la fin de
ses tours auto-imposés lui permet de franchir l’obstacle. Au retour, ce sera
la même difficulté. En conséquence, il doit chaque jour affronter la honte de
son retard.
Par ailleurs, d’autres rituels empoisonnent sa vie : rites envahissants de
lavage, de franchissement des portes, arithmomanie, association obligatoire
de mots...
Son discours est également stéréotypé, fait de phrases proverbiales débitées d’un ton monocorde et essoufflé car il ne s’autorise pas à respirer
quand il les prononce, inauthentique, et de lieux communs. Il bégaie lorsqu’il sort des sentiers battus de son discours plaqué. Il n’arrive jamais à
se détendre complètement et son visage est en permanence ravagé par
une souffrance anxieuse intense. Seules deux circonstances le détendent :
lorsqu’il joue de la trompette et lorsqu’il joue aux boules. Lors de ces deux
activités qu’il a commencé à pratiquer très tôt dans son enfance, il est
détendu, performant, enjoué, libre, presque en hypomanie. Ces troubles
obsessionnels sont si gravement invalidants que le diagnostic de psychose
obsessionnelle avait été très tôt posé, dès son adolescence, justifiant un
traitement neuroleptique resté inefficace. Il n’a jamais déliré ni présenté
de signes positifs ou négatifs de schizophrénie. Son accrochage forcené
au réel, ainsi que la dynamique anxieuse et péri-œdipienne de sa souffrance psychique, penchent pour une dimension névrotique archaïque à ses
troubles, mais la composante narcissique de sa problématique s’impose. Il
est soumis à un père hyperanxieux, trop bon, et qu’il ne pourra jamais égaler
dans son dévouement pour lui et aussi pour sa mère, qui est une grande
malade chronique. Dans le même temps, il ne peut souhaiter la disparition
de ce père étouffant dont il est dépendant et qu’il ne peut satisfaire. Dans les
deux activités où il est bien (boule et trompette), il est lui-même, sans avoir
besoin de fonctionner à l’aune de son père. Le travail psychothérapique ne
pouvait utiliser les mots. Il s’est agi de le renarcissiser préalablement puis
de l’accompagner physiquement et psychiquement dans l’évocation de la
croisée des destins père-fils : « Il faut que tu croisses et que je diminue ».
Comment, pour lui, accepter le lent déclin du père sans verbaliser son désir
de le voir disparaître et l’angoisse corollaire de disparaître lui-même un jour ;
comment accepter de dépasser ce père si cela signifie la disparition de
celui-ci et la sienne ? Ce télescopage est bien sûr très archaïque dans sa
signification.
Le père apporta sa solution en restant, un jour, brutalement, très diminué
des suites d’un accident cardio-vasculaire impromptu (il n’avait jamais eu le
temps de penser à se soigner !). Le fils put alors se trouver en position de
rendre service à son père. Il se consacra à lui et à sa mère et il réussit par
cela à abandonner rapidement une grande partie de son fonctionnement
obsessionnel, le rituel comblant et invalidant n’ayant plus lieux d’être.
Lorsqu’un fonctionnement, même s’il emprunte sa symptomatologie
au champ de la névrose, s’avère trop prégnant et trop invalidant, il faut
systématiquement le penser comme étant éventuellement un aménagement borderline de la personnalité. Cela permet parfois de gagner du
temps dans l’approche psychothérapique.
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
171
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
I SSUES PSEUDO - PSYCHOTIQUES
Tous les troubles psychotiques peuvent admettre une grille de lecture « narcissique ». La bouffée délirante, par son déroulement aigu et
son potentiel dissociant, est le prototype de l’expérience psychotique.
Pourtant, dans une perspective psychodynamique, bouffée délirante ne
veut pas dire psychose même si le DSM - IV brouille les pistes. Ce qui
était intuitivement perçu à travers la règle de Mauz1 sur le devenir des
bouffées délirantes aiguës, devenue classique, se trouve confirmé par
l’abord psychopathologique.
Des bouffées délirantes aiguës peuvent à tout moment émailler le
parcours existentiel de sujets borderlines. Leur survenue et surtout leur
répétition peuvent induire un diagnostic erroné de structure psychotique
de la personnalité. La constatation d’une cause exotoxique peut contribuer à faire errer le diagnostic à travers la notion de psychose toxique
(Medjadji et al., 2001)2 . Si la démarche diagnostique se base simplement
sur les éléments cliniques et n’explore pas la personnalité de base du
sujet (ainsi que d’éventuelles circonstances déclenchantes, affectives,
pouvant faire suspecter la problématique narcissique), le sujet peut se
voir appréhendé comme psychotique, et traité en conséquence, ce qui est
regrettable car la neuroleptisation en première intention (alors abusive)
risque de masquer les capacités de réhabilitation sociale du patient et
d’engager celui-ci dans un apragmatisme aliénant et marginalisant.
Cette confusion symptôme/structure renvoie à d’étonnants succès
thérapeutiques rapportés par des équipes soignantes ignorant la notion
d’état-limite de la personnalité et surétiquettant « psychotique » tous les
troubles psychocomportementaux s’en rapprochant superficiellement.
Dès lors, si les neuroleptiques n’ont pas abrasé le fonctionnement
du patient, des rémissions inespérées peuvent s’envisager puisque le
pronostic déficitaire biodéterminé de la psychose, abusivement posé hors
référence structurale, n’existait pas en fait.
De toute façon, l’abord pharmacologique de toutes les bouffées délirantes reste le même. Il comporte l’usage mesuré, à visée sédative et
délirolytique s’il y a lieu, de médicaments neuroleptiques ou antipsychotiques. Il se complète par la mise en place d’un cadre institutionnel
contenant. Celui-ci se réalise la plupart du temps par une hospitalisation,
1. Mauz détermina quatre modalités d’évolution des bouffées délirantes aiguës (BDA) :
– 1/4 des cas : il s’agit d’une BDA sans lendemain ; – 1/4 des cas : il y aura une ou plusieurs BDA résolutives ; – 1/4 des cas : cet accès délirant inaugure un fonctionnement
psychotique chronique ; – 1/4 des cas : cette BDA sera résolutive mais il lui succédera,
à distance, une évolution schizophrénique.
2. On a décrit de tout temps des psychoses au kif dans les pays de forte consommation.
Aujourd’hui, en France, la croissance exponentielle de la consommation de dérivés
cannabiques, plus ou moins coupés avec d’autres produits psychotropes, contribue à
l’émergence de véritables tableaux psychotiques réversibles à l’arrêt de la consommation.
172
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
au besoin, sans consentement. C’est au sortir de la crise délirante que se
posera la question de la signification des troubles présentés. Le matériel
restitué au cours du délire peut donner des indications précieuses sur la
nature et les enjeux de la souffrance psychique sous-jacente. Mais le plus
souvent, celui-ci est stéréotypé dans sa thématique (mystique, sexuelle,
guerrière), ses mécanismes et son tempo d’instauration ainsi que dans
son vécu (persécutoire, mégalomaniaque, sensitif, dépressif...).
On devra procéder à l’exploration de la personnalité sous-jacente,
au besoin, par des entretiens semi-structurés ou non structurés, par la
passation d’une batterie de tests projectifs (cf. supra). La capacité du
sujet à s’inscrire dans ce processus d’évaluation sera aussi un bon indice
de la réalité de la « sortie de crise ». On envisagera également l’étude
des interactions de toutes sortes que cet état paroxystique a forcément
nouées avec le système contextuel dans lequel évolue habituellement
le patient. Par ailleurs, l’anamnèse de son parcours social et affectif,
combinée à l’examen des éléments disponibles sur le fonctionnement
transgénérationnel de l’entourage sont de nature, à condition d’y prêter
sens, à recaler certaines bouffées délirantes dans une problématique
partiellement ou complètement narcissique. En quoi le contenu du délire
pouvait-il combler les failles narcissiques du sujet ?
En dehors de la crise délirante, (et y compris, dans la mesure où
on a pu assister à une « guérison spectaculaire » : c’est la notion de
« bouffée délirante sans séquelle, sinon sans lendemain »), on pourra
se trouver face à un sujet redevenu normal, c’est-à-dire cliniquement
asymptomatique.
C’est à ce moment que se posera la question d’une approche thérapeutique (à visée préventive de rechute certes) mais surtout à visée de
changement ou de consolidation structurale : il s’agit de faire en sorte que
la crise délirante aiguë soit productive, c’est-à-dire qu’elle ait transformé
de manière positive le système relationnel du sujet et, pour cela, surtout
sa conception de lui-même. C’est l’objectif de restauration narcissique
comme transformation de l’essai « bouffée délirante aiguë ».
L’écrivain japonais, Y. Mishima, représente, à notre sens, un exemple
clinique de personnalité borderline et de sa tentative, à travers la création
littéraire, de trouver une issue acceptable à sa situation.
D’après des travaux psychopathologiques (Condamin-Pouvelle, 2001)
et bibliographiques le concernant (Yourcenar, 1973) dont nous faisons
une lecture orientée et forcément subjective, son enfance fut douloureuse. Elle fut confinée dans un étroit espace où régnaient le malheur
et la maladie : la chambre de sa grand-mère. Il y subit précocement la
séduction et la domination de cette vieille femme, associant dès lors
pour toujours dans son imaginaire, ombre, sexe, sanies et mort. Le climat
familial était lourd, peu aimant. Il le coupait inéluctablement du monde
réel. Cet enfant, décrit comme précocement sage, était de santé délicate
par ailleurs. Il fit très tôt l’expérience de la mort, qu’il craignait (il
avait peur d’être empoisonné par la nourriture) et qui le fascinait à la
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A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
173
fois. Il reçut, plus tard, l’expérience troublante de la souffrance affichée,
imagée, imaginée à travers la contemplation du tableau de Guido Reni
représentant le martyr de Saint Sébastien. Le saint était montré immobile,
extatique, percé de flèches lancées par ses frères d’armes, archers, qui
l’avaient trahi et le sanctifiaient ainsi. Est-ce cette scène primitive qui le
traumatisa au sens de la détermination linéaire d’une orientation sexuelle
ultérieure homophile et masochiste ? Ou bien fut-il interpellé par ce
tableau, justement parce qu’il se trouvait déjà intimement engagé dans
une voie existentielle et sexuelle pervertie, hors normes, isocentrée, cicatricielle de son sentiment de vide intérieur, de non-existence, de non-vie,
d’incapacité à ressentir des émotions ? Ce vécu de vide qu’il partagea
dans son œuvre l’a fait considérer par certains comme étant de personnalité psychotique ou même comme étant porteur d’une psychose déclarée.
Cette orientation mentale érotisait la souffrance subie ou infligée, et la
projetait préférentiellement sur le corps d’un jeune homme. Bien des
enfants ont entrevu un jour des scènes telles que celle figurant sur le
tableau de Reni. Jadis, ces tableaux édifiants ornaient à profusion les
murs des églises. Tous ne sont pas devenus sadomasochistes pour autant.
Il fallut donc à Mishima d’autres déterminants souterrains, pour bâtir le
puzzle psycho-érotique particulier de sa préférence sexuelle, comblant la
vacuité de sa personnalité. Cette impression d’enfance, rapportée après
coup, ne constitue-t-elle pas un souvenir-écran, une rationalisation secondaire, un organisateur narratif (cf. l’identité narrative selon B. Cyrulnik),
une défense ultime ?
En dépit des mécanismes défensifs puissants qu’il installa dès son adolescence, Mishima échoua à juguler sa souffrance psychique. Il parvint
longtemps à se maintenir à bonne distance émotionnelle de l’emprise du
chaos. Il le fit en s’appuyant sur sa production littéraire impérieuse, dont
l’esthétique et la qualité furent, un temps, la source de la reconnaissance
des lecteurs seule capable, à ses yeux, de le contenir dans un illusoire
semblant de contact avec le monde des humains. Il privilégia aussi
l’érotisation de ses pensées (véritables obsessions sexuelles) et celles-ci
érigèrent, longtemps, une sorte de rempart flottant entre un soi blanc
incapable d’aimer et le monde cruel, périphérique, qu’il pressentait seul
vivant (ou plus vivant, c’est-à-dire plus productif que lui). Ces pensées
et les écrits étranges qui en dérivaient inexorablement trahissaient les
aménagements pervers sadomasochistes et fétichistes sexuels (qu’il s’imposa longtemps sans en faire mystère au monde, ce qui exprime son
insensibilité aux contingences sociales), ainsi que l’échec, finalement,
de ces aménagements face à la montée de son « impuissance à aimer »
qui trahissait son impuissance à s’aimer. Mishima avait pourtant espéré
réussir à dompter par les mots les dérives de ses pensées.
« La mort avait commencé dès le temps où je me suis mis en devoir
d’acquérir une existence indépendante des mots. » (Mishima, 1971)
174
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
Cette dérive désincarnée car la chair ne peut rivaliser avec le fantasme,
réussissait parfois à faire écran entre lui et le monde. Elle le reléguait
toujours plus loin dans sa tour d’ivoire et dans un vécu d’incommunicabilité puis de persécution, dans un système personnel mystérieux, résiduel,
fantasmatique puisque difficilement socialisable. Ce système apparaît
rétrospectivement construit sur un mode binaire, pseudo-obsessionnel
mais non pas délirant, car jamais Mishima n’en fut dupe et ne perdit
contact avec le réel, et ce fut sa peine. En ce sens il n’était pas psychotique, même si l’échec patent de ses mécanismes défensifs pervers le
laissa parfois flirter avec des aménagements pseudo-psychotiques. Il se
ressentit longtemps comme un masque (matérialisation du faux self ?) et
son roman Confession d’un masque, (Mishima, 1971) a de forts relents
autobiographiques. Ce monde personnel, dans lequel les mots avaient,
pour lui, plus de valeur et d’épaisseur que ce qu’ils décrivaient, fut
longtemps garant d’une pararéalité apaisante. Mais alors que la reconnaissance narcissique absolue en ce domaine l’aurait peut-être comblé et
définitivement narcissisé, c’est-à-dire sauvé, cela lui fut arbitrairement
refusé. Le prix Nobel 1968 fut attribué à un autre auteur japonais,
pire, à son rival direct en littérature, Kawabata. La déception fut sans
doute immense, le persuadant définitivement d’être à jamais incompris,
déconsidérant encore à ses yeux la valeur de l’artifice littéraire, faux self ,
mot self ou self paradoxal qui l’avait pourtant soutenu et colmaté. Il se
retrouva face au vide dramatique de son inexistence.
Cette longue dérive personnelle, prélude à un véritable effondrement
narcissique terminal, trouva issue dans son suicide public en 1970,
emblématique par lui-même de son positionnement. Mishima mit fin à
ses jours par un seppuku dévoyé, perverti, puisque clairement situé hors
du cadre signifiant du code d’honneur nippon, et invoquant néanmoins
ce code d’honneur. Ce passage à l’acte, allant jusqu’au bout de la
logique qu’il voulait dénoncer, incarne le fonctionnement masochiste,
prométhéen.
D’autres passages à l’acte dramatiques se voient qualifiés de psychotiques. Ils le sont, faute d’élément explicatif, mais ils peuvent trouver un
éclairage par la prise en compte de la carence narcissique de leur auteur et
de la vertu narcissisante du geste fou. Il s’agit de ces actes gratuits commis par des adolescents sans antécédent patent psychotique ou dépressif
atypique. La plupart du temps, c’est le cas de la crise d’Amok que nous
avons décrit précédemment ; la mort par suicide clôt inexorablement
l’épisode et il est arbitraire de mener à bien une « autopsie psychologique
rétrospective ». Les observateurs, toujours périphériques, se perdent en
conjectures. Du coup, un processus psychotique est là, rituellement,
évoqué comme un commode paravent à l’incompréhension. Dans les
cas de psychose débutante, tout peut se voir, même cela donc, et tout
le monde est rassuré ; c’était inévitable. La société et la famille sont
préservées de remises en questions douloureuses.
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A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
175
Le cas récent d’un adolescent de 17 ans ayant assassiné selon un rituel
inspiré du film Scream1 est éclairant, car l’adolescent a survécu à son
geste homicide et il a pu délivrer aux experts psychiatres quelques ouvertures sur son fonctionnement intrapsychique. Cet adolescent, considéré
comme sans histoire jusqu’à son action meurtrière, s’est progressivement
abîmé dans un déséquilibre existentiel dépassant, certes, la simple organisation borderline physiologique de l’adolescence, mais n’atteignant
pas la dissociation psychotique attendue. Aucun thème délirant n’était
mis en jeu dans son acte. Dans le drame, tout se passa comme si le
fantasme identificatoire morbide aux personnages cultes du film agissait,
chez lui, comme un faux self comblant une lacune moïque, exacerbée par
la situation déstabilisante d’échec scolaire dans laquelle il était immergé,
la croyant sans issue. Il s’était peu à peu retiré d’une réalité décevante,
reniée, au profit d’une néoréalité induite par sa propre contre-culture
et non par un délire dissociatif. Après son passage à l’acte, revenu à
la réalité, il apparaissait, selon les témoignages, comme étranger à son
acte et à côté de la réalité. Ceci a fait parler de psychose mais peut
être également conçu comme un indice de clivage. Il était à côté de
lui-même, étranger à lui-même, aliéné au sens étymologique mais pas
psychotique. Simplement, il n’avait plus de moi dense à offrir dans le jeu
naturel de l’inconscient moi/ça/surmoi. En ce sens, son geste homicide
ne pouvait être intégré dans un délire, même focalisé, car tout délire,
même en secteur, participe de l’ensemble de l’économie psychique de
son porteur2 . Il n’appartenait pas plus à sa personnalité ordinaire. Il est
resté clivable de son identité ordinaire d’adolescent en situation de faillite
narcissique, en difficulté sociale et en désespérance. Ces troubles sont
restés infracliniques jusqu’à l’explosion comportementale finale.
Ceci pose, évidemment, un problème de responsabilisation. À notre
sens, seul la responsabilisation de ce sujet et sa pénalisation-sanction
(dans un lieu ou évidemment il pourrait recevoir des soins psychoéducatifs, si besoin) seraient en mesure de l’aider à intégrer solidement
son acte à sa vie, condition sine qua non à la prise de conscience
ultérieure pouvant l’ancrer dans la réalité et lui permettre, plus tard, de
passer à autre chose.
I SSUES PSYCHOSOMATIQUES
L’issue psychosomatique est une éventualité fréquente dans le parcours des sujets borderline, ce qui a fait rattacher ces maladies à la
constellation des aménagements économiques du tronc commun des
1. Scream, film de W. Craven, États-Unis, 1997.
2. Les délires paraphréniques sont peut-être une exception dans la mesure où ils
n’infiltrent pas la globalité de l’être-au-monde du délirant. Mais les paraphrénies,
d’ailleurs exceptionnelles aujourd’hui, n’étaient-elles pas des aménagements pseudo
psychotiques des états-limites ?
176
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
états-limites. Il s’agit d’un vaste domaine et il n’est pas possible, ici,
d’espérer être exhaustif. S. Freud avait déjà perçu, en son temps, qu’il y
avait quelque chose de mystérieux dans le saut du psychique à l’organique. J. Cain (1971) avait postulé :
« Le symptôme psychosomatique a un sens qui s’articule avec l’histoire
affective du sujet. »
Certaines affections admettent un balancement clinique psychosomatique, dans la mesure où la décompensation psychique peut mettre
un terme à une période critique somatique, notamment en matière de
recto-colite hémorragique ou d’allergie (et réciproquement). La survenue d’une affection somatique peut interrompre une phase processuelle
psychiatrique. C’est la notion ancienne d’abcès de fixation qui permettait,
lorsque la thérapeutique médicamenteuse s’avérait impuissante, d’envisager de provoquer volontairement, chez les grands délirants, une affection aiguë susceptible de polariser l’attention du patient et de le détourner
provisoirement de son délire.
Cependant, la maladie mentale ne protège pas de la maladie organique
et on peut avoir un cancer et une schizophrénie. On sait aussi, maintenant,
que la plupart des maladies neurologiques dégénératives admettent, à un
moment ou à un autre, une symptomatologie psychiatrique qui n’est pas
accidentelle ou réactionnelle, mais consubstantielle à l’affection.
La potentialité dépressive dans la maladie de Parkinson, ou la sclérose
en plaque, l’émergence psychotique dans la chorée de Huntington sont
maintenant bien établis, mais ces correspondances tendent à déspécifier
la place des affections psychosomatiques dans la constellation borderline. Sclérose en plaque ou chorée sont des affections neurologiques
indiscutables et leur symptomatologie psychiatrique rend compte de
l’intrication fonctionnelle étrange entre une lésion anatomique limitée
et stéréotypée (plaques de démyélinisation dans la sclérose en plaque)
et une symptomatologie clinique complexe et productive en émotions,
perceptions et idéations pathologiques allant de la dépression à l’hallucination. En ce sens, ces affections sont borderlines mais dans une autre
acceptation du terme.
On a cependant rapporté, depuis le XIXe siècle, le rôle des facteurs
émotifs dans des affections aussi diverses que l’asthme, l’ulcère gastroduodénal et l’eczéma, qui sont des modèles traditionnels du psychosomatique situés dans des sphères diverses (appareil respiratoire et digestif, dermatologie), et l’allergie (notion de terrain atopique). Cependant,
l’évolution croissante des connaissances sur la physiopathologie fine de
ces maladies tend à diminuer progressivement la part de composante psychique dans leur genèse. Comme ce qui a été fait concernant les schizophrénies, il faut peut être dans un premier temps inverser les propositions
causales : ce n’est peut-être pas parce que la mère d’un enfant allergique
« rejette son enfant et le surcouve par compensation » (Cain, op. cit.,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
177
p. 110) que l’enfant sera couvert d’une dermite ; mais peut-être parce
que son nouveau-né est porteur d’une dermite spectaculaire, suintante et
repoussante par son aspect, avec tout ce que cela peut entraîner pour le
narcissisme de sa mère, que la mère sera préférentiellement rejetante et
couvante, c’est-à-dire hostile et inquiète.
Dans un second temps, on pourrait relativiser l’impact relationnel
sur l’étiologie intime de l’affection mais admettre, qu’en situation de
stress existentiel ou d’affaiblissement général, réapparaissent, de façon
non spécifique, des troubles dermatologiques auxquels l’enfant serait
prédisposé, d’une manière ou d’une autre. Comme peuvent réapparaître
des comportements dits régressifs chez quiconque, en cas de problème.
De plus, l’impact des éléments liés à sa propre psychogenèse sera
naturellement minime chez un nouveau-né, à moins de le considérer
comme déjà porteur d’éléments lui ayant été transmis par ses parents.
Mais autant il apparaît licite d’appréhender les troubles psychocomportementaux et les remaniements psychiques du post-partum, chez la mère,
dans une perspective transgénérationnelle (cf. supra), autant la métaphore
psychosomatique, si elle en est une, apparaît moins lisible et, en tout cas,
moins directement liée aux aléas du narcissisme.
La découverte de l’implication du bacille de Koch dans l’étiologie
infectieuse de la tuberculose a sonné le glas des « maladies de langueur »
comme la connaissance, de plus en plus fine, de l’oncogenèse (y compris
intramoléculaire) rend aux cancers un statut toujours plus médicalisé
alors que, nous l’avons vu, l’approche psychodynamique des individus
atteints d’un cancer est riche, dans la mesure où une affection d’un tel
pronostic entraîne des remaniements psychiques profonds, au niveau du
narcissisme.
La clinique évolue et s’il n’est plus nécessaire d’utiliser la grille de
lecture psychosomatique pour décrypter la tuberculose aujourd’hui, on
constate l’émergence de nouvelles maladies psychosomatiques. Il n’est
pas utile, à notre sens, de lister toutes les maladies psychosomatiques
mais la fibromyalgie est une bonne candidate à devenir la maladie psychosomatique emblématique. On y retrouve le balancement entre une
symptomatologie mal objectivable d’allure physique (les algies), rebelle,
sans substratum actuellement défini, et une symptomatologie psychique
susceptible d’ouvrir sur des états dépressifs sévères, proches de l’anaclitisme parfois.
Les fibromyalgiques consultent un psychiatre pour une symptomatologie dépressive ou lui sont adressés pour cela par leur généraliste, voire
leur rhumatologue. La maladie se caractérise par différents items :
– Le caractère erratique et mal systématisé des douleurs ; ceci évoque
ce qui se retrouve dans les maladies fonctionnelles et l’hystérie.
– Le caractère essentiellement féminin du trouble (75 à 80 % des cas),
comparable à la prévalence féminine de l’hystérie et de la dépression.
178
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
– L’intrication habituelle des douleurs avec la dépression ou un balancement dépression/algies.
– La résistance des algies et/ou du syndrome dépressif aux traitements
qui sont habituellement efficaces contre la douleur et/ou contre la dépression.
Le diagnostic (Capdevielle, Boulenger, 2003) est donc avancé devant
un syndrome complexe associant des algies chroniques, diffuses, de
topographie musculo-squelettique à une douleur à la palpation en des
points sélectifs.
Les douleurs musculo-squelettales sont authentiques mais elles restent
corrélées avec l’évolution vitale des patientes, c’est-à-dire avec l’ensemble des composantes biologiques, sociologiques et personnelles qui
fondent le déroulement de leur existence.
Le contexte psychique comprend des troubles du sommeil, une fatigabilité musculaire matinale aggravée par la réduction de l’activité liée
à l’asthénie, de l’anxiété et de l’anxio-dépression. Des troubles cognitifs affectant mémoire à court terme et concentration sont également
retrouvés. Il est difficile de différentier ce qui pourrait évoquer un état
dépressif (et les effets secondaires associés des médicaments prescrits
dans la dépression) et ce qui pourrait être spécifique d’une affection
autonome. Des troubles digestifs et vasomoteurs sont également décrits,
ce qui contribue à l’ancrer du côté du somatique chez les patients et les
médecins.
En ce sens, la patiente fibromyalgique type est appelée à « tester l’impuissance » de nombreux médecins, ce qui évoque le parcours classique
des sujets atteints du syndrome de Münchausen, qui sont très souvent des
femmes, nous l’avons vu.
– La composante narcissique : il peut y avoir une instauration progressive de fibromyalgies dans les suites d’événements traumatiques physiques ou psychiques. Les délais de latence sont les mêmes que ceux qui
séparent le traumatisme des premiers signes cliniques psychiques dans
les syndromes post-traumatiques. Il n’y a pas de proportionnalité entre
l’intensité du traumatisme et l’intensité du syndrome fibromyalgique.
Il y a, par conséquent, une corrélation avérée entre syndrome posttraumatique et fibromyalgie, mais le traumatisme narcissique, que peut
constituer un état algique chronique incontrôlable peut, par lui-même,
constituer un traumatisme désorganisateur tardif effectif ce qui est, nous
l’avons vu, susceptible de verrouiller dans le sens post-traumatique une
existence pré-fragilisée.
Par tous ces caractères, la fibromyalgie est intermédiaire entre un
tableau d’essence psychiatrique, dont le côté algique pourrait n’être
qu’un mode d’expression privilégié et une constellation somatique, dont
l’aspect dépressif pourrait être appréhendé comme simplement réactionnel. En cela, c’est une affection transversale, comme le sont toutes les
maladies psychosomatiques.
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
179
Par ailleurs, aujourd’hui, une molécule à effet antidépresseur par inhibition sélective de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (le
Minalcipran), trouve une indication nouvelle dans la fibromyalgie. Jadis,
on avait découvert à la Carbamazépine (un normothymique) une efficacité réelle contre les algies rebelles. Tout cela montre qu’algies, aiguës
ou rebelles, et psychisme peuvent trouver des voies pharmacologiques
d’apaisement communes.
Comorbidité ou intermorbidité, la fibromyalgie, quelle que soit l’évolution du concept, aura eu le mérite, puisqu’elle a été considérée comme
une affection transversale, de renouer avec la dimension psychosomatique à une époque où, au contraire, la tendance est à organiciser les
affections psychiatriques.
Si la nosographie des maladies psychosomatiques est évolutive, on ne
peut donc que constater la prévalence de l’issue psychosomatique, quelle
que soit la forme de celle-ci, chez les sujets borderlines ainsi qu’une
corrélation de ces troubles avec un type de caractère particulier (Marty,
1958) qui renvoie à ce qui se rencontre chez des sujets porteurs d’une
psychogenèse évocatrice d’une structuration état-limite de la personnalité.
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A NOREXIE - BOULIMIE
L’anorexie, qui fut longtemps intégrée parmi les maladies psychosomatiques, et la boulimie sont peut-être des exceptions dans les organisations limites de la personnalité. Indépendamment de la relation particulière entre psyché et soma présidant à la clinique, du point de vue psychopathologique, c’est ici, en niant les besoins de son propre corps que
la patiente le manipule et l’objectalise. Elle agit ainsi dans la perspective
inconsciente d’en ressentir, dépasser ou nier les limites physiologiques,
c’est-à-dire, rester dans le registre de l’idée. Elle surinvestit, par la même
occasion, un psychisme orienté vers la maîtrise, ainsi qu’un intellect
sans limite, à force d’être désincarné, éthéré. Ces patientes contiennent
ainsi leur gigantesque angoisse existentielle. Celle-ci déborde la plupart
des autres investissements potentiels mobilisateurs, ce qui freine leur
inscription dans la réalité corporelle. L’image même de leur corps est
sous l’empire de leur imaginaire. Leur maigreur effrayante, évidente,
perceptible par tout un chacun au premier regard, ne les émeut pas. Ce
n’est pas elle que l’anorexique aperçoit dans le miroir car elle se réfère
à une image interne, aformée plus que déformée, intellectualisée par
l’introjection et ajustée à un idéal du moi afin de pouvoir, a contrario,
définir son idéal désincarné. Tout se passe comme si elle avait avalé son
corps (son moi !) une seule fois pour toutes et se trouvait définitivement
nourrie par cette expérience.
Cette clinique de la déchéance et de la toute puissance se télescope,
parfois, avec d’autres aménagements borderlines, psychopathiques
ou pervers, destins du négatif, qui, eux aussi, manipulent et
180
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
objectalisent autrui dans la même perspective d’expérimenter un
vrai-semblant1 d’existence. La différence est que l’anorexique se
manipule elle-même (pour manipuler le monde qu’elle résume, bien sûr),
elle est son propre instrument d’action, ce qui rejoint les « syndromes
féminins » que nous avions individualisés2 . Bien sûr, les anorexiques
sont essentiellement des femmes, ce qui rapproche encore les tableaux.
Nous aurions pu rattacher l’anorexie à ces syndromes si ce n’est que
la dynamique psychopathologique sous-jacente de l’anorexie, bien que
l’ensemble de ces syndromes renvoie à la constellation borderline et à
ses déterminants (traumatismes désorganisateurs), n’est pas en rapport
avec la mise en impuissance de l’Homme.
Par ces éléments de son économie psychique, l’anorexie/boulimie
peut être lue comme une pathologie comportementale à dimension narcissique, une perversion d’objet autocentrée : l’objet fétiche s’impose
comme étant le corps lui-même (voire le souffle vital lui-même), inconsistant autrement que dans l’intellectualisation (ou la spiritualité, cf. les
grandes mystiques anorexiques), autoérotisé jusqu’à la mort qui survient
parfois, malgré tous les soins.
On y retrouve la problématique prométhéenne du souffle vital, de ce
fluide essentiel dérobé jadis par la ruse aux dieux, confisqué par ce fils
des titans (eux-mêmes vaincus par les dieux de l’Olympe) volontairement
voué au sacrifice, et ceci au profit des humains. Ce souffle vital participe
de cette énergie primordiale mythique, ante-humaine, car capable de faire
la part entre l’inanimé (le mortifié, la boue et la poussière minérale) et
l’animé : le vivant tout d’abord, puis le sexué qui n’est à cette échelle
qu’une fioriture, et l’enfin l’humain ; c’est-à-dire ce qui est, selon le
modèle culturel admis, doté d’âme, d’esprit, de spiritualité certes, mais
aussi d’intellect. L’anorexique ignore toutes les étapes de cette phylogenèse mythique et joue avec délectation (se joue de) avec son corps pour
le maîtriser ou le mortifier. L’anorexie est ainsi un état d’âme autophage ;
les vomissements et autres manœuvres expulsantes, barbares, traduisent
paradoxalement le trop plein permanent qui en résulte. L’anorexique
nourrit son esprit de son abstinence-inappétence.
L’anorexique/boulimique est cette femme accordéon, qui grossit/qui
maigrit, qui joue malignement avec le volume et la densité de son corps,
trouve jouissance à orchestrer une « vraie-semblance » à sa vacuité. Bien
que sachant que le pronostic vital de l’affection est réservé, elle accepte
d’être la première victime du jeu puisque c’est le seul qu’elle connaît.
Dans ce contexte, il est logique de constater, à côté des anorexiques
« classiques » qui consciemment restreignent drastiquement leurs
apports caloriques et s’auto-affament, qu’existent des anorexiques qui
dévorent littéralement et multiplient ensuite les modalités dissimulées
1. L’anorexie s’opposerait ainsi au faux-semblant de l’hystérie.
2. Syndromes de Münchausen, de Lasthénie de Ferjol.
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A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
181
d’évacuation des nutriments ingérés avant que ceux-ci puissent être
assimilés et utilisés par leur organisme. Dans ce but, tous les moyens
sont bons : vomissements provoqués, usage itératif de laxatif, efforts
physiques disproportionnés, combinaison de tout cela1 . Ceci montre
l’intrication clinique anorexie/boulimie. La compulsion à dévorer
est tout autant incontrôlable (même si elle se voit plus facilement
secondairement culpabilisée et verbalisée) que la compulsion à
restreindre son alimentation. Il y a donc une automanipulation du corps
(et des apports) conjuguée à une manipulation manifeste de l’entourage,
puisque les anorexiques vont généralement se cacher pour vomir et les
boulimiques mangent à la dérobée.
Le narcissisme est en jeu puisqu’il s’agit, à chaque fois, de mettre
en conformité un morphidéal saturé de connotations culturelles (par
exemple, la pression de la mode sur le désir des adolescentes d’être
« minces ») et partie prenant d’une identité acceptable et un vécu de
surremplissage.
Dans la boulimie isolée, en dehors des cas où existent des causes
physiopathologiques au surpoids, la question de l’authenticité et de la
cohérence biopsychologique du personnage aux prises avec cette problématique se pose : chez les boulimiques et chez la plupart des individus
en surcharge pondérale, il est fréquent de voir se déclencher un état
dépressif dès lors qu’un certain nombre de kilos ont été abandonnés2 . Les
femmes en ont conscience puisque certaines admettent, en général, avoir
un poids de forme supérieur à celui prôné par les canons de la mode.
Le yo-yo des femmes accordéons illustre cette démarche sur la ligne
de crêtes, cette recherche des limites, capable de cerner et contenir leur
personnage-personnalité, comme une silhouette résumerait un individu.
Pour l’anorexique, le but serait de rendre son corps conforme à un
fantasme archaïque, impartageable (notion de psychose focale), et de
nier, ici, la réalité objective des besoins naturels les plus élémentaires tels
qu’ils sont rabâchés par l’entourage (besoins caloriques, vitaminiques) et
tels qu’ils sont renvoyés par le miroir : le miroir lui-même ne lui dit pas
la vérité, nous l’avons montré, puisque l’image mentale de son corps est
altérée et c’est elle seule que perçoit l’anorexique. Le miroir ne renvoie
qu’une image qui n’est pas la réalité de l’anorexique. Nous savons tous,
1. Ce comportement évacuateur, conscient mais à déterminisme inconscient, est à
rapprocher de la mauvaise foi de l’alcoolique capable de vous jurer, droit dans les yeux,
qu’il n’a pas bu alors que son haleine empeste, et du déni du toxicomane capable de
justifier le fait qu’il est surpris, une seringue et une cuiller à la main, par n’importe
quel prétexte. Il y a analogie de mécanismes défensifs et manipulateurs auto-leurrants.
Ces mécanismes ne peuvent être compris que si on admet que l’idée supplante alors la
réalité.
2. Une mise en perspective issue de la gestalt peut illustrer ce phénomène de recherche
de cohérence entre le fond (le contexte socio-affectif), la forme (le volume) et la densité
intérieure du personnage, chacun des éléments se nourrissant des autres.
182
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
intuitivement, que l’image n’est pas la réalité comme la carte n’est pas
le territoire et l’anorexique prend cette expression au pied de la lettre.
L’anorexique est fidèle à ses seuls sens interoceptifs qui lui disent, jour
après jour, qu’elle est dense, active et intelligente, lavée des souillures
que constituent les aliments (ce qui dément les propos alarmistes de son
entourage), et que la sensation résiduelle de faim qu’elle perçoit n’est pas
de son monde.
Les cliniciens savent, en effet, que les jeunes filles anorexiques sont
souvent intelligentes, hyperactives et performantes, qu’elles cachent
longtemps leur cachexie sous d’amples tee-shirts et qu’il ne sert à rien
de les confronter à la réalité de leur corps décharné1 .
Pour donner une autre lecture du phénomène, on peut se figurer un
faux self condensé à l’extrême, si dense qu’il ne peut être entouré que de
vide (trou noir ?). À part le faux self, il n’y a rien, et la mort est au bout du
parcours. Pour continuer dans cette métaphore, seule une greffe de self
ou la mise en place d’un self auxiliaire2 (animal de compagnie ou adulte
fortement investi en miroir) pourrait relancer et vitaliser la machine.
Ceci explique que, cliniquement, on constate que ces patientes fonctionnent sur un tout ou rien affectivo-émotionnel et qu’elles peuvent
(doivent) passer d’un support narcissique à l’autre, en étant à chaque fois
obligées de brûler leurs vaisseaux pour continuer à avancer. Une prise en
charge multipolaire serait idéale dans ce cas, mais elle se heurte à des
manipulations incessantes de la part de l’anorexique. Ces manipulations
sont destinées à fragiliser le dipôle. Serait-ce parce que ce dernier évoque
le couple parental qui se retrouve souvent engagé dans une lutte (qui
s’apparente à une course contre la montre) pour sauver son enfant ? Cette
vectorisation parentale servant de paravent à d’autres insuffisances du
fonctionnement conjugalo-parental.
Parfois, au mieux, passant de self auxiliaire en self auxiliaire, le temps
travaille pour elle et il (re)naît un moi authentique, néanmoins inspiré de
ces divers modèles périphériques.
Pour une anorexique, s’il s’agit de privilégier l’intellect et sans doute
ainsi de rivaliser avec des dieux (ou des démons) archaïques ayant, de
plus, à voir avec la dynamique familiale sur plusieurs générations, quel
surmoi cruel ou méta entité dévorante brave-t-elle au péril de sa vie ?
À propos de l’anorexie on a pu parler de toxicomanie au vide, au rien,
ce qui la situe aussi comme ayant des connexions avec la constellation
addictive. La faim, comme sensation, a naturellement à voir avec le
1. La pathologie rejoint encore le mythe. Selon la légende, Prométhée (encore lui !),
aurait trompé les dieux en leur présentant deux mets. L’un était de belle apparence et ne
contenait que la peau et les os de l’animal, les dieux le choisirent. La chair fut octroyée
aux humains.
2. Un animal domestique, fortement investi, peut se voir considéré comme un élément
vital des plus intenses et des plus importants par une personne fragilisée, constituer pour
elle un autre soi-même à travers lequel elle semblera vivre.
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
183
manque ; elle est l’expression physiologique du manque primordial mais
nous savons tous qu’elle peut, dans une certaine mesure, être liée au
plaisir : c’est l’appétit qui donne envie, puis plaisir à manger. De la même
façon que nous avions postulé que pour le toxicomane, au fond ce qui le
structurait, c’était le manque, c’est la faim qui fait que les anorexiques se
ressentent exister, car c’est la seule sensation (sinon sentiment) qui relève
encore, un peu, du monde des autres.
D’autres grilles de lecture non contradictoires de la conduite ont pu
être proposées. Elles ont aussi à voir avec le narcissisme.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L’anorexie comme refus de la féminité
Il est vrai que parmi les signes cardinaux on retrouve l’aménorrhée et
la maigreur extrême qui renvoie de l’anorexique, comme reflet, l’exact
opposé d’une image féminine. Cette dimension est parfois retenue, dans
la mesure où certaines conduites anorexiques « parlent pour » une problématique incestueuse, réelle ou fantasmée. Dans un registre analogue,
on a évoqué un refus agi d’identification à la mère (ou à une sœur) dans
un contexte conflictuel péri-œdipien. La problématique sexuelle doit être
mobilisée dans l’approche thérapeutique. Et ceci d’autant plus dans la
mesure où, nous l’avons vu, l’anorexie peut être un moyen de refuser le
modèle identificatoire maternel. L’anorexique, de par sa maigreur et son
aménorrhée, n’a ni les formes ni la potentialité reproductrice de l’image
maternelle. En outre, amaigrie et minérale, désincarnée, dépouillée de
ses attributs féminins, elle ne peut pas être considérée comme un objet de
convoitise ou comme une cible sexuelle en cas d’atmosphère incestuelle
dans la famille.
La maigreur et l’absence d’épaisseur induite incarneraient un trouble
profond de l’identité, l’individu n’est plus qu’une silhouette, un pur
esprit, un « nuage en pantalon »1 . Ceci renvoie encore au « trouble de
l’identification du trouble » dans la difficulté, pour une anorexique, à percevoir la réalité objective de son image dans le miroir : même décharnées,
les anorexiques se trouvent encore trop grosses, le miroir leur ment, nous
l’avons vu.
En outre, le désinvestissement charnel s’inscrirait dans une stratégie
psychorelationnelle destinée à permettre à l’anorexique d’évoluer « sur
un autre terrain », en laissant toute la place à l’Autre. C’est l’image
du fœtus papyrus, ce double aplati et bidimensionnel, créé lors d’une
grossesse gémellaire, au cours de laquelle l’un des jumeaux meurt dans
des conditions aseptiques et se trouve repoussé et parcheminé par la
croissance compressive du survivant.
1. V. Maïakovski, Nuage en pantalon, L’Isle-Adam, Saint Mont, 2001.
184
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
L’anorexie comme psychose focale
Aussi étrangère au sens commun que le transsexualisme par son aspect
antinaturel, l’anorexie suscite l’incompréhension. Sa résistance opiniâtre
aux tentatives d’approche psychothérapique l’a fait envisager comme une
psychose focale, au même titre que le transsexualisme. Le sexe-autre
étant le « maigre » comme le « jeune » (en tant que troisième sexe)
l’était dans la pédophilie, l’anorexique s’érige-t-elle en un quatrième
sexe, narcissique, dont elle jouirait en le maltraitant ? Ce sexe aurait
signification du décharné-désincarné et du minéral1 , de l’éthéré et du
spirituel, ce qui abonde dans le sens de la problématique prométhéenne
ci-dessus évoquée.
Vignette clinique n◦ 16 – Un personnage de Chagall
A., une de nos patientes anorexiques, intelligente, bonne dessinatrice réaliste, me montrait parfois ses dessins. Elle ne dessinait que des visages de
femmes ou bien des hommes enchaînés, musculeux cette fois, identifiés
comme elle. Il n’y avait aucune charge érotique dans ces représentations
et elle se montrait dans l’incapacité de repérer la différence des sexes.
Lorsque je lui demandais, un jour, de me faire son autoportrait, elle ne
put produire qu’une tête munie d’un morceau de cou (comme décapitée).
Lorsqu’elle dessinait des personnages, ceux-ci étaient souvent incomplets
et ce qui manquait, étaient les pieds. Ses personnages étaient flottants, un
peu à la manière des personnages de Chagall.
Dans l’anorexie, le risque vital est toujours présent et il impose une
ultime limite à la dérive psychophysiologique.
En dehors du symptôme anorexique prédominant, la personnalité de
base est souvent de type anal. Y cohabitent des éléments obsessionnels qui contribuent aussi à l’obtention des bons résultats scolaires, qui
masquent longtemps le problème à l’entourage, une psychorigidité et
une persévérance. La fantasmatisation est pauvre, peu sexualisée et lorsqu’elle l’est, elle est souvent à composante homosexuelle (narcissique)
ou masochiste.
Puisque la boulimie est consubstantielle à l’anorexie, toute anorexique
est également une boulimique potentielle (contre-modèle fort) qui se
trouve dépassée par ses stratégies compulsives de maîtrise du problème
(vomissements systématiques après le repas, restriction calorique
drastique). La dimension du remplissage compulsif et de la culpabilité
induite, rapproche encore le bipôle anorexie-boulimie des conduites
addictives comme demontre la chocolatomanie, boulimie sélective,
intéressante par ses répercussions sociales autant que par les vertus
sérotoninergiques, donc psychotropes du produit.
1. Réduit à l’état de squelette, il est difficile de différentier le mâle de la femelle !
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
185
Vignette clinique n◦ 17 – Madame Chocolat
Madame Ch. est une passionnée de chocolat. Issue d’un bon milieu socioculturel, stable conjugalement et sans problème anxio-dépressif particulier,
elle a développé une appétence notoire au chocolat. Puriste et gourmet, elle
ne consomme que du chocolat noir, d’une certaine marque, et en mange
jusqu’à huit tablettes par jour. Elle n’est pas obèse, elle est plutôt maigre
car elle fait très attention à son alimentation en dehors du chocolat, et elle
est par ailleurs très sportive et active. Comme elle se culpabilise de cette
« manie », elle a mis en place tout un circuit d’approvisionnement dans sa
ville afin de ne pas être repérée. On constate à travers cet exemple, que
peuvent coexister des comportements de restriction alimentaire drastique,
rationalisée par le terme de régime et une boulimie, sélective en l’occurrence.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Ces quelques perspectives psychopathologiques schématiques
traduisent la prégnance de la problématique du narcissisme dans
l’anorexie et par voie de conséquence, le traitement fera appel à tout ce
qui peut être opérant dans chacune des dimensions :
– Le rappel à la loi comme pour les perversions : il s’agit, cette fois,
de la loi de la nature, qui dit que si un corps vivant n’est pas nourri
correctement, il dépérira et mourra « sans exception »1 .
– La séparation d’avec le milieu familial qui est le creuset et l’enjeu
de toutes les manipulations et transactions pathogènes à décrypter. Par
le passé, des excès thérapeutiques ont été commis. Dans les années
1970, des psychiatres ont pu procéder à de véritables parentectomies,
avec isolement complet de la jeune fille, établi dans une perspective
cognitivo-comportementaliste. Ceci a pu, à l’occasion, démontrer la
prégnance de la relation fusionnelle mère/fille dans l’établissement
d’un système pathogène réactionnel à l’anorexie, de nature à compliquer la prise en charge.
– Le sevrage ou le re-conditionnement, comme pour les autres addictions, est de nature à introduire une nouvelle expérience du sujet à
son corps et aux produits (la nourriture, le rien) ; une expérience,
dans laquelle la faim, comme sensation, aurait une fonction naturelle
d’alerte et ne serait plus une nourriture - certaines anorexiques « carburant à la faim » ! Il s’agit de réapprendre à fonctionner naturellement :
« carburer au plaisir », par exemple !
– L’exploration de la problématique de la place dans le système
familial : dans le cas d’une rivalité dans la fratrie, ce qui est
1. L’ascétisme mystique et la privation prolongée volontaire de nourriture comme
moyens d’accéder à l’extase, tels que développés par certaines grandes mystiques au
e
e
XIX et XX siècles, sont des formes secondairement socialisées (récupérées) d’un
fonctionnement anorexico-pervers puisque voulant dépasser les règles de la nature et
donner la primauté au spirituel sur le matériel, donc le réel.
186
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
souvent retrouvé, l’anorexie peut valoir stratégie comportementale
inconsciente d’un jeu de pouvoir sur un autre registre.
Confrontée à une sœur ou un frère normal, c’est-à-dire occupant un
volume physique, émotionnel et relationnel palpable, existant dans le
réel, l’anorexique peut, en privilégiant l’intellectualisation froide et le
vide, disqualifier sévèrement son rival et obtenir ainsi l’attention inquiète
du système familial. Dans ce cas, abandonner le symptôme serait, pour
elle, abandonner la partie et accepter de jouer sur le terrain de l’adversaire
et avec les règles du jeu de celui-ci. Ceci rend compte d’une composante de la désespérante résistance au changement des personnalités
anorexiques.
T ROUBLES CARACTÉRIELS ET AMÉNAGEMENTS
PSYCHOPATHIQUES
Troubles caractériels
La dimension caractérielle infiltre certains comportements au quotidien des handicapés moteurs et intellectuels, singulièrement ceux qui
ont été placés précocement en institution médico-pédagogique palliative. Elle impose une gêne considérable à leur scolarisation puis à leur
socialisation, à leur mise au travail ultérieure dans des centres adaptés,
alternatives obligées au milieu de travail ordinaire. Elle résume, parfois
à elle seule, le handicap qu’elle masque jusqu’à le dissoudre. Le sujet
apparaît plus handicapé et invalidé par sa caractéropathie explosive que
par ses déficits intellectuels ou psychiques. Ceux-ci sont réels, mais
pourraient se trouver par ailleurs compatibles avec un travail protégé sans
obligation de rendement (s’il y avait assez de place dans ces institutions
pour répondre aux orientations de la Cotorep) ou avec une vie dans un
milieu familial tolérant et soutenu.
La caractéropathie apparaît liée au profond vécu d’injustice malheureuse et à la grande faille narcissique chronique, induite chez ces individus par leur histoire. Ces sujets ont été confrontés précocement à leur
différence et à leur déficit à travers les moqueries ou les comportements
maladroits de leur entourage. En outre, handicapés et déjà narcissiquement fragilisés, ils se retrouvent plongés dans un inévitable vécu de
jalousie et ils nourrissent un ressentiment ambivalent à l’encontre de ceux
(dans la fratrie par exemple) qui n’ont pas de handicap et acquièrent au fil
du temps leur autonomie, accèdent à la sexualité, ceux qui les doublent,
justement parce qu’ils n’ont pas de handicap. Même prévenu, détecté,
étouffé et parfois surcompensé par une hyperprotection bienveillante
associée à une grande angoisse parentale pour l’avenir, ce vécu existe
forcément à un moment donné de l’existence du handicapé.
La surprotection parentale trouve sa logique dans des sentiments de
culpabilité précoce, dans une inquiétude permanente pour la santé de
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
187
l’enfant différent, puis pour le devenir de l’adulte (« pour l’instant, on
est là, mais après nous, qui s’en occupera ? »). Elle se nourrit aussi de
la faille narcissique collective agressivogène, que la présence d’un enfant
handicapé dans la famille est susceptible d’activer chez chacun de ses
membres. La gestion de cette faille est compliquée du deuil des espoirs
parentaux d’une destinée conforme à leurs attentes, pour leur enfant1 .
Cette ambivalence surprotectrice anxieuse est de nature, par son exagération parfois, à induire, en retour, des rétroactions mal verbalisables de
la part de la fratrie : un sentiment d’être délaissé au profit du frère handicapé par exemple. Ces rétroactions sont aussitôt culpabilisées, elles sont
susceptibles d’alimenter en cascade le dysfonctionnement intrafamilial et
d’approfondir d’autant les failles narcissiques du handicapé. Ce malaise
et cette souffrance ne sont pas inévitables, ils peuvent être parlés et
traités précocement à travers, par exemple, des groupes et associations de
parents de handicapés ou des groupes de malades. Ces associations sont
parfois activistes mais cet activisme, lui-même, contribue à faire avancer
les choses, pour autant qu’il restaure un sens socialisant et centrifuge à
l’existence des parents2 .
Ce sentiment d’injustice et d’infériorité (pour le patient) doit être
traité au niveau du handicapé et de sa famille, avec doigté et prudence,
en fonction de l’évolution de leurs capacités respectives à intégrer la
situation et à continuer, malgré tout, à vivre pour eux-mêmes. Et ceci dès
le début et à tous les niveaux de prise en charge : soignante, éducative,
professionnelle. Cela commence lors de l’annonce du handicap à la
naissance si celui-ci est décelable, qui est un temps crucial du rôle des
gynécologues (traditionnellement mal préparés à cette éventualité) ou
des psychologues de maternités. Cela est le fil conducteur de l’accompagnement psychologique sur la distance. Dans ces situations, de multiples
narcissismes sont à protéger et à faire coïncider au mieux pour préserver
et le lien et les individualités en cause.
En tout état de cause, la caractéropathie ne doit pas être acceptée
comme un signe direct de la maladie ou du déficit somatique, en dépit
du fait que certains dysfonctionnements nerveux peuvent objectivement
accentuer la réactivité émotionnelle et motrice du sujet, mais comme
l’expression clinique d’un aménagement psychogénétique défensif visà-vis de la carence narcissique induite par la conscience partielle de ses
troubles par celui-ci. Comme dans toutes affections neuropsychiatriques,
1. Une grossesse suivante est parfois l’occasion de la mise au monde d’un enfant
réparateur (à différentier de l’enfant consolant ou de l’enfant remplaçant après un deuil
d’enfant) dont la destinée narcissique sera naturellement sévèrement obérée par le poids
des prédéterminants implicites à sa conception.
2. On a vu des parents d’enfants handicapés s’investir totalement dans le fonctionnement d’une association aux dépens, parfois, de leur rôle parental de proximité, comme
s’il leur était plus facile de s’occuper des enfants handicapés des autres que des leurs.
C’est la fonction réparatrice et de mise à distance de l’activisme.
188
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
il faut faire la part du biopathologique et du psychoréactionnel et ne pas
se tromper de cible lorsqu’on intervient.
Aménagements psychopathiques
La psychopathie est l’un des aménagements psychocomportementaux
des troubles graves de la personnalité les plus visibles socialement. Elle
se traduit par une désadaptation réactionnelle chronique et cumulative
aux contingences sociales qui sont appréhendées comme un contexte
hostile. Le sujet, plus déséquilibré psychique que malade mental, ce que
traduit sa responsabilisation partielle habituelle (article 122-2 du Code
pénal), est la première victime de cette désadaptation répétitive de cette
pathognomonique « histoire à histoires » qu’il ne pourrait amender, au
mieux, qu’à force de sanctions structurantes. Il est aussi un être antisocial actif, malmenant et déstabilisant, profondément et précocement,
son entourage (familial, scolaire, professionnel) dont il se voit peu à
peu exclu. Ce processus nourrit en contrepoint un sentiment d’injustice
surajoutant à ses carences narcissiques un vécu de révolte contre le
monde entier1 . Déviant par rapport à son entourage il n’en reste pas
moins dépendant de lui. Cette déviance et cette dépendance (puis cette
dépendance à la déviance) entrent en synergie pour créer le tableau
clinique.
Vignette clinique n◦ 18 – L’enfance d’un psychopathe
Le jeune X., 9 ans a été hospitalisée par OPP2 à la suite d’une impasse
vitale. Élevé par sa mère, isolée après le départ d’un père violent, il se comporte envers elle comme un tyran domestique. Il ne fait que ce qu’il veut à la
maison et la brutalise lorsqu’elle ose s’opposer à ses exigences. Renvoyé
des écoles ordinaires puis spécialisées, renvoyé des centres judiciaires et
éducatifs en raison de sa violence incontrôlable et de son intolérance à
la frustration et à l’autorité, il n’a ni repère, ni limite. Le juge, dépassé, a
prononcé une OPP en milieu psychiatrique, c’est-à-dire une hospitalisation.
Faute de place en pédopsychiatrie il séjournera pendant 24 heures en
psychiatrie adulte où son jeune âge lui conféra, naturellement un statut
très spécial et non-contenant aux yeux des adultes soignants et des autres
soignés qu’il y côtoya. Transféré, dès que possible, en unité pour adolescent, il terrorisait infirmières et jeunes, pourtant habitués à la violence. Sa
violence froide, utilitaire et efficace n’était pas accessible à une approche
relationnelle, pour ne pas dire thérapeutique. Une bonne fessée aurait
soulagé tout le monde, mais ces méthodes éducatives sont maintenant
proscrites ! Ne voulant pas que l’unité de soin devienne un inefficace lieu
1. Le système carcéral est le lieu désigné d’application des décisions de justice. Le
manque cruel de moyen en a fait un lieu d’arbitraire, de surexclusion. Au lieu d’apprendre aux détenus un autre mode de rapports humains, il les conforte dans leurs
travers et leur vécu victimaire. C’est le sens de la faillite de l’un des rôles dévolus à
la prison.
2. OPP : ordonnance de placement provisoire.
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
189
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
de contention de plus, considérant qu’il relevait d’une approche éducative,
le pédopsychiatre demanda sa sortie et l’enfant fut rendu à sa mère. En
regardant les choses du point de vue de l’enfant, cette histoire pourrait
être recadrée comme un épisode à la Dickens, avec la totalité des adultes
dans le rôle des méchants. Un vécu victimaire est sans doute en train
de se construire chez le petit X., puisqu’il ne parvient pas à réfléchir sur
l’enchaînement morbide de ses actions qui l’a amené à en arriver là. X. est
bien un borderline puisque fondamentalement déviant et dépendant, il n’a
sa place nulle part, et en jouit. Que va-t-il devenir ?
La clinique articule un mélange en proportions fluctuantes d’inadaptation sociale et d’instabilité comportementale. La propension au passage
à l’acte (acting out) est l’un des signes cardinaux du trouble. Les passages à l’acte itératifs, par intolérance à la frustration, sont de véritables
courts-circuits émotionnels et psychomoteurs, l’agir clastique prenant le
pas sur la réflexion pour décharger la tension interne. Cet état de tension
interne devient peu à peu le seul que le sujet considère comme normal,
c’est-à-dire vivant.
L’abus de psychotropes sédatifs (au besoin initialisé par les parents)
qui fait le lit de la toxicomanie lui procure ses seuls moments de relative
détente. Il va très vite osciller entre ces deux polarités comme modalités
existentielles : tension et déconnexion sub-confuse. Il y a peu de culpabilité après l’acte chez le psychopathe, c’est-à-dire peu de capacité de
réflexion et de mentalisation rétrospective sur l’enchaînement cognitivoémotionnel à l’origine de la décharge motrice et de la montée de la colère.
Le repérage temporospatial, en outre, peut s’avérer sommaire, ce qui
est favorisé par les carences éducatives et affectives, comme par l’accumulation d’amnésies focales érigées comme des halos crépusculaires
d’irréalités autour des épisodes de colères ou des raptus clastiques.
Ces amnésies focales seront d’autant plus intenses qu’une imprégnation alcoolique ou une prise de médicaments psychotropes y aura
contribué, mais un simple paroxysme émotionnel rageur peut suffire à
déconnecter temporairement le sujet des capacités d’intégration ses actes.
Il n’est pas rare que le sujet se décrive a posteriori comme étranger à ses
actes : « Ce n’était plus moi... j’avais pété les plombs... c’était comme
mon double ». Au-delà de la composante manipulatrice, ce phénomène
renvoie aux rapports variables que l’on a pu accepter, selon les époques,
entre ces états crépusculaires psychopathiques avec la conversion hystérique ou l’épilepsie.
Le tableau syndromique de la psychopathie se complique par la concomitance de troubles psychiatriques variables parsemant la trajectoire
vitale du sujet : alcoolisme dipsomaniaque et toxicomanie1 , perversions
sexuelles, mais aussi accès maniformes et dépressivité de fond avec
1. Nous avons vu (cf. supra), la difficulté à faire la part entre personnalité alcoolique et
personnalité borderline qui découle d’une confusion de niveau logique.
190
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
anhédonie foncière (Loas et al., 2000) et fréquence de passages à l’acte
autoagressifs (de la phlébotomie aux scarifications et aux brûlures de
cigarette) autolytiques. Ceux-ci intervenant soit comme manipulations
froides de l’entourage, soit comme réel désir d’échapper à leur vie.
À tout moment, une bouffée délirante ou un syndrome hallucinatoire
peut complexifier le tableau et orienter le diagnostic vers la psychose,
faire basculer le sujet dans la psychiatrie, ce qui est aussi une façon
de les irresponsabiliser définitivement. Des conduites ordaliques, de la
délinquance de tout type (chapardage, bagarres à répétition liées à l’alcool, actes gratuits, pyromanie, escroqueries minables ou de haut vol),
une amoralité fondamentale avec absence de culpabilisation et froideur
apparente, fondent la biographie du sujet. À elle seule, celle-ci peut
composer le diagnostic qui est aussi un pronostic à long terme.
La composante perverse est relativement stéréotypée, faite d’attentats
sexuels impulsifs, de viols à l’occasion, de kleptomanie mais aussi,
dans une dimension masochiste morale, de conduites d’échec relationnel
répétitif qui contribuent à ce qu’ils se considèrent comme victimes.
L’affectivité de base est archaïque, primitive et massive, privilégiant
une oralité non contrôlable : « Je casse ce que je ne peux pas avoir ».
Cette stratégie primaire immature est normalement à l’honneur dans les
crèches, avant socialisation à marche forcée par le groupe, c’est-à-dire
dans les premiers jours. Elle semble perdurer chez les psychopathes
comme mode relationnel préférentiel sinon imposé par le défaut d’élaboration psychique qui les empêche de tenir compte de leurs expériences
désastreuses. L’acte à la place du langage exprime un défaut fondamental
de mentalisation et de fantasmatisation en même temps que la recherche
inconsciente, pour partie, de la sanction comme seule limite structurante
entendable et réparatrice.
Mais chez le psychopathe, la sanction ne pourra pas être intégrée
comme un acte d’amour ou un acte éducatif, un judicieux rappel des
limites, capable par effet d’apprentissage de l’aider à modifier son fonctionnement ultérieur. Elle sera vécue comme une injustice de plus, une
atteinte narcissique intolérable supplémentaire, justifiant, par avance,
toute nouvelle conduite antisociale. La carence narcissique trouve sa
réciproque dans une carence de la communication : le psychopathe est
dans l’incapacité d’intégrer la logique d’autrui. Les jeux de rôle, lorsqu’on tente d’en expérimenter avec de tels sujets, sont de ce point de
vue catastrophiques. Ils peuvent être l’occasion de passages à l’acte car
la notion de jeu (mise en place de règles de fonctionnement et prise
de distance) leur reste étrangère. Le seul jeu qu’ils pratiquent, c’est la
manipulation. Ils sont donc contre-indiqués.
Du point de vue psycho-socio-génétique, l’anamnèse restitue fréquemment une petite enfance perturbée occasionnant de multiples renvois
scolaires et débouchant sur une adolescence difficile, clastique, réactivant
les carences narcissiques initiales et verrouillant l’impasse éducative
dans une destinée péjorative. Ces destins sont décrits, bien sûr, chez
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
191
des enfants familialement et socialement déstabilisés, ce qui prérequiert
des déterminants socio-éducatifs et fait émerger à nouveau la notion de
traumatisme désorganisateur précoce. Mais ils peuvent se voir en dehors
de ce contexte, ce qui leur fit longtemps attribuer pour origines des
anomalies constitutionnelles transmises à travers les notions de perversion constitutionnelle (C. Lombroso, 1895) ou d’hérédodégénéresence1 .
Intelligents ou non, les psychopathes sont souvent des enfants séducteurs,
en conflit avec toute forme d’autorité, décevant leurs parents ou leurs
enseignants après leur avoir laissé entrevoir des possibilités, n’hésitant
pas à manipuler leur entourage par leur mythomanie débridée, sans la
moindre culpabilité.
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Vignette clinique n◦ 19 – Comment mettre ses parents
dans l’embarras !
La jeune Z., 11 ans, va au commissariat de son quartier et porte plainte
contre ses parents qu’elle accuse de violence physique à son égard. Dans
la période actuelle où les intervenants sociaux sont, à juste titre, en alerte
maximale vis-à-vis des phénomènes de violence intrafamiliale, cette plainte
aboutit à un signalement au procureur qui diligenta une enquête sociale. Le
père se trouva appréhendé sur son lieu de travail et conduit au commissariat
pour enquête. Il apparut rapidement que la jeune fille tentait ainsi d’échapper au contrôle familial normal qui lui était imposé, et qu’elle ne tolérait pas.
Il lui était simplement fermement interdit de sortir la nuit de 21 heures à
5 heures du matin dans son quartier, pour y faire les quatre cents coups.
Pour une fois que des parents tentaient de mettre des limites, ils se voyaient
inquiétés. Cet exemple montre que le psychopathe est capable de sentir le
thème qui sera le plus mobilisateur dans son entourage.
Cette insoumission à l’autorité, par des jeux constants portant sur les
limites, est l’occasion de fugues, de vagabondage philobathe (à différentier cliniquement de l’errance confuse, du voyage pathologique psychotique ou de l’équivalent psychomoteur épileptique). Elle est susceptible
d’ancrer très tôt ces jeunes dans une dangereuse marginalisation, à la fois
revendiquée superficiellement mais, bien sûr, rapidement subie à leurs
dépens, et à l’origine de nouveaux traumatismes. La répétition et les
conséquences physiopsychologiques de ces traumatismes les marginalisent et leur font côtoyer, très tôt, les structures répressives ou psychiatriques. Un certain nombre des jeunes marginaux et de SDF qui peuplent
les rues et les asiles de nuit sont des psychopathes que leur stratégie
relationnelle défaillante désadapte fondamentalement et a déjà coupé des
1. Ces conceptualisations commodes, élaborées à l’époque où classes exploitantes et
classes exploitées coexistaient mais ne se mélangeaient pas, dégageaient la société de
toute responsabilité. L’alcoolisme chronique des parents, les ravages de la syphilis, la
consanguinité suspectée dans les basses couches, étaient mis en exergue aux dépens des
déterminants narcissiques de la constitution psychosociale de l’individu.
192
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
circuits relationnels ordinaires, familiaux1 et sociaux. Regroupés aléatoirement en petites bandes, victimes à leur tour d’ostracismes multiples,
sensibles à l’injustice sociale, ils se comportent comme des révoltés
irrespectueux mais restent foncièrement individualistes, peu solidaires
et anaclitiques. Ils ont tendance, faute de repère, à s’appuyer sur leur
entourage sans jamais se sentir en dette envers lui. Cet apparent égoïsme
est en fait un manque d’estime de soi. Ils n’entrevoient pas de modalités
existentielles collectives autres que ponctuelles, aléatoires et fragiles2 .
Ce cumul d’exclusions leur tient lieu d’identité.
En dehors de la composante purement psychodynamique, on a longtemps cherché à repérer des corrélations somatiques dans ces dysfonctionnements psychosociaux. On en a retrouvé, mais cette dimension
reste aspécifique, évocatrice d’une nébuleuse de causalités : un syndrome
d’alcoolisme fœtal, des séquelles encéphalopathiques a minima comme
facteur de débilisation ou de carence narcissiques, l’existence de troubles
génotypiques patents associés à des troubles comportementaux voisins
(syndrome chromosomique XYY) laissent entrevoir une intrication clinique qui laisse espérer un démembrement ultérieur de la clinique de
la psychopathie. La psychopathie ne serait plus seulement une modalité
réactionnelle interrelationnelle mais un point de convergence clinique
de causalités multiples. Il y aura sans doute, comme dans beaucoup
d’affections psychiatriques, à faire la part du somatopathologique et du
psychopathologique. En attendant, tout peut se voir, y compris des sujets
surdoués, non carencés socialement, prenant plaisir à transgresser les
règles, ce qui conforte la psychopathie dans le champ des aménagements
économiques des personnalités borderlines et non pas dans le cadre des
sociopathies.
1. Nous avons maintenant affaire à des sujets « sauvageons » issus de la troisième
ou de la quatrième génération déstructurée, c’est-à-dire que le bénéfice des efforts
sociopédagogiques engrangés par le progrès social du XXe siècle a été balayé. Nous
retrouvons le XIXe siècle. A quand la résurgence de l’herédodégénérescence ?
2. Le rôle des chiens de SDF est intéressant à considérer du point de vue psychodynamique. Le chien de SDF, fidèle compagnon est pour lui, à la fois son souffre-douleur
(seuls les chiens sont au-dessous de lui dans la société, selon sa hiérarchie mentale
du monde) et sa consolation (cf. la Pet-therapy) ; il est la famille qu’il s’est choisie.
En outre, le chien le protège d’agressions potentielles, car dans les groupes de la rue,
l’insécurité règne. Les chiens sont dissuasifs et tiennent chaud par temps froid. Certains
de ces couples homme-bête sont si soudés que SDF et chien dorment à tour de rôle,
veillant alternativement, comme dans une meute sauvage. Les structures d’hébergement
pour SDF qui, pour des raisons de réglementation, d’hygiène et de sécurité, refusent les
SDF accompagnés de chiens, se privent d’une partie du sens de leur travail.
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
193
L E SYNDROME DE G ANSER : DE L’ HYSTÉRIE
AUX ÉTATS - LIMITES
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Le syndrome décrit par S.J.M. Ganser, à partir de son expérience de
psychiatre à la prison de Halle, en Allemagne, appartient classiquement
au monde de la détention où il perdure. La mise en place des Services médico-psychiatriques régionaux, ou plus récemment des Unités de
consultation et de soin ambulatoire, permet d’en détecter un plus grand
nombre que par le passé, mais son étiologie reste mystérieuse. Ici encore,
c’est en le comprenant comme un avatar du narcissisme qu’il prend le
plus de sens.
Il se rencontre également, désormais, en milieu psychiatrique car,
en raison de la désinstitutionnalisation française par fermeture de lits
hospitaliers (Piel, Roelandt, 2001)1 , des patients de plus en plus nombreux sont amenés à faire un va-et-vient entre ces deux pôles institués,
voués à la normalisation et à la prise en charge des déviances de toutes
origines (Cusson, 1981)2 . Ces patients sont institutionnellement borderlines, ou interstitiels puisqu’ils se faufilent entre les failles des systèmes
qui échouent partiellement à les « normaliser ». Ils sont majoritairement
des psychopathes, des schizophrènes ou des héboïdophrènes, bien que le
syndrome soit rattaché par la plupart des auteurs à l’hystérie hypnoïde
et soit compatible avec la conception de la contre-volonté décrite par
J. Breuer et S. Freud (1893).
Le dénominateur commun de ces sujets est de se trouver relégués en
posture d’impasse existentielle manifeste, d’être arbitrairement contenus
ou retenus sous contrainte par des murs et d’être astreints « dans l’ici
et maintenant » à répondre à des questions risquant de les confronter
à leurs contradictions internes, ce qui est intenable du point de vue de
leur narcissisme. En dehors de toute composante utilitaire ou manipulatrice pouvant exister par ailleurs (le mensonge n’est pas un symptôme
1. Ce rapport se voulait le couronnement de la psychiatrie de secteur. Mis en acte
sans moyen à travers la loi du 4 mars 2002 et conjugué à la mise en place de la
réduction du temps de travail à l’hôpital, il aboutit à la remise en cause du secteur.
Le dogme de l’économie s’est imposé au système sanitaire français en un processus
qui débouche aujourd’hui sur une situation de crise sans précédent dont les malades
psychiatriques sont les premières victimes. Le plan « hôpital 2007 » concrétise ce
processus de désagrégation du dispositif de soin psychiatrique français qui fut l’un des
plus innovants au monde et inspira bien des pays.
2. Par opposition à la conceptualisation d’une psychopathologie de la déviance, certains
auteurs proposent une analyse purement stratégique du parcours du délinquant. Selon
cette analyse, le délinquant s’engage, dans l’ici et maintenant, dans la déviance par
opportunité, parce que c’est pour lui la voie la plus accessible et parce que cela
correspond à une finalité personnelle : vengeance, désir d’appropriation ou de domination. La carrière criminelle n’est que l’une des solutions à son problème (Cusson,
1981). La personnalité criminelle, dont le noyau central (Pinatel, 1975, 2001) comprend
quatre éléments (agressivité, indifférence affective, labilité, égocentrisme), n’est pas
directement superposable avec la personnalité psychopathique.
194
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
psychiatrique mais un artifice social de survie, un stratagème vital), on
constate qu’ils répondent ou agissent alors systématiquement à côté, ce
qui engendre entre eux et leur interlocuteur la création d’un entrelacs
stérile de monologues interdisant toute communication réelle. C’est le
contraire de la tour de Babel ; on parle la même langue mais on ne parle
pas de la même chose.
Des troubles somatoformes, des hallucinations visuelles, une subobnubilation crépusculaire de la conscience, une désorientation temporospatiale relative et surtout une incapacité à utiliser ce que l’on sait,
ou que l’on a su (composante déficitaire paradoxale au niveau cognitif),
s’ajoutent au désordre princeps. Le tout élabore un tableau clinique
déroutant pouvant passer au premier abord pour de la dissociation psychotique. Toute tentative de la part de l’interlocuteur de les suivre sur
les pistes diffluentes lancées par eux aboutit à une nouvelle réponse à
côté. Il ne s’agit pas d’une authentique rupture avec la réalité de nature
psychotique, ce qui serait à associer à un délire sous-jacent ou à un
parasitage par des hallucinations, mais bien d’un dysfonctionnement
psychorelationnel autonome, non pathognomonique, mais illustrant la
difficulté intrinsèque de ces individus à se comporter eux-mêmes en sujet
de leur histoire et à intégrer le mode interrelationnel le plus naturel :
échanger.
L’échange ordinaire se construit ainsi : stimulus –> réponse –> rétroaction.
Chez eux le stimulus active une pseudo-rétroaction mais leur discours
fait référence à des stimulations autres, qu’elles soient endogènes ou
relèvent de préoccupations ou de réminiscences.
Toute mise en relation intersubjective semble dangereuse pour ces
sujets. Elle accompagne une impossibilité structurelle à admettre autrui,
ses limites et ses intérêts, dans leur bulle existentielle. Autrui n’a pour
vocation que d’être manipulé ou de les persécuter ce qui peut contribuer
en retour à épargner ou conforter ce qui leur tient lieu de narcissisme
palliatif : « Si on me persécute, c’est que j’existe ».
Le fait que ces comportements se retrouvent dans des milieux sociologiques spécifiques du point de vue de leur ambiance relationnelle, indique
qu’ils ne sont pas de l’ordre de la maladie mentale telle qu’elle est conçue
du point de vue strictement médical, mais qu’ils expriment plutôt un
phénomène d’aménagement vital réactionnel défensif à vocation socioadaptative devenu sociopathique ; un mode acquis, culturel qui dépasse
la simulation ou la pathomimie.
Le syndrome de Ganser est logiquement fréquent chez les psychopathes puisque le médecin ou le thérapeute est amené à les rencontrer
dans des lieux de contrainte et, plus que s’il était rapporté à un fonctionnement hystéroïde, il trouve une cohérence explicative à travers la
notion de narcissisme, cette notion n’étant pas, en outre, étrangère à la
problématique hystérique.
A UTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
195
L’hystérie est méconnue par notre époque. Reléguée dans la conceptualisation doctrinale freudienne des névroses actuelles ou conception
psychofonctionnelle trop étrangère au cadre scientifico-médical que l’on
tente de restituer à la psychiatrie, elle dérange et reste tout autant subversive que la conception des états-limites de la personnalité. Le démembrement de l’hystérie, achevé avec la dispersion des items la concernant
dans le DSM, a clôturé le débat ancien sur la notion de « psychose
hystérique ».
Pourtant, cette notion rendait bien compte de ces patients, trop
archaïques dans leurs déterminants psychofonctionnels pour être admis
comme des névrotiques, et trop élaborants dans leur manière de jouer
avec les symptômes et le transfert, pour être considérés comme dissociés.
C’est la conversion comme enflure mégalomaniaque du corps imaginaire
et comme moyen de tracer des fausses pistes relationnelles, de semer
le clinicien, comme leurre du langage analogue à ce qui se retrouve
dans le syndrome de Ganser. C’est la mythomanie comme apport
confabulant d’éléments produits par l’imaginaire et destinés à colmater,
dans l’instant, toute intolérable défaillance du narcissisme susceptible
d’apparaître au cours d’une rencontre interpersonnelle. La lecture de ces
comportements à l’aide de concepts croisés, provenant de la clinique
de l’hystérie et des états-limites, donne une assez bonne approche du
phénomène et de ce qui se joue lorsque le narcissisme est en danger.
PARTIE 3
SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES
Chapitre 11
STRATÉGIES
THÉRAPEUTIQUES ET
TACTIQUES D’APPROCHE
DES ÉTATS-LIMITES
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
O BJECTIFS THÉORIQUES DE LA PRISE EN CHARGE
Dans cet objectif, il faut obligatoirement distinguer la prise en charge
de la personnalité sous-jacente, éminemment victimaire, de la prise en
charge des troubles désadaptatifs du comportement, polymorphes. Ces
derniers sont le plus souvent à composante réactionnelle et à coloration
antisociale. Ils suscitent, au minimum, un sentiment négatif de la part
des interlocuteurs. Nous avons postulé que ces présentations cliniques
résultent d’aménagements économiques tendant à colmater ou cicatriser
la discordance narcissique interne de la personnalité. Ils sont souvent le
motif de la consultation spontanée ou de l’injonction de soins. Face à un
tel patient il faut à la fois comprendre et traiter l’enfant dans le patient
(Balint, 1977, 1978) et l’adulte déviant qu’il est devenu, ce qui implique
un travail simultané sur la régression et dans « l’ici et maintenant ». Une
prise en charge simultanément bipolaire (deux thérapeutes), intégrée dans
un projet global, peut permettre de dépasser des positionnements partiaux
(car partiels) du thérapeute isolé et partagé entre ces deux tâches. C’est
donc tout un système thérapeutique au service du patient qu’il faut bâtir.
On retrouve presque toujours, nous l’avons vu, un questionnement
fondamental sur la différentiation vivant/non vivant, vivant/minéral, ainsi
200
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
que, plus tard, la question de la différenciation des sexes. À un moment
ou à un autre de leur thérapie, les individus états-limites aborderont la
question de leur place sur terre et de leur destin : « Je n’ai pas demandé à
venir au monde, pourquoi voulez-vous que je vive ?... Je ne sers à rien...
Je fais du mal à ceux que j’aime... Personne ne m’aime... En fait, je
n’aime pas ma vie, je ne m’aime pas... » sont les interpellations les plus
fréquentes. Les premiers temps de la prise en charge visent à dépasser
ce postulat-cliché destiné à disqualifier par avance toute évolution psychique.
« En quoi le monde serait-il différent sans eux et qui (sinon qu’estce qui) est important pour eux ? »... « Pour qui sont-ils importants et
comment pourraient-ils faire du bien pour eux ? » sont des formulations
de retour possibles. Il est bien évident que le silence psychanalytique pur,
comme retour, engendrerait un sentiment de frustration supplémentaire et
le risque d’un passage à l’acte quelconque pour forcer l’interlocuteur à
prendre une posture différente.
Le masochisme et le sadisme positionnent les partenaires de façon
dissymétrique, dialectisant en la décalant la dynamique de l’actif et du
passif, du féminin au sens freudien. L’instrumentalisation de la relation,
à travers l’objet fétiche ou l’accessoire quel qu’il soit, dévoile la part
d’humanité (opposée à l’animalité) de cette sexualité détachée du génital
et décrivant une sorte de perte de la métaphore comme cicatrice prégénitale. La problématique du lien (chaîne, corde, ...) réalise les fantasmes de
possession ritualisés ou symbolisés par les liens du mariage par exemple.
En ce sens, le décalage relationnel induit par le scénario a quelque chose à
voir avec l’humour et le simulacre (politesses du désespoir ?). Le pervers,
à force de pousser le jeu jusqu’à ses limites, le démonte et le relativise, à
sa façon. Il n’en est que l’apparent dupe consentant.
Le scénario masochiste ou fétichiste, contractualisé à l’extrême n’est
pas du registre de la loi. La loi s’oppose au protocole. Dans la loi, tout
ce qui n’est pas interdit est autorisé, ce qui autorise la vie. Dans le
protocole, tout doit être prévu. Le manque, le vide ou la faille, l’imprévu,
la vie donc, sont impossibles à assumer et foncièrement anxiogènes,
donc générateurs d’un passage à l’acte colmatant. Le fantasme fondamental du pervers est peut-être d’obliger son partenaire à dépasser/briser
le protocole et à retrouver la force du symbole, la loi. En attendant,
s’exprime désespérément la problématique morne de l’individuation, du
non-morcellement de la castration, du passage de l’objet-mort, incapable d’engendrer, indistinct et fusionné, au sujet-individu, créateur de
sa destiné, capable d’engendrer, entier, libre (Bourgeois, Faye-Albernhe,
1995). La perversion concrétise, dans la clinique, un défaut fondamental de la personnalité ; elle exprime la lutte du sujet contre un vécu,
archaïque certes, d’absence d’unicité. C’est celle-ci qui détermine, en
retour, l’incapacité d’un investissement génitalisé, entier, sur l’objet, et
la mise en œuvre d’objets partiels pour satisfaire la pulsion fragmentée.
Dès lors, le clivage passera entre ceux qui sont capables d’engendrer
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
201
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
(les vivants) et ceux qui n’en sont plus capables. La gérontophilie et la
nécrophilie sont-elles des tentatives de casser ces limites (de la genèse
à la génitalité), de ruser avec les lois de la nature, pour en faire des
protocoles.
En opposition théorique avec l’Ego Psychology traditionnellement
ancrée dans le dogme et la pratique des deux précédentes générations,
de l’« annafreudisme » au « kleinisme », H. Kohut, qui appartenait à
la troisième génération psychanalytique, proposa, pour appréhender la
complexité de la psychothérapie des sujets borderlines, une Self Psychology.
– La première génération (S. Freud et ses premiers disciples) historiquement issue d’une société puritaine, moralement corsetée mais socialement structurée, avait fait de la sexualité infantile et de ses avatars,
la révolutionnaire clef de voûte des processus thérapeutiques visant
l’élucidation des névroses.
– La seconde génération, confrontée aux déferlements collectifs haineux
de la première moitié du vingtième siècle, fut amenée à s’interroger,
de surcroît, sur la psychose et se trouva à même de placer la haine
et les processus de destruction au centre de la relation d’objet (Klein,
1948, 1975, 1978) qu’elle contribua à éclaircir. Dans cette perspective
sera défini un objet en devenir, par essence clivé, façonnant en retour
le moi (notion de narcissisme primaire), et soumis à des mécanismes
édificateurs d’incorporation ou d’introjection.
– La troisième génération exprima l’idée d’un self, cible naturelle de tous
les investissements narcissiques, et on a pu dire qu’à cette occasion, le
mythe de Narcisse supplantait le mythe œdipien (Roudinesco, 1997,
p. 577). Du point de vue sociologique, il faut sans doute rattacher
cette évolution conceptuelle à la période délicate et féconde de l’après
seconde guerre mondiale qui avait marqué les esprits et voyait s’installer des bouleversements considérables dans l’organisation sociale des
pays développés, là même où travaillaient les théoriciens pluralistes :
éclatement des familles, baby boom, libre accès à la sexualité, individualisme forcené et « retour du sujet » comme retour du refoulé.
Cette émergence triomphante du self culmina dans la période péri
soixante-huitarde.
J. Lacan (1975, 1978) tenta de produire et d’illustrer une nouvelle
théorie du sujet, se revendiquant comme orthodoxe, s’appuyant sur la
doctrine originelle mais intégrant aux forceps les apports récents de la
linguistique et de la philosophie existentialiste.
H. Searles eut l’intuition de l’impasse thérapeutique dans laquelle se
retrouvaient placés les thérapeutes s’ils se limitaient à l’usage orthodoxe
des outils (orthodoxes) de la psychanalyse traditionnelle. Il se trouva
amené à introduire la notion de « psychanalyse assouplie » qui, tout en
préservant les acquis théoriques de la psychanalyse, adaptait la démarche
psychothérapique au patient borderline.
202
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Selon H. Searles, celle-ci se construit dans des dimensions a priori
moins rigides quant au cadre spatio-temporel et moins défensives que
dans la technique psychanalytique pure, limitée dans ses indications ;
ou même que dans les psychothérapies d’inspiration psychanalytique en
face à face, habituellement proposées à des individus demandeurs de
changement ou d’élucidation, mal stabilisés et exprimant une souffrance
névrotique ou réactionnelle.
H. Kohut (2001), en tant que représentant de la troisième génération,
s’attacha à restaurer les selfs. Il préconisa un travail sur l’empathie de
l’analyste comme élément technique essentiel (1959), rejoignant en cela
S. Ferenczi. Cette empathie intersubjective, si elle se voyait réalisée,
serait capable de permettre à l’analysant un transfert plus créatif et, par
conséquent, plus restaurant du narcissisme (notion de transfert narcissique). Pour utiliser une image issue de la géométrie interrelationnelle,
il s’agirait en fait de superposer à la relation verticale et vectorisée
de haut en bas (propre à la psychothérapie traditionnelle), une relation
horizontale bijective, inventant et intégrant, à sa façon, les processus de
co-création d’un espace thérapeutique mobile, qui seront définis ultérieurement par les écoles systémiques.
H. Kohut proposa l’image du self grandiose (1964) issu, selon lui,
d’une imago parentale idéalisée, plus archaïque encore que l’idéal du
moi. Dans cette instance, fluctuante, à rapprocher sans doute des déterminants intimes du faux self de D. W. Winnicott, existerait un imaginaire
exhibitionniste, compensatoire, ayant à charge de pallier les blessures et
les humiliations anciennes.
En s’appuyant sur ce concept, H. Kohut différentia trois niveaux, non
contradictoires, de relations transférentielles narcissiques :
•
•
•
un transfert idéalisant en provenance de l’imago parentale idéalisée ;
un transfert en miroir issu du self grandiose ;
un contre-transfert en provenance de l’analyste, établi comme une
réponse au transfert idéalisant.
Plus tard, il porta son attention sur l’analyse du narcissisme à l’œuvre
dans des phénomènes collectifs (notion de self groupal). Il tenta, sans
succès probants, d’appliquer ses concepts à la littérature, l’histoire, la
politique. Cette période n’était, certes, pas propice aux idées proposant
de remettre en question la conception d’une toute puissance individuelle. Pourtant, cette métadimension que constitue la notion de self
groupal complexifie utilement la psychodissection analytique en action
car si l’idée d’un self groupal apparaît pertinente et facilement acceptable comme outil d’analyse de phénomènes sociopolitiques clairement
pathologiques (comme les totalitarismes ou les regroupements sectaires),
son extension au champ de la psychothérapie pose question. Elle reste
néanmoins opérante lorsque l’on s’intéresse à la relation d’un sujet au
narcissisme défaillant aux mondes totalitaires (cf. supra, narcissisme et
secte).
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
203
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
La notion d’injonction de soin, par exemple (depuis les années
soixante-dix, en France, pour les toxicomanes1 ), qui culmine aujourd’hui
à travers le suivi sociojudiciaire (loi de 1998 sur les délinquants sexuels2 )
instauré comme cadre à une rencontre à visée psychothérapique
va sans doute, dans les années à venir, contribuer à intensifier la
réflexion sur le self groupal et à imposer des passerelles créatives
entre conceptualisations systémiques et psychanalytiques, politiques et
psychologiques.
Débordant ainsi complètement les fondements orthodoxes de l’analyse, nous pouvons déterminer, là encore, quatre niveaux d’analyse et
d’intervention psychique concernant les états-limites :
– L’autoanalyse : elle court-circuite les concepts de transfert et de
contre-transfert, simplifie la problématique mais trouve en cela ses
limites. Clivage, déni et mécanismes projectifs divers en relativisent la
portée mobilisatrice chez les sujets borderlines.
– Les psychanalyses didactiques ou thérapeutiques, profanes ou médicopsychologiques : elles s’appuient sur les diverses topiques freudiennes
ou lacaniennes et admettent l’idée d’un jeu psychique à visée thérapeutique sur un moi comprenant à la fois un ego (le Ich allemand) et un
self, elles nécessitent, entre autre, une analyse des différents niveaux
de relation transférentielle narcissique tels que décrits par H. Kohut.
Concernant la place de la psychanalyse, quelle que soit son obédience,
dans ce monde postmoderne où les états-limites apparaissent de plus en
plus nombreux, G. Barrios (2001) a eu l’intuition que cette technique,
parce qu’elle se développe dans un espace-temps non synchrone du
globalisme actuel, tend à devenir une activité « sans espace officiel ».
Puisque son application à visée thérapeutique prête encore à discussion, elle est appelée à rester confinée dans son application, et à
s’adresser à la fois « à la marge et aux bas-fonds de la société ».
En ce sens, bien que constituant classiquement une contre-indication,
les états-limites auront tout à gagner de la psychanalyse, si celle-ci
est « assouplie », bien sûr. Puisque le concept même d’état-limite a
largement emprunté à la psychanalyse ses concepts pour se forger,
soyons certains que les sujets borderlines, par la richesse intrinsèque
du matériel psychique qu’ils mettent à jour et restituent en thérapie,
contribueront à enrichir la théorie analytique, ne serait-ce qu’en y
instillant la notion de narcissisme jusque-là peu utilisée dans les cures
types.
1. Loi N◦ 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte
contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite des substances
vénéneuses, complétée par le décret N◦ 71-690 du 19 août 1971 fixant les conditions
dans lesquelles les personnes ayant fait un usage illicite de stupéfiants et inculpées
d’infraction à l’article L. 628 du code la santé publique peuvent être astreintes à subir
une cure de désintoxication.
2. Loi N◦ 98-468 du 17 juin 1998 sur le suivi sociojudiciaire des délinquants sexuels.
204
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
– Les thérapies groupales, étayées par la dynamique induite par la collectivité, constituent une formulation élargie de la psychothérapie, mais
elles restent dans la même logique tout en activant des modèles interactionnels ayant à voir avec la notion de « moi collectif ». Les thérapies
de groupe, nous l’avons vu, concernent déjà de nombreuses catégories
de sujets borderlines. Les groupes d’alcooliques, de toxicomanes, de
victimes d’abus sexuels, les groupes de parole de personnes âgées
(avec des aménagements) s’appuient, entre autres choses, sur l’activation narcissisante d’un moi collectif susceptible de réactiver, organiser
et densifier des « moi individuels » carencés, comme incapables de
jouer leur rôle dans la dynamique de l’inconscient.
– Les injonctions de soins, patentes ou latentes, allant de la contrainte
judiciaire (le rôle du juge d’application des peines dans la loi de
1998) au simple conformisme au souhait de l’entourage, nécessitent
également la prise en compte des notions de moi collectif ou de self
groupal pour ce qui est du narcissisme mais dans une perspective
encore élargie, confinant à la sociologie, ayant à voir avec ce qu’il est
convenu d’appeler des phénomènes de société et leur prise en compte.
On peut donc présager la modélisation de moi(s) collectifs et de self(s)
groupaux gigognes.
L’objectif est avant tout de renarcissiser la personne, de l’amener à
découvrir et investir un corps propre, vivant et méritant de vivre, présent
dans le regard d’un partenaire complètement défini comme sujet cette
fois, comme sujet sexué dans un second temps aussi. Pour cet individu,
ce corps, comme renaissant, sera l’incarnation de son identité et se
verra (re)dessiné, puis densifié, par les attentions gratifiantes que cet
autrui-partenaire pourra lui prodiguer1 . Ainsi reconnu et défini, le corps
pourra se remettre au service de l’intellect et accepter les émotions qui
le traversent. Pour décrire la fonction des émotions dans le processus, on
peut utiliser l’image de l’arc électrique réunissant, en un éclair, corps
et esprit, susceptible de mettre en relation les deux entités dans les
deux sens. Tout se passe comme si le sujet borderline, en raison de
ses carences narcissiques, avait réussi à perpétuer des stratégies destinées à cliver corps et esprit. Dans cette perspective, les catastrophes
psychosomatiques ou addictives peuvent être, pour partie, lues comme
des indices de la faillite d’une élaboration émotionnelle comme d’une
élaboration fantasmatique utilisable. Dans la même dynamique, la narcissisation recadrera une destinée jusque-là ressentie comme hostile, lieu et
temps de souffrance, d’humiliation, de rejet, de frustrations. On pourrait
penser que l’un des objectifs de la thérapie serait de permettre au sujet
de se retrouver un jour face au vide, aux lacunes qui le modèlent, et
d’identifier, de supporter ce vide avant de le traiter. Ce qui est concevable
1. Si « l’enfer c’est les autres » (J.-P. Sartre), seuls les autres peuvent aider à se
reconstruire.
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
205
avec un sujet « névrotique », plus dense, ou paradoxalement avec un
sujet dissocié par la psychose (hors des émotions) ne l’est pas avec les
états-limites. On constate que beaucoup de sujets borderlines réussissent
longtemps à faire diversion, par une hyperactivité compensatrice ou par
un clivage entre différentes tranches d’existences, qui sont en fait des
lambeaux d’existences, voire des lambeaux d’inexistences. Ce clivage,
parfois construit sur la durée, nécessite une articulation soigneuse des
vides, de façon surtout à ce que le sujet ne perçoive pas trop clairement
qu’il n’articule que des vides, des « forteresses vides » (cf. Bettelheim)
en fait. L’énergie et l’intelligence du sujet s’épuisent à articuler ces vides
en un tableau « à l’image du dense ». Ce processus institue des vies
parallèles, au mieux des « doubles vies » séparées par des interstices,
les interstices étant la part la plus authentique du sujet.
Vignette clinique n◦ 20 – Une vie entre les vides
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Un patient, peu avant de faire une tentative de suicide grave, arrivait à
dire que le seul endroit où il était à peu près bien, c’était dans sa voiture,
lors des trajets entre son domicile et son travail. Sa vie de famille et sa
vie professionnelle, pour des raisons diverses, s’étaient avérées être des
échecs et des lieux devenus insupportables. Dans sa voiture, il était seul,
n’avait de compte à rendre à personne, il se sentait protégé1 , vectorisé par
une tache qui n’avait plus de sens profond. Certains sujets s’appliquent
à dilater ce maigre espace personnel : se retrouver au bar à la sortie du
travail ou choisir un mode d’exercice professionnel nécessitant de fréquents
déplacements sont des tactiques existentielles qui peuvent être décryptées,
pour partie, dans cette perspective.
Cette béance est à traiter, pourtant, il est impossible d’envisager de
laisser un sujet borderline seul face à ses failles, cette situation étant
prototypique de la dépression anaclitique. Mais c’est ce qui peut se passer
au cours du processus thérapeutique s’il n’est pas aménagé pour prévenir
l’émergence du vide.
Les psychothérapies médiatisées et les sociothérapies hétérodoxes
(art-thérapie, activité sportive avec le bémol du dopage), ainsi que les
approches mobilisant la dimension psychocorporelle, ne sont que des
déclinaisons tenant compte, de façon plus prononcée, de la problématique
narcissique et de ses conséquences délétères dans la sphère relationnelle.
Elles sont des modalités éventuelles de la relation d’aide au changement,
à initialement privilégier, pour un sujet borderline.
Dans cette perspective, à côté de l’approche groupale, l’approche
psychocorporelle et l’approche art-thérapique seront déterminantes.
1. La voiture joue souvent ce rôle protecteur. Elle est cette bulle, cette carapace entre
soi et le monde (expansion moderne du Moi-peau ?) ce qui explique certaines réactions
violentes lorsqu’il y a de la tôle froissée.
206
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
L’ APPROCHE PSYCHOCORPORELLE ET ART-THÉRAPIQUE
De l’approche psychocorporelle à l’art-thérapie
L’approche psychocorporelle est diversifiée. Elle ne résume pas la
prise en charge mais elle peut créer un préalable, ou un complément
précieux des soins, susceptible de ne pas confronter le patient à ses vides.
Elle est à l’exacte convergence du soin et de la psychothérapie. Non
imposée par l’urgence, mais proposée dans la continuité, elle peut être
mise à la disposition du patient lorsque les tensions les plus importantes
commencent à être maîtrisées par l’action d’un cadre contenant (au
cours d’une hospitalisation si cela est nécessaire, mais aussi à partir de
structures ambulatoires cadrantes) et, dans la mesure où des traitements
adjuvants (anxiolytiques, sédatifs ou antidépresseurs) peuvent contribuer
à aider le sujet à se positionner de façon plus sereine et plus volontaire
dans le soin. Nous allons évoquer de façon non exhaustive certains des
aspects les plus caractéristiques de cet apport psychothérapique.
Les pratiques
1. L’enveloppement humide thérapeutique (pack), introduit en France
par M. A. Woodburry (1966) remis à l’ordre du jour par T. Albernhe
(1992) s’adresse à des patients très figés sur des positions régressives,
devenus déficitaires du point de vue de leurs capacités de verbalisation,
de partage émotionnel. L’indication première est la psychose (autisme
ou catatonie) mais des sujets borderlines peuvent énormément en bénéficier. Au fil des séances, l’entourage soignant, chaleureux, constitué
en une permanence sujette à discontinuité, construit alors un réceptacle recueillant, puis positivant, le matériel psychique souvent archaïque
capable de surgir lors de ces moments post-critiques privilégiés. L’histoire du sujet peut se remettre en marche dans un cadre contenant.
2. Le hammam, véritable kinésithérapie humide, en tant qu’approche
hydrothérapique, doté d’un cadre clos et favorable, autorise, là encore,
une étape de régression affective par son caractère chaud et humide,
maternant. Il crée une atmosphère propice au partage émotionnel. Le
geste du massage ne s’impose pas, il reste une proposition et autorise un
travail sur l’enveloppe corporelle allant du massage doux au dégommage,
plus intense et plus profond. Au cours d’un massage sensitif (Camilli,
2003)1 , les tensions internes se voient apaisées, les points de nouure
1. Le massage sensitif de C. Camilli est un exemple d’approche par le toucher. Il est
basé sur l’interaction du physique et du psychique. À partir de manœuvres spécifiques
associées à la respiration et utilisées comme un langage, il est un moyen de communication non verbal qui privilégie la libre expression corporelle du « massé ». Il permet à
ce dernier d’acquérir progressivement la maîtrise de son propre corps. Pour C. Camilli
(2003), le toucher et la psychanalyse sont « épigénétiquement liés puisque le langage
n’a pu apparaître qu’avec la station debout qui a libéré les mains, mais aussi adapté le
larynx et le pharynx au langage parlé. »
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
207
peuvent être déliés, étirés, triturés, mis en perspective avec la problématique psychique. Le corps peut redevenir un lieu, sinon de plaisir,
du moins non exclusivement voué à la souffrance, à l’angoisse et à
l’autoagression permanente. L’émergence des béances lacunaires peut
être contrôlée par le toucher qui en restitue un contour, c’est-à-dire,
la possibilité à venir de les exprimer sans vécu de néantisation. L’autoagression est souvent concrétisée, du point de vue clinique, par des
conduites addictives, des conduites à composante automutilatrice (des
scarifications par exemple) ou des conduites à risques. Par le massage, la
peau, enveloppe et tissu de pores à la fois, reprend sa fonction de forme
et de surface, d’interface biologique qui confère un volume relationnel à
l’individu. Le Moi-peau (Anzieu, 1985) peut se superposer avec un moi
moins carencé. La lecture patiente des éventuelles cicatrices cutanées par
le kinésithérapeute, combinée à l’exploration des points de contracture
permet au sujet de reconquérir une historicité acceptable. Elle est un
temps essentiel de reconstruction d’une identité, d’une sensibilité et d’un
destin.
Toutes les autres formes d’hydrothérapie (Dubois, 1985), à condition
d’en adapter l’application aux individus, peuvent avoir une action favorable sur les troubles psychiques narcissiques. Les états psychosomatiques dermatosiques (eczéma, psoriasis) comme certains états rhumatismaux, bénéficient à la fois d’une action directe ou mécanique liée à
la composition ionique et chimique de l’eau (balnéothérapie, crénothérapie) ; ou de la boue, à sa température ou à son mode d’application ; mais
aussi du nursing, narcissisant, et de la mise à distance des problèmes,
apaisante, qui les accompagnent.
Ce sont des parenthèses reconstructrices dans l’existence des sujets
psychosomatiques et états-limites.
3. L’escalade constitue un autre temps fort de la prise en charge
thérapeutique des personnalités borderlines. L’encordage, l’assurance
systématique par le premier de cordée, la nécessité d’assurer sans cesse
ses propres prises pour sa sécurité et pour celle d’autrui, réactivent des
fonctionnements solidaires, naturels, resocialisants. Le temps de randonnée, par le cheminement, est propice aux confidences et au recentrage
du sujet sur certains aspects physiologiques de son existence. Il permet
aussi de se vider la tête des préoccupations stériles. La fatigue physique,
si elle est bien dosée, contribue à redéfinir les priorités vitales et à
mettre de côté ce qui n’est pas gérable dans l’immédiat. Au cours de
ces activités sportives, il ne s’agit pas de prendre des risques, de faire
des exploits sportifs, bien qu’à terme, l’idée de la performance relative
comme objectif puisse être aussi narcissisante. Il s’agit de retrouver,
par cette vectorisation existentielle, des repères personnels et des bases
relationnelles fiables.
4. La danse explore la dimension du déplacement du corps, du partage
de l’espace disponible avec d’autres trajectoires individuelles. C’est ce
partage qui fonde une collectivité en action, justifie un mouvement,
208
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
assure un spectacle. Ces trois concepts sont utilisables dans un processus
de narcissisation. On distingue trois types d’exercice :
– Les mouvements collectifs : ils cultivent la synchronisation intersubjective par une utilisation rationnelle de tous les moyens complémentaires
de communication (analogiques et digitaux, affectifs et intellectuels).
L’harmonie de l’ensemble dépend du respect du projet chorégraphique
(métaregard sur le groupe et son sens), et l’art est un élément apaisant.
Les mouvements, dans leur enchaînement diachronique, illustrent la
capacité du sujet à être attentif à l’autre, à sa consigne comme un apport
capable de le remplir, de lui rendre vie sans le manipuler.
– Les mouvements individuels : ils se font, par principe, devant un public,
même restreint, mais bienveillant et attentif. Dans un premier temps, ce
public (devenu partenaire de la thérapie) est formé uniquement d’autres
patients ou de soignants. L’utilité mobilisante du public est d’amener
le sujet à accepter de s’exposer ainsi et à supporter la simple présence,
puis le regard d’autrui. Dans une étape ultérieure, il peut devenir question de représentation, c’est-à-dire, que le sujet va accepter d’être mis
en scène (manipulation par le chorégraphe) puis de se mettre en scène,
se montrer en un spectacle (de l’importance du regard à soutenir). Tous
ces termes (mise en scène, spectacle, regard) renvoient au narcissisme
et aussi à une certaine sublimation de l’angoisse en trac, c’est-à-dire
une ébauche de névrotisation (hystérisation) du comportement qui
signe une reprise de l’évolution psychique. C’est une étape importante
de la prise de conscience narcissique, mais qui n’est pas toujours
évidente à restaurer dans certaines dimensions pseudo-névrotiques des
troubles borderlines de la personnalité. Les phobies sociales invalidantes, qui renvoient plus souvent à un syndrome post-traumatique
qu’à une catégorisation névrotique de la personnalité, bénéficient de
cette indication. Il ne s’agit pas de projeter brutalement le patient en
situation, où il risquerait l’échec de plus, ce qui pourrait susciter un
blocage. Cette perspective, d’inspiration cognitivo-comportementaliste
mais plus soucieuse encore de la gestion de l’angoisse, permet de
travailler sur le symptôme, de le dépasser sans le fixer, de le recadrer
positivement en lui attribuant un sens social et non plus individuel (le
trac remplace la peur) et de lui redonner une dimension interrelationnelle créative, moins marginalisante. Le contexte d’un projet artistique
et la libération des divers affects liés à la danse peuvent susciter des
niveaux d’interaction très mobilisateurs du psychisme.
– Les mouvements à deux obéissent par définition à des règles précises :
ils imposent un respect du rythme et de la configuration préalable du
mouvement en des pas spécifiques (de la valse au tango). Durant ces
pas de danse, on se touche, on se côtoie, mais tout est progressif,
codifié, retenu, balisé. La musique modifie le contexte, dans le sens
où des préférences peuvent s’exprimer, se partager, se discuter. Il y a,
là encore, matière à contacts interhumains utilisant tous les niveaux
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
209
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
logiques. Les sujets ayant été victimes d’abus sexuels sont à même
de bénéficier pleinement de cette véritable rééducation, allant vers une
restauration des capacités à supporter un contact physique non perverti.
5. La chorale et le théâtre : ces deux activités sont plus connotées artistiquement, mais aussi plus élaborées et plus complexes puisqu’exprimées
à travers la maîtrise d’outils sensibles (la voix, le geste, la mémoire, la
connaissance d’un minimum de culture musicale). Le travail sur la respiration (abdominale ou thoracique), la maîtrise du souffle, le risque de
« perdre haleine », explorent des sensations très archaïques. La chorale
est tout autant un soin à médiation corporelle qu’une art-thérapie. Chorale
et théâtre nécessitent en outre un investissement du patient sur la durée,
un engagement envers les autres comme envers soi-même. Cet investissement est vectorisé clairement par la perspective d’une représentation
ultérieure. Chorale et théâtre peuvent donc être proposés en seconde
intention aux patients déjà accrochés, confiants, et dont l’hémorragie
narcissique est en voie de cicatrisation par les outils ci-dessus décrits.
Mais il n’y a pas de contre-indication formelle à proposer des séances de
sensibilisation ou un premier contact, si la proposition provoque d’emblée l’adhésion du sujet. Le risque d’un échec du processus d’intégration
du patient au groupe préexistant est néanmoins à prendre en compte, en
raison des répercussions narcissiques inévitables d’une telle éventualité.
6. Le modelage et la sculpture : ces techniques actualisent et mobilisent des émotions encore plus archaïques. Elles restent de très bons
outils de soin pour les sujets psychotiques régressés, pour qui elles ont
été inventées, mais elles le sont aussi pour des borderlines. Elles sont à
même de les confronter avec le réel (froid, humide, visqueux, granuleux,
sec...) de la matière brute et inanimée qu’ils peuvent essayer d’animer
en lui donnant une forme, donc un sens, en passant du minéral froid à
l’objet, utilitaire ou artistique, puis de l’objet banal à une création placée
en phase directe avec les productions de l’inconscient. Ce travail sur la
matière, traditionnellement rapporté à une composante anale, n’est pas
sans analogie avec le questionnement pervers tel que nous l’avons décrit,
qui explore la dimension du passage de l’inanimé au vivant et vice-versa.
7. La relaxation : différentes techniques peuvent être proposées. Elles
peuvent s’ordonner, soit en séances spécifiques destinées à compléter,
par exemple, l’effet sédatif et tranquillisant des traitements médicamenteux (avec le but de juguler l’angoisse ou de réduire les tensions), soit
comme préparation à des séances psychocorporelles médiatisées, du type
de celles qui sont décrites ci-dessus. La combinaison de ces différents
temps, leur séquençage, rend compte de l’infinité des possibilités de
soulagement de la souffrance psychique et de définition de temps d’évolution personnelle. Il y a néanmoins des contre-indications à respecter :
210
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
ainsi, au cours de séances de training autogène de J. H. Schultz1 (à visée
d’eutonie) des épisodes brefs mais anxiogènes de morcellement peuvent
avoir lieu si des patients porteurs d’une structure psychique très archaïque
le pratiquent de façon non contrôlée. Cependant, toutes les formes de
relaxation peuvent apporter un apaisement bénéfique et constituer le
préalable à une séance de verbalisation productive, à ne pas confondre
néanmoins avec une séquence psychothérapique.
8. Les soins esthétiques : ces soins sont éminemment renarcissisants.
Ils permettent à l’individu d’expérimenter une certaine situation d’abandon, au sens de lâcher prise, de faire confiance au soignant. Ils favorisent
une transformation de l’image corporelle mais surtout de la perception
de soi. Pour le patient, si on lui consacre du temps, c’est qu’il en vaut
la peine. Dans l’esprit du public, les soins esthétiques sont un luxe que
peu de patients borderlines s’accordent, ne serait-ce qu’en raison de son
coût. Accéder à un tel luxe, même si celui-ci est proposé comme un soin,
donc pris en charge par le forfait hospitalier, leur apporte une nouvelle
dimension sociale et personnelle.
9. Le dessin, la peinture : parmi les art-thérapies, les activités utilisant
la peinture ou le dessin comme médiateur, et plus particulièrement les
séances débouchant sur les notions de portrait, ou d’autoportrait, (comme
travail sur la manière dont un patient s’appréhende) lorsque cela est
possible, montrent la grande difficulté de ces sujets à s’imaginer, au sens
propre comme au figuré (cf. la vignette clinique n◦ 16).
Bien souvent, confrontés à cette consigne, indépendamment de leurs
capacités graphiques et de leur efficience intellectuelle, ils ne peuvent
restituer que l’ébauche incomplète, impersonnelle ou stéréotypée d’un
visage. Ils ont, par ailleurs, beaucoup de mal à restituer, même schématiquement un corps entier, et ayant les pieds campés sur le sol. Au-delà
d’interprétations sauvages sur les « manques » constatés, cette carence de
figuration traduit la relation profonde entre la construction d’un schéma
corporel personnel solide et la construction de la personnalité. Comment
se sentir bien dans son corps si on n’en perçoit pas les contours, le
volume, la densité ? Réciproquement, on peut s’attendre à ce qu’un
travail de psychomotricité, visant à restaurer un schéma corporel correct,
puisse avoir des répercussions positives sur la configuration narcissique
et le fonctionnement émotionnel et intellectuel d’un patient.
1. J. H. Schultz, dermatologue allemand, se forma pour devenir neuropsychiatre. Après
avoir étudié l’hypnose, il voulut apporter à ses patients le moyen de se retrouver dans
un état similaire afin d’en finir, sans suggestion, avec leurs problèmes dermatologiques.
En ce sens, il s’agit d’une autosuggestion opposée à une hétéro-hypnose. Il constata
que la répétition de ses exercices de relaxation par autodécontraction concentrative
avait un effet positif sur le stress. D’autres techniques existent : méthode de Jacobson,
sophrologie, etc.
L’eutonie est l’acquisition d’un tonus musculaire adéquat, à opposer à l’hypo ou
hypertonie.
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
211
Comment acquérir, à l’adolescence (qui est déjà une période troublée
du point de vue de l’acceptation de son corps et de soi-même, un état
borderline), ou à l’âge adulte, ces dimensions narcissisantes ayant parfois
fait défaut une vie durant ?
C’est toute la dimension réparatrice de l’art-thérapie et des soins
psychocorporels chez les sujets borderlines, ce qui en fait des approches
thérapeutiques à part entière. Nous avons ci-dessus listé une série de
pratiques thérapeutiques dont certaines appartiennent au champ du psychocorporel, d’autres au domaine de l’art-thérapie et d’autres enfin sont
inclassables, appartenant aux deux. La composante art-thérapique du soin
apporte une spécificité.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Les fonctions
Au sein de la production humaine, certains art-thérapeutes (Rodriguez,
Trol, 2001) décrivent trois fonctions : anthropomorphique, formaliste et
symbolique. Chacune d’entre elles contribue à l’élaboration du narcissisme.
La fonction anthropomorphique, primordiale, est à fort contenu narcissique. Elle nous pousse à représenter l’être humain et surtout à nous
représenter nous-mêmes, c’est-à-dire nous apercevoir, nous multiplier,
nous perpétuer ! On la retrouve à l’œuvre dès les premiers balbutiements
de l’humanité sous forme, par exemple, de stèles anthropomorphes.
La signature, comme trace autonome et personnelle, participe de cette
autoreconnaissance de soi-même. De nombreuses œuvres d’art ne sont
que des variations, significatives (le peintre Ben), autour de la signature qui peut se voir répétée, dilatée, fragmentée, torturée, sublimée...
Quelques patients, au contraire, n’admettent pas de signer leur travail,
d’autres veulent conserver une maîtrise totale sur leurs œuvres, préférant les détruire plutôt que de les savoir en risque d’être perdues ou
vendues, dispersées, appropriées par des inconnus. On retrouve là des
formalisations psychiques ayant à voir avec la magie noire1 . À ce niveau
s’introduisent, de plus, les dimensions formalistes et symboliques.
Les deux autres fonctions décrites : la fonction formaliste qui traduit
les rythmes biologiques ou la perception que l’individu s’en fait, et la
fonction symbolique (plus tardive), sont donc à explorer, conjointement,
mais c’est principalement le renforcement de la fonction anthropomorphique, physionomique, qui sera actif et qui sera réparateur par son aura
narcissisante pour les sujets borderlines. La variabilité des approches
art-thérapiques n’est qu’une variabilité technique, le contenu du travail
réparateur et régulateur du narcissisme rejouant toujours ces dimensions
de la souffrance du sujet.
1. Certaines cultures conseillent à leurs membres de ne jamais abandonner la moindre
parcelle d’eux-mêmes (cheveux, rognures d’ongles) car des malveillants pourraient les
utiliser contre eux.
212
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Ainsi, qu’un sujet narcissiquement fragile parvienne un jour à signer
une de ses œuvres, à la revendiquer comme une part de soi, traduit cette
avancée positive de la conscience de « soi ayant une valeur », y compris
marchande.
Dans cette perspective, l’exposition des productions, voire leur vente,
s’impose comme un autre temps du soin qui n’est pas qu’une dérive
mercantile ou utilitaire (trouver des fonds pour faire fonctionner l’atelier)
de l’art-thérapie. Il s’agit de trouver un public acceptant de donner du
temps pour contempler les tableaux ou lire les écrits, il s’agit de trouver
plus prosaïquement un acheteur1 . Si quelqu’un concède de la valeur à
son travail, c’est fortement surnarcissisant pour le patient2 .
Face à un blocage dans le travail d’autoreprésentation, certains subterfuges artistico-soignants peuvent suggérer la forme humaine ou décrire
un espace autocentré (mandalas, soleil, carrés), pouvant devenir ultérieurement des blasons ou des drapeaux... Il n’est pas étonnant, comme le
remarque J. Rodriguez (Rodriguez, Troll, 2001), que ces signes contenants et représentants, soient parmi les premiers apparus au cours de
l’évolution de l’humanité et se retrouvent aujourd’hui en tant que traces
humaines.
Dessiner ces figures élémentaires, ce qui suppose une ébauche de
contrôle psychomoteur (ce peut être le sens d’une des interventions
incitatrices de l’art-thérapeute), initialise le mouvement de construction
qui sera naturellement anthropomorphe. À partir de là, le patient est
susceptible de s’autoriser à accéder au plaisir de se représenter (avant
le plaisir de s’exposer ou d’exposer son œuvre) qui est un des négatifs
cliniques éventuels de la phobie du miroir, retrouvée dans certains positionnements psychotiques. Comme cela se rencontre chez le petit enfant
qui s’éveille au monde, ce plaisir de se représenter précède sans doute le
plaisir de créer ou de représenter le monde. Il précède sans doute aussi le
plaisir plus élaboré de partager une émotion ou une idée.
La problématique narcissique, en ce sens, est peut-être, phylogénétiquement, antérieure à la problématique psychotique ou tout au moins,
la psychose en tant que, pour partie maladie du narcissisme présuppose
l’établissement d’un certain narcissisme, ce qui renoue avec l’intuition
freudienne du narcissisme à partir duquel l’individu va construire son
moi. C’est tout le sens du travail art-thérapique chez les sujets borderlines.
1. On retrouve la construction narcissique nord-américaine où la valeur d’un individu
se calcule en dollars.
2. On arrive ici à un paradoxe, dans la mesure où il faut concilier l’anonymat du maladeartiste et lui permettre d’exposer sans pseudonyme, ce qui serait limiter la construction
narcissique.
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
213
L’art-thérapie comme moyen d’accès à l’archaïque
Dans une perspective ontologique, D. Godard a tenté d’apporter sa
contribution à l’élucidation des processus présidant à l’émergence de la
maladie mentale comme une désadaptation, au sens éthologique et darwinien (Darwin, 1872). Cette approche présuppose l’établissement documenté d’une « histoire naturelle du comportement humain » (Godard,
2003), éventuellement étayée sur l’observation scientifique des interactions précoces mère/enfant, père/enfant (au niveau humain), et des interactions comportementales constatables chez les primates (primatologie
ou psychoprimatologie). Ces modes et ces séquences interactionnelles
seraient à considérer en tant que témoins de modalités fonctionnelles primitives. Par extension, l’enfoui (dans l’inconscient individuel ou collectif), serait le plus archaïque de l’humanité et l’observation des comportements phylogénétiquement archaïques renseignerait réciproquement sur
le fonctionnement inconscient, présymbolique. Cela n’est qu’une piste de
compréhension à relativiser par rapport à la « psychanalyse, voie royale
vers l’inconscient ».
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
« L’omniprésence et l’omnipotence des processus de symbolisation
humaine ne doivent pas occulter l’éventualité des autres modalités
d’expression et de transmission œuvrant chez l’homme, qui, pour
échapper à la conscience, n’en sont pas moins actives. » (Godard, op.
cit.)
L’empreinte (Prägung) et les conduites d’attachement après imprégnation dans la période sensible déterminent pour lui le choix objectal
ultérieur. Cela rejoint les observations éthologiques de K. Lorenz (1970)
sur l’importance des influences environnementales dans la construction du comportement animal. J. Bowlby considère que l’attachement
(mère/enfant) est une extension biologico-comportementale de l’empreinte. Il en écarte sa dimension interaffective qui serait déjà de l’ordre
du symbolique. Dès lors,
« [...] la place des pulsions et leur étayage objectal, et la place du symbolique, devenaient secondaires par rapport aux conduites programmées
d’attachement. » (Bowlby, 1978)
L’Œdipe, que S. Freud avait pourtant tenté de rattacher au phylogénétique à travers le mythe de la horde primitive,
« [s’il] apparaît comme une étape nécessaire du développement pour
structurer les affects, distribuer l’amour et la haine, le Désir et la loi,
et sortir du chaos émotionnel préœdipien, se superpose tardivement du
point de vue de l’évolution aux déterminants biologiques archaïques. »
(Godard, 2003)
214
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Il suppose déjà une tentative de sexuation des relations, la séduction
pour l’autre sexe et il ouvre sur le symbolique. Tout mauvais accès
au symbolique, lié à l’intervention désorganisatrice d’un traumatisme
précoce, est susceptible de laisser le champ libre à des modalités psychofonctionnelles non réprimées. C’est l’hypothèse des pathologies mentales les plus sévères (les psychoses) comme accidents évolutifs de
la phylogenèse que S. Freud développa dans sa correspondance avec
W. Fliess (Freud, 1887-1902). Dès lors, d’autres dispositions existentielles majeures, telles que le transsexualisme ou l’anorexie mentale,
qui appartiennent à la constellation borderline, peuvent être regardées
différemment et la prise en compte de l’élément narcissique dans toutes
les souffrances psychiques devra passer par d’autres voies que la verbalisation : art-thérapie activant la fonction formaliste et la fonction
symbolique ou psychothérapie à médiation corporelle. Il faut, en tout
cas, s’attendre à l’émergence de matériaux psychiques non directement
exploitables par le verbe chez ces patients et respecter ces étapes du
processus reconstructeur.
Le registre de l’art-thérapie est transversal, il entre en interaction
avec les trois catégories principales de relations d’aide au changement
que sont le soin, l’éducation (et son corollaire l’apprentissage) et la
psychothérapie.
Aux premiers temps de la vie, avant donc que ne se noue l’organisateur
œdipien, ces trois catégories se trouvent confondues dans la fonction
maternante, dont elles sont issues. Mais, très rapidement, elles se différentient, en organisant la construction harmonieuse de l’individu et
son évolution vers la subjectivité personnelle et individuelle, au sens
étymologique. Leur point commun reste que le narcissisme, sous ses
diverses formes, s’avère être le moteur de ces trois évolutions nécessitant, chacune, une capacité de mobilisation de substrat libidinal. Le jeu
d’ombres entre la « mauvaise mère » et la bonne mère (ou la « mère
suffisamment bonne », D. W. Winnicott, 1969) que nous avons évoqué
dans la psychogenèse des états-limites (M. Klein), est l’une des péripéties initiales de cette différentiation fonctionnelle physiologique mais le
narcissisme peut éclore, vivre ou défaillir tout au long de l’existence d’un
individu1 .
Au cours de la sénescence, ces trois processus tendent habituellement
à se rejoindre car l’individu, précarisé dans son intégration narcissique
par la perspective anticipée de sa disparition, diminué intellectuellement
et physiquement, ayant en outre épuisé une partie de son énergie vitale,
1. Sur Internet, court l’histoire de cet homme d’affaires qui, en déplacement, fit appel
à une call girl. À sa grande surprise, c’est sa propre fille qui se présenta dans sa
chambre d’hôtel. De retour chez lui, en bon père, il en parla à son épouse, qui demanda
immédiatement le divorce. Il en fit un accident cardiovasculaire. On peut interpréter
ce dernier comme le symptôme psychosomatique ou métaphorique d’un effondrement
narcissique et affectif complet.
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
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cherche à se rassembler. Cet égoïsme palliatif, physiologique, colmate,
comme il le peut, les brèches d’un être-soi en carence croissante. Si « la
vieillesse est un naufrage » (C. De Gaulle, Mémoires de guerre), c’est
un peu un sauve qui peut ! Dans ce contexte régressif et involutif, par la
force des choses, soin, éducation et thérapie peuvent avoir tendance à se
confondre à nouveau et l’entourage disponible est mis à contribution.
Tenant compte de cette disposition naturelle de l’équipement narcissique, l’art-thérapie peut se voir appliquée à la prise en charge des sujets
borderlines : adolescents et sujets âgés mais, aussi, tous les états-limites
tels que nous les avons envisagés dans les chapitres précédents.
L’art-thérapie introduit un processus transversal car l’art seul peut
constituer un véritable fil de capiton (par analogie au « point de capiton »
lacanien) capable de mobiliser ou de transférer utilement de l’énergie
libidinale dans ces trois registres de la relation d’aide au changement,
tout en respectant leur nature diversifiée chez le sujet adulte.
Chez les sujets cibles, quel que soit l’outil choisi, et nous avons vu
qu’ils sont divers, la restauration narcissique induite par le processus de
création artistique dialectise des positionnements narcissiques jusque-là
dysharmoniques, ce qui est source de tensions. Elle a pour vocation
de transcender les registres éducatifs et thérapeutiques en mettant en
action, simultanément, une considérable régression (la jouissance créatrice relève d’une posture archaïque que l’on retrouve dans les joies
infantiles) et une projection anticipatrice ; elle articule donc sociothérapie et psychothérapie à la fois.
La projection anticipatrice est introduite par la présence d’une tierce
personne (l’art-thérapeute) comme public ou comme accompagnant ; elle
s’appuie sur l’écart inévitable existant entre deux œuvres :
– L’œuvre fantasmée (forcément idéale), qui n’appartient qu’à soi
puisqu’elle est un produit de l’imaginaire, voire qui peut être vécue
comme un élément indissociable de soi (dans certains fonctionnements
pseudo-psychotiques).
– L’œuvre réelle (forcément imparfaite), finie, qui a pour destin de se
voir exposée, offerte aux regards et aux jugements d’autrui, qui peut
se transmettre, ou être détruite. Elle instaure une première borne sur
laquelle le sujet peut choisir de s’ancrer, c’est-à-dire, ancrer son narcissisme dans un processus analogue à ce qui s’est joué, bien avant, lors de
l’élaboration du narcissisme primaire puis du narcissisme secondaire.
Un sentiment de toute puissance préside au premier regard sur la
page blanche, juste avant le début du passage à l’acte créatif. La page
blanche (ou son équivalent dans tout processus créatif) est cet espace
transitionnel, miraculeux, à circonscrire au préalable (c’est le cadre de la
séance), sur lequel, un instant seulement, « tout est possible ». Cet espace
n’est pas vide, il est plein des promesses de l’imaginaire. mais le réel peut
se charger de le vider ! Est-il possible de mettre en perspective ce vide
fécond avec le vide lacunaire borderline ?
216
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
En effet, très vite, au premier mot écrit (atelier d’écriture) comme au
premier coup de crayon (atelier de peinture), et cela se retrouve chez tous
les créateurs, il se voit soumis à l’urgence, l’impériosité, l’impétuosité de
la création convoquée pour en combler le vide naissant, puis à l’inhibition
et à « l’angoisse de la page blanche » précisément (à l’image du vide
absolu). Cette angoisse, rarement mobilisatrice, relève d’un sentiment
d’impuissance face à l’ampleur de la tâche (notion d’infini comme dissolution des limites).
Quel que soit le support choisi, la (re)constitution d’un narcissisme
harmonieux est l’un des buts des processus de création introduits par
l’art-thérapie. La redistribution narcissique transversale qu’elle opère
se nourrit de la maîtrise de tels écarts. Le rôle de l’art-thérapeute est
alors prépondérant pour canaliser les émotions et leur accorder un sens
constructif.
Par extension, l’art-thérapie a sa place dans la détermination du chefd’œuvre – clef de voûte instituée, placée dans le registre traditionnel des
apprentissages cognitifs mais qui admet une forte composante initiatrice
et socialisatrice, puisqu’elle apporte à l’individu qui l’a produite, un statut social – ainsi que de l’œuvre ultime d’un sujet, capable de condenser
et de sublimer tout un narcissisme ou d’en trahir, inéluctablement, l’épuisement libidinal et la montée de l’angoisse de mort, ultime « tremblement
de temps » (Fondation Maeght, 1989) (cf. le narcissisme du sujet âgé).
Chacun de ces deux pôles existentiels de la création explore des
aspects fondamentaux du narcissisme.
On y retrouve la problématique narcissique prométhéenne puisque la
différence entre sujets morts/inanimés/minéraux et sujets vivants/animés
passe, à cet instant, entre les individus qui sont encore capables d’enfanter, de créer et ceux qui n’en sont plus capables ; entre ceux qui sont
au clair avec cela et ceux qui n’y sont pas. L’angoisse de castration (ou
l’impuissance à créer comme vécu et traduction psychobiologique de
cette angoisse) se confond alors avec l’angoisse de mort dont elle est
l’un des prototypes les plus précoces (Bourgeois, Faye, 1993).
Dans une séance d’art-thérapie, à travers la fin programmée du processus de création de l’œuvre, matérialisée ou non par le rituel de la
signature de l’œuvre par le sujet, se rejoue, à chaque fois, la prise de
conscience et l’acceptation de la fin de la capacité créative, c’est-à-dire
la mort, dans notre hypothèse.
Le hiatus fonctionnel instauré par la nature entre l’œuvre fantasmée
et l’œuvre réelle (celle produite à la fin de la séance et soumise à la
signature), est susceptible d’inscrire le sujet dans la perspective d’une
acceptation de ses limites, c’est-à-dire d’une névrotisation/normalisation
au sens analytique et (enfin) d’une individuation apaisante et structurante : « Si j’ai des limites, c’est que je suis un sujet ! » Le sujet est
amené à anticiper émotionnellement et intellectuellement un « après »
à sa disparition en tant que créateur. Cet « après » est matérialisé par
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
217
l’œuvre abandonnée, quoiqu’imparfaite, dont la présence désormais infiltrera et ponctuera l’existence de son créateur. Cette œuvre, c’est la trace,
elle pondère la mégalomanie.
En ce sens, peuvent être reliés le refus de certains artistes de signer
leur œuvre, le fait de « faire de sa signature une œuvre » (Ben), comme
le fait que d’autres peintres laissent toujours, volontairement, une partie
inachevée dans leur tableau, comme une métaphore de la lacune constitutive de leur carence narcissique. Il s’agit d’un jeu autour de la mort et
de l’inaccompli-inaccomplissable.
Mais si on peut « jouer à la mort » (et c’est l’un des jeux les plus
constructeurs de l’enfance) la mort n’est pas un jeu, c’est la fin du jeu
(et du je !). Sa propre mort est le mystère absolu que l’on commence
à entrevoir dès cet âge péri-œdipien, que l’on est voué à rechercher
sans cesse pour mieux l’exorciser, plus tard, si on est porteur d’une
personnalité borderline.
Si les tentatives de résolution de l’angoisse de castration déterminent
classiquement une atmosphère œdipienne, les tentatives de suturation de
l’angoisse de mort qui couvent (et parfois flambent), sous ce sentiment
écran à thématique pseudo-sexuelle, dessinent les prémices d’une carrière névrotique, normale ! La mise en œuvre ultérieure d’une sexualité,
complètement ou partiellement génitalisée (la perversion) ouvrira sur
l’âge adulte et pourra mettre sous l’éteignoir longtemps (tant qu’elle sera
opérante) les angoisses de mort ou de néantisation.
Au niveau de la prise en charge des individus, ce qui se joue donc dans
l’art-thérapie, (et ceci ne concerne donc pas seulement les sujets borderlines), c’est la réouverture de voies d’accès à un cheminement créatif
pouvant éventuellement sublimer l’impasse sexuelle ou existentielle dans
laquelle ils se trouvent souvent (cf. les aménagements du tronc commun
borderline). Cela leur laisse entrevoir et explorer d’autres perspectives
que les positionnements pervers ou addictifs ainsi que les catastrophes
dépressives anaclitiques qu’ils ont déjà expérimentés.
Si les conditions de maîtrise émotionnelle de part et d’autre, de création d’un espace relationnel authentique par mise en confiance réciproque
et de suturation narcissique en sont créées, un travail sur cet aspect précis
de la malrésolution œdipienne peut être produit par l’art-thérapie, avec le
complément éventuel d’approches psychocorporelles.
L’art-thérapie s’avère alors capable de ranimer, d’intensifier et de
mobiliser certaines des émotions longtemps enfouies ou dévoyées (avec
leur énergie sous-jacente), de les rapporter à la conscience d’un soi entier
(non morcelé bien sûr, sinon on serait dans le registre psychotique).
Ce soi restauré pourrait, si tout évolue bien, devenir à terme moins
lacunaire (on est toujours dans les lacunoses). Plus dense et plus solide,
il développerait sa potentialité principale qui est de jouer à nouveau,
naturellement, avec les autres instances décrites dans la seconde topique.
218
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
La psychothérapie par le verbe
À tout âge, cette nouvelle articulation intrapsychique est à même de
relancer les processus de constructions de la personnalité, d’infléchir la
psychogenèse de l’individu dans le sens de la névrotisation. C’est le but
de la psychothérapie.
Cette évolutivité étant réenclenchée, alors peut être envisagée, dans un
second temps, l’utilisation de techniques faisant appel aux capacités de
symbolisation de l’individu, à condition d’être préalablement aménagées.
Si la clinique se donne pour objectif de décomposer en symptômes la
combinaison alchimique fondant l’équilibre psychocomportemental d’un
individu, image de son fonctionnement psychique, la psychanalyse et
toutes les psychothérapies par le verbe peuvent, en levant les résistances
et les inhibitions (qui sont deux facettes de la même problématique)
ordonner le fonctionnement intrapsychique et déterminer une psychosynthèse au sens de C. G. Jung (1913).
Si l’existence d’un sujet est, dans le meilleur des cas, l’histoire d’un
inconscient qui a accompli sa réalisation, un individu peut croître tout au
long de son existence pour peu qu’il puisse dépasser sa psychorigidité1 .
Les psychothérapies non médiatisées, épurées par leur statut psychanalytique, ne semblent donc pas constituer le traitement de choix des
états limites de la personnalité. La frustration est cultivée, en tant que
moteur du changement espéré par le cadre psychanalytique traditionnel.
Elle autorise mal l’émergence positivante d’associations verbalisées alors
que l’urgence, chez un borderline, c’est de le connoter positivement. Le
risque d’un passage à l’acte « contre le cadre » existe alors. En tant que
conduite d’échec, cette hypothèse-hypothèque entraîne la nécessité d’un
aménagement de la séance destiné à la rendre moins rigide, moins frustrante, plus tolérante aux écarts attendus sous peine de rupture précoce du
lien thérapeutique, au moins dans les débuts. Ceci ouvre sur le concept
de cadre mouvant, accompagnant au plus près la trajectoire vitale du
sujet, sans tenter de la circonscrire à tout prix. Par ailleurs, la plupart des
aménagements économiques syndromiques de ces personnalités (psychopathie, caractéropathie ou perversion), dans la mesure où chacune d’entre
elles favorise l’élaboration d’un contre-transfert négatif et procure peu
de latitude pour travailler sur le transfert (et le contre-transfert), n’en
bénéficie pas. La notion de contrat de soin, même provisoire, propre à
ces cadres psychothérapiques, a pour but de permettre de disposer d’un
espace thérapeutique. Elle est retrouvée aussi à l’occasion de temps forts
de la prise en charge institutionnelle (sevrage toxicomaniaque, hospitalisation libre en psychiatrie) ; elle est souvent mise à mal. La lutte « autour
1. D’un point de vue philosophique, si l’individu est ce qu’il fait et non ce qu’il voudrait
être, l’existence peut aussi, malheureusement, être l’histoire des actes manqués et des
tours joués par l’inconscient.
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
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© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
du contrat », pour son établissement et pour son respect, est souvent l’un
des premiers enjeux.
Quelque part, tout contrat avec un sujet borderline est fondamentalement léonin, injuste et fragile, dans la mesure où il cherche à relier des
sujets qui ne sont pas (encore) sur la même longueur d’onde. La pratique
nous apprend qu’imposer un quelconque contrat, même tacite, même
minimal, c’est déjà prédire (au sens propre), par anticipation unilatérale,
les conditions de sa rupture à venir - ce qui ne veut pas dire qu’il faut y
renoncer. Or, la rupture (ou du moins, le point de rupture en tant que
limite relationnelle à explorer), c’est précisément ce que recherchent,
désespérément, pervers et psychopathes, alcooliques et anorexiques. Ce
point de rupture animé/inanimé, objet/sujet, est bien loin, nous l’avons
vu, des questionnements sexués propres aux positionnements névrotiques
à partir desquels, en s’appuyant sur les capacités du patient à accéder
au symbolique, peuvent être travaillées la tolérance à la frustration, la
culpabilisation et ses aménagements, la relation d’objet, et peuvent se
développer des processus de sublimation. Il ne s’agit pas d’une rupture
affective, mais d’une cassure presque physique. Le postulat même d’un
point de rupture probable est anxiogène pour le sujet borderline, dans
le sens où il s’y rejoue, sans cesse, sa problématique abandonnique et
anaclitique. Confronté à la violence d’un contrat (et de ses implications),
le patient cherchera par tous les moyens à y échapper, « faire exception »,
et par conséquent le nier, ce qui renvoie au défaut fondamental d’accès au
symbolique qui est perçu au niveau de la clinique et fait parfois évoquer
la psychose. Trahi dès son jeune âge, il ne peut faire confiance à personne
et à rien, pas même à un contrat, pas même à lui-même. Le contrat
n’est pour lui que l’annonce d’une nouvelle déchirure inéluctable. Les
meilleurs moyens de se défendre resteront le clivage et la projection sur
autrui des raisons de cette rupture programmée.
Le patient utilisera souvent le contrat comme une arme à portée autoagressive, susceptible de réitérer et de concrétiser, une fois de plus, les
processus abandonniques qu’il a déjà expérimentés et qui le légitiment
dans sa posture (« Je suis abandonné donc je suis »).
Vignette clinique n◦ 21 – Virtuel, réel et symbolique
Monsieur T. est un redoutable contractant. Ayant longtemps travaillé dans
le commerce de l’art puis en tant que conseiller technique en informatique et concepteur de sites, il réussit régulièrement, par son bagout et
son intelligence immédiatement perceptible, à se faire embaucher, à des
conditions financières mirobolantes, pour des prestations techniques dont
il connaît, lui, pertinemment, la nature totalement virtuelle et peu rentable
pour son employeur. Par sa connaissance du marché (il a fait une école de
commerce) il sait que le projet qu’il présente ou que son employeur met en
route en faisant appel à lui, n’est pas viable sur la durée. Il a conscience que
son embauche n’est qu’un leurre, parfois destiné à rassurer des bailleurs
de fonds situés en amont (pouvoir publics et collectivités locales), car très
vite, ne pouvant tenir ses objectifs, son patron sera obligé de le licencier.
220
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
L’essentiel de son activité intellectuelle est donc, lors de la « lune de miel »,
de négocier au mieux avec son employeur les conditions d’indemnisation
financière de son départ futur. Il ne vit pas de la rémunération de son travail,
qu’il fait correctement par ailleurs, mais de ses indemnités de rupture de
contrat. Il n’a pas besoin de passer par la case Assedic car, à peine embauché, prévoyant, il se met en quête d’un nouvel emploi par Internet. Ce qui
le pousse à venir consulter, c’est qu’il fonctionne de cette façon, également,
dans ses rapports affectifs et que cela lui pose problème avec ses femmes
successives. Son fonctionnement professionnel apparaît comme une métaphore de son fonctionnement psychique et, c’est en travaillant sur ce champ
comportemental, moins difficile à aborder du point de vue émotionnel, qu’il
arrivera à modifier, pour partie, son fonctionnement affectif. Pour poser un
cadre thérapeutique à ce patient, il nous a fallu jouer d’artifices. Le contrat,
imposé par nous – mais dans quelle mesure avons-nous été déterminé par
lui – est le suivant : il a droit à cinq séances hebdomadaires tous les deux
ans. Il s’agit par là de contractualiser une rupture, sans en faire un abandon.
Entre ces séquences thérapeutiques, qu’il respecte scrupuleusement, le
patient continue donc son travail psychique sur le contrat. Après six ans
de recul et trois séquences thérapeutiques, il a beaucoup changé dans son
rapport aux femmes, mais pas dans son rapport aux employeurs !
Le contrat traditionnel présuppose que les deux parties se constituent en sujets co-élaborant (collaborant) à travers lui un projet commun concrétisé par le fond du contrat (et non la forme). La relation
objectalisante vécue ou ressentie comme telle par le patient borderline
ne s’appuie pas sur une triangulation ordinaire, structurante, et créative,
faisant référence au symbolique. Le partenaire du pervers, prototype en
la matière du sujet borderline, ce ne sera pas le cocontractant mais le
contrat, écrit ou verbal, véritable objet fétiche à retourner contre lui, ou
à déchirer, dénoncer, subvertir. C’est la forme qui se voit privilégiée.
Proposer un contrat de soin à un masochiste, n’est-ce pas alors prendre
le risque d’une manipulation, que ce soit lui qui y instille les germes
de sa jouissance future à le rendre vain et vide ou que ce soit nous,
soignants trop facilement portés à y inclure des clauses intenables à
contenu sadique – ce qui revient au même ? C’est ce qui se passe, par
exemple, dans la plupart des contrats de soin mis en place entre une
structure soignante et un toxicomane. Ce type de contrat provoque un
fort pourcentage de ruptures, par rechute ou rejet et, par conséquent,
d’interruptions des soins. Il est le prototype de tous les contrats établis
entre une institution et un sujet « borderline ».
Quels que soient les clauses, limites et avenants, le patient les fera
aussitôt voler en éclats puisque ce qu’il recherche, c’est l’exception et
la limite ; dès lors, la rupture du contrat par non-respect des clauses le
confirmera dans son fonctionnement victimaire et son vécu de mauvais
objet, si la relation se limite au contrat formel.
Pour dépasser cette impasse relationnelle et instaurer une véritable
alliance thérapeutique, certains principes sont à respecter, sans qu’ils
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
221
garantissent la solidité et la pertinence de cette alliance en termes de
relation d’aide au changement ou « psychanalyse assouplie » (Searles,
1977, 1994).
Il est fondamental de tenir compte de la prégnance des conduites autodestructrices, dès les premiers contacts. Bien souvent, le sujet borderline
fait appel à la thérapie en dernier ressort ou après avoir épuisé bien des
thérapeutes. La consultation, s’érige à la fois en une conduite d’appel
et une conduite de prise de risque. Elle admet donc, aussi, un contenu
ordalique : « Et si j’étais changé, continuerais-je à exister ? »
Il ne faut pas craindre de laisser verbaliser, sans les susciter, les
affects (ce qui peut paraître contradictoire avec les principes psychanalytiques) ou d’exprimer les siens. Mais il est alors nécessaire de les
prendre en compte comme interférant significativement dans la relation et, bien entendu, de rester fidèle au cadre déontologique de sa
pratique. Il convient de contrôler (ou de faire contrôler, c’est le rôle
de la supervision) son contre-transfert, d’accepter qu’il soit chaotique
parfois ; d’interpréter, de façon non punitive, les inévitables pulsions
agressives du patient testant ce nouveau partenaire relationnel, ce nouvel
abandonnateur potentiel, que personnalise le thérapeute. Il faut garder
à l’esprit que la perception (vraie ou fausse) d’un traumatisme infligé
par le thérapeute, ou bien le moindre semblant d’assentiment à leur
autodénigrement lancinant, peut susciter, dans l’immédiat, une conduite
autodestructrice ou un passage à l’acte contre la relation thérapeutique.
Ce cadre maintenant circonscrit, il s’agit d’imputer au patient la « responsabilité de la préservation du traitement » (Kadish, 1994), tout en
proposant un holding au service de perspectives réparatrices lucides et
d’un projet de vie : l’espoir, bien qu’aux yeux du sujet borderline, le
thérapeute ne soit pas vécu comme permanent. Celui-ci peut disparaître
d’un instant à l’autre et d’ailleurs, par ses passages à l’acte, il en a souvent
fait disparaître (au sens figuré !) plus d’un.
H. Searles a, le premier, perçu que le patient borderline avait des
difficultés à distinguer l’humain du non-humain, l’animé du non-animé,
ce qui repousse d’autant l’échéance du questionnement génital dans ses
composantes liées à l’engendrement ou à la sexualité, comme dans les
préoccupations ordinaires. Cette problématique ante-humaine prolifère
dans la clinique de perversions, si paradoxales dans leurs contingences
que cette hypothèque fantasmatique seule explique que des objets (nonanimés ou non-humains) puissent se voir investis profondément et devenir des partenaires signifiants (aux dépens directs de partenaires-sujets
conventionnels réels), comme dans le fétichisme, la zoophilie ou le
sadomasochisme. Cette indistinction inanimé/animé se complique, selon
H. Searles, d’une personnification potentielle des imaginaires : « Ils sont
jaloux de leurs rêves parce que ceux-ci sont des êtres qui s’expriment
mieux qu’eux », ce qui traduit la profondeur du clivage du moi. Pour
continuer dans cette poétique borderline, on pourrait suggérer que l’un
des drames de ces patients est qu’ils ne peuvent jamais savoir si leurs
222
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
peurs, leurs angoisses, leurs rêves ou leurs aspirations sont bien les leurs,
celles de leur faux self ou celles de leur self par procuration.
Si le patient a toujours vécu sa vie à travers celles des autres, que
celles-ci lui soient imposées (faux selfs) ou qu’il les subisse par procuration, il faudra le soutenir dans un improbable travail de deuil de ces
prothèses narcissiques et, au même temps, le pousser à dépasser l’abîme
absolu du deuil de ce qu’il n’a pu faire et ne pourra plus jamais faire, le
temps perdu ne se rattrapant jamais.
L ES APPROCHES SOCIOTHÉRAPEUTIQUES
ET CHIMIOTHÉRAPIQUES
Le contexte soignant
Il s’agit non plus d’actions thérapeutiques centrées exclusivement sur
l’individu et sa relation à lui-même comme à autrui, mais bien souvent
d’interventions palliatives, tardives, à visée sociothérapique, contensives
ou répressives. Elles ont aussi à voir avec l’éducation, voire la rééducation. Autant la personnalité borderline basale compose une entité
psychique victimaire, séquellaire et parfois cicatricielle de drames existentiels précoces, désorganisant les capacités évolutives du sujet, autant
les différents aménagements relèvent de stratégies adaptatives agressives
du sujet à un monde vécu comme hostile et manipulateur. Par conséquent, les aménagements à attendre seront majoritairement, en miroir,
des troubles relationnels ou comportementaux liés à la propension réactionnelle du sujet à objectaliser autrui, à le manipuler et nier sa subjectivité. Leur prise en charge sociothérapeutique se doit de tenir compte
des contre-transferts individuels négatifs facilement induits en retour,
généralement massifs et ceci d’autant plus qu’ils peuvent cimenter une
collectivité (notion de bouc émissaire), s’ériger en une mentalité groupale
puis en une politique1 . Ces contre-transferts sont générateurs d’attitudes
situées elles aussi en miroir, ou en opposition. Ces attitudes sont de
natures complémentaires : sadiques, voire masochistes, répressives ou
permissives. Un cercle vicieux relationnel s’enclenche, alors.
Avoir à l’esprit la souffrance mentale basale et les rapports de celle-ci
avec l’histoire personnelle douloureuse du sujet, ne doit pas occulter
la nécessité d’une réponse claire aux désordres comportementaux qui
en découlent : il faut soigner l’individu et sanctionner le comportement
déviant. Comprendre ne signifie pas excuser, ou dégager un individu
de ses responsabilités envers la société. C’est en métacommuniquant
constamment et en maintenant une balance équitable entre ces deux
1. On voit aujourd’hui, en France, que certains groupes humains sont, tour à tour, l’objet
de l’attention répressive du politique : les jeunes délinquants, les vieux conducteurs,
les conducteurs alcooliques, ceux qui conduisent sous l’emprise de stupéfiants, etc. À
chaque fois, se met en branle un nouveau dispositif contraignant en réponse.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
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aspects complémentaires de la prise en compte de tels sujets, que le
soignant-thérapeute-éducateur (respectueux de son statut, de son rôle
structurant et compatissant à la fois, comme de ses limites humaines dans
la société), pourra garder le cap et ne pas déraper, ni dans le sadisme
répressif, ni dans la complaisance et la démagogie. L’idéal serait, bien
sûr, la différentiation fonctionnelle claire des rôles par articulation de
deux équipes thérapeutiques ou d’équipes thérapeutiques et éducatives
intégrées dans un projet global.
Il s’avère aussi nécessaire de distinguer la dimension répressive d’essence sociale, de la dimension thérapeutique1 . Une des difficultés de
l’exercice de la psychiatrie au sein des institutions réside dans cette
dichotomie. Le psychiatre peut être amené, par la pression de l’institution, par ses tendances naturelles (le point aveugle de chacun) comme
par la manipulation masochiste du patient, à jouer l’un puis l’autre des
rôles. Entre les rôles de psychiatre d’institution (hôpital psychiatrique ou
prison) et de « psychiatre d’individu » (psychothérapeute), il faut parfois
choisir de « sauver l’institution » pour mieux soigner le malade, ou les
autres malades. Heureusement, un arsenal législatif s’impose à tous,
encadre et régule au quotidien les pratiques, ce qui dessine un espace
thérapeutique balisé.
Jadis, le psychiatre institutionnel détenait tous les pouvoirs, contrôlait
l’institution soignante dans toutes ses dimensions puisque la psychiatrie
institutionnelle s’était érigée en une totalité à vocation soignante2 . Si les
dérapages ne furent pas plus nombreux, c’est à mettre sur le compte de
l’effort continu que firent les psychiatres et la plupart des soignants, tous
niveaux confondus, pour réaliser une psychothérapie individuelle visant
à les aider à maîtriser leur fonctionnement personnel et pour participer
régulièrement à des séances de régulation d’équipe. En dépit de cette
volonté d’approche globalisante, très vite, cependant, il fallut différentier,
à nouveau, la composante répressive du soin. L’un des gestes significatifs
de la psychiatrie institutionnelle fut de créer une salle de police au cœur
de l’asile, pour les patients perturbateurs. C’était paradoxalement un acte
désaliénant3 .
De nos jours encore, la confusion hypothèque la pratique. Par exemple,
les patients détenus, hospitalisés d’office en psychiatrie (article D 398 du
1. De plus en plus, les juges veulent comprendre, se montrer psychologues et humains.
En contrepartie, la psychiatrie se voit imposer un rôle de plus en plus répressif.
2. Dans certains hôpitaux, le médecin chef exigeait d’avoir en thérapie ses infirmiers.
Il soignait par ailleurs ses malades. Il était, en quelque sorte, le seul à avoir une fenêtre
ouverte sur l’inconscient de chacun de ses subordonnés. Il organisait les soins. Il était
dans la toute puissance. Certains théoriciens pensaient que l’efficacité thérapeutique
était à ce prix.
3. On crée des salles de police et des chambres d’isolement au cœur des hôpitaux
psychiatriques, on crée des unités de soin au cœur des prisons... Il y a sans cesse
interpénétration des deux mondes.
224
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
CP) sont « gardés » par les infirmiers, alors que les détenus hospitalisés
en hôpital général, sont surveillés par la police. Ceci risque d’être changé
par la mise en application de la loi du 9 septembre 20021 .
Cette image d’une toute puissance psychiatrique (et médicale) infiltre
encore l’imaginaire des décideurs puisque les lois les plus récentes
(loi de 19902 , promulguée pour réformer l’antique loi de 1838, loi du
4 mars 20023 , vaste conglomérat de mesures diverses) s’appliquent à
contrebalancer les vestiges du pouvoir médical et à pourvoir en droits
les malades présupposés lésés. Avec ces patients assistés, irresponsabilisés, pétris de droits sans avoir le moindre devoir (même pas celui
de se soigner), on est en train de construire une génération de malades
ingérables et insoignables, de psychopathes en puissance. Cette évolution
des mentalités est encore plus désorganisatrice du système de soin que
les réformes hospitalières ou celles du financement de la sécurité sociale,
qui sont simultanément mises en route. Nous ne parlons pas seulement
des malades mentaux. L’exemple américain montre la dangereuse dérive
qui guette le système de soin français. La question du narcissisme est au
centre du problème : faut-il être (ne serait-ce qu’un temps) dans la toute
puissance pour asseoir son narcissisme ? Être dans la toute puissance de
son malheur d’être malade suffit-il à se consoler d’être malade ? Il y a un
peu du syndrome de Münchausen, mais à dimension collective, dans ces
dispositions.
Dans ces conditions, comment peut-on espérer donner des limites et
de la densité aux patients et restaurer leur narcissisme autrement qu’en
les remplissant, sans fin, par des prescriptions médicamenteuses ou par
des prescriptions d’examens paracliniques considérés comme d’autant
plus actifs sur le narcissisme qu’ils seraient coûteux ? Dans ce contexte,
l’espace thérapeutique se réduit à une peau de chagrin.
D’un autre coté, les dispositifs sociaux répressifs s’appuyant sur des
impératifs sanitaires sont nombreux car la réponse de la société à ces
troubles du comportement est aussi de nature législative. Des lois spécifiques, ciblées mais déjà anciennes, ont été édictées :
– Loi n◦ 54-439 du 15 avril 1954 sur le traitement des alcooliques dangereux pour autrui, maintenant tombée en désuétude.
– Loi n◦ 70-1 320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires
de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage
illicite des substances vénéneuses, complétée par le Décret n◦ 71-690
du 19 août 1971 fixant les conditions dans lesquelles les personnes
1. Loi N◦ 2002-1138 du 9 septembre 2002 d’orientation et de programmation de la
justice. Article 48.
2. Loi N◦ 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes
hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation.
3. Loi N◦ 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du
système de santé.
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
225
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
ayant fait un usage illicite de stupéfiants et inculpées d’infraction à
l’article L. 628 du code la santé publique peuvent être astreintes à subir
une cure de désintoxication.
– Loi n◦ 98-468 du 17 juin 1998 sur le suivi sociojudiciaire des délinquants sexuels1 . Elles s’ajoutent au dispositif commun concernant la
prise en compte matérielle (sociale) de la maladie mentale :
– Loi n◦ 75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes
handicapés.
– Loi n◦ 68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables
majeurs.
Mais ces lois spécifiques restent des lois de circonstance, visant à
répondre politiquement au gain en visibilité d’un phénomène social.
Très vite, elles sont vouées à tomber en désuétude ou s’avouent être
inapplicables, faute de moyen. Elles contribuent pourtant à l’édification
d’une ambiance répressive sans pour autant permettre de traiter le phénomène au fond, et ceci en raison de la dépénalisation possible de certains
actes. L’article 64 de l’ancien Code pénal, les articles 122-1 et 122-2
du nouveau Code pénal français ont pour but de ne pas pénaliser, c’est
le sens strict du terme, des sujets manifestement malades mentaux au
moment de leur passage à l’acte délinquant ou criminel.
Selon les périodes, la tendance sociale est à la responsabilisation ou
à l’irresponsabilisation des sujets. Dans les périodes à tendance responsabilisante, ce qui est le cas aujourd’hui, les prisons sont encombrées
de psychotiques, elles peuvent devenir leur lieu naturel de vie et ceci
d’autant plus que les lits hospitaliers à vocation asilaire, manquent.
Ce phénomène n’empêche pas, en parallèle, une montée exponentielle
du nombre d’hospitalisations sous contrainte. Par ailleurs, les psychopathes, qui aboutissent habituellement en prison, manipulent et monopolisent l’attention et l’énergie des soignants et des surveillants. L’administration pénitentiaire rêve de s’en défausser en les psychiatrisant, usant
de l’article D 398 à la moindre tentative de suicide, alors que, concomitamment, elle ne se donne pas les moyens d’une véritable politique
préventive de ces gestes2 .
1. Cette loi, paradoxalement, est à la fois une loi de double peine pour le criminel
sexuel et un dispositif de défausse sur le psychiatre traitant de toute responsabilité par
la société.
2. En prison, les détenus ont droit, par exemple, de posséder des lames de rasoir,
sous le prétexte que tout individu a le droit de se raser. Les phlébotomies sont donc
monnaies courantes. Pour respecter les droits de l’homme, ne faudrait-il pas dans ce
cas, simplement doter les établissements d’un barbier ? La circulation de lames serait
plus facilement contrôlée. Ce rôle pourrait très bien être tenu par un détenu, au même
titre qu’existent déjà les gameleurs ou les buandiers.
226
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Cette pratique, qui nourrit le quotidien des intervenants en milieu
carcéral, agit au détriment de la création en détention d’un espace authentiquement resocialisant, utilisant les techniques basiques du réapprentissage à l’effort, à la relation, au travail, et potentiellement habilité à
laisser émerger des moments sociothérapeutiques ou même psychothérapeutiques. La prison reste un lieu de répression. Ces espaces de resocialisation seraient de nature à réapprendre aux détenus à faire confiance
à la justice, à ne pas nourrir toujours plus ces sentiments d’injustice qui
habitent la quasi-totalité d’entre eux. Ces sentiments sont générateurs (ou
parfois conséquences) de l’incompréhension de la portée et de la validité
de la peine. Et cette incompréhension est source de récidive.
Le parti pris de responsabilisation légale des pervers les extrait, en
théorie, du champ de la maladie mentale. Ce n’est que si l’acte apparaît,
après expertise médicopsychologique, être manifestement le symptôme
d’un désordre mental plus large (psychose chronique, déficience mentale
acquise ou congénitale...) que l’auteur des faits se voit irresponsabilisé,
exonéré de poursuites pénales et, la plupart du temps, enjoint à entrer
dans un dispositif soignant par le biais, par exemple, d’une hospitalisation
d’office prononcée au titre de l’article 122-1 du NCP. Mais cette pratique
a aussi des failles.
Vignette clinique n◦ 22 – Comment payer ?
Mademoiselle X., 18 ans, étudiante à Paris, était tombée enceinte sans le
vouloir. Sur le moment, elle n’a pas pu en parler à sa famille restée en
province, très conservatrice. Elle avait programmé un accouchement sous X
pour janvier-février. Rentrée chez ses parents pour y fêter Noël, elle pensait
pouvoir leur cacher sa grossesse, n’ayant pas pris beaucoup de poids.
Malheureusement, quelques jours avant de retourner à Paris, le travail
d’expulsion se déclencha inopinément et elle accoucha dans les toilettes.
Paniquée, perdant ses repères, en un état second, elle étouffa l’enfant en
lui bourrant la bouche de papier toilette, puis tenta de regagner sa chambre.
Elle s’évanouit dans l’escalier. Sa famille, alertée par le bruit, prévint aussitôt
le médecin généraliste de famille qui lui prodigua les premiers soins mais,
constatant le décès du nouveau-né et les circonstances de sa mort, avertit
la gendarmerie. Mademoiselle X. fut incarcérée pour infanticide mais cette
jeune accouchée, affectivement immature, souffrant, en outre, d’une déchirure périnéale, n’avait manifestement pas sa place en prison où d’ailleurs
elle fut prise en charge « psychologiquement » par les autres détenues,
alors que l’infanticide n’est habituellement pas tolérée en prison.
Cinq jours plus tard, fut rendu un jugement de non-lieu pénal pour
« démence focale ». Après sa sortie de prison, cette jeune femme n’avait
aucune raison d’être internée en hospitalisation d’office. Elle se retrouva
libre. Sans porter de jugement sur le fonctionnement de la justice, on
peut néanmoins estimer que le travail de deuil et de paiement minimal
de sa dette vis-à-vis de la société (et vis-à-vis d’elle-même) s’est trouvé
singulièrement compliqué, voire définitivement obéré par ce processus
irresponsabilisant. Il est à prévoir que, tôt ou tard, cette culpabilité devra
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
227
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
ressortir. Comment Mademoiselle X. pourra-t-elle un jour payer sa dette,
afin de passer à autre chose et recommencer à vivre ?
L’usage français reste donc la pénalisation assortie, sur initiative de
la juridiction de jugement ou ultérieurement, du juge d’application des
peines, d’une éventuelle obligation de suivi sociojudiciaire post-carcérale
en vertu de la loi de 1998.
En tout état de cause, le condamné pourra bénéficier, s’il le souhaite,
d’un suivi psychiatrique ou psychologique en détention. Celui-ci est destiné à l’aider à évoluer psychiquement ou à mieux supporter la rigueur de
sa situation. Mais le manque cruel de moyens relativise cette opportunité.
Les après-midi de consultation en prison sont surchargés, la pression sur
les soignants est énorme, l’atmosphère est peu propice aux confidences,
à la mobilisation des défenses et à l’élaboration psychique.
Le pervers et son thérapeute forment un couple à jamais lié qui navigue
à vue entre une obligation de moyen, de plus en plus difficile à remplir
en raison de la croissance exponentielle et tout azimuts de la demande
en intervention « de la psychiatrie » et une l’obligation de résultat exigée
par le public confronté, chaque jour, à l’horreur de certains actes. « Que
font les psychiatres ? » se demande l’opinion publique, dès qu’un acte
trouble, barbare, pervers, est porté à sa connaissance.
De vieux réflexes d’exclusion sont aussitôt réactivés, s’exerçant alors,
indistinctement, sur tous les malades mentaux. C’est oublier que près de
cinq pour cent de la population ont fréquenté, fréquente ou fréquenteront,
un jour, un service de psychiatrie ou nécessiteront une aide médicopsychologique. C’est nier le fait que, statistiquement, on a plus de chance
d’être victime d’un sujet « non-fou » (sans antécédent psychiatrique) que
d’un malade mental (accidents de circulation, délits et homicides confondus). C’est oublier aussi que les perversions vraies, non névrotisées, ne
sont pas accessibles à la psychothérapie et que les pervers authentiques
sont non-demandeurs de changement.
Ils ne sont pas habités par la culpabilisation ou la souffrance psychique
indispensables à une ébauche de remise en question, à l’élaboration d’une
demande de soin, à la motivation pour supporter les aléas d’une relation
d’aide au changement. Pris dans un fonctionnement dont ils ne sont pas
maîtres, ils ne peuvent se concevoir autrement qu’au prix de ne pas être :
être pervers ou ne pas être !
De fait, les pervers, nous l’avons vu, ne demandent pas à changer, ils
demandent que la société change et s’adapte à eux.
Il arrive, bien sûr, que des sujets porteurs de traits pervers de la
personnalité concrétisent une demande d’aide psychothérapique. Cette
demande est rarement spontanée. Il faut des circonstances recadrantes
puissantes pour l’induire. Cela arrive parfois lorsqu’ils se retrouvent
incarcérés à la suite d’un passage à l’acte pervers et, le plus souvent, au
décours d’une période dépressive grave, car structurellement anaclitique,
228
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
c’est-à-dire lorsque le faux self opérant jusqu’alors ne suffit plus à leur
assurer pérennité narcissique de leur moi, le contexte ayant changé.
Le risque suicidaire est alors patent. La prise en charge symptomatique
de la dépression, avec l’aide de médicaments antidépresseurs à dose efficace, peut alors s’accompagner d’une tranche psychothérapique authentique, mobilisant la composante perverse du patient. Cette démarche
doit être adaptée au milieu (en détention, en cabinet, en hôpital sous
contrainte) aux circonstances et à la nature de la demande. Dans le
parcours existentiel d’un pervers, il y a toujours un moment favorable
au cours duquel l’huître s’ouvre et la demande émerge. C’est-à-dire
que le sujet prend conscience de la portée morbide de ses actes ou
des conséquences destructrices de ses pulsions sur sa destinée. Il désire
réellement changer de fonctionnement.
Cela est caractéristique du positionnement psychique de certains pédophiles incestueux qui voient habituellement cohabiter (notion de moi
clivé) des facettes contradictoires et irréductibles de leur personnalité.
Confrontés à la brutalité du retour à la réalité imposé par une mise en
détention et à l’éloignement de leurs proches, certains patients, ceux qui
n’ont en fait que des traits pervers, parviennent à se remettre profondément en cause, à faire fugacement le lien entre ces deux facettes de leur
personnalité et de leur comportement, à les intégrer dans une démarche
de changement. D’autres pervers, moins « névrotisés », n’y parviendront
jamais et pourront continuer à nier leur implication dans ces faits, contre
l’évidence.
Sans réponse soignante adaptée, le risque est que l’huître se referme, à
jamais, ce qui constitue un traumatisme désorganisateur supplémentaire
et les confirme, cette fois-ci, non plus seulement dans un positionnement
psychique borderline, mais dans une identité d’exclus. Il faut aussi tenir
compte des éventuels bénéfices secondaires attendus d’une demande
de psychothérapie, même superficielle, par le patient : notion de suivi
psychiatrique obligatoire pour bénéficier d’une sortie conditionnelle ou
pour voir alléger une peine, injonction d’un conjoint à changer. C’est
l’analyse du contexte de l’émergence de la demande qui pourra donner
des indices sur les chances réelles d’un changement.
Psychothérapies et réapprentissages
Indépendamment du contexte dans lequel se déroule la prise en charge,
les différences techniques dans l’aide au changement sont à considérer.
– L’approche psychothérapique individuelle, d’inspiration psychanalytique : elle admet des limites que nous avons explorées. Ce sont celles
du cadre que le sujet borderline va sans cesse tenter de casser ou de pervertir pour « faire exception ». En ce sens, la structuration borderline de
la personnalité est une quasi contre-indication à l’approche d’inspiration
psychanalytique si celle-ci n’est pas aménagée : notion de cadre flottant.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
229
– Les traitements cognitivo-comportementaux incitent le patient à valider des stratégies d’évitement de mise en situation propices aux dérapages idéiques ou comportementaux, à détecter les signes avant-coureurs
d’une rechute : idéation selon une thématique sexuelle anormale devenant de plus en plus obsédante, signal symptôme à repérer1 . Pour passer
à l’acte, un sujet doit franchir, consciemment ou non, plusieurs barrières
à transformer, pour lui, en autant d’interdits absolus. Pour passer à
l’acte, un pédophile doit, par exemple, approcher un enfant, ce qui est la
condition sine qua non du dérapage. On peut lui apprendre à ne pas errer
devant une école, même si au départ il n’avait pas d’intention coupable ;
à ne pas nouer des relations, même de simple bon voisinage avec une
mère de famille isolée, ceci pouvant contribuer à éloigner la tentation. On
essaie de le conditionner pour qu’il parvienne à refuser qu’on lui confie
un enfant à garder (la voisine, devenue confiante, pouvant être amenée à
lui demander un jour ce service), à ne pas prendre d’enfant en auto-stop...
On peut apprendre à son entourage à repérer précocement l’imminence
du passage à l’acte lorsqu’il se remet à tourner devant les écoles ou à
fréquenter certains lieux propices. Ces réapprentissages fragmentaires,
d’apparence rudimentaires et basiques, sont de nature à limiter les risques
de « mise en situation », de succomber à la tentation. Combinés aux
approches psychothérapeutiques, ils peuvent abaisser le risque global de
passage à l’acte, diminuer le taux de rechute, mais pas le supprimer.
– Les traitements à visée systémique apparaissent indiqués en cas de
fonctionnement incestueux, construits en milieu familial. Après que le
patient a avoué son acte et qu’il ait été sanctionné, il est alors possible
de proposer au système familial mobilisé par la révélation (avec les
aménagements nécessaires au respect du traumatisme subi par la victime), un travail réparateur visant à replacer l’acte dans son contexte, à
verbaliser et relativiser les responsabilités de chacun et à restituer à chacun sa place : enfant victime, fratrie épargnée pouvant s’en culpabiliser,
mère n’ayant pas su voir, parent incestueux mais néanmoins aimant ses
enfants, grands-parents écartelés entre leur place de parent et de grand
parent, etc. On constate que ce travail, long et douloureux, restaure un
niveau de fonctionnement intrafamilial global parfois meilleur qu’avant,
ce qui est un peu normal, dans la mesure où l’acte incestueux était, pour
le moins, un indice de dysfonctionnement préalable grave.
La détection de la perversion est un temps fondamental de la prise en
compte.
1. L’entourage attentif des patients délirants chroniques, maniaques ou dépressifs,
repère très vite les petits signes annonciateurs d’une rechute ou d’une phase processuelle
du délire. Il peut en être de même chez les pervers. Cela est d’autant plus facile que
l’entourage est au courant de la nature du risque et que le patient ne masque pas ce
signe ou se complait, comme souvent dans la manie, à flirter avec la rechute, se sentant
exister au mieux lorsqu’il est sur la ligne de crête.
230
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Les pervers constitutionnels pressentent très tôt la nature différente
et éthiquement répréhensible du contenu de leur pulsion. Leur tendance
naturelle, après la phase de dénégation, puis de lutte contre la pulsion, est
de cacher le problème à leur entourage et de s’en accommoder puisqu’ils
ne peuvent en nier l’existence. En cas de faillite des stratégies d’évitement et de sublimation, ou si l’illusion que cela s’arrangera avec l’âge et
un peu de volonté ne tient pas la route face à la réalité, le risque premier
est le suicide, comme échec de la défense que constitue le clivage. Tout
d’un coup, la part « mauvaise » de leur personnalité les submerge. Leurs
potentialités de mise à distance s’effritent. Disparaître, leur semble la
seule issue. Nous avons évoqué (cf. supra) le fait qu’une partie des
suicides inexpliqués d’adolescents renvoie sans doute à ces impasses
existentielles. S’il est impossible de quantifier l’ampleur du phénomène
a posteriori, force est de constater que lorsque des sujets à tendance
perverse se voient pris en charge en psychothérapie, ils restituent de
manière quasi-constante une tentation suicidaire, ou un passage à l’acte
plus ou moins franc, dans ces circonstances.
Dès lors, les seuls individus qui sont capables d’en parler un jour
au psychiatre, sont ceux qui ont survécu. Cela laisse à penser que la
première victime potentielle du pervers est, quelque part, lui-même. En
ce sens la perversion est, comme l’érotomanie, une passion. Elle est
autodestructrice puisqu’elle est vouée à dévorer la part saine du sujet,
réduisant celui-ci fatalement, un jour, à la noirceur de ses actes. En tout
cas pour ceux qui survivent avec leur perversion, quelles que soient
les modalités de cohabitation de leurs facettes intrapsychiques, celle-ci
exacerbe d’autant les failles narcissiques et le fragilise. En conséquence,
le sujet peut expérimenter ou subir d’autres aménagements économiques
compensatoires ou à signification autoagressive (toxicomanie, alcoolisme, conduites à risque, psychopathie, suicide...) (Stone, 1999)1 . Cette
1. M.-H. Stone a fait une étude longitudinale sur les états-limites et le suicide, en
comparaison avec le suicide des schizophrènes : « Au départ, je suis parti de l’hypothèse
que le taux de suicide serait moins élevé chez les borderlines que chez les patients
atteints de psychose maniacodépressive ou de schizophrénie. J’ai supposé également
que parmi les borderlines, le taux de suicide serait plus élevé chez les hommes. Il est très
rare qu’un patient borderline se suicide pendant une hospitalisation ou aussitôt après.
Dans le suivi ultérieur, les résultats ont été très différents. Sur 226 borderlines retrouvés,
on a dénombré 17 suicides, ce qui constitue un taux de 7,5 %. Parmi les borderlines en
général, on a trouvé deux femmes pour un homme, c’est-à-dire la même proportion que
dans les cas de suicide... Chez ceux qui consommaient trop d’alcool, le taux de suicide
s’est révélé bien plus élevé (à savoir 7 sur 24 : 29 %). De plus, le fait d’être seul, sans
l’appui de parents ou d’amis, augmentait beaucoup le risque suicidaire. La comparaison
avec les schizophrènes est [...] intéressante, surtout si on subdivise les schizophrènes en
deux groupes : les schizophrénies à symptomatologie déficitaire (les negative signs) et
les schizophrénies avec troubles de l’humeur associés. Pour les deux groupes combinés,
le taux de suicide est de 17 %, mais chez les schizophrènes déficitaires on ne trouve que
12,5 %, alors qu’il est de 22 % chez ceux qui souffrent en même temps d’un trouble de
l’humeur. [...] C’est chez les femmes atteintes de ce dernier trouble que l’on rencontre
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
231
comorbidité complique et dramatise le tableau, elle peut également favoriser le passage à l’acte.
C’est ce dernier, puis sa révélation, que ce soit par la victime ou
au décours d’une enquête qui va propulser la perversion sur la place
publique. Cette révélation se surajoutant aux autres failles narcissiques,
comme un nouveau traumatisme désorganisateur, le faux self se désintègre, abandonnant le sujet à sa fragilité sinon à sa culpabilité, si les
potentialités manipulatoires ne suffisent pas à faire diversion. Là encore,
il y a risque suicidaire.
Dans une perspective préventive, épidémiologique et évaluative, des
programmes de détection et de qualification des pulsions ont été développés dans certains pays (République tchèque). Les sujets ainsi soumis
à ces investigations ne le font pas, bien sûr, de leur plein gré ; il y a injonction légale. Ce sont des individus déjà sélectionnés par leurs antécédents.
Le principe de l’exploration est terriblement simple : on projette au suspect une série de photographies, les unes sont de tonalité sexuelle neutre,
(fleur, meuble, paysage), les autres contiennent une tonalité érotique de
plus en plus intense ou spécifiquement perverse. Les photographies de
tonalité érotique comprennent toutes sortes d’objets sexuels, des plus
« normaux » statistiquement, aux plus pervers. La réaction physiologique ou physiopathologique du sujet est détectée par pléthysmographie
pénienne1 . Dans ces circonstances, on peut, par exemple, repérer que
des sujets « hypersexuels », violeurs pathologiques ou sex-addicteurs
réagissent significativement à des images comportant pourtant une très
faible connotation sexuelle. Pour eux, tout est provocation sexuelle. Ils
se sentent autorisés à passer à l’acte.
L’intérêt de ces explorations, outre la détermination du profil exact
des victimes potentielles, réside dans le fait qu’elles autorisent le suivi
objectif de l’effet des psychothérapies ou des chimiothérapies inhibitrices. Néanmoins, leur principe même renvoie à une objectalisation
quelque peu voyeuriste ou ambiguë des patients, et soulève des problèmes éthiques, non résolus quant à leur application, en France.
Une fois repérée, la pulsion perverse doit être traitée, sinon maîtrisée
ou éradiquée : des traitements à effets radicaux ont été proposés depuis
que la délinquance sexuelle s’est imposée en tant que fait social.
Les traitements médicalisés
La castration chirurgicale a été utilisée dans les temps héroïques ; sa
composante punitive évidente ayant à voir avec la loi du Talion. Le sujet
le risque le plus élevé de suicide (soit 9 sur 35 : 26 %). Le taux de mortalité parmi
les malades retrouvés (53 sur 445) est six fois supérieur à ce qu’on trouverait dans la
population générale du même âge, de 22 à 38 ans. » (Stone, 1999)
1. Plethysmographie pelvienne : détermination des variations du diamètre du pénis à
l’aide d’un appareil à brassard
232
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
est ainsi puni par là où il a pêché mais ses fantasmes restent inchangés. Il
demeure potentiellement dangereux. Ce passage à l’acte de la société est
situé en miroir de ce qui est reproché au condamné.
La lobotomie agressivolytique et les lobectomies plus ou moins sélectives ont, elles aussi, fait partie de l’arsenal thérapeutique dans une
période – c’était avant la découverte des médicaments psychotropes – où
peu de moyens d’action existaient – avant la découverte des médicaments
psychotropes – à une période où il existait peu de moyens d’action
contre les désordres comportementaux liés à la maladie mentale et aux
déviances psychiques majeures.
La castration chimique, réversible à l’arrêt du produit, est aujourd’hui
utilisée avec prudence en France. L’administration se fait, pour une part,
hors AMM1 , et de façon dérogatoire puisque les molécules utilisées (acétate de cyprotérone et tryptoréline) ont des vertus antiandrogènes dont
l’indication demeure le traitement de certains cancers génitaux hormonodépendants de l’homme. Leur utilisation est néanmoins tolérée chez des
individus expressément consentants, et dans la perspective directe d’une
sortie de prison à l’issue de leur peine2 . Agissant de manière spécifique
sur l’axe hypothalamo-hypophysaire et le système limbique, qui seraient
directement impliqués dans la genèse biologique du fonctionnement
sexuel humain, ils ont pour effet de diminuer les possibilités physiologiques de la mise en œuvre de la pulsion mais ils n’en changent pas la
nature. Ils admettent en outre des effets secondaires somatiques notables.
Leur usage est variable et ne trouve sa pleine indication qu’en combinaison synergique avec toutes autres stratégies thérapeutiques. Du point
de vue psychodynamique, l’impact de tels protocoles sur le narcissisme
des individus peut être désastreux. La pulsion perdure, les capacités de
satisfaction sont diminuées, le risque est donc que le pervers récidive de
manière plus féroce encore, à la recherche d’un stimulus suffisant pour
lui permettre de dépasser l’effet inhibant du produit.
Dans une perspective prophylactique globale, les sels polybromurés
étaient distribués largement, autrefois, dans toutes les institutions où se
trouvaient concentrés des jeunes hommes (casernes, hôpitaux psychiatriques, pensionnats). Mais il ne s’agissait pas d’une mesure spécifique
contre les perversions, c’était une mesure plus générale d’ordre public.
Aujourd’hui, les sels polybromurés gardent quelques indications pour
globalement abaisser la libido de sujets déficients intellectuels et manquant de capacité d’autocontrôle.
Ces protocoles posent questions :
1. AMM : autorisation de mise sur le marché nécessaire à la commercialisation d’un
médicament en France.
2. Il s’agit en quelque sorte d’une double peine préfigurant l’injonction de suivi sociojudiciaire.
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
233
1. Peut-on espérer faire disparaître la pulsion déviante en tant qu’aménagement anxiolytique et possibilité d’expression du désir conditionnant
le risque de récidive ? En d’autres termes, la pulsion est-elle soluble
dans la psychothérapie ou la chimiothérapie ?
2. La souffrance psychique et la culpabilité d’un sujet conscient des
implications de sa déviance sur son entourage peuvent-elles l’aider
à développer des stratégies protectrices ? C’est l’enjeu des thérapies
cognitivo-comportementalistes et d’inspiration systémiques. La culpabilisation est-elle de nature à protéger un individu de ses penchants en
l’engageant à respecter les protocoles psychocomportementaux ou les
injonctions du juge d’application des peines qui nécessitent, pour être
opérantes, un accès à la symbolisation ? Les innombrables scandales
impliquant des prêtres ou des enseignants dans des affaires de pédophilie dessinent les limites de la sublimation et de l’intellectualisation
de la pulsion face à l’exigence impérieuse de sa satisfaction (Geraud,
1943).
3. Peut-on, par ailleurs, aider le sujet à surmonter la problématique
narcissique initiale qui fait de lui un sujet borderline, un être en souffrance psychique ayant construit l’aménagement économique incriminé ?
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
4. Dans la perspective de l’existence d’une comorbidité autonome, pouvant renvoyer à d’autres aménagements économiques de cette personnalité fragile, est-il possible d’intervenir ? Le spectre de la dépression
anaclitique rode et le risque suicidaire reste toujours élevé chez ces
patients comme l’a montré M. H. Stone (1999) à propos des sujets
borderlines en général.
En tout état de cause, il n’existe pas de protocole consensuel, ni
d’action évaluative du soin à court et moyen terme. Les soignants restent
démunis, tandis que dans l’esprit du public une obligation de résultat
commence à se superposer à l’obligation de moyen, tant le sujet est
sensible. Le psychothérapeute, encensé tant qu’il est censé prendre en
charge le délinquant sexuel, tend à devoir porter seul la responsabilité de
ses échecs thérapeutiques.
Vignette clinique n◦ 23 – Injonction de soin ou injonction à soigner
Monsieur W., psychopathe multidélinquant, sort de prison après dix-sept
années de détention pour meurtre. Sa libération est assortie par le juge
d’application des peines d’une obligation de suivi sociojudiciaire. Il se présente en CMP. Après évaluation clinique de son cas, il est constaté qu’il ne
relève pas d’une psychothérapie puisqu’il n’est pas en souffrance vis-à-vis
de son fonctionnement, ne demande pas à changer du point de vue psychique. Il n’est venu que pour satisfaire à la demande du juge d’application
des peines et ne présente à ce moment aucun trouble psychiatrique justifiant un traitement psychotrope. Il n’en veut d’ailleurs pas. On lui propose la
désignation d’un infirmier référent susceptible de le recevoir pour un suivi de
234
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
l’évolution de sa demande et garder le contact. On l’informe de la possibilité
de rencontrer un psychologue psychothérapeute sur la structure.
Quelques semaines plus tard il se représente au CMP, fort en colère, car son
éducateur sociojudiciaire l’aurait menacé de réincarcération puisqu’il n’a pas
été suivi régulièrement par un psychiatre ! Le patient nous relate que le juge
exigerait de notre part, au minimum, une séance de psychothérapie hebdomadaire. Dans le contexte de la pénurie médicale qui fait que les psychiatres
de secteur ont déjà du mal à assurer une consultation mensuelle pour leurs
patients psychotiques stabilisés, l’exigence du juge (qui ne nous a, par
ailleurs, jamais contacté officiellement), apparaît inopportune et impossible
à tenir. Dégager un créneau horaire n’aurait aucun sens si nul contenu
thérapeutique ne le remplissait, puisqu’aucun espace thérapeutique n’était
créé.
« Dans ce cas, » nous dit le patient, « si je récidive, ce sera votre faute ! »
Sa psychopathie lui avait fait faire une lecture perverse de la loi, mais très
proche finalement des attentes de l’opinion publique : s’il y a récidive, il faut
désigner un coupable. Dans cette logique où les juges semblent s’arroger
le droit de décider de ce qui est bon médicalement pour le patient, le
psychiatre aurait-il le droit, symétriquement, d’exiger que le juge d’application des peines rencontre hebdomadairement son justiciable et avec quel
contenu ?
Les statistiques portant sur le taux de récidive des « pointeurs » sont
pessimistes : Une méta-analyse portant sur un total de 1 313 individus
restitue un taux global de récidive de 27 % pour les sujets non traités et de
19 % pour les sujets traités, tout mode de traitement et toutes sexopathies
confondues. (Albernhe, 1998, p. 63). En regardant les chiffres de plus
près, force est de constater qu’il existe des variations dans la dangerosité
et la potentialité à la récidive selon le type de criminel sexuel. Un
pédophile incestueux, symptomatique à sa façon d’un dysfonctionnement intrafamilial, aura peu de risque de récidive une fois qu’il aura
été sanctionné, et si le système incestogène familial a été démonté, a
fortiori, si ses enfants lui ont été enlevés par décision de justice. Un
pédophile sadique engagé dans une existence vouée à sa déviance, privé
des attributs socialisants (travail, mariage, famille) sera plus fréquemment inamendable. La récidive semble se nourrir d’elle-même, l’agresseur pouvant alors être de plus en plus violent, rejeté, marginalisé, peut
devenir un serial killer.
Par son fonctionnement, le psychopathe « interpelle » le moi fragile
des équipes qu’il fréquente et use. En effet, chaque équipe soignante est
bien plus que la somme des personnalités de chacun de ses membres. Elle
se comporte un peu comme une entité propre, dotée d’un dynamisme,
d’un projet personnel conscient et inconscient, d’une histoire, de valeurs,
d’une mentalité. Une équipe de soin a des qualités et des défauts et
nous sommes bien loin de ce qui est évalué par les accréditeurs officiels.
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S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
235
Il existe des équipes plus ou moins autonomes, carencées narcissiquement, angoissées, paranoïaques. Chacun, membre de l’équipe ou patient,
apprend à « faire avec » dans sa pratique, et les psychopathes aussi.
Peut-on parler d’un moi complexe, d’un méta-moi des équipes qui
serait alors plus facile à cliver, sinon à morceler, pour un psychopathe
ou un manipulateur ? La prise en charge institutionnelle des psychopathes n’est pas de tout repos. Si les abords spécifiques décrits ci-dessus
concernant la relation de soutien, de narcissisation et d’aide au changement des sujets borderlines restent valables, ils ne peuvent être mis
en action de manière satisfaisante et productive qu’une fois le cadre
(et sa permanence) posé. Ce préalable n’est pas un artifice destiné à
frustrer d’avantage encore le psychopathe et favoriser rétroactivement un
nouveau passage à l’acte, donc induire une nouvelle réaction de rejet (par
l’équipe) ou de rupture (par le psychopathe).
Le cadre proposé doit être suffisamment souple pour ne pas heurter
d’emblée le patient, suffisamment solide et rigide néanmoins pour lui
apporter les limites spatio-temporelles et psychoaffectives indispensables
à son évolution, et aussi quelque peu mobile pour ne pas construire un
cul de sac relationnel. Les proportions acceptables de cette mobilité,
qui permet un accompagnement du patient dans son évolution, sont
directement fonction de la solidité intrinsèque de la structure de soins.
Une structure solide, rassurée sur son projet, son avenir et son narcissisme, pourra se permettre une souplesse et une évolutivité créative du
cadre qu’elle introduit et propose au patient. Une structure de soins fragilisée par des dissensions internes préexistantes, un manque de confiance
en elle ou la faiblesse ponctuelle de l’un de ses membres, sera rapidement
mise en danger par le psychopathe, apte à en débusquer les failles et les
élargir, habile à dialectiser ses contradictions jusqu’à la rupture.
Lorsqu’une institution éclate, c’est souvent sous les coups de boutoir
d’un psychopathe, que celui-ci soit pris en charge par l’institution ou
qu’il en soit membre !
Il ne faut pas espérer qu’un psychopathe s’accommode rapidement
du cadre et se l’approprie comme outil de soin. Sa tendance première
sera (après une période d’observation, de séduction ciblée et quelques
tentatives pour le faire éclater d’une manière ou d’une autre), de rompre
avec lui.
Cette rupture interviendra, soit parce qu’il aura réussi à provoquer
un passage à l’acte de l’équipe au nom d’une entorse vénielle (ce qui
le confirmera dans son vécu d’injustice) ou sérieuse (« j’ai pété les
plombs », sous-entendu « ce n’est pas de ma volonté ») au règlement
intérieur ; soit qu’il se décide impulsivement et au moment où l’équipe
commençait à nourrir quelques espoirs, à quitter la structure, la confirmant dans son impuissance.
236
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
La difficulté est le dosage de la réponse institutionnelle qui risque de
se retrouver rapidement placée en miroir mortifère, ou en escalade symétrique, vis-à-vis des savants contournements des limites et des entorses
au règlement que le patient sait produire.
L’enjeu pour la dynamique de l’équipe est de pouvoir respecter ses
engagements sans aller au-delà, de se faire respecter par le patient sans
tomber dans des réactions contre-transférentielles négatives, sadiques
ou agressives (rejetantes). Il est fondamental de faire continuellement
référence aux règles communes1 , d’imposer la triangulation constante
de la relation par une méta-autorité, symbolisable si possible, mais nous
avons vu que les sujets borderlines n’ont pas toujours un plein accès au
symbolique.
Cette stratégie est de nature à désamorcer la relation duelle, affectivement biaisée et faussement symétrique que le psychopathe tente de répéter, institution après institution, auprès de chacun de ses interlocuteurs.
Il importe de différentier les règles de vie (modalités d’hospitalisation,
règlement intérieur des hôpitaux) des règles de soins2 .
Le psychopathe sait contester et fragiliser l’un au nom de l’autre et
réciproquement. Le but, inconscient souvent, est de subvertir les deux
règles, de les faire se plier à sa réalité à lui, morbide et cruelle, et de
reproduire, une fois de plus, les fonctionnements objectivants et clivants
qui sont ceux qu’il connaît et qu’il prend pour référence universelle.
Si le soignant ou l’équipe se laissent enfermer dans une telle relation
duelle, ils seront très vite obligés, soit de céder du terrain (« faites une
exception pour moi sinon ce sera la preuve que vous ne m’aimez pas »),
soit de se raidir dans leur comportement et de verser dans l’abus de
pouvoir.
Dans ce cas, ils risquent d’être aussitôt convoqués par le psychopathe
comme les « mauvais objets de service », persécuteurs désignés, victimes
parfois de passage à l’acte agressifs3 . S’ils ont cédé une fois, se laissant
séduire ou distraire, par lassitude ou par pitié, les soignants ne pourront
plus ne pas céder, sous peine que le psychopathe ne leur reproche ouvertement de ne pas avoir cédé cette fois et en retire matière à un autre vécu
1. En ce sens, le règlement intérieur d’une unité de soin est un outil précieux, à adapter
sans cesse à l’évolution du contexte : du « coin fumeur » à faire respecter autant par
les soignants que par les soignés, au contrôle des téléphones portables, ce balisage
structurant de l’espace thérapeutique doit faire l’objet d’une attention constante.
2. Dans ce but, la différentiation lieu de vie/lieu de soin est essentielle. Beaucoup
de sujets borderlines, mais aussi de psychotiques chroniques s’accommodent de cette
confusion. C’est ce qui aboutit à des hospitalisations interminables, des prises en charge
vidées de leur sens qui ne peuvent se conclure que sur un passage à l’acte du patient ou
de l’équipe, une rupture.
3. Le iatrocide, passage à l’acte meurtrier vis-à-vis du médecin, est plutôt l’apanage du
schizophrène. Le psychopathe s’attaquera plus immédiatement à un infirmier, voire un
autre patient, car il a intégré la gradation institutionnelle des peines encourues.
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S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
237
de préjudice et de frustration intolérable, ouvrant la voie à un nouveau
passage à l’acte.
On voit que la possibilité de nouer une relation soignante et saine avec
un psychopathe est étroite, souvent acrobatique, et qu’elle doit être sans
arrêt limitée, réfléchie, analysée et confortée dans un travail intégratif
d’équipe. En retour, l’équipe, pour se mettre en position d’aider le patient
à évoluer, devra tout faire pour se parler, communiquer sur le patient,
métacommuniquer sur ses propres engagements et ses fonctionnements,
connaître et respecter ses inévitables limites émotionnelles, être capable
de réviser ses objectifs.
En cas de clash ou de rupture annoncée, l’important alors est de
désamorcer le processus victimaire que le psychopathe sera enclin à
réactiver en disant : « Je quitte le service parce qu’on n’y fait rien pour
moi... parce qu’on ne m’aime pas... parce qu’on a été injuste avec moi...
parce qu’on me rejette ».
Ce recadrage doit impérativement préserver les narcissismes respectifs
mis à mal, celui du patient et celui de l’équipe, positiver la démarche
de prise de distance du patient sous peine que l’équipe ne s’ajoute à la
longue liste de toutes celles qui l’ont exclu.
Il faudra également assurer dans l’esprit du patient la permanence de
la structure et évoquer la possibilité d’un retour plus tard, dans les mêmes
conditions contractuelles, lorsque le patient sera prêt. C’est la possibilité
offerte au psychopathe de pouvoir quitter un lieu de soins sans rompre
inéluctablement avec lui qui sera finalement restructurante et rassurante,
soignante : l’objet peut être éloigné sans être anéanti (cf. le for-da). Tôt
ou tard, après un certain nombre d’essais plus ou moins fructueux, le
psychopathe y repassera pour en tester la permanence et parfois s’en
trouver apaisé, respecté, pouvant enfin y commencer un travail sur luimême débarrassé de l’hypothèque du rejet.
Dans la mesure où les troubles psychocomportementaux les plus handicapants pour le patient (et pour le corps social) sont considérés comme
des maladies, l’une des rétroactions logiques du corps social fut de
chercher des médicaments susceptibles d’amender le trouble ou d’en
réduire la portée négative. Des perspectives pharmacologiques existent
donc dans le domaine des désordres pathologiques liés aux états-limites
de la personnalité, mais elles ne sont pas spécifiques.
Si aucun apport moléculaire exogène ne peut se voir aujourd’hui
doté de la possibilité d’agir de manière thérapeutique sur la personnalité sous-jacente d’un individu, ni d’ailleurs sur les aménagements
économiques du tronc commun borderline, il faut remarquer que parmi
les substances psychotropes, les psychodysleptiques1 sont capables de
1. La classification des substances psychotropes distingue : – les psycholeptiques ou
sédatifs psychiques : hypnotiques, neuroleptiques et tranquillisants ; – les psychoanaleptiques ou stimulants psychiques : antidépresseurs thymoanaleptiques, stimulants
238
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
déclencher la survenue d’un accès psychotique aiguë (bouffée délirante
aiguë sous LSD 25 par exemple). Mais rien n’autorise à penser qu’ils
agissent par reconfiguration structurale pathogène de la personnalité. Ils
se montrent pourtant potentiellement capables de pharmaco-induire un
fonctionnement clairement psychotique durable (délire, hallucinations,
interprétations, dissociation mentale...) y compris chez des individus
étant de structure préalable névrotique.
Chez un sujet de structure psychique préalable psychotique on parlerait de circonstance déclenchante ou favorisante de l’accès. Chez un
sujet borderline on évoquerait un tableau pseudo-psychotique dont on
peut intégrer le côté réversible et situé en rupture dans le fonctionnement existentiel antérieur. Chez un sujet névrotique, on est bien forcé
de constater que le fonctionnement psychotique se superpose, le temps
de l’épisode délirant, sans lendemain sinon sans séquelle (ce qui est
contraire à l’aphorisme) sur une structuration névrotique préexistante.
La trajectoire vitale névrotique subit une éclipse laissant place à un
fonctionnement transitoire plus archaïque. Mais on ne peut cependant
pas parler de personnalité multiple, plutôt de modification de niveau de
fonctionnement intrapsychique1 .
Des modèles neuropsychobiologiques existent pour articuler ces
contradictions, ce sont eux qui tendent à faire dériver aujourd’hui
l’approche de la psychose vers le terrain de la neuropsychiatrie
biologique.
Si aucun traitement n’est censé, à ce jour, avoir des effets sur la personnalité et l’économie psychique des aménagements de cette personnalité,
en revanche, l’utilisation symptomatique ou syndromique de médications
psychotropes ou polyvalentes reste licite dans l’approche thérapeutique
palliative des troubles cliniques liés aux états-limites :
Les molécules à vertu antidépressive, de toute obédience, dopaminergiques, sérotoninergiques, mixtes, constituent le traitement de choix des
périodes dépressives. Elles agissent, même si la dépression anaclitique
borderline est traditionnellement cliniquement plus sévère et résistante
au traitement que les dépressions névrotiques même majeures, les dépressions d’épuisement ou les dépressions mélancoliques. Elle n’est pas
seulement un affaissement thymique mais elle est aussi l’expression
d’une carence vitale et le couronnement d’une dérive existentielle.
Les traitements anxiolytiques : symptomatiques, ils se montrent efficaces lorsque le symptôme devient gênant mais la propension addictive
des sujets borderlines incite à la prudence. Les benzodiazépines peuvent
intellectuels (nooanaleptiques) ; – les psychodysleptiques ou perturbateurs psychiques :
hallucinogènes et stupéfiants.
1. Dans cette perspective, le modèle organodynamique de H. Ey (1975) trouve toute sa
place.
S TRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D ’ APPROCHE DES ÉTATS - LIMITES
239
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
rapidement induire des psychopharmacodépendances capables de compliquer le tableau.
L’alcool, le premier anxiolytique, historiquement, montre les limites
de l’apport exogène dans la prise en compte de l’anxiété humaine. Une
fois l’alcoolisme installé, quelle que soit sa forme clinique, le traitement
à proposer sera celui de toute appétence éthylique et il existe maintenant
des substances capables de diminuer le besoin physiologique d’alcool
– Acamprosate (Aotal® ), Naltrexone (Revia® )1 – sans que le sujet ne
puisse, bien sûr, faire l’économie d’un travail psychothérapique, individuel ou de groupe, sur sa motivation à l’abstinence comme sur sa fragilité
psychique personnelle.
Les toxicomanies constituent l’un des aménagements cliniques parmi
les plus difficiles à maîtriser, une fois celui-ci installé dans l’habitus du
sujet.
Au-delà de l’approche psychothérapique et rééducative que nous
avons évoquée, l’alternative entre sevrage et substitution, qui sont deux
modalités bien distinctes de prise en compte de la dépendance, définit
deux types de produits. D’abord, ceux qui aident au sevrage et permettent
au patient de lutter contre le manque physique, temporaire mais
contraignant car susceptible d’induire la reprise de la consommation de
la drogue. Ensuite, ceux qui aident à gérer une existence de toxicomane
et à réduire les risques pour l’individu (et pour la société), le temps que
l’évolution psychique du patient, idéalement, ne l’engage définitivement
vers une démarche de sevrage et aboutisse à une vie sans le produit :
Subutex® ou Méthadone® , pour les produits autorisés, Néocodion® 2 ,
benzodiazépines ou alcool pour les produits tolérés...
Les neuroleptiques et les antipsychotiques de nouvelle génération
sont indiqués pour la prise en charge d’un délire ou d’une « parano »
symptomatique insidieusement installée chez un individu ayant par
trop consommé de cocaïne, d’amphétamines ou d’autres psychodysleptiques3 .
1. La même molécule, sous un autre nom commercial (Nalorex® ), est également utilisée
pour annuler le plaisir ressenti par les héroïnomanes à la prise de drogue, ce qui aurait
pour conséquence, à terme, d’abaisser leur appétence.
2. Le Néocodion® (et les médicaments assimilés) occupe une place particulière dans la
pharmacopée du toxicomane. Sa consommation en France excède largement les besoins
de la population en antitussifs, ce que les autorités sanitaires savent. Il est pourtant la
première autosubstitution engagée par les héroïnomanes. Pas cher et facilement disponible, il est une alternative intéressante à la microdélinquance quotidienne nécessaire
au financement de la dose journalière. C’est sur ce modèle que la substitution a été
ultérieurement envisagée comme traitement palliatif et social de la toxicomanie.
3. Actuellement, certains dealers vendent des dérivés cannabiques auxquels sont
mélangées des amphétamines. Le sujet qui prend du hachisch pour se détendre, se
retrouve, paradoxalement, plus tendu et il augmente sa consommation pour retrouver
le niveau d’apaisement et de déconnexion qu’il obtenait auparavant. Un cercle vicieux
peut s’instaurer, aboutissant à la bouffée délirante aiguë avec vécu paranoïaque.
240
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Les normothymiques de deuxième génération1 ont un effet positif
sur les grandes variations de l’humeur rencontrées chez les sujets étatslimites ainsi que sur les microcycles dysthymiques et les pics caractériels.
L’indication anticomitiale (antiépileptique) initiale de la plupart de ces
produits soulève des questionnements jusqu’alors sans réponse sur les
liens entre l’explosivité borderline et l’explosivité retrouvée comme l’un
des critères cardinaux de la personnalité épileptique ou lors des crises
comitiales avérées.
Les traitements à visée sexorégulatrice ou sexoapaisante : du bromure
sus-cité aux anti-androgènes prescrits hors AMM, ils ont un effet inhibiteur réel mais limité sur l’intensité de l’énergie libidinale disponible sans
modifier la pulsion dans son but ou son objet.
Les suppléments vitaminiques ou protidocaloriques sont des adjuvants
utiles de la prise en charge des alcooliques (prévention de la psychopolynévrite de Korsakoff) ou des anorexiques...
Aucune de ces molécules n’est spécifique des pathologies borderlines.
Il n’existe pas de médicament lacunolytique, pas plus d’ailleurs que
n’existe, malgré la dénomination marketing ambitieuse de certains, de
médicament structural antipsychotique.
1. Depamide® , Dépakote® , Tegretol® et maintenant certains antipsychotiques et antiépileptiques.
Chapitre 12
DES TROUBLES DE
LA PERSONNALITÉ AUX
TROUBLES DE L’IDENTITÉ
qui se nourrissent de carences
narcissiques individuelles ou collectives (communautaires dans ce
cas !) influencent, en retour, la personnalité, mais certaines personnalités se retrouvent, plus souvent, dans ces communautés identitairement
marquées.
Nous nous attacherons à quelques-unes d’entre elles, les SDF, les
détenus et les déportés ainsi que les jeunes issus de l’immigration et les
sujets hospitalisés en psychiatrie à long terme. Aucun de ces positionnements identitaires marquants, par ailleurs non contradictoires, ne constitue une pathologie mentale en soi, bien sûr, mais ils impliquent tous une
structuration identitaire narcissiquement carencée, source potentielle de
souffrances surajoutées. Il s’agit par ailleurs de positionnements sociaux
forts par les rétroactions qu’ils induisent.
La déviance sociale et son signe clinique le plus visible, la délinquance, constituent des fléaux qui s’imposent parmi les plus constants
et les plus visibles, tout au long de notre histoire. Folie et délinquance
sont pour part égale le propre de l’homme appréhendé aussi bien en tant
que sujet (individu) qu’en tant qu’élément d’un collectif dynamique (la
société). Elles déterminent en creux, une idée de la normalité humaine
qui influe, en retour, sur les mentalités, donc sur les rétroactions du corps
social.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
C
ERTAINS TROUBLES IDENTITAIRES
242
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
L ES JEUNES ISSUS DE L’ IMMIGRATION MAGHRÉBINE
Les jeunes issus de l’immigration maghrébine, non pas qu’ils soient
les seuls à poser des problèmes d’intégration, constituent une variante
particulière, prototypique des impasses socio-psycho-existentielles que
peut entraîner une accumulation de manques et de carences vis-à-vis
de la Loi, tant sur le plan social que de la symbolique identificatoire
intrapsychique nécessaire à l’édification d’un individu stable et cohérent,
engagé de manière positive dans son existence.
Les concernant, la psychiatrie est souvent interpellée, en dernier
recours, après constatation de la mise en échec des outils conceptuels
venus du monde de l’éducation et de la répression pour tenter de contenir,
cerner, donner sens à ces troubles des conduites sociales qui, par leur
acuité incivique et leur intensité désarçonnent parents, éducateurs,
agents de la force publique, soignants. Il nous est apparu utile, dans
une perspective transdisciplinaire, de chercher en quoi des outils conçus
pour la psychologie pouvaient éclairer ce problème complexe. Notre
hypothèse est que les conduites antisociales répétées de certains
des jeunes provenant d’une troisième génération de l’immigration
maghrébine, borderline au sens propre (le Styx se confondant ici
avec la Méditerranée), laissent à penser qu’ils développent ainsi une
lecture-confrontation à la loi ayant à voir avec un trouble identitaire à
composante narcissique.
Approche sociopsychologique
Issus d’une cascade de mutations sociologiques qui peut s’apparenter
à une mue, rejetons ou avatars ultimes d’un génogramme bouleversé et
trop souvent coupés de leurs racines, ces jeunes gens ont très tôt fait
l’expérience, dans leur histoire familiale ou scolaire, et parfois dans leur
chair même, que la loi est cruelle dans son application comme dans son
contexte. Et qu’elle n’est pas toujours juste, puisqu’elle est humaine,
forcément subjective et soumis au contexte sociopolitique.
Le racisme n’est pas inscrit dans la loi française, contrairement à ce
qui pouvait exister il y a peu dans certains pays (l’apartheid) mais il
peut toujours transparaître dans un regard ou une attitude. Il est latent et
peut se concevoir aussi comme un mécanisme de défense narcissique et
de revendication identitaire, à l’échelle d’une communauté. Aujourd’hui,
le racisme n’est plus à sens unique mais il reste une expression, au
quotidien, de l’injustice.
Dès lors, si la loi est cruelle, tout se passe comme si la nécessaire
confrontation péri œdipienne, structurante, à la loi du père, ne pouvait se
concevoir et s’expérimenter, car vécue comme trop dangereuse. Cette loi,
trop archaïque et dure dans sa mise en acte, se voit être non-structurante
car elle est vécue comme extérieure au monde du père : c’est la loi qui
fut imposée au père, c’est la loi brandie dérisoirement parfois par le père
(ou son substitut) sans qu’il puisse la parler, la justifier et la légitimer par
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
243
son existence à lui. Comment un père pourrait-il promouvoir le respect
d’une loi qui ne l’a pas respecté lui-même ?
Dans ce phénomène, on retrouve des analogies avec la notion
d’identification projective et la position paranoïde dépressive,
physiologique, décrite par M. Klein, qui est, nous l’avons vu, la
conséquence clinique chez les enfants, d’une confrontation à un objet
partiellement vécu comme mauvais, sans pouvoir appréhender la totalité
de sa signification.
C’est aussi de la confusion entre l’objet et ce qu’il représente que se
nourrissent des contresens dans le processus de symbolisation.
Le policier est l’image de la loi à laquelle sont le plus souvent confrontés ces jeunes. Il n’est que le représentant de la loi, mais il a parfois, de
par ses limites propres (et parce qu’il est mal formé à ses responsabilités
sans doute), des comportements pouvant laisser penser qu’il croit être la
loi1 . Ces confusions de niveaux logiques sont à l’origine de beaucoup de
drames relationnels.
Comme elle n’appartient pas davantage à la microcommunauté familiale ou clanique, la loi à laquelle ces jeunes se heurtent est toujours
suspectée d’être imprégnée du racisme « des autres », de ceux qui sont
vécus comme méprisant le modèle misérable (prôné ou difficilement
construit par le père) ; voire de ceux habilités à démasquer les insuffisances criantes de ce groupe auquel ils sont forcés d’appartenir tout en
lorgnant sur un autre (notion de contre-modèle).
Autant un groupe se sentant soumis à un mépris injuste peut en retirer
une cohésion interne qui sera source d’initiatives solidaires, autant un
système constamment infériorisé par sa confrontation quotidienne à des
systèmes valorisés s’auto-invalide davantage. Cela va du « complexe du
colonisé » décrit par F. Fanon (Fanon, 1961 ; Ayme, 1999), à la fascination actuelle de la jeunesse mondiale par l’image donnée de l’American
way of life et à son corollaire : la fascination réactionnelle d’une partie de
la jeunesse des pays en voie de développement, des pays ex ou néo colonisés et aussi des jeunes issus de l’immigration pour l’antiaméricanisme.
L’antiaméricanisme devient une contre-culture et, par défaut, un refuge
identitaire. Le va-et-vient entre ces deux modèles exogènes peut freiner
l’émergence d’un véritable positionnement autonome et authentique.
La « loi de la rue » n’ayant pas, non plus, vocation à la légitimer, la
confrontation à la loi du père ne peut alors qu’être esquivée, déniée,
ou volontairement affaiblie par l’artifice ou le cynisme, elle ne pourra
se voir intériorisée, métabolisée et donc transmise. C’est l’impasse des
« troisièmes et quatrièmes générations » obligées de trouver d’autres
aménagements psychiques et sociaux que ceux qui servirent de socle à
leurs pères.
1. On passe de « Je représente la Loi » à « Je suis la Loi » puis « Je fais Ma Loi ».
244
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Les commandements inscrits sur les Tables de la Loi présentées, dans
le mythe, par Iahvé à Moïse, sont en nombre limité. Ils illustrent par
leur concision une construction intellectuelle fermée, collective, devenue
consensuelle dans la constellation des civilisations du « livre ». Ils ont
désormais à voir avec l’inconscient collectif de la plupart des groupes
humains.
Cette construction sociale limitée du point de vue historique, fait
fonction de cadre éthique socio-existentiel, d’échelle de valeurs ; elle
concrétise l’existence de règles de vie immuables, incontournables et
transculturelles, à « valeur absolue ». Nul n’est censé y déroger.
Son existence partage de manière manichéenne l’ensemble de nos
actes en « hors » ou « dans la Loi ».
Par ailleurs, « ce que la loi n’interdit pas, elle l’autorise » est une
logique de lecture autorisant interprétations interrogeantes des lois et
évolution des usages. L’autre logique « ce qui n’est pas strictement prévu
par la Loi ne doit exister ni se concevoir » est le socle des intégrismes fondamentalistes de tout poil, des Amishs contemporains qui s’interdisent à
eux-mêmes l’accès à la télévision, aux Talibans.
Conformément à la première logique, chaque année des lois changent
et c’est le rôle du corps législatif que de faire évoluer le code pour l’adapter à l’usage et à l’évolution des mœurs. Mais la Loi, sauf cataclysme, n’a
pas vocation à changer. D’ailleurs, la plupart du temps les cataclysmes
mythiques sanctionnent un viol de la Loi : du déluge à l’anéantissement
de Sodome et Gomorrhe.
Le fait que cette loi-socle soit commune aux civilisations dont est issue
la partie de l’immigration qui nous intéresse, montre que si la Loi ne
change pas, c’est la lecture figée de cette Loi qui fait la différence. Il ne
s’agit donc pas d’un changement de valeurs mais d’un changement du
regard sur ces valeurs qui est en cause.
Le travail d’accompagnement éducationnel ou d’élucidation psychologique relève de l’apprentissage de stratégies d’accommodation, au sens
optique comme au sens politique, à la loi. En ce sens, c’est une cocréation d’espace (transitionnel) politique commun. Il s’agit de repeupler
le no man’s land et c’est au sens figuré ce que demandent les jeunes des
banlieues : « Considérez-nous comme des hommes ! »
« La Loi, on s’y accommode », tout comme le travail de deuil, bien
ou mal fait s’effectue ; c’est une question de temps. Les générations
intègrent peu à peu la loi locale pour peu que ne se créent pas des
micro-îlots communautaires. C’est ce qui a longtemps miné la société
américaine, c’est ce qui met aujourd’hui en péril l’équilibre identitaire
global en France et juxtapose maintenant des narcissismes collectifs qui
tiennent lieu de narcissisme personnel pour quelques individus fragilisés.
Ces « narcissismes gigognes », à leurs échelles respectives, ne peuvent
s’ériger que dans la confrontation aux autres narcissismes, qui sont alors
vécus non seulement comme étrangers, mais comme hostiles. De ces jeux
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
245
d’inconscients, chacun ne perçoit, schématiquement, que la rigueur issue
d’un surmoi imposé et non intégré, persécuteur plus que structurant.
Ce qui crée problème, c’est lorsque les jeunes gens actuels, dans
le monde des cités, se trouvent confrontés à des systèmes de valeurs
antinomiques à la loi sociale commune du type : « l’argent ne vient pas
seulement du travail » ou « les dealers tiennent le haut du pavé », et que
rien ni personne ne peut les aider à faire le tri parmi ces valeurs.
L’individu ainsi privé, plus qu’émancipé des figures traditionnelles
de l’autorité et de ses interdits, fait l’expérience de la solitude extrême,
si celle-ci n’est pas compensée par le recours aux valeurs d’un noyau
sanctuaire, relationnel, porteur. Les jeunes recherchent ce noyau sanctuaire dans la mentalité collective de la bande qui est le premier modèle
structuré convivial extrafamilial. C’est celui qui est retrouvé au bas des
escaliers de la cité. Ils le trouvent également dans le discours intégriste
religieux qui fait référence à un passé mythifié niant allégrement, au
profit des générations disparues, donc invérifiables, la génération parentale et les valeurs qu’elle voudrait transmettre et qu’il contribue ainsi,
à disqualifier davantage. L’approche clinique montre que ces jeunes se
trouvent souvent si carencés quant aux images et fonctions parentales
qu’ils forment une génération flottante.
Il n’y a pas de père « suffisamment bon ».
Jusqu’à l’anomie parfois, ces jeunes se refusent à être fils de harki ou
de chômeur, de RMIste, d’assisté chronique, de titulaire d’AAH compassionnelle, de titulaire de pension d’invalidité ou de rente d’accident du
travail. Ces statuts stigmatisent la perte (la déchéance) du corps de leur
père qui s’est enclenchée en même temps que celle de leurs espérances
et de leur jeunesse, quelque part dans la boue et le vacarme d’un chantier
des trente glorieuses. Dans ce contexte, ne pas souffrir serait trahir le
père. Ils ne sont les fils de personne. Ils ne peuvent peut-être même pas
être les pères de leur progéniture.
Le statut d’immigré, concernant la génération paternelle, est une
construction sociologique rétrospective, une exclusion supplémentaire.
Ressortissants français (la France d’alors allait de Dunkerque à
Tamanrasset), ils n’ont pas toujours été volontaires pour migrer. Ils ont
parfois été immigrés, c’est-à-dire déplacés, importés comme travailleurs
célibataires, préalablement mariés ou non au pays, constamment
restreints dans leur capacité de procréation ou contraint à une humiliante
sexualité tarifée auprès de prostituées, elles-mêmes soumises aux
cadences de l’abattage. Ils ont été restreints aussi dans la citoyenneté
ambiguë qui leur était octroyée, la dimension d’une violence économique
restant prédominante. Ils restaient des fils de pères près à sacrifier leur
fils (réalisant jusqu’au bout le mythe d’Abraham) et leur sacrifice a
souvent été inutile.
Les arrière-grands-pères, eux, avaient durement gagné le droit à être
visibles (un peu moins invisibles) dans la boue des tranchées de Verdun.
Leurs noms ne sont pas encore gravés sur les monuments aux morts de la
246
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
République et ne sont déjà plus dans la mémoire de leurs petits enfants.
Leurs noms sont volontairement gommés du discours des intégristes
car ils tracent d’autres perspectives, laïques et intégratives, que celles
d’un retour à l’Islam où d’un regard attendri et nostalgique vers le pays
aujourd’hui disparu d’où ils venaient (le monde colonial français).
Tout se passe donc comme si la Loi structurante héritière de celle
transmise à Moïse, la loi du père, ne les concernait pas, faute de père
« suffisamment bon ».
Il n’a pas de mère « suffisamment bonne ».
On est parfois surpris de constater la différence des capacités d’intégration constatées chez les filles et chez les garçons au sein d’une
même famille immigrée. Les filles, à niveau scolaire identique, ne se
positionnent pas dans la transgression systématique aux règles, pas plus
des règles françaises (scolaires par exemple) dont elles savent tenir
compte au besoin, que les règles traditionnelles (y compris le mariage au
pays) qu’elles contournent ou utilisent habilement, qu’elles s’attachent
à transmettre même à leurs enfants. Certaines d’entre elles revendiquent
aujourd’hui le port du voile comme un signe de fidélité à des valeurs
qu’elles avaient su, un moment, transcender pour réussir leur parcours
scolaire.
Mais cette adaptabilité n’a pas garanti, en retour, une intégration
sociale de meilleure qualité ; là aussi, intervient le racisme latent du corps
social.
Au sein du (dys)fonctionnement de la famille, la mère joue un rôle
important, qui lui est sans doute attribué et la cantonne dans une fonction
de nourrissage inconditionnel et de passivité, dans un rôle de victime
désignée.
Le « nique ta mère » véhicule sans équivoque cette conception inconsciente de la fonction maternelle. La mère en question est toujours celle
des autres, celle qui est « bonne pour les autres » et ne l’est pas pour
soi-même, la mère injuste, (la marâtre ?) identifiable parfois à l’État providence dont on attend trop et qui déçoit forcément1 . Cet assujettissement
ambivalent à la fonction maternelle est bien proche, structurellement,
de positions prépsychotiques. Cette mère collective (matrice sociale de
l’intégration) n’est pas ressentie comme intégrale (intègre !) et cohérente.
Il ne peut espérer d’issue cicatrisante qu’à travers les aménagements
économiques des états-limites : les conduites psychopathiques, les toxicomanies polymorphes à visée cautérisante de déconnexion temporospatiale et de sédation des tensions, la constellation perverse, dont la faillite
1. La mère et l’État lui-même, identifié projectivement à sa fonction maternante, ne
sont inclus dans le fonctionnement familial que pour assouvir, dans l’instant, (« tout,
tout de suite ou rien ! ») les fantasmes oraux comme les besoins les plus régressifs et
les plus archaïques, sous peine d’être aussitôt vécus comme globalement mauvais, voire
rejetants et persécuteurs.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
247
est susceptible de provoquer l’entrée clinique dans la psychose ou la
dépression à connotation hostile1 .
Les apports kleiniens peuvent, dans cette perspective, apporter des
éclairages psychopathologiques et des pistes psychothérapiques.
Les quelques règles de vie importées par les parents n’ont pas donc
tenu dans un monde trop différent car les parents eux-mêmes, sans doute,
les contestaient-ils déjà avant de partir (ce qui est une façon de les
réaliser), ou les avaient perdues avant d’arriver.
Il ne reste plus aujourd’hui, dans les cités, que des règles incertaines,
en miettes. Clandestins dans leur tête, exilés, étrangers pour toujours, y
compris dans leur pays d’origine, simplement invités à partager, en bout
de table les reliefs frelatés d’un festin éblouissant, méprisés et exploités
par leurs employeurs et par eux-mêmes, les parents se sont constamment
effacés.
Narcissiquement fragiles, ils se sont attachés à être des trans-parents,
des parents de transition, immergés dans un espace transitionnel qui s’est
dilaté en une vie de privation, un temps de rupture entre deux équilibres
démographiques.
Ils auront été charnières entre des lieux au sein desquels soldes
migratoires exponentiels, loyautés contradictoires envers des drapeaux2 ,
des religions, des coutumes parfois adversaires, impératifs de survie se
sont douloureusement entrechoqués. Dans cette tourmente, l’invisibilité
humble restait seule garante d’un minimum de paix. Ils étaient des
parents-truchements, d’involontaires passeurs expiatoires. Ils n’étaient
déjà plus des fils, des descendants, mais des ombres à la sexualité
médiocre, des disparus à l’horizon. Ils portaient, au mieux sur leurs
épaules l’espoir et l’honneur d’un clan, au pire l’opprobre voué aux
traîtres, à ceux qui interrompent une lignée et s’écartent de la voie droite.
Ils sont revenus au pays, parfois, dans un cercueil de zinc couvert
d’un drapeau étranger, et personne n’était là pour les accueillir. Ils furent
souvent, aussi, des revenants venus hanter la conscience des « restés »,
de ceux qui s’étaient arrangés pitoyablement en se partageant les terres
familiales et faisant l’impasse sur la part des disparus. Certains se sont
bercés de l’illusion d’un retour triomphal au pays, enrichi et généreux,
mais la réalité n’a jamais été l’égale du rêve. Leur vie s’est réduite à une
oscillation ambivalente et stérile, une sorte de négatif de l’expérience du
for-da qui délaisse les deux pôles entre lesquels elle s’est inscrite.
1. Ce type de dépression est propre aux périodes transitionnelles. Il associe un sentiment de persécution diffus et mal verbalisable, à un mode relationnel à l’entourage,
fait d’agressivité. Il est caractéristique des dépressions anaclitiques tardives mais il
peut aussi exister chez l’adolescent. Sa survenue dans le présénium peut parfois faire
suspecter une entrée dans la démence, tant le fonctionnement du patient semble en
opposition avec ce qu’il fut.
2. Le match de football France-Algérie (6 octobre 2001) a été l’occasion de débordements exemplaires de la part de leurs enfants.
248
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Le trabendisme, trafic fructueux à l’éthique floue entre l’Algérie et la
France, est peut-être la seule exception actuelle à ce processus d’échec,
mais il se nourrit aussi de la part d’ombre des deux pays. Ceux qui en
vivent acceptent de n’exister que sur les pointillés. Ils sont des bateliers
d’un Styx dont les deux rives sont des pays des morts.
La génération nouvelle, fils des transparents, veut apparaître à la
lumière. Elle revendique au besoin une néoculture mondialisée, métissée
et rhizomique ou faite d’emprunts prothétiques en mosaïque. Elle se
proclame à travers un mode de vie artificiellement construit sur la violence, s’identifiant à, et mimant parfois, celui d’autres fils d’exclus, fils
d’esclaves, (les noirs américains). Ceci signe l’échec du processus transgénérationnel et la mise en place de solidarités horizontales aboutissant à
des identifications aliénantes. Lorsque ces mécanismes échouent, la seule
échappatoire est le repli identitaire sur une communauté mythifiée par les
manipulateurs.
La violence comme loi ultime
La loi n’est plus une limite à force de n’être qu’une limite. « La loi tu
l’imites, la loi tue, limite... » Les règles et codes du clan fondés dans une
cave d’immeuble ou une cage d’escalier, cruels eux aussi, imitent la Loi
jusque dans chacun de ses travers qu’elle pousse jusqu’à la caricature.
C’est une loi des égaux dans la misère, une loi autofondée et non
transmise, non symbolisable, une loi de l’action et non du verbe. C’est
une loi que l’on est obligé de porter sur soi (tatouage, code vestimentaire
et autres signes distinctifs) puisqu’on ne l’a pas en soi.
C’est une loi qui ne peut vivre qu’en étant mise en acte (par le passage
à l’acte) et la sanction devient initiation, validation rétroactive, gage
d’intégration dans le groupe et aussi dans le corps social, la sanction ne
peut être que contre-passage à l’acte tout aussi agressif : « Si la société
me sanctionne, c’est que j’existe pour elle ».
Les meurtres entre adolescents, qu’ils soient des passages à l’acte
gratuits ou pour un intérêt dérisoire, traduisent, au quotidien, ce manque
criant de sens à l’existence et d’intégration d’une loi fondant une métalimite naturelle incontournable. Tout se passe comme si dans l’esprit de
ces jeunes, la mort elle-même n’était plus une limite acceptable.
Ces passages à l’acte sont caractérisés par leur fugacité et leur violence. Ils sont aussi la conséquence d’une pauvreté des acquis culturels
ou de la perte de repères naturels comme autres valeurs (la prééminence
du virtuel sur le réel, par référence aux jeux vidéo).
Ils singent également des scènes offertes par la télévision, le seul
medium réellement accessible dans les cités. Les processus d’imitation
sont à la base des apprentissages. Peut-on parler d’apprentissage de la
violence comme ersatz relationnel ou éducationnel ?
Dans ce contexte, les parents, eux, lorsqu’ils ne sont pas totalement
disqualifiés par leur impotence, leur alcoolisme, leurs antécédents
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
249
sociaux, leur misère sexuelle, pourraient raconter comment (et dans
quel but ?) et combien ils ont toujours été soumis aux lois étranges et
étrangères, combien ils ont souffert de la violence. Ce serait la naissance
d’une conscience politique, d’une conscience de classe (de classe d’âge
y compris) d’un sens à la vie. Mais il est peut-être trop tard !
La disparition, après les années quatre-vingt, du référentiel politique
quasi traditionnel du XXe siècle (marxisme et lutte de classes) est directement corrélée dans le temps à la montée de la violence qui fait problème
désormais - ce n’est sans doute pas un hasard. La violence verbale révolutionnaire d’essence marxiste, ou même, dite anarchiste, faisait peut-être
office d’exutoire, mais surtout elle était vectorisée, tendait vers un but
clair, apportait des réponses et des certitudes (qui allaient voler en éclats
plus tard). Elle admettait un référentiel identique au système capitaliste
qu’elle combattait, quant à la Loi. Elle était un substitut parental, un
contre-modèle contenant et un avatar efficace de la Loi. Elle était une
base de discussion favorisant une mise en dialectique des idées et des
valeurs. Elle était un instrument d’intégration, à contester parfois (la
contestation des années soixante-huit).
Dans le monde actuel des jeunes issus de l’immigration, constitué de
ghettos comme autant de poches d’anarchies juxtaposées, rien ne peut
plus jouer ce rôle structurant.
Ces jeunes revendiquent leur « éréthisme narcissique » qui se traduit
en une violence qu’ils entretiennent et subissent, miroir de la violence
fondamentale, fondatrice, faite à leur père. Ils ne s’érigent plus en une
génération de descendants. Ils sont des jeunes, quasiment auto-engendrés
du point de vue social et ici, le mythe parthénogénétique psychotique
télescope le modèle valorisé du self made man, voire le vécu paranoïaque
du seul contre tous. Le seul métier valorisé à leurs yeux, c’est « homme
célèbre ». Dans cette néoculture, on n’existe pas par ce que l’on est ou
par ce que l’on fait, mais à travers ce que l’on paraît, de ce que l’on donne
à voir. Cette pseudo-hystérisation des rapports humains ne doit pas faire
illusion. Les narcissismes en action sont trop fragiles pour entrer dans
le jeu névrotique ordinaire (recherche d’un équilibre entre les impératifs
du moi, du ça et du surmoi). Les faux selfs peuvent se dissoudre à tout
moment.
Ces jeunes, en difficulté, se veulent clinquants, bruyants, dérangeants,
et leur transgression par sa constance provocatrice, par le fait qu’elle
heurte et se retourne bien souvent de manière sadique contre eux, se situe
comme une tentative de réinscription par retournement masochiste de
la Loi, dans leur chair, un peu comme le ferait la machine décrite par
F. Kafka (1966) dans La Colonie pénitentiaire.
C’est un des sens du vécu persécutif cicatriciel, souvent retrouvé lors
de décompensations psychopathologiques chez les descendants d’immigrés, quelles que soient leurs origines.
L’excitation chronique, revendiquée comme incontrôlable, explosive,
est l’un des symptômes clefs de leur comportement d’exilés et excédés,
250
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
évoquée par O. Labergere (1999) et associée par lui à cette demande
incantatoire, impérative du respect.
Il s’agit d’un respect formel, demandé irrespectueusement parfois,
d’un regard lourd et menaçant, comme si respect et force physique étaient
liés. C’est un respect de la force et des rapports de force, comme si les
seules limites acceptées et recherchées étaient les limites physiologiques
de ces corps jeunes1 , ce qui renvoie, par ailleurs à l’une des composantes
de la problématique toxicomane et des conduites de prise de risque.
Vignette clinique n◦ 24 – Le provocateur
Un de nos patients, jeune des citées, d’origine maghrébine, avait l’habitude
de fréquenter les transports en commun du centre ville, vêtu de cuir, le crâne
rasé à l’exception d’une crête colorée en blond, et arborant sur son blouson
de cuir des croix gammées ou des slogans provocateurs. Son accoutrement
ne manquait pas de provoquer chez les autres voyageurs, au mieux un
détournement muet et gêné du regard, au pire, parfois, une ébauche de
début de réflexion désapprobatrice. Dès lors, sa violence éclatait contre ces
gens intolérants qui lui « manquaient de respect ». Il fut incarcéré à la suite
de l’une ces agressions répétées mais il put difficilement admettre que sa
présentation excentrique était, aussi, une façon de rechercher l’irrespect,
donc de tracer des limites au respect, de rejouer à sa façon l’épreuve
subjective de l’altérité du prochain comme nœud originaire des expériences
éthiques et érotiques.
Chez ce sujet, par ailleurs sujet à des expériences de bouffées psychotiques
aiguës par pharmacodépendance, on est loin du modèle névrotique du
conflit comme rapport structurant à l’autre, explorant les dimensions de
la culpabilité ou même du simple déplacement. On se trouve au cœur
d’une position « dépressive paranoïde », jouant sur le registre narcissique
primordial, de la dépendance, de la honte et de son corollaire clinique : la
rage. La haine et la violence se posent alors comme limites ultimes à la rage
submergeante.
Cette quête du respect se traduit au quotidien dans l’équivocité du mot
verlan « vener », anagramme d’« enerv ». Ce respect exigé, unilatéral,
est paradoxalement vécu comme une fin en soi et non plus comme
réciprocité relationnelle, outil de socialisation. Ce dysfonctionnement
psychosocial renvoie à « l’inanisation de la fonction paternelle » susdécrite. Ceux que l’on devrait vénérer énervent !
1. Un jeune patient, fils d’immigré, voue un culte immodéré à son corps. Il passe
le plus clair de son temps à faire des exercices de musculation. Il s’est présenté un
jour au commissariat pour demander comment faire pour devenir policier municipal,
ce qui traduit un souci d’intégration. On lui a répondu qu’il fallait qu’il se muscle
encore. Dans un autre contexte, la salle de musculation est l’un des lieux centraux
du monde pénitentiaire. Pour les détenus, leur corps est un peu le dernier refuge de
leur narcissisme. Pour notre jeune patient, quasi illettré, son corps est tout ce qu’il peut
offrir à la société.
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
251
Variantes de l’intégration
Cette juxtaposition de souffrances psychiques individuelles,
lorsqu’elle s’organise en un fait de société et aussi parce qu’elle découle
directement de drames collectifs à signification sociale, en vient à
poser le problème en termes sociologiques et à demander des réponses
appartenant à ce registre :
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
– Réponse économique : « il faut donner de l’argent pour les banlieues,
(...) il faut une politique de la ville » ;
– Réponse politique : « il faut une politique de l’immigration (...) de
l’intégration ».
Du point de vue historique et socio-économique, l’intégration est différentielle, tant sur le plan diachronique que synchronique. Par exemple,
la communauté asiatique semble, à ce jour, globalement, avoir pris le
parti stratégique de l’invisibilité et de la juxtaposition culturelle. On
retrouve peu d’Asiatiques en prison ou en hôpital psychiatrique, ce qui
signifie peut-être, que des circuits de soins parallèles existent, mais
peut renvoyer aussi au fait que cette diaspora ponctuelle, concentrée
sur quelques années et non pas sur quelques générations, concerna des
microcommunautés d’un niveau socioculturel élevé avant le départ de
leur pays d’origine et ayant pu garder des liens avec lui. Elle draina en
France une population restée assurée de la valeur de sa culture et donc
plus réceptive aux règles et aux valeurs du pays accueillant.
Tout ceci atténue et reporte, peut-être, les soubresauts sociopsychologiques de l’inévitable processus d’assimilation asiatique. Il n’est pas dit
qu’un jour, par un « retour du refoulé social », les choses ne changent
pas.
Les jeunes générations des communautés issues du monde maghrébin
sont plus voyantes dans l’expression clinique de leur malaise incivique
désadaptatif qui illustre paradoxalement une phase d’adaptation. Leurs
comportements sont des déclinaisons tragiques de la Loi, d’une Loi
déclinante, d’une Loi perdue. C’est comme s’ils avaient encore en tête
la mélodie mais avaient perdu les paroles de la chanson. Une mise en
perspective sur plusieurs générations pourra montrer, peut-être là aussi,
une atténuation des soubresauts et une accomodation-assimilation au
sens de J. Piaget (1966), mais tout dépendra du contexte et des réactions
globales du corps social. Des attitudes réactionnaires-réactionnelles d’essence xénophobe ne peuvent que cristalliser et amplifier les divergences,
favoriser une radicalisation réciproque (intégrisme islamique et racisme
se nourrissent l’un de l’autre) et retarder, là encore, l’inévitable assimilation, source d’enrichissement culturel de la nouvelle nation ainsi vivifiée.
Dans une perspective sociologique et historique (et non plus psychodynamique), le recours à la religion comme étendard, arme narcissique et
blason identitaire de ces nouvelles générations, peut aussi se lire comme
une recherche des origines se situant bien au-delà des deux générations
252
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
connues pour avoir foulé et enrichi parfois le sol français, comme la quête
d’une historicité plus profonde.
Aussi mal assimilées que les règles parentales, ces limites ne peuvent
qu’être perverties, instrumentalisées comme des armes relationnelles et
faire le lit de comportements tout autant déviants quant au processus
d’intégration en cours.
Les stratégies d’approche de ce phénomène doivent évidemment combiner la prise en compte des dimensions sociologiques (approche ethnopsychiatrique et historico-économique), pédagogique et psychodynamiques de l’enjeu.
Pour ce qui concerne la psychiatrie, on peut résumer quelques pistes :
– Exploration de la psychodynamique collective (notion d’inconscient
collectif) : F. Fanon écrivait, en substance, que le drame des populations colonisées venait du fait qu’elles avaient les mêmes mythes que
le colonisateur.
– Relation d’aide au changement utilisant la dynamique psychologique
individuelle et transgénérationnelle, adaptée aux limitations des
apprentissages et aux éléments psychopathologiques de ces jeunes,
évoqués ci-dessus : pour contourner les difficultés chroniques d’accès
au symbolique constatées, conséquence de cette lecture différente de
la Loi, on pourrait développer des instruments socioculturels adaptés,
des médias accessibles à ces jeunes car alors qu’existe déjà toute
une filmographie culte nourrie de leur lecture (déviante) de la loi (La
Haine de Mathieu Kassovitz1 ), il manque à cette culture le grand film
illustrant la saga des pères (Élise ou la vraie vie2 en fut une esquisse).
L ES EXCLUS SANS DOMICILE FIXE (SDF)
L’exclusion est un enjeu social contemporain. Sa prise en compte
est un impératif de santé publique qui définit l’un des axes forts de
l’évolution de la psychiatrie à attendre. Bon gré, mal gré, la psychiatrie
se voit convoquée par le politique au chevet des exclus. Si la dimension
socio-économique du phénomène ne peut pas être niée, les implications narcissiques catastrophiques d’une telle situation sont à prendre en
compte par quiconque cherche à aider ces sujets à sortir du marasme dans
lequel ils sont plongés. Par ailleurs, pour rester crédible, la psychiatrie, si
elle se veut citoyenne, se doit d’aller chercher les malades mentaux là où
ils sont. Aujourd’hui, ils sont de moins en moins dans les hôpitaux ; ils
sont dans les prisons ou dans la rue, ils font le va-et-vient entre ces lieux
et passent, parfois, par la case « hospitalisation ». Les SDF présentent
significativement plus de troubles mentaux que la population ordinaire,
1. La Haine, film français de Mathieu Kassovitz, 1995.
2. : Élise ou la vraie vie, (Etcherelli, 1967). Le film homonyme de Michel Drach (1970)
n’eut pas de succès. Il venait trop tôt.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
253
soit parce que la rue devient le refuge ultime de toutes les exclusions
psychiques (ce qui renoue avec la notion médiévale de la Cour des
miracles) après l’externalisation activiste due à la désinstitutionalisation
psychiatrique en cours, en France, soit parce que certaines pathologies
mentales aboutissent inéluctablement, d’exclusions en exclusions, à ce
mode de vie1 .
Autrefois le personnage du clochard renvoyait à un type humain
particulier, trouvant un équilibre misanthrope dans sa précarité et son
refus agi du monde organisé. Le clochard était une sorte d’ermite urbain,
bien que cela ne fût sans doute pas plus un choix qu’aujourd’hui.
Vivre à la cloche de bois pouvait se revendiquer même si, bien sûr, la
misère morale et l’isolement coexistaient souvent avec la misère sociale.
Être chemineau, non-sédentaire ou transhumant, était des carrières
sociales individuelles, pouvant s’intriquer avec des organisations
culturalo-communautaires originales et revendiquées (les Tziganes),
quoiqu’habituellement objets d’ostracisme de la part de la communauté
majoritaire non sédentaire. Aujourd’hui, peu de SDF le sont par choix
existentiel et c’est le plus souvent une cascade de drames personnels
familiaux et sociaux qui détermina leur marginalisation extrême,
illustrée par le manque d’un toit et le recours aux dispositifs publics
de secours, charitables ou solidaires. Dans les banlieues cohabitent
gitans sédentarisés, RMIstes, immigrés... Les exclusions se cumulent
engendrant d’autres difficultés identitaires. Le point commun à ces
dérives, selon nous, est l’absence d’un sanctuaire individuel.
Le lieu d’habitation, là où l’on possède ses habitudes, renvoie traditionnellement à la notion de sanctuaire, lieu géométrique dont on a
la clef, qui n’a pas besoin d’être bien grand mais qui, en tout cas, est
considéré comme inviolable. C’est le lieu où l’on peut laisser en toute
sécurité, et pour longtemps, des choses chères, les « choses de la vie ».
On sait qu’on les retrouvera intactes2 . Au-delà des carences alimentaires
ou hygiéniques qui le minent, c’est un sanctuaire qui manque le plus
au SDF car il est, par nature, en permanence violé dans son intimité
et insécurisé dans son espace3 . Il n’y a même plus d’urinoirs publics
dans les villes. Son corps lui-même n’est plus un abri sûr, certains SDF
1. Le syndrome de Job, par analogie au mythe antique, renvoie à des malades qui
mènent volontairement une existence de clochard. Un délire chronique est le plus
souvent sous-jacent à leur conduite et il s’agit d’un modus vivendi à composante
partiellement autopunitive, comblant une grande faille identitaire.
2. Ce lieu peut être la chambre d’adolescent, restée telle quelle dans la demeure
parentale, un simple tiroir fermé à clef dans la maison conjugale, mais aussi le casier
d’une consigne à la gare.
3. Aujourd’hui, tout un arsenal législatif tend à rendre invisible les exclus. Il stigmatise
de nombreuses conduites (prostitution, nomadisme, stationnement des jeunes dans le
hall des immeubles, mendicité agressive) et repousse les marginaux vers un territoire de
l’invisibilité. Il y a peu, ces sous-groupes humains n’étaient dans l’illégalité tout au plus
que quelques minutes par jour ; maintenant, du seul fait d’exister, ils le sont plusieurs
254
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
dorment avec leurs chaussures, sinon leurs compagnons les leur dérobent
sans vergogne. Surtout lorsqu’ils se retrouvent en état de coma éthylique,
ils sont en risque permanent et quasi inévitable d’être fouillés et dévalisés
par leurs pairs. C’est cette insécurité chronique, subie, qui élabore, à nos
yeux, le traumatisme vital le plus dévastateur et qui s’impose comme
un traumatisme désorganisateur tardif, insidieux et élargissant d’autant
les failles narcissiques préexistantes, puisqu’inscrivant dans la réalité la
faillite narcissique du sujet, sa misère affective et physiologique. Restituer un sanctuaire à ces sujets est la condition sine qua non de leur
démarginalisation, qui est une forme moderne de désaliénation.
Chaque matin, les SDF quittent les centres d’hébergement en étant surchargés de leurs sacs. Mettre à leur disposition permanente une consigne
individuelle inviolable (munie d’une clé personnelle) serait un premier
acte libérateur et reconstructeur, mais les municipalités et les centres
d’hébergement répugnent à le faire pour ne pas fidéliser une clientèle trop
importante. Leur donner ainsi l’occasion d’expérimenter à nouveau la
possibilité de se séparer provisoirement d’un objet personnel sans risquer
de le perdre définitivement, nous paraît analogue dans sa potentialité
restructurante. À une autre échelle, le sentiment grandissant d’insécurité
dans les banlieues, générateur de tant de violence et de troubles sociaux
provient pour partie de l’absence de sanctuaire ; nul ne se sent à l’abri,
pas même dans son quartier natal ou dans son appartement1 .
Mais si la déchéance sociale favorise la survenue de troubles psychiques et peut décompenser gravement d’autres fragilités préexistantes,
elle peut aussi se concevoir comme un symptôme.
Survivre, mal vivre dans l’exclusion se révèle alors être aussi, de
façon partiellement inconsciente, une expérience auto-infligée, réactivant
des mécanismes punitifs où s’épanouit une culpabilisation mal métabolisable, non cicatrisable. Ce syndrome de Job comme pronostic social
d’une pathologie sous-jacente de la personnalité est à l’œuvre, à des
degrés divers, chez beaucoup de nos patients qui paraissent mettre toute
leur énergie à contrecarrer les projets de réhabilitation sociale ou de
réinsertion montés par les équipes soignantes.
Vignette clinique n◦ 25 – L’inconsolable
Monsieur A, 45 ans, est un clochard bien connu dans la petite ville. Il a ses
quartiers sous le porche de l’église et présente des conduites rémittentes
d’ivresse aiguë, au cours desquelles il injurie et menace les passants. Il a
pour habitude de perturber les cérémonies de mariage et les enterrements,
par ses propos grossiers. Pourtant, dans le village personne ne lui en veut
heures par jour, si ce n’est en permanence, comme les immigrés clandestins. C’est une
insécurisation de plus et un frein supplémentaire à leur resocialisation.
1. Subir un cambriolage est fréquemment décrit par les victimes comme l’équivalent
traumatique d’un viol. Il s’ensuit un sentiment traumatique d’insécurité pendant un
certain temps et parfois même l’instauration de phobies sociales invalidantes.
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
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car chacun connaît son histoire : sa petite fille, alors âgée de dix ans, s’est
noyée sous ses yeux, un jour où il en avait la garde, après son divorce.
Lui-même n’avait rien pu faire. Elle est enterrée au cimetière du village
tout près de l’église. Après ce décès, monsieur A s’est abîmé dans l’alcool
perdant peu à peu tous ses repères socioprofessionnels et familiaux. Il
devint SDF, faisant la manche et affichant son malheur à la face du monde.
Hospitalisé d’office à la demande du maire, un jour où il avait dépassé les
bornes, monsieur A demeura en institution près d’un an. Sevré d’alcool,
remis en état physiquement, pourvu de ressources stables par les services
sociaux, mis sous tutelle, on lui proposa alors de prendre un appartement
dans le village. Ainsi il pourrait aller se recueillir plus facilement sur la tombe
de sa fille puisque c’était ce qu’il souhaitait faire. Monsieur A refusa le projet,
et à peine sorti de l’hôpital il esquiva les soins ambulatoires programmés,
il repartit squatter le porche de l’église. Le prêtre, ému, offrit de le loger
dans un local attenant au presbytère ; les paroissiens incités par le prêtre,
se mobilisèrent pour le mettre dans ses meubles. En quelques mois pourtant, Monsieur A se dégrada à nouveau, physiquement et psychiquement,
perturbant la vie de la commune, à tel point qu’une nouvelle hospitalisation
d’office devint inéluctable... Après plusieurs mois de cette hospitalisation qui
fut l’occasion d’une action volontariste des pouvoirs publics, un appartement
personnel en HLM fut mis à sa disposition. Son tuteur avait tout arrangé, des
infirmiers lui avaient donné des meubles et l’avaient aidé à emménager. Il
passa une seule nuit dans son appartement, se présenta le soir suivant,
alcoolisé, à l’hôpital, y fut admis et décéda, dans la nuit, d’un accident
cardiaque massif.
Cet exemple illustre en quoi la marginalisation peut s’avérer être un
destin psychiquement déterminé sinon librement consenti, ce qui a à
voir avec l’immense souffrance narcissique d’un sujet et avec des phénomènes répétitifs autodestructeurs, autopunitifs, avec des trajectoires
vitales paradoxales d’auto-exclusion que l’on aurait autrefois nommé
névroses d’échec. Parfois le suicide (ou la mort subite comme dans le cas
n◦ 25) clôt brutalement de telles dérives existentielles. Mais le plus souvent, à moins que ne vienne s’interposer un événement vital narcissisant
(l’amour !), le suicide est lent, progressif, passant par l’accumulation de
conduites addictives, de prise de risque, de maladies de la misère altérant
peu à peu l’état général. L’hospitalisation et la prise en charge sociale
sont palliatives et ne peuvent que retarder l’échéance.
Naturellement, beaucoup de marginalisations actuelles relèvent essentiellement de contingences sociales, même si l’accumulation transgénérationnelle de traumatismes psychiques à impacts désorganisateurs
peut favoriser les carences narcissiques. Ces traumatismes, construisant
un tronc commun borderline, ne font que se surajouter à la cascade
d’événements douloureux surmarginalisants et ils démultiplient le processus sociopsychique catastrophique. L’aide à ces sujets doit donc, au
minimum, cumuler dimensions éducatives et psychothérapiques.
Le fonctionnement psychique des grands exclus apparaît intrinsèquement modifié par la précarité et la déliaison sociale. Le désir chez eux
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S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
semble avoir disparu, comme éteint par l’accumulation des manques.
Cette dégradation progressive du rapport du sujet à l’espace, à l’intégrité
et à la cohésion de son corps et au langage, évoque une anesthésie affective, une « mélancolisation d’exclusion » aboutissant à un « complexe
d’autrui » (Douville, 2001). En ce sens, il pourrait y avoir un ça lacunaire
se superposant au moi lacunaire. Les précaires, hommes surnuméraires
dans notre société où tout se marchande, habitent dans la rue, ils n’ont
plus aucune valeur (au sens économique du terme). En errance, incuriques, ils ne demandent rien car il leur manque tout : un moi solide. Les
symptômes de souffrance mentale au sens strict sont absents, l’examen
psychiatrique ne rapporte, le plus souvent, que des présomptions ou des
signes périphériques : équivalent dépressif, dépression masquée, polyaddiction quasi-suicidaire (tabagisme forcené, alcoolisme massif), délire
interprétatif sous-jacent. C’est par son expérience et son intuition, plus
que par la clarté des signes, que le psychiatre se voit amené à évoquer
des troubles psychiatriques lorsqu’il rencontre un exclu, à moins, bien
sûr, que l’exclusion ne soit que la conséquence directe d’une maladie
psychiatrique préexistante.
Les autorités de tutelle et les psychiatres ont longtemps tenté, en vain,
d’individualiser des modalités spécifiques de prise en compte médicopsychologique des grands marginalisés1 . Si la souffrance mentale est là, palpable parfois, ses signes d’appel restent essentiellement dans le registre
social (trouble de l’ordre public, conduite antisociale au sens large), ou
somatique. La survie psychique se joue ailleurs que dans le champ du
psychisme. Elle se joue à travers une identification victimaire au monde
des exclus. Une partie du travail psychothérapique passe par une aide
au dépassement de ce processus victimaire, sacrificiel (Rosolato, 1987)
et sanctifiant à la fois. Mais bien souvent, ni les mots, ni les émotions
ne sont plus à leur disposition. C’est seulement en phase d’alcoolisation
aiguë que, désinhibés, ils peuvent laisser exploser leur souffrance, leur
mal-être, leur rage impuissante autodestructrice ou hétéroagressive. Mais
cette phase explosive n’est pas propice à la thérapie, elle est le plus
souvent l’occasion de nouveaux dérapages aboutissant à leur mise en
cellule de dégrisement ou à leur hospitalisation sous contrainte, qui les
conforte dans leur identification marginale.
1. Après avoir tenté de mettre à disposition des exclus des structures spécifiques d’aide,
on a essayé de les orienter vers le droit commun, c’est-à-dire vers les structures
habilitées ordinairement à prendre en charge tout le monde. Ce fut aussi un échec car les
marginaux ne vont pas dans ces lieux. En outre, un certain nombre d’entre eux sont des
individus en rupture explicite de psychiatrisation. Ils sont parfois sous le coup d’une
recherche pour évasion d’hospitalisation d’office dans un autre département, ils sont
quelque fois des disparus volontaires sans laisser d’adresse et ils ne veulent pas laisser
de trace. Ils sont, en quelque sorte, des clandestins de l’intérieur, des exilés invisibles
volontaires. Changeant sans arrêt de région, ils sèment leur existence le long du chemin
et ont toujours une longueur d’avance sur les dispositifs d’aide.
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D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
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Tout se passe comme si, dans leur situation, la parole était vaine,
vidée. On est là encore, toutes proportions gardées, dans un indicible
analogue à ce qu’on vécut les déportés, les plus extrêmes exclus de
l’histoire. Confinés dans une précarité désirante exprimant une précarité
œdipienne (Piret, 2002) traduite par une précarité matérielle, ils en sont
à guetter le regard de l’autre, ce regard qui les traverse sans les voir. Ils
sont devenus invisibles. Les SDF lorsqu’ils peuvent en parler, se vivent
comme transparents et il est vrai que le passant, mal à l’aise, répugne
à croiser leur regard car dès qu’il le leur accorde, ce regard, ils vont le
voir happé. Déshabitué par force aux rapports sociaux harmonieux, le
SDF est avide de relation. Il se retrouve le plus souvent dans l’incapacité
de savoir jusqu’où aller dans le contact. Les risques d’outrepasser les
limites convenables sont alors réels, attirant en retour la rebuffade, le
rejet méprisant ou l’agression affective. Il est licite de penser que, au
fond, le plus souvent, c’est celle-ci qui est inconsciemment recherchée,
parce qu’elle le confirme une fois de plus dans son vécu victimaire.
Les passants les considèrent parfois avec mépris ou agressivité, mais
de cela les SDF ont l’habitude, ou avec compassion et pitié, mais de
cela ils ne veulent pas. Le contact ne se construit pas d’égal à égal,
il est dissymétrique et frustrant. Quémander une cigarette, un soleil (la
pièce de deux euros) reste au fond le prétexte commode à un court
et dérisoire échange interhumain. S’il est réussi, renarcissisant pour le
SDF et le passant charitable, le contact aura eu des vertus apaisantes
allant bien au-delà de la valeur de la pièce donnée, mais cela reste rare.
Malheureusement, la plupart du temps ce contact ne trouvera pas de
limites et peut devenir importun1 .
En certaines circonstances, pourtant, c’est le passant qui ne sait plus
poser de barrière et « fraternise » de façon inadéquate, outrepassant les
règles élémentaires de sécurité. Cette quasi-identification renvoie chez
lui aussi à des fragilités narcissiques, voire à des équivalents psychocomportementaux de conduite à risques à prendre en compte dans une
perspective victimologique. Une fois la distance adéquate entre ces deux
hommes écornée, le fait que le passant tente de faire machine arrière
sera vécu comme insupportable au quémandeur, ce qui peut être source
d’agressivité de sa part. Tout cela procède d’un jeu en miroir, d’un
jeu de regards, d’identités projectives et les échanges libidinaux sont
bien particuliers, mettant en l’œuvre un entrelacement instantané (sans
rencontre ?) de narcissismes sans désir par absence d’objet, des projections pulsionnelles qui sont en fait autocentrées. Dissymétrique par
essence, la relation passant/SDF, éphémère mais signifiante, est par-là,
structurellement perverse.
1. C’est sur cela que s’étaye la Loi N◦ 2003-239 du 18 mars 2003 sur la sécurité
intérieure réprimant, entre autres délits, la mendicité agressive.
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S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Lorsque l’alcool à vertu désinhibitrice ou la colère, toujours latente,
autorisent parfois le marginal à exprimer verbalement sa rancœur et sa
souffrance, il le fait le plus souvent sur un mode offensif, offensant,
projectif et agressif, susceptible d’induire chez l’interlocuteur du moment
(ce partenaire peu ou non consentant), une violence réactionnelle qui
validera une fois de plus, nous l’avons vu, leur vécu victimaire, faisant
le lit des conduites antisociales ultérieures. C’est la notion d’ivresse
pathologique, qui n’est pas spécifique aux SDF, mais plutôt aux sujets
porteurs d’états-limites de la personnalité.
Dans ces conditions, l’accrochage au soin est acrobatique car il faut
dépasser les fondements carencés de leur vie psychique (Kovess-Masfety,
2001) et leurs résistances au changement. Les SDF sont réticents à l’idée
même d’accepter de l’aide car ils ont, le plus souvent déjà fréquenté, en
vain, des établissements de soins psychiatriques ou des centres d’hébergement et de réinsertion dans leur existence. Ils se revendiquent ouvertement comme en refus de prise en charge. Ils se mettent eux-mêmes au
ban de la société par un mécanisme d’identification projective.
Si la précarité sociale n’est pas un obstacle en soi aux soins psychiques, car le réseau médicosocial français reste dense, construire une
authentique et consistante relation thérapeutique transférentielle s’impose comme un travail de longue haleine, souvent décevant. Il nécessite
la maîtrise préalable de cette précarisation narcissique du sujet, qui est
à la fois symptomatique et fondamentale, ainsi que le dépassement de
la dimension charitable de l’intervention. À ce prix, le patient pourra
reconstruire un mode relationnel désaliénant1 . Le délire, par son hermétisme au sens commun, fut longtemps un obstacle à la relation médecin/malade, jusqu’à ce que l’on puisse lui conférer un sens. Le mode
de fonctionnement des grands exclus, si désespérant parfois, les aliène
lui aussi du champ du soin en santé mentale. C’est à la psychiatrie de
(re) construire une passerelle sur le Styx pouvant conduire jusqu’à leur
narcissisme mis à mal.
1. Une voie d’approche porteuse est la médiation par les soins somatiques. Les SDF
sont de grands consommateurs de soins somatiques, d’une part parce que leurs conditions de vie les exposent et d’autre part parce que, dans la ville, le seul lieu où on puisse
être accueilli jour et nuit, c’est le service des urgences de l’hôpital. De nombreux SDF
« entretiennent » une plaie capable de leur ouvrir ainsi les portes des urgences où ils
recevront, au minimum, en outre, un café et un sourire. Travailler sur le somatique
en dehors du contexte de l’urgence est un moyen de pouvoir nouer contact et de
pouvoir progressivement parler avec eux de leurs problèmes plus intimes. C’est le sens
de l’introduction d’équipes de soins somatiques dans les centres d’hébergement et de
réinsertion sociale.
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
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© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES DÉTENUS
Les conduites antisociales, polymorphes, restent la partie la plus
visible des aménagements économico-cliniques des personnalités
déficitaires du point de vue du narcissisme. Il n’est donc pas
étonnant de retrouver en détention nombre d’individus porteurs de
telles structurations psychiques et présentant des trajectoires vitales
chaotiques, évocatrices. Naturellement, tous les délinquants et tous les
criminels ne sont pas à considérer comme des personnalités limites
et contrairement aux hypothèses socionormalisatrices du XIXe siècle,
il n’y pas de causalité linéaire entre personnalité carencée et conduite
antisociale. Un nombre significatif de détenus l’est pour des faits qui sont
à appréhender dans une dimension préférentiellement socio-économique
ou réactionnelle. Délinquants de nécessités, d’occasion, délinquants
en col blanc, criminels classiques motivés par l’appât du gain et la
fascination pour l’argent facile, individus ordinaires ayant un jour
commis un acte transgressif ou ayant cédé à la violence. Tous sont
généralement de structure psychique non significativement carencée
mais la situation d’incarcération s’avère être un traumatisme psychique
majeur et désorganisateur. Ces individus, au-delà de la frustration
psychique provoquée par la contrainte corporelle et la privation de
liberté, présentent alors les troubles psychiques réactionnels à leur
situation, à attendre dans un échantillon ordinaire de l’humanité et ils
doivent alors recevoir les soins appropriés.
Par ailleurs, en raison de la désinstitutionalisation psychiatrique
actuelle, beaucoup de malades mentaux authentiques se retrouvent
propulsés hors des murs de l’asile, abaissement de la durée moyenne de
séjour oblige. Ils sont livrés à eux-mêmes en dépit des efforts des équipes
de secteur. Plus facilement marginalisés par leur maladie, ils deviennent
parfois la cible logique des déviants sociaux traditionnels (notion de
victimologie). Foncièrement désadaptés à un milieu social de plus en
plus hostile aux non conformes, il est logique de constater que leur
proportion augmente de façon exponentielle en milieu carcéral. Ce fait
est maintenant connu, dénoncé et il commence à se voir pris en compte
par les autorités de tutelle. En quelques années, la détention est devenue
un lieu privilégié de l’intervention psychiatrique. SMPR1 et UCSA2
se partagent aujourd’hui la lourde tache des soins psychiatriques aux
détenus. C’est dans ce contexte que peuvent être désormais approchés,
1. SMPR : service médicopénitentiaire régional. Service régional pour l’hospitalisation
de détenus malades mentaux consentant aux soins. Ceux qui ne sont pas consentants
relèvent d’une hospitalisation d’office au titre de l’article D398. Ce dispositif va être
remis en cause par la mise en application de la loi N◦ 2002-1138 du 9 septembre 2002
d’orientation et de programmation de la justice.
2. UCSA : unité de consultations et de soins ambulatoires. C’est le lieu d’intervention
des psychiatres en détention, maison d’arrêt ou maison centrale.
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S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
de plus près, des types de pathologies échappant jusqu’alors peu ou
prou, à l’intervention psychothérapeutique. Pervers sexuels, violeurs,
pédophiles, incesteurs et autres abuseurs (les « pointeurs »), mais
aussi plus traditionnellement psychopathes ou syndromes de Ganser,
sont rencontrés et soignés par des psychiatres. Les équipes soignantes,
entièrement dévolues à cette tâche, le sont dans une perspective tout autre
que l’expertise médicopsychologique avant procès, qui était auparavant
le cadre habituel de la rencontre d’un soignant et d’un délinquant.
La prise en compte de la dimension narcissique de la personnalité
sous-jacente a été développée dans d’autres chapitres à propos
des aspects structuraux et des aménagements économiques de la
constellation borderline. Il nous apparaît utile d’appréhender les avatars
du narcissisme produits précisément par la situation de détention.
Cette expérience est essentielle dans le sens qu’elle induit, en principe,
une contrainte physique par limitation drastique de l’espace de liberté
locomotrice individuelle. C’est la peine en elle-même. Peine de mort,
tortures et autres punitions sont désormais abolis en France. La sanction
sociale unique est donc la privation de liberté pour un temps défini nonobstant les réductions de peine codifiées dans leur attribution ainsi que
les espoirs ou fantasmes d’évasion. Paradoxalement, il n’est pas rare de
voir des détenus très angoissés par la perspective de leur sortie ou faisant
ce qu’il faut, dès leur libération, pour retourner derrière les barreaux ; le
cadre de la détention restant le seul lieu contenant et sécurisant qu’ils
n’ont jamais expérimenté.
Cette limitation contensive se différentie de celle que l’on retrouve en
milieu psychiatrique. Si l’internement sous contrainte produit lui aussi,
entre autre, une limitation relative de l’espace de déambulation, sa durée
est incertaine et indéfinie. Elle dépend directement du comportement du
patient, de l’évolution de sa maladie et elle est un soin instauré au nom
de l’intérêt du patient, elle n’est pas une peine.
Le prisonnier, lui, peut compter les jours, soustraire les grâces par des
calculs savants, espérer une confusion de peine et peut fixer, à quelques
jours près, le terme de son enfermement ; l’interné, non. D’ailleurs,
certains patients internés fonctionnent dans l’illusion d’être toujours
immergés dans le monde carcéral, qu’ils connaissent bien, en voulant
à tout prix qu’on leur dise pour combien de temps ils en ont.
L’enfermement est une peine et la question du sens de la peine est
essentielle du point de vue du narcissisme et de sa restauration.
Bien des condamnations sont prononcées à distance du geste antisocial quelles sont censées sanctionner. Certains délinquants d’habitude,
récidivistes, ont toujours une ou plusieurs affaires de retard. Ce délai, dû
aux lenteurs structurelles de la justice, s’appliquant chez des personnalités parfois fragiles, frustres et immatures, vivant dans l’instant et peu
capables d’anticipation, affaiblit considérablement la portée éducative de
la sanction lorsqu’elle est appliquée. Il y a parfois un délai entre l’énoncé
de la sanction et son application.
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
261
Dès lors, c’est le sentiment d’injustice qui prévaut en détention. Il
rend compte de la plupart des débordements agressifs ou des suicides
que l’on y constate. Ceci est paradoxal car si la société, au nom de qui
est prononcée la peine, peut espérer une portée éducative et structurante
à son action, (c’est-à-dire préventive de récidive) c’est en montrant au
délinquant une autre manière de fonctionner que celle qui à toujours
prévalu chez lui et dans son entourage. C’est en étant juste.
Pourtant la détention est le monde de l’arbitraire. Dans sa vie quotidienne, ne serait-ce que pour l’obtention d’un parloir, d’une douche,
d’une place à l’infirmerie, d’un cantinage, le détenu est vulnérable. Il se
voit en permanence soumis à des règles imprécises, révocables, contournables, incomprises et inadaptées. Il ne s’agit pas de faire le procès de
l’administration pénitentiaire car c’est au fond l’ampleur de la tâche, le
manque de moyen et l’absence de perspectives structurantes qui nient ou
détruisent au jour le jour la portée éducative de la peine et qui sapent le
travail des surveillants. Force est de constater que la prison nourrit encore
plus la récidive qu’elle ne la tarit.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Vignette clinique n◦ 26 – L’éducation par le travail
Dans un centre de détention classique, les détenus ont la possibilité de
travailler dans des ateliers ; cela leur procure un pécule appréciable et est
inscrit favorablement dans leur dossier ce qui peut contribuer à alléger la
durée de leur peine. Ce sont des entreprises extérieures qui fournissent
le travail. Au-delà de considérations socio-économiques sur l’exploitation
de cette main d’œuvre « captive » au sens économique comme au sens
social, il est advenu un jour que le travail à effectuer soit de décoller des
étiquettes sur des boîtes de conserve pour les remplacer par d’autres. Ce
travail basique et répétitif ne nécessitant pas de qualification particulière,
semblait tout à fait adapté au milieu pénitentiaire. Les détenus ont rapidement compris qu’il s’agissait, en fait, de gommer la date de péremption
du produit pour la remplacer par une autre. La manœuvre frauduleuse du
donneur d’ordre était mesquine et délictueuse. L’administration pénitentiaire
n’avait pas eu le temps de vérifier la dimension éthique du contrat qui lui était
proposé. C’est la protestation outrée des détenus qui réussit à interrompre
le travail.
Que peut-on penser de la société, lorsqu’on est détenu, quand l’administration chargée de représenter la justice n’est pas en mesure de faire
respecter la règle ?
En détention, l’arbitraire se manifeste dans l’obtention des cellules
individuelles, soumise au bon vouloir des gardiens, dans la mise en
quartier d’isolement ou en section disciplinaire. Ces mesures obéissent,
en principe, à des règles précises mais celles-ci sont contournées en pratique. Du droit à la faveur, de la dérogation arbitraire à la manipulation,
l’univers carcéral reste le reflet du monde du pervers. Il y a clairement
perversion institutionnelle.
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S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
La trajectoire institutionnelle d’un détenu, depuis son arrestation
jusqu’à sa libération, est composée d’une succession d’objectalisations
majeures. La justice le met en dépôt, littéralement. Le justiciable
y perd en quelques minutes toutes ses capacités d’initiative. Il ne
peut contacter ses proches, on peut disposer de lui, le fouiller, le
mettre à nu, le contrôler, le maîtriser, y compris par la force. Cette
situation actualise dramatiquement, souvent, un vécu d’objectalisation
préalable. Dans cet univers, rien ne peut le préserver. S’il est privé par les
circonstances du sens de la sanction, l’individu ne perçoit alors que sa
victimisation-objectalisation supplémentaire, ce qui peut rendre compte
de passages à l’acte hétéroagressifs clastiques ou d’abattements soudain.
En tout cas, la sanction perd sa vertu structurante.
Les délais d’instructions sont flous, la détention préventive qui devrait
être l’exception, dure parfois des années et le temps se dilate, devient
incertain. Coupés de la réalité extérieure, les repères pathogènes propres
au monde carcéral ont tendance à s’imposer et à modeler le fonctionnement du sujet. Le syndrome de Ganser n’est que la caricature de ce qui
peut s’installer dans la tête de tout individu, normal au préalable, plongé
en situation d’incarcération. Par ailleurs, le maigre entourage affectif que
le détenu pouvait conserver à l’extérieur peut se déliter davantage sous
l’effet de l’impact social de l’emprisonnement.
N’oublions pas que la mise en détention révèle aussi des injustices
sociales car plus le niveau socio-éducatif d’un individu est bas, plus il
a de chance d’aboutir en prison, à délit équivalent bien sûr1 . Structurellement fragile, de moins en moins solidaire avec lui dans l’épreuve,
car lui aussi est souvent déstabilisé, l’entourage naturel des détenus n’est
pas toujours en mesure d’apporter les réassurances narcissiques utiles,
susceptibles d’aider un individu à survivre en prison.
Si le motif de l’emprisonnement est lié au contexte familial (en cas de
révélation d’inceste, par exemple), tout s’écroule alors pour le sujet. La
détention concrétise un effondrement narcissique total. Le risque suicidaire est donc important en tout début d’incarcération (ce qui est logique
et renvoie au stress initial et à l’amputation existentielle provoquée par
la privation de liberté) mais il est aussi significativement augmenté à
faible distance de la libération. À ce moment les illusions que le sujet
pouvait entretenir quant au dehors ne tiennent plus, l’avenir est incertain
ou sombre, les lettres apportent parfois la nouvelle d’une rupture. Il n’est
pas rare, en effet, que le conjoint resté au dehors, mis au pied du mur,
attende le dernier moment pour annoncer une décision de rupture qu’il
avait prise bien avant.
Pour toutes ces raisons, les actes d’autoagression sont fréquents en
prison. Automutilations par scarifications multiples qui ressemblent aux
1. Dans tous les pays, on a statistiquement d’autant plus de chance d’aller en prison si
on appartient à une ethnie ou une classe sociale défavorisée.
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
263
conduites d’autoscarification décrites précédement, ingestion impulsive
ou préparée d’objets contondants divers, grève de la faim et de la soif,
tentatives de suicide par des moyens radicaux sont autant d’agressions
contre le corps du détenu, car celui-ci, même contraint, isolé, est la seule
chose qui lui reste en propre.
Se retourner contre son corps est une manière d’agresser efficacement
l’institution pénitentiaire car le suicide et la grève de la faim sont les
moyens de chantage les plus prégnants dans ce milieu où tout le reste est
possible pourvu que ça ne s’ébruite pas. La signification de ces comportements dépasse leur dimension manipulatrice éventuelle : agresser son
corps est aussi la manifestation explosive d’une impasse, celle des mots
et des symboles. Les mots d’excuse ou les alibis factices n’ont pas suffi
au sujet pour se disculper ou se sortir du piège ; les mots de la justice,
survenant trop tard ou étant mal adaptés, n’ont pas été entendus pour
ce qu’ils signifiaient, la valeur symbolique et structurante de la sanction
n’est pas acceptée. Tout ceci laisse émerger un intense sentiment d’injustice qui cristallise une identité victimaire et revendicative. Ce gâchis
est la résultante de dysfonctionnements archaïques de part et d’autre,
aux niveaux interindividuels et intercommunautaires (la communauté
des détenus contre la communauté des surveillants représentative de
la communauté sociale), de la part du justiciable et de la part de la
justice. On est sans arrêt dans le passage à l’acte en symétrie. Les actes
suicidaires ou automutilatoires sont fréquents en prison, mais ils gardent
une dimension essentiellement protestataire. Ils ne manifestent pas un
réel désir de disparition, (sauf exception dépressive avérée, relevant alors
de la psychiatrie) et ils sont pour le sujet qui le met en acte, une manière
de continuer à exister à ses propres yeux au prix même de son intégrité
physique ou de sa vie. Il s’agit d’aller jusqu’au bout de la logique de
ses persécuteurs pour en démontrer l’inanité et l’injustice flagrante. Cela
peut aller jusqu’à l’automutilation.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Vignette clinique n◦ 27 – Les doigts
Un prévenu, voulant à tout prix rencontrer son juge d’instruction, confronté
à la lenteur de la justice, décida de s’amputer d’une phalange et voulu
l’envoyer à son juge comme preuve de sa souffrance. Il refusa bien entendu
qu’on la lui greffe. Le morceau de doigt resta trois jours dans le réfrigérateur
de l’infirmerie puis fut jeté.
Plus archaïquement, un autre détenu, en fin de peine, pour exposer son
sentiment de frustration à ne pas bénéficier d’une liberté conditionnelle
anticipée, coupa son auriculaire et le mangea1 .
1. Il existe une technique pour se couper le doigt sans douleur : le sujet se le garrotte
pendant quelques heures et lorsqu’il est devenu insensible, il peut l’entailler. La sensation douloureuse vient après.
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S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Les grilles d’évaluation de la gravité du risque suicidaires (Granier,
Boulenger, 2002) sont infiltrées de connotations psychiatriques. Les critères retenus explorent la dépressivité d’un individu, son humeur, son
vécu de perte (notion de deuil). Ils ne suffisent pas toujours pour rendre
compte de la béance narcissique induite par le contexte carcéral et le vécu
paroxystique d’injustice et d’arbitraire que celui-ci génère. Paradoxalement, les détenus demandent qu’on leur fasse justice du point de vue
de leur économie psychique intime, tandis que ce vécu d’injustice peut
servir à contrebalancer défensivement la culpabilité latente liée à l’acte
qui les a amenés à se retrouver incarcérés.
L’arbitraire se manifeste aussi dans les relations entre codétenus. Il
n’existe en détention aucun sanctuaire, comme chez les SDF. Le maigre
bagage, la chaîne en or, l’argent ou les cigarettes, peuvent être à tout
moment volés ou ouvertement exigés (taxés) par un codétenu en situation
de force.
À l’image de la société, il existe en détention une hiérarchie subtile, invisible mais implacable. Tout en bas de l’échelle sont situés les
pointeurs, exclus parmi les exclus, véritable « quint monde » soumis
à toutes les brimades, vexations, agressions physiques ou sexuelles de
leurs compagnons. Ils sont en insécurité permanente, et doivent payer
et parfois entretenir leurs codétenus. Pour les protéger, l’administration
pénitentiaire les regroupe systématiquement dans des quartiers et des
promenades spécifiques, ce qui contribue à les stigmatiser davantage.
Mais au sein même de ces groupes hiérarchisés il peut y avoir de l’intolérance, certains individus se considérant, à tort ou à raison, comme
moins pointeurs que d’autres.
Dans ce système en vase clos, microcosme accentuant la cruauté des
rapports humains, le risque principal pour tout individu immergé est
logiquement d’ordre narcissique. Indépendamment de sa responsabilité
ou de sa culpabilité dans les faits qui l’ont amené à être sanctionné, pour
tout individu la situation de détention détermine inéluctablement un surtraumatisme potentialisant tous ceux qu’il avait pu accumuler dans son
existence. Définitivement mauvais à ses propres yeux ou définitivement
victime (et cela n’est pas contradictoire), le sujet peut en arriver à revendiquer cette identité de taulard, de voyou, de « méchant » puisque c’est
celle que l’entourage social lui impose. Certains rituels identitaires sont
de nature à le conforter dans ce positionnement (tatouage) (Vernet, 1998),
lui conférant enfin, mais superficiellement, une identité réappropriable
qui n’est parfois pourtant qu’un faux self de plus.
Pour certains habitués, le monde de la prison devient « leur monde ».
Il est sécurisant, car contenant et structurant, bâtissant une véritable
coquille de contraintes externes susceptible de pallier les défaillances de
leur structuration interne. Par conséquence, la liberté existant hors les
murs les place en insécurité et l’extérieur n’est plus qu’un monde hostile
entourant un autre monde hostile. La récidive est inéluctable, dans la
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
265
mesure où le sens de la peine s’est dissous dans l’anomie et où le lieu
géométrique de la peine perd son sens rédempteur.
La dimension d’objectalisation se rapproche de ce qui serait une perversion institutionnelle. Au fur et à mesure qu’elle persiste et s’amplifie,
la composante structurante et éducative de la peine n’est plus présente.
Le sujet a intériorisé et accepté son statut, il est aliéné.
En ce sens, le rôle du psychiatre en milieu carcéral est multiple :
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
– Il doit répondre médicalement aux besoins de sujets décompensant en
cours de peine une maladie psychiatrique, que celle-ci soit réactionnelle au contexte ou préexistante.
– Il doit intervenir au niveau de la béance narcissique cataclysmique
propre à cette expérience déstabilisante. Il s’agit donc à la fois de
préserver un narcissisme déjà fragile mis à mal par l’épreuve et le
contexte (et cela renvoie à une dimension de psychiatrie institutionnelle
qui présente des analogies marquées avec la psychiatrie asilaire des
années héroïques), et également d’aider le détenu à trouver un sens
réparateur à sa peine. Les notions de bien et de mal sont à intégrer dans
la dynamique psychique du détenu, mais aussi celles de sublimation, de
repentance, de pardon. On est là à l’intersection de la psychothérapie,
de l’éducation et de la morale1 bien que le psychiatre n’ait pas vocation
à être moralisateur et n’a pas à imposer ses opinions et ses principes,
là comme dans toutes relations médecin/malade.
De cet entrelacs de rôles, beaucoup d’interrogations surgissent :
Comment le psychiatre peut-il agir sur l’institution totale qu’est la prison, et dont il n’est qu’un auxiliaire subalterne, même si des hiérarchies
parallèles existent, pour la rendre moins suraliénante pour le détenu,
c’est-à-dire moins objectalisante et moins intrinsèquement injuste ? Tout
un travail de formation et de sensibilisation des surveillants serait à
entreprendre2 .
A-t-il même le droit d’intervenir ? Depuis plusieurs décennies on a
beaucoup trop demandé son avis à la psychiatrie, et sur tous les faits de
société. Ne s’abstenant pas de répondre, la psychiatrie s’est surexposée,
disqualifiée, et elle est peu à peu devenue un alibi puis un fusible commode pour la gestion politique de beaucoup de problèmes sociaux.
Au jour le jour, comment ne pas se mettre en situation de prendre partie
pour l’un (le détenu) ou pour l’autre (l’administration pénitentiaire) en
sachant que des potentialités manipulatrices ne demandent qu’à être
mises en route de part et d’autre ? La dimension contre-transférentielle
1. Ce rôle de directeur de conscience était autrefois tenu par les prêtres. Le thérapeute
est là, aujourd’hui pour aider le patient, sinon à se diriger dans son inconscient, du
moins à être moins la victime de ses pulsions.
2. Les surveillants pénitentiaires sont de plus en plus demandeurs de formation à la psychologie. L’évolution de leur profession apparaît analogue à celle, cent cinquante ans
plus tôt, des garde-fous, qui deviendront les infirmiers psychiatriques.
266
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
et les mécanismes projectifs réciproques à l’œuvre dans des relations
si saturées en connotations affectives et éthiques sont à contrôler ? La
dimension de supervision est là aussi incontournable.
Comment préserver un espace thérapeutique seul susceptible, en outre,
de respecter le narcissisme déontologique du psychiatre car si le psychiatre n’est pas là pour soigner, à quoi sert-il, à qui sert-il ?
Comment permettre au sujet, s’il le demande, de travailler sur ses
failles narcissiques, celles qui l’ont amené à mettre en jeu dans sa vie
des aménagements antisociaux ?
Il s’agit là aussi, à la fois de cautériser les failles précoces de l’enfant
carencé que fut le détenu et ses failles actuelles, celles de cet alter
ego aujourd’hui en situation d’objectalisation intensive et qui se montre
prisonnier de son vécu chronique d’injustice, plus que des barreaux. Mais
s’il importe de traiter aussi l’adulte ébranlé par la situation extrême qu’il
vit, il faut toujours veiller à ne pas se laisser manipuler. En ce sens, le
travail est acrobatique. Il est une conduite à risque de la part du psychiatre. Au clivage des rôles peut répondre le clivage des équipes, ainsi
que les contradictions mal dépassées que peut ressentir, dans sa pratique
professionnelle en prison, tout intervenant psycho-socio-éducatif 1 .
L ES DÉPORTÉS DES CAMPS DE CONCENTRATION
ET D ’ EXTERMINATION
Individus ayant été en proie à l’absurde absolu, à l’injustice et à
l’horreur permanente, placés en risque vital plusieurs mois durant, ils
présentèrent à leur sortie du camp, de façon caricaturale et démultipliée,
les traumatismes narcissiques vécus par les catégories d’exclus que nous
avons évoquées ci-dessus. Traités comme des sous-hommes, institués en
une sombre communauté où même la solidarité interhumaine élémentaire
restait difficile à maintenir, véritable bétail humain voué à une exploitation éhontée dans les camps de travail puis à une mort industriellement
planifiée (dans les camps d’extermination), les survivants ont longtemps
été dans l’incapacité de témoigner tant l’horreur était indicible. La culpabilité d’avoir survécu alors que tant d’autres étaient morts existait aussi.
Ce n’est qu’à distance, après une latence de plusieurs décennies parfois,
que certains ont pu, peu à peu, livrer certaines parcelles de leur vécu.
Mais cette latence, qui est l’indice d’une sidération psychique, n’a sans
1. Travaillant en prison, nous avons eu un jour, à pratiquer le bilan d’entrée des
arrivants. Parmi eux, l’un d’entre eux, par sa présentation, détonnait manifestement.
L’anamnèse montra qu’il s’agissait, en fait, d’un étudiant étranger, en situation irrégulière faute d’avoir pris le temps de renouveler sa carte de séjour et qui s’était fait
prendre incidemment, alors qu’il était en pleine période d’examen. Il était désespéré à
l’idée de rater cette session. S’il était hors-la-loi, il était plus victime d’une politique
que délinquant. C’est dans ces moments que le soignant peut se poser des questions sur
son rôle dans l’institution.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D ES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’ IDENTITÉ
267
doute rien à voir, quantitativement, avec ce qui se retrouve dans la clinique des syndromes de stress post-traumatique lorsqu’elle rend compte,
alors, d’un processus désorganisateur souterrain. Primo Levi resta longtemps muet sur son épreuve ; il en arriva à se suicider après avoir écrit
sur elle. Jorge Semprun, autre déporté, passa lui aussi par l’artifice de la
fiction pour pouvoir verbaliser, comme si la réalité le dépassait. Combien
n’ont jamais pu témoigner et accéder à une résilience ?
Le statut psychique des déportés, pendant et après leur expérience,
a fait l’objet de nombreuses études psychosociologiques pertinentes. Il
ne s’agit pas ici d’en reparler, d’autant que ce serait faire un amalgame
entre une expérience identitaire historique particulière, unique en son
genre, et un positionnement psychopathologique beaucoup plus large.
Le remaniement identitaire imposé par cette situation extrême est pourtant du même ordre que celles que nous évoquons pour les détenus
« ordinaires ». Chez le déporté, par son intensité, le traumatisme peut
avoir constitué à la fois le traumatisme désorganisateur précoce et le
traumatisme désorganisateur tardif. En conséquence, même des individus
solides et denses avant leur déportation peuvent se retrouver désorganisés
du point de vue psychique. En ce sens, ce statut fait exception.
Nous avons montré quelques-uns des avatars du narcissisme présidant
à des processus identitaires forts dont le décryptage psychoclinique permet, en retour, une certaine validation des hypothèses psychogénétiques.
Il en est d’autres. Par exemple, les malades mentaux, ceux, du moins qui
relèvent aujourd’hui d’un long temps d’hospitalisation sous contrainte
ou les « dépressifs » qui passent « de clinique en clinique » et voient leur
existence se dérouler d’institution en institution sous une étiquette qui
est à la fois une surexclusion et un frein supplémentaire à leur réhabilitation sociofamiliale, peuvent être considérés comme très déficitaires
du point de vue de leur narcissisme. Ce déficit est une conséquence de
leur positionnement social mais celui-ci résulte de leur évolution psychocomportementale. Nous avons développé certains des aménagements
économiques du tronc commun borderline mais la situation d’internement ou le statut de malade chronique sont des facteurs surajoutés de
carence narcissique. C’est en ce sens, que la lutte pour limiter le recours
aux hospitalisations sous contrainte et la lutte contre la chronicité en
psychiatrie sont aussi des enjeux préventifs de taille dans le domaine des
états-limites.
Chapitre 13
PEUT-ON ENVISAGER
UNE PRÉVENTION
DES ÉTATS-LIMITES ?
borderlines mineurs (ceux qui restent cantonnés à une disposition de la personnalité) et majeurs (ceux qui
sont inscrits dans la pathologie mentale), puisqu’ils déterminent toute
l’existence du sujet par leurs aménagements, la transforment, souvent, en
un destin peu enviable. Par effet de groupe, ils peuvent, de plus, contribuer à forger une identité déviante pouvant relever, nous l’avons vu, de
significations collectives, sociologiques, devenir un fait social et dépasser
les limites adaptatives et normatives de la société. Il importe de les prévenir, c’est-à-dire schématiquement, d’intervenir dans un sens correcteur
de trajectoire vitale entre la constitution du traumatisme désorganisateur
précoce et celle du traumatisme désorganisateur tardif. Le but premier
serait donc de repérer les indices de l’établissement d’un traumatisme
désorganisateur précoce, chez un enfant comme chez un adulte. Sachant
que si certains sont évidents à détecter parce que focalisés, intenses
et partageables, d’autres sont plus insidieux dans leur installation. Il
s’agirait ensuite de le traiter, c’est-à-dire de favoriser les processus de
résilience par intégration constructive de l’expérience dans la vie de
l’enfant et d’empêcher que ce traumatisme ne perturbe la résolution
œdipienne pour rester dans le schéma psychogénétique. Si l’enfant est
traité, compris et épaulé dans son développement psychique, la période
de latence et l’adolescence peuvent rester des étapes psychodynamiquement ordinaires.
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L
ES POSITIONNEMENTS
270
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
P RÉVENTION PRIMAIRE
La prévention primaire idéale consisterait, bien sûr, à promouvoir un
fonctionnement social global plus harmonieux. Institué, celui-ci aurait
une potentielle influence bénéfique sur l’ensemble des sous-systèmes
familiaux, professionnels, groupaux, qui interagissent au sein de la
société humaine, elle-même à relativiser et à mettre en relation avec
l’univers tel qu’il est conçu.
Cette harmonie utopique, si elle était réalisée, serait alors capable
de limiter au maximum les occasions d’un traumatisme désorganisateur
précoce. La recherche d’un système social harmonieux est immémoriale.
Elle a marqué la pensée, sinon l’action philosophique, religieuse et
politique. Le XXe siècle a cruellement démontré les limites d’une organisation sociétale totale et ambitieuse, vite capable de devenir totalitaire
et intolérable.
L’idéal d’un paradis à espérer dans l’au-delà (la religion), d’un paradis
sur terre à construire (les utopies politiques, la foi en la science), à
préserver (l’écologisme), d’un paradis artificiel personnel (la révolution
psychédélique), d’un paradis virtuel (le cyberespace), appartient à chacun. Tout homme est en droit, à un moment donné de son évolution
personnelle, d’imaginer un monde dans lequel il (pôle individualiste)
serait bien, ou un monde qui serait bien (pôle altruiste).
Cette mise en dialectique de soi et du monde est l’une des étapes naturelles de l’évolution psychique humaine, elle nécessite pourtant un accès
au symbolique pour concevoir de telles dimensions temporospatiales,
une perception affinée de soi et de ses limites, l’abandon de fantasmes
totipotents.
C’est donc un questionnement de niveau névrotique et on peut craindre
que de nombreux sujets, mal équipés du point de vue intellectuel, affectif,
culturel, donc narcissique, demeurent incapables même d’organiser ainsi
leur rapport au monde. Ils subissent alors passivement leur contexte.
Ces questionnements sont peut-être, pour un névrosé, de l’ordre de
la défense psychique mais ils contribuent parfois à unir les hommes
dans des projets collectifs de portée transgénérationnelle. La réalisation
de ces projets est à ce moment un formidable organisateur narcissique
à dimension collective positive (ou négative) : du « siècle des cathédrales1 » au nouvel ordre mondial aberrant proposé par le Nazisme au
peuple allemand.
1. Les initiateurs du chantier d’édification d’une cathédrale moyenâgeuse savaient
pertinemment qu’ils ne verraient jamais l’achèvement de l’édifice. Compte tenu de
l’espérance de vie de l’époque et des moyens techniques à disposition, il fallait plusieurs générations pour parachever un tel édifice culturalo-religieux. Pourtant nul ne
rechignait à l’ouvrage, espérant sans doute gagner une part de paradis mais ayant surtout
conscience de la valeur collective du projet.
P EUT- ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS - LIMITES ?
271
Plus prosaïquement, la sensibilisation à la notion d’état-limite des
intervenants appartenant aux différentes infrastructures ayant vocation de
prendre en charge des individus potentiellement en souffrance, pourrait
permettre une prise en compte narcissisante, la plus précoce possible,
des sujets montrant des signes patents ou ayant une histoire personnelle
évocatrice.
Les enfants et les adolescents
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L’Éducation nationale
Le milieu scolaire est le lieu traditionnel des socialisations les plus
précoces (après la crèche enfantine) et il est également un lieu d’immersion prolongée des jeunes. C’est donc un endroit privilégié pour dépister
les traumatisme:désorganisateur et intervenir sur eux.
C’est trop souvent aussi un lieu où se configurent certains traumatismes narcissiques, tel que l’échec scolaire. Un rôle d’écoute est désormais attribué aux enseignants mais ceux-ci, bien que bénéficiant d’une
sensibilisation à la psychologie de l’enfant, ne sont pas toujours formés
à déceler derrière une difficulté d’ordre pédagogique ou un trouble chronique du comportement, une souffrance diffuse, d’ordre individuelle et
psychique.
Ils se retrouvent aujourd’hui dépassés par l’ampleur de la tâche du
simple maintien de l’ordre dans leur classe, alors que la désadaptation scolaire et la violence, en tant que symptômes, devenus des faits
de société par leur banalisation et leur accumulation, sont par euxmêmes évocateurs de souffrances individuelles convergentes. Leur fonction d’enseignement, c’est-à-dire de transmission de connaissance, les
accapare sans qu’ils puissent toujours s’appuyer sur le fait qu’un narcissisme assuré reste nécessaire à un enfant pour s’engager correctement
dans un quelconque apprentissage.
La création de classes spécialisées, adaptées et à faible effectif et
le classement en zone prioritaire de certains quartiers, démontre qu’un
effort adaptatif est fait par l’institution scolaire et que le phénomène est
pris en compte.
Cependant, lorsque des tranches d’âge échouent en masse dans ces
structures spécialisées, c’est déjà qu’elles sont en échec scolaire et que les
bases affectives, cognitives et narcissiques de l’apprentissage minimum
ne sont pas acquises ou fonctionnelles. La dimension pédagogique doit
être associée à une dimension psychoconstructive. L’apport d’un savoir
et la mise en place des conditions de son acquisition sont indissociables.
Le monde scolaire fourmille d’intervenants pouvant être amenés à
suspecter le trouble de l’organisation psychique lorsqu’il existe. La psychopédagogie fait partie de la formation des enseignants mais d’autres
professionnels existent. Une partie du rôle majeur de l’infirmière scolaire
ou de l’assistante sociale en milieu scolaire pourrait être le dépistage.
272
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Mais, là encore, le déficit en moyens et le saupoudrage des temps d’intervention enrayent le dispositif. La dispersion de l’infirmière scolaire
dont le poste est réparti sur de multiples établissements ne favorise pas
une implantation durable et une permanence dans le paysage scolaire,
seules susceptibles de rassurer les enfants, de tisser des liens confiants et
de favoriser les confidences. Par conséquent, ces professionnelles n’ont
pas toujours le temps de voir et de comprendre.
Des psychologues en milieu scolaire (dans le primaire) et des
conseillers d’éducation (dans le secondaire) existent, mais leur nombre
est insuffisant et le flou de leur statut (sont-ils là pour faire le dépistage,
de la thérapie, de l’orientation pédagogique ?) ainsi que les modalités de
leur recrutement les rendent peu opérants, c’est-à-dire d’accès effectif
difficile pour les élèves. À l’instar des psychiatres en prison, ils sont un
peu des alibis pour l’institution qui les emploie.
Des « élèves relais » existent à titre expérimental dans certains établissements scolaires. Il s’agit d’élèves ordinaires, issus des « grandes
classes », un peu plus sensibilisés que d’autres à l’intérêt de l’écoute et
cela pose aussi question quant à cette vocation réparatrice précoce. L’idée
de base est qu’un élève en difficulté peut plus facilement s’adresser à un
pair qu’à un adulte, ce qui est parfois exact. C’est à l’élève relais d’être
suffisamment équipé psychiquement et outillé quant à sa connaissance
des rouages de l’école, pour être en capacité de recevoir un tel fardeau
psychique et d’orienter son camarade en difficulté dans les meilleures
conditions possibles de confidentialité et d’efficacité technique (vers
l’infirmière scolaire, par exemple, qui assurera la mise en place d’une
aide psychologique). Si le rôle d’élève relais est très narcissisant par
lui-même, il faut néanmoins se poser la question de l’énormité de la
responsabilité que l’on confie à ces jeunes et d’une éventuelle culpabilisation destructrice en cas d’échec. Par exemple, si l’un de ces élèves
n’arrive pas à aider son camarade et que celui-ci se suicide, ce sera un
coup très dur et une situation extrêmement traumatisante pour lui.
La prise en compte institutionnelle de la souffrance psychique en
milieu scolaire se fait souvent à travers des symptômes cibles qui, par leur
gravité, interpellent l’opinion publique puis les décideurs et deviennent
les enjeux emblématiques d’une politique sanitaire. Tour à tour, le suicide
des jeunes ou la toxicomanie, l’alcoolisme et le tabagisme en milieu
scolaire, la sécurité routière et la violence sexuelle, les phénomènes
de bande, se voient désignés comme des cibles prioritaires, sans que
l’on puisse replacer ces déviances dans leur contexte global, à la fois
transgénérationnel et sociologique.
Elles peuvent être en rapport avec la déviance ordinaire de l’adolescence (la crise d’adolescence) mais aussi avec la déviance extraordinaire d’un jeune déjà très engagé dans une problématique dépressive,
borderline ou carrément psychotique, déjà fragilisé et marginalisé dans
ses identifications et au bord du passage à l’acte. Si le passage à l’acte
le plus fréquent est l’abandon prématuré des études, quelle qu’en soit
P EUT- ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS - LIMITES ?
273
la rationalisation secondaire, les passages à l’acte suicidaires ou les
conduites à risques ne sont pas plus rares.
Des carences du narcissisme, plus ou moins profondes, plus ou moins
ancrées dans le fonctionnement personnel du jeune, se retrouvent au cœur
de toutes ces déviances. Elles dupliquent à l’infini ces dysfonctionnements graves et socialement visibles, comme elles ont déjà empêché le
jeune de s’investir correctement dans des interrelations satisfaisantes et
dans les processus d’apprentissages auxquels il aurait dû consacrer une
grande partie de son énergie. Elles auraient pu être dépistées (et traitées)
plus tôt !
Par ailleurs, s’il est légitime de s’intéresser aux jeunes montrant des
signes de désadaptation (et cela concerne surtout les adolescents, ce qui
n’est pas étonnant lorsqu’on connaît le cheminement psychodynamique
conduisant à une structuration borderline de la personnalité), qu’en est-il
de la majorité des jeunes en souffrance qui justement ne présentent
pas encore de symptôme. La phase de pseudo-latence est naturellement
pauvre en symptôme et l’enfant peut se montrer superficiellement adapté,
voire hyperadapté quand il demeure soumis aux injonctions objectivantes
de l’adulte et à la fatalité morne de son destin de victime. Une inhibition
relationnelle et des angoisses diffuses, des troubles du sommeil et une
instabilité émotionnelle, pourraient sans doute être précocement repérés,
mais la visibilité de ces signes d’appel reste faible, car ils ne dérangent
pas le groupe. Ils sont sans doute négligés par l’adulte au profit de
symptomatologies plus bruyantes comme l’agitation ou la violence.
Le terme de pseudo-latence s’avère donc peut-être impropre puisqu’il
s’agit d’une non-latence, d’une période paucisymptomatique du point de
vue clinique, mais riche de bouleversements émotionnels mal gérés, car
elle est mal établie du point de vue de l’organisation psychique.
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Les services d’aide sociale à l’enfance (ASE) et de protection
maternelle et infantile (PMI)
Ces structures dépendent du conseil général du département. Elles
ont pour mission la prise en charge, par des professionnels, d’enfants
présentant des difficultés éducativo-sociales majeures.
Il s’agit tout d’abord de procurer une aide financière et morale aux
familles dépourvues de moyens suffisants mais aussi de recueillir les
enfants en carence de soutien familial, à travers des accueils temporaires
ou définitifs, voire de les confier à un « tiers digne de confiance », selon
l’ordonnance judiciaire. C’est le juge des enfants qui est chargé de saisir,
instruire1 et juger en matière de mineurs délinquants ou en danger, et
son jugement est révisable à tout moment. Cette toute puissance est
exceptionnelle en droit français. Les accueils peuvent se faire en famille
1. Il existe aussi, dans certains départements, une brigade de protection des mineurs
habilitée à effectuer des enquêtes sur les conditions de vie de l’enfant et à transmettre
ces informations au parquet.
274
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
d’accueil (réseau de placement familial) ou en foyer spécialisé (pouponnière ou internat). Ils concernent les enfants trouvés, abandonnés,
orphelins ou les enfants de parents déchus de l’autorité parentale1 .
Le principe de l’intervention de ces services spécialisés est la prévention et l’hypothèse que les difficultés de l’enfant parlent le plus souvent
pour des problèmes plus larges, situés dans les sphères familiales ou
sociales. Mais ces difficultés peuvent aussi être liées à une pathologie
personnelle déficitaire précoce, comme l’autisme ou le syndrome d’alcoolisme fœtal, dont l’impact est augmenté par la fragilité psychosociale
de la famille incapable de procurer à son enfant une prise en charge adaptée. Du fait que certains déficits d’apprentissage renvoient néanmoins à
des facteurs plus endogènes (débilité mentale par accident neurodéveloppemental, par exemple), il y a parfois confusion des logiques de prise
en compte du symptôme. Un travail préalable de démembrement des
difficultés permettrait de clarifier les modalités d’intervention, palliative
dans un cas, éducatives dans l’autre, clairement psychodynamique s’il
s’agit d’un trouble d’origine psychoaffective. Cependant, les professionnels étant, là encore, trop peu nombreux, leurs interventions se situent
le plus souvent en aval, après un certain temps d’évolution du déficit,
au risque qu’il soit trop tard. C’est alors au niveau de la prévention
secondaire qu’elles pourront agir.
Les troubles présentés découlant souvent de troubles psychotraumatiques ou de carences affectives, le rôle des éducateurs spécialisés, quels
que soient le lieu et les modalités de leur intervention, s’établit autour
du dépistage et du suivi spécifique d’enfants en difficulté présentant des
indices de souffrance, notamment d’essence narcissique.
Il n’est, par ailleurs, pas facile d’être un enfant en difficulté dans
notre monde où les modèles identificatoires à disposition sont tout autres,
s’appuyant sur un système sociofamilial idéalisé qui n’a souvent que peu
de rapports avec la réalité et cette assistance socio-éducative stigmatise
encore un peu plus les familles et les enfants qui en relèvent.
En outre, un certain nombre d’échecs de prise en charge éducative renvoient à des mises en compétition parents/éducateurs car, bien souvent,
c’est la faillite initiale du dispositif régulateur familial qui entraînera
l’intervention socio-éducative palliative.
Celle-ci, par son caractère subtilement imposé, peut être, consciemment ou non, mal vécue par les parents déjà, eux aussi, narcissiquement
fragiles. Si elle réussissait là où ils ont dramatiquement échoué, cela
conforterait les parents dans leur identité déjà intériorisée de « mauvais
parents » comme ils furent souvent en leur temps, sans doute, des « mauvais enfants ».
1. En cas de carence sévère ou de maltraitance avérée, la chambre civile du Tribunal
de grande instance peut déchoir les parents de leur autorité parentale (art. 378 du Code
civil).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
P EUT- ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS - LIMITES ?
275
La problématique de répétition est à l’œuvre dans beaucoup de
drames relationnels familiaux et les parents, s’ils en prennent conscience,
essaient de faire différemment sans toujours y parvenir : « Je voulais
lui apporter ce que je n’ai pas eu » est un propos fréquemment rapporté
comme justification de leurs manquements éducatifs.
Ils n’y parviennent pas toujours et si cet enfant à vocation réparatrice
(ce qui déjà trop lourd à porter pour lui) ne parvient pas à réparer ? Et
s’il se comporte, justement, comme le parent ne voulait pas qu’il le fasse
(c’est-à-dire comme eux) ? Il va décevoir leurs espérances et susciter des
affects incontrôlables. Ceci est très dévalorisant et désorganisant du point
de vue narcissique pour l’enfant comme pour ses parents.
Dans ce contexte préétabli de manière biaisée, si l’intervention socioéducative échoue, cela pourra conforter les parents dans l’idée que, de
toute façon c’était trop difficile, que leur enfant était ingérable parce
qu’il avait un problème (sous-entendu extérieur à eux), qu’ils ne sont
pas réellement en cause, cela au risque supplémentaire de culpabiliser
l’enfant. La succession d’échecs des services sociaux peut avoir une
fonction défensive et rassurante pour le système familial ainsi légitimé
dans sa résistance inconsciente au changement.
L’enfant, plongé dans un système de loyautés contradictoires, peut se
voir enclin à donner inconsciemment raison à ses parents, en contribuant
également à mettre en échec l’action éducative et ceci d’autant plus
que, naturellement, plus il posera de problèmes, plus on s’occupera de
lui et plus il acquerra un statut de victime ! Le risque principal à aller
mieux, dans ce type de configuration éducative bloquée, c’est aussi d’être
abandonné par les services socio-éducatifs qui ont tendance, faute de
moyens, à faire porter leurs efforts sur les cas les plus aigus et les plus
dramatiques ; à en faire plus lorsque ça va mal et moins lorsque ça
commence juste à aller mieux au profit de nouvelles priorités. Il y a des
listes d’attente pour être pris en charge en Dispensaire d’hygiène mentale
infantile comme en Service d’aide à l’enfance. La problématique abandonnique étant le plus souvent au cœur du positionnement borderline,
il va de soi que l’intervention spécialisée se verra souvent inexplicablement mise en échec si elle ne tient pas compte de cet entrecroisement
dynamique de narcissismes complémentaires et de la problématique de
sortie de prise en charge. Bien d’autres facteurs complexifient la prise en
charge socio-éducative mais sortent du cadre de ce travail.
276
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Les services de santé
Le rôle du corps médical est sans doute capital. Il va au-delà du
dépistage du syndrome de Silverman 1 , qui est pathognomonique, du syndrome du bébé secoué, dramatique par son pronostic ou d’un syndrome
de Münchausen par procuration.
Ces trois éventualités, parfois associées, sont maintenant caractérisées
du point de vue de la clinique et elles se trouvent clairement associées à la
maltraitance, que celle-ci soit patente ou latente. C’est le plus souvent sur
des constatations médicales (notion de certificat médical initial) que s’appuiera la mise en route du processus de signalement puis d’assistance et
de protection de l’enfant. Un diagnostic de maltraitance à type de « faux
positif », mal étayé, peut entraîner des conséquences catastrophiques
sur l’équilibre familial. A contrario, un diagnostic non fait peut mettre
l’enfant en danger de mort. Tout enfant maltraité nécessite une protection
et celle-ci s’impose, au besoin par une hospitalisation qui pourra entraîner
une mise à distance du milieu familial, la sauvegarde immédiate de
l’enfant et qui pourra aussi donner le temps de l’établissement d’un
diagnostic.
Mais la majorité des traumatismes désorganisateurs ne sont pas de
l’ordre de la maltraitance physique. Ils sont plus insidieux et moins
limpides dans leurs déterminants psychoaffectifs et sont d’autant plus
destructeurs. En effet, un enfant victime de sévices clairs pourra plus
facilement faire la part des choses, identifier l’adulte violent ou injuste
envers lui comme tel et conserver longtemps une suffisante estime de soi
et une cohérence narcissique, jusqu’à ce qu’il puisse arriver à dénoncer
les sévices subis puis passer à autre chose et continuer à se construire,
s’il est bien étayé.
Un enfant victime de maltraitance et de sévices plus ambigus ou diffus,
pouvant provenir par ailleurs d’un adulte aimé et l’aimant malgré tout
(mal sans doute), aura davantage tendance à intérioriser les reproches
qui lui sont adressés et à vivre comme naturels et mérités les sévices qui
lui sont infligés. Il sera en risque, plus tard, de répéter et d’amplifier ce
modèle relationnel avec ses propres enfants. C’est cela qui sera, à long
terme, le plus destructeur du point de vue de son narcissisme, mais aussi
le plus difficile à détecter et à régler sur la durée.
De par leur position, les médecins généralistes sont en première ligne
pour mettre en place les éléments du dépistage d’une souffrance diffuse
et mal communicable chez l’enfant. Les signes sont variables en fonction
1. Le syndrome décrit par Silverman est un syndrome radiologique. L’examen des
radios osseuses d’un nourrisson amené à l’hôpital pour la prise en charge d’une fracture
révèle une multitude de traces cicatricielles de micro ou macrofractures antérieures et
d’âge différents. L’enfant est dans ce cas probablement victime de violences habituelles.
Chez le grand enfant, les fractures n’ont pas de caractère spécifique. C’est leur association à d’autres lésions spécifiques, notamment tégumentaires qui fera envisager la
possibilité d’une maltraitance.
P EUT- ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS - LIMITES ?
277
de l’âge de l’enfant : infections ORL à répétition, retard staturo-pondéral,
tonsure occipitale tardive (qui signe un maintien prolongé inadéquat au
lit chez le nourrisson), fatigue anormale, insomnie, obésité, violence
habituelle, préoccupations sexuelles exagérées, brutal fléchissement des
résultats scolaires. Autant de petits signes non pathognomoniques par
eux-mêmes et à décrypter parfois, à replacer dans le contexte et à ne
pas toujours prendre au pied de la lettre car il existe, heureusement,
des « faux positifs ». Leur accumulation peut néanmoins faire suspecter au médecin que quelque chose ne va pas. C’est en corrélant cette
impression subjective avec les renseignements complémentaires mis à
sa disposition par une enquête sur le statut psychosocial de l’enfant,
sur son fonctionnement scolaire et s’appuyant sur les informations que
pourront éventuellement restituer les parents, partenaires indispensables,
que pourra s’affiner le diagnostic et se voir proposer une éventuelle prise
en charge psychopédagogique spécialisée.
La dénonciation immédiate des sévices à enfant est maintenant obligatoire et inscrite dans la pratique et la déontologie médicale. Le secret
médical ne s’applique plus dans les cas où une violence sur mineur de
moins de quinze ans est suspectée, mais il importe toujours de s’appuyer
au maximum sur la compétence des parents, de distinguer symptôme
social et symptôme psychique et de garder à l’esprit que la maltraitance
et la souffrance psychique des enfants, existent dans tous les milieux.
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Les adultes
À tout moment également, les adultes états-limites doivent pouvoir
bénéficier d’une relation d’aide au changement adaptée à leurs difficultés. Celle-ci peut les aider à construire des aménagements existentiels plus confortables et moins marginalisants de leur problématique
lacunaire, à comprendre et relativiser leur histoire personnelle dans ce
qu’elle a pu engendrer au niveau de leur personnalité. C’est le but
des approches thérapeutiques verbales ou médiatisées sus-décrites. Il
s’agit d’une manœuvre à visée consciemment réparatrice, inscrite dans
le champ de la thérapie. Cependant, au quotidien, chacun est en mesure
de travailler à réparer et à développer son narcissisme et cela concerne
les individus non borderlines comme les individus borderlines.
Des microexpériences narcissiques s’accumulent et prennent sens dans
un bilan principalement intrapsychique mais doté d’un impact corporel :
la sensation de bien-être. L’état de ce bilan contribue, en fin de journée,
à ce qu’un individu se sente plus ou moins content et comblé par sa
journée et, par voie de conséquence, content de soi. L’impact narcissique
de chaque événement est complètement subjectif et il dépend directement
de l’histoire de chacun (dans la mesure où il pourra entrer en résonance
avec celle-ci) ainsi que de l’investissement de la sphère existentielle dans
laquelle cet événement vital, qui n’est pas tout à fait de la même nature
que les life events, est survenu.
278
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Dans une journée banale, sauf exception1 , les individus borderlines
ne reçoivent pas plus d’événements traumatiques vis-à-vis de leur narcissisme que les autres. La différence de ressenti réside dans le fait
qu’en raison de la faiblesse structurale et lacunaire de leur moi, leurs
expériences positives du point de vue narcissique ne sont pas correctement assimilables et intégrables dans une perspective reconstructrice
ou réparatrice de leur narcissisme. Tout se passe comme si elles étaient
inutiles, l’individu carencé étant structurellement inapte au bonheur. Il le
verbalise ainsi parfois.
P ETITE NARCISSISMOLOGIE DE LA VIE QUOTIDIENNE
S. Freud avait écrit une psychopathologie de la vie quotidienne. On
pourrait, par analogie, décrire une narcissismologie de la vie quotidienne
pour rendre compte des processus permanents de maintien d’un narcissisme adéquat au sein d’une personnalité normale (non précocement
carencée), en tenant compte du fait que l’impact sera différent chez un
sujet borderline, chez qui le réservoir narcissique est « percé ».
Mais le narcissisme n’est pas un liquide contenu dans un récipient à
remplir inlassablement par la narcissisation. Celle-ci n’est pas un processus d’accumulation et de construction bien que ce schéma, simple, puisse
rendre compte de l’élaboration du narcissisme durant l’enfance, au cours
de la psychogenèse telle qu’elle a été théorisée par les psychanalystes.
Pour prendre une métaphore géologique et astronomique on pourrait,
à partir du modèle de la lacune moïque, postuler que, au quotidien, des
particules narcissisantes (ou dénarcissisantes) nous atteignent inévitablement.
Ce sont les petits événements de la vie. La taille émotionnelle et
narcissisante des événements positifs est, normalement, si faible, qu’ils
passent au travers de la lacune béante du moi borderline et ne peuvent
contribuer à la colmater. Ce sont des événements narcissiques inutiles.
Cette image rend compte du fait qu’il ne sert à rien de connoter positivement des sujets borderlines, ce qui signifie pas qu’il ne faut pas le
faire, car ils apparaissent, au contraire, hypersensibles à toute parole ou
à tout événement blessant, même s’ils ne retiennent pas les paroles ou
les événements qui pourraient les positiver. Il faudrait un événement
à composante narcissisante absolue pour significativement transformer
les choses et restaurer une structure moïque enfin entière, cohérente
et authentique en comblant (définitivement ?) la lacune, sans pour cela
ériger un néo faux self de plus. Nous avons vu que des individus ayant
éprouvé une expérience d’approche de la mort suivie d’un retour à la vie,
1. Les notions de névrose d’échec et de conduite d’échec renvoient néanmoins à la
propension de certains sujets à accumuler, en les suscitant au besoin, les apports
narcissiquement destructeurs.
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P EUT- ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS - LIMITES ?
279
véritable renaissance (Maurer, 2001, 2002), montrent de tels tableaux. Ils
ont acquis une sérénité et leur vie admet, tout à coup, un sens extrêmement positif. L’expérience du grand amour (notion de coup de foudre)
peut, elle aussi, transporter provisoirement un être. Tout lui semble beau
et simple, son existence s’en retrouve comme vectorisée et illuminée.
Ces expériences curatives et reconstructives restent malheureusement
exceptionnelles dans une vie d’homme.
A contrario, on peut faire l’hypothèse que certaines expériences de
l’âge adulte constituent des traumatismes narcissiques majeurs ou absolus. Nous avons cité l’expérience de la déportation. Le « lavage de
cerveau » ou la torture en sont d’autres types. Ces traumatismes sont le
plus souvent, heureusement, limités dans le temps et ils peuvent plus
facilement être conçus comme accidentels dans un destin et injustes,
alors que les déportés, soumis à la pression déstructurante du nazisme
étaient poussés à penser leur sort, non seulement comme inéluctable,
mais encore comme mérité : on les traitait en « sous-hommes » pour
qu’ils en acceptent le sort.
Selon des modèles non contradictoires, on peut aussi retenir l’image
de lacunes multiples formant un grillage où les particules ne seraient pas
retenues par le maillage moïque trop large, ou évoquer le scénario de
bolides transperçant littéralement un moi structurellement trop faible car
trop mince, trop inconsistant.
Sur un moi entier et suffisamment solide au préalable, l’impact d’un
événement narcissique, un peu comme celui d’une météorite, apporterait
de la matière et de la densité tout en remaniant plus ou moins le substrat.
Dans le même ordre d’idée, l’impact d’un événement narcissismodestructeur chez un sujet non lacunaire ôterait un peu de « matière »
au narcissisme acquis lors de la psychogenèse, en constant remaniement
lui aussi, sans mettre en péril l’homéostasie narcissique et la capacité
évolutive favorable de son psychisme. Des remaniements massifs ou
insidieux par redistribution narcissique pourraient venir, ça et là, combler
le manque résultant des impacts trop violents, un peu comme de la lave
issue du magma comblerait progressivement un cratère météoritique.
La problématique de réparation qui infiltre une partie de l’existence de
chacun, névrotique et borderline, serait à l’œuvre avec plus ou moins de
bonheur au quotidien, pour susciter et quérir de tels apports narcissisants.
La réparation d’autrui, le mettant en dette, est une manière de retrouver, à
ses yeux, une valeur. C’est cette « valeur » déterminée par l’échange qui
donne un sens à l’existence. En ce sens, l’homme est bien, avant tout, un
être social puisqu’il se construit et se restaure (ou s’étiole) grâce au regard
d’autrui et à la communication. Selon l’importance et le systématisme en
tant que mode relationnel qu’il prend dans le fonctionnement psychique
de l’individu, la recherche d’éléments narcissiques par l’entreprise de
réparation d’autrui pourrait dépasser la vocation altruiste (névrotique)
et confiner au faux self. La limite entre les deux positionnements, l’un
structurant et l’autre suturant, est psychodynamiquement ténue.
280
S OIGNER LES ÉTATS - LIMITES
Dans une existence ordinaire, il y a probablement d’autres sources
« névrotiques » de narcissisation palliatives ou complémentaires, ce qui
complique le modèle.
Ces sources vont de l’identification d’un adolescent à une vedette
du star system ou à un footballeur, qui peut prendre ainsi le relais de
l’identification à l’image paternelle (plus précoce) aux hobbies gratifiants
de l’adulte (de la philatélie à l’aéromodélisme) qui permettent, au fond,
d’être le meilleur dans son domaine et sont en cela très protecteurs.
De façon totalement subjective, on pourrait lister des apports narcissiquement positifs ou négatifs.
Tableau 1. Les apports narcissiquement positifs et négatifs
Événements ayant un impact positif
sur le narcissisme global
Événements ayant un impact négatif
sur le narcissisme global
Passer à un feu orange
Arriver juste au feu rouge et attendre
Gagner de façon inattendue
une petite somme au loto
Obtenir une réussite professionnelle
Perdre au loto
Subir un échec professionnel
Obtenir une mauvaise note à l’école
(pour un enfant)
Obtenir une bonne note à l’école
(pour un enfant)
Un échec à un examen
Une réussite à un examen
Être regardé (pour un homme
ou une femme)
Subir une rebuffade sur son physique
Mal manger
Subir un échec sexuel
Manger un bon plat, rare et délicieux
Avoir un rapport sexuel satisfaisant
Être insulté ou subir une tracasserie
administrative
Recevoir une mauvaise nouvelle
Pouvoir dire son fait à quelqu’un
Recevoir une bonne nouvelle
Bénéficier d’une séance de massage
Se coincer le doigt
Perdre un enfant
Avoir un enfant
Ces petits événements, aléas du narcissisme, ne sont que des exemples
dérisoires ou dramatiques parmi tout ce qui peut atteindre un être humain
dans une existence. Leur retentissement sur la destinée narcissique du
sujet est aussi fonction de la qualité du statut narcissique préalable.
P RÉVENTION SECONDAIRE ET PRÉVENTION TERTIAIRE
Une fois détectée, la prise en compte de la souffrance s’étaiera sur
la demande de l’enfant, le consentement de l’entourage si possible et la
prise en compte des phénomènes de loyauté évoqués ci-dessus. Toutes les
formes de relation d’aide sont envisageables, pour peu qu’elles respectent
le narcissisme de l’enfant et celui des parents, et contribuent à mobiliser
P EUT- ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS - LIMITES ?
281
et à motiver leurs existences. Souvent, la restauration narcissique induite
permettra la survenue de progrès notables dans toutes les sphères explorables, même celles qui sont situées en dehors du domaine de compétence
de l’intervenant, socio-éducatives ou psychorelationnelles. Cela montre
que le narcissisme est souvent au cœur du problème.
La multiplication des propositions d’approche psychothérapeutique, à
tous les temps d’évolution de leur existence (telles que celles évoquées et
développées dans les chapitres précédents) peut être couplée avec la mise
en jeu ordinaire du dispositif socionormalisateur (le versant répressif
dépendant du ministère de la justice). La fonction de ce versant répressif
est de rendre visibles les limites comportementales acceptables par le
corps social. Tout ceci est de nature à inciter les sujets borderlines à
faire au mieux avec ce qu’ils sont : des individus lacunaires dans leur
soubassement psychique, sensibles et fragiles, attachants mais parfois
difficiles à vivre, engagés dans une vie socialisée.
En ce sens, le destin de sujet borderline n’est pas une malédiction, il
peut être aussi un destin enviable puisque susceptible à tous moments de
la vie d’être pris en main et amélioré par celui qui en est le dépositaire.
CONCLUSION
ou traumatiques de la personnalité sont de plus
en plus fréquents en clinique psychiatrique. Ils ne sont pas toujours
reconnus, du fait de leur propension à prendre des masques as if ou
à s’exprimer bruyamment sous forme de formations réactionnelles ou
d’aménagements économiques prégnants qui résument, souvent douloureusement, la clinique. Ces aménagements, par leur capacité de nuisance
sociale, s’imposent quelque fois comme des faits de société (la pédophilie, l’inceste, la prostitution) qui polarisent avec un redoutable effet
de mode lié à l’actualité, toute l’attention des soignants ou des pouvoirs
publics.
Ceci explique de nombreuses impasses thérapeutiques. On se centre
sur l’aménagement et on oublie la structure sous-jacente de la personnalité. De plus, si ces patients sont des « victimes » par la psychogenèse des
désordres lathomémologiques, ce sont donc fréquemment, également,
des individus « antisociaux », en raison de leurs aménagements cicatriciels : alcoolisme, toxicomanie, perversion, psychopathie... Trouver le
juste équilibre entre une approche compassionnelle ou réparatrice, qui
comprend et excuse, et une approche répressive ayant à voir avec la
dimension éducative est une gageure. La justice se sent parfois appelée
à soigner, comprendre et aménager les peines, et les psychiatres sont
invités à sanctionner : « Ne plus laisser traîner de fous dehors » devient
la mission qui leur est prioritairement dévolue.
L’intervention soignante et éducative se doit d’articuler tous les axes
de prise en charge à travers leur prise en compte gigogne. Cela va de
la détermination de la personnalité sous-jacente et des aménagements de
cette personnalité (par exemple, un positionnement pervers), à l’intervention. Celle-ci va d’une médecine syndromique (syndrome dépressif)
s’attachant aux entités cliniques liées à ces aménagements (psychopathie,
addiction), aux approches psychosomatiques et psychosociales tenant
compte des remaniements globaux et des précarisations identitaires que
l’on rencontre, en bout de course, dans le champ social.
De plus en plus, la nosographie changera. Ce changement s’effectuera
à la fois sous la pression sociale (aujourd’hui de plus en plus puritaine
et intolérante aux déviances) et en référence aux nouvelles données de la
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L
ES ÉTATS - LIMITES
284
C ONCLUSION
science qui aideront, il faut le souhaiter, à mieux faire la part du physiopathologique et du psychopathologique dans le déclenchement de troubles
du comportement. Les psychoses et les névroses furent les enjeux et les
fondations de la psychiatrie et de la psychologie du XXe siècle. Les aménagements économiques des personnalités traumatiques, que ce soit au
niveau individuel, réparateur, ou au niveau de la prévention des récidives
ou de leur reproduction transgénérationnelle, au niveau collectif, seront
à notre sens les enjeux de santé publique de ce nouveau siècle.
Le chômage structurel comme mode relationnel à la société, les
guerres innombrables et de plus en plus cruelles quand à leur implication
sur les civils (avec le cortège des syndromes post-traumatiques qu’elles
induisent), l’augmentation du niveau socioculturel global qui rend plus
intolérable l’injustice et l’inhumanité ainsi que la communicabilité
instantanée des dysfonctionnements relationnels majeurs comme les
perversions individuelles et institutionnelles, la mise en exergue du
harcèlement moral et du harcèlement en milieu professionnel, font
que de plus en plus, les aménagements économiques des personnalités
borderlines gagnent en visibilité sociale. Par conséquent, l’exigence de
leur prise en charge monte.
En raison de son rôle contensif et socioprotecteur, la dimension répressive de ses dérives reste la plus visible en psychiatrie. Ses facettes
préventives (éducation et réassurance des parents de malades mentaux,
dépistage et aide psychologique précoce aux victimes de toutes formes
de traumatisme désorganisateur) et thérapeutiques, sont à positionner
comme le cœur du dispositif et à consolider, développer, valoriser de
façon durable. Il reste à former et à sensibiliser les intervenants sur cette
question. C’est l’un des objectifs de cet ouvrage.
Du point de vue de leur compréhension psychodynamique et de leurs
perspectives psychosociothérapeutiques, les états-limites constituent un
défit permanent pour le clinicien. Par leur impertinence théorique bienvenue ils imposent, à tous ceux qui se penchent sur le phénomène, une
souplesse d’approche et une humilité car ils télescopent les concepts
et mettent à mal les certitudes théoriques. Ils bousculent la clinique
autant qu’ils déstabilisent, jour après jour, les superstructures sociales
(mentalités et institutions) censées les contenir.
C’est leur richesse et leur intérêt pour la fondation d’une psychiatrie
adaptée à la hauteur des enjeux, capable de recentrer son objet en abandonnant certaines de ses anciennes prérogatives et en prenant conscience
de ses dérives normatives passées.
Paradoxalement, si la psychose dans ses formes les plus spectaculaires (schizophrénie et psychose maniaco-dépressive) avait légitimé la
psychiatrie (qui l’avait créé) comme une discipline autonome en lui
faisant transcender le stade de l’aliénisme, elle tend maintenant à lui
échapper, dérivant chaque jour vers une prise en charge d’inspiration
neurodéveloppementale.
C ONCLUSION
285
La névrose s’est peu à peu dissoute dans les classifications coaxiales.
Les névrosés sont culpabilisés, poussés par l’urgence et la pression
sociale à se débrouiller tout seuls. Ils font avec leur névrose, et la
somme de leurs névroses contribue au fonctionnement collectif que nous
connaissons ! La souffrance névrotique, autodéconsidérée, a réduit sa
demande d’aide à des prescriptions médicamenteuses symptomatiques
et transitoires (anxiolytique, anti-TOC, antiphobiques) ou syndromiques
(antidépresseurs). Ces prescriptions seront confiées au mieux – faute de
psychiatres en nombre suffisant dans l’avenir – à des médecins généralistes assistés de logiciels de prescription. La souffrance névrotique
suscite aussi des démarches psychothérapiques qui s’apparentent de plus
en plus à du coaching, des thérapies brèves ou du soutien ponctuel à rentabilité immédiate, faisant fi de la structuration psychique sous-jacente.
Selon nous, les états-limites et leurs aménagements nécessitent un
nouvel investissement psychiatrique. Ils offrent aux praticiens la chance
de construire une nouvelle psychiatrie. À condition de savoir refuser le
rôle d’auxiliaire de justice, de caution psychologique ou de fusible que
la société voudrait bien leur voir tenir, les psychiatres ont un discours
pertinent à conquérir et à tenir sur les états-limites.
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LISTE DES CAS
Vignette clinique n◦ 1 – Une généalogie géologique, 23
Vignette clinique n◦ 2 – L’enfant non réparateur, 37
Vignette clinique n◦ 3 – Un père pervers, 98
Vignette clinique n◦ 4 – Pour une permission, 99
Vignette clinique n◦ 5 – Le clivage, 99
Vignette clinique n◦ 6. – La mort, 111
Vignette clinique n◦ 7 – Une prostitution domestique, 122
Vignette clinique n◦ 8 – Un couple soudé par la dysharmonie, 122
Vignette clinique n◦ 9 – Transsexuel et psychopathe, 130
Vignette clinique n◦ 10 – Un enfant loyal, 134
Vignette clinique n◦ 11 – Une mère indigne, 137
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Vignette clinique n◦ 12 – La survivante, 138
Vignette clinique n◦ 13 – Une bouffée délirante dérangeante, 154
Vignette clinique n◦ 14 – Une femme facile, 158
Vignette clinique n◦ 15 – Un rituel comblant, 169
Vignette clinique n◦ 16 – Un personnage de Chagall, 184
Vignette clinique n◦ 17 – Madame Chocolat, 185
Vignette clinique n◦ 18 – L’enfance d’un psychopathe, 188
Vignette clinique n◦ 19 – Comment mettre ses parents dans
l’embarras ! 191
296
L ISTE DES CAS
Vignette clinique n◦ 20 – Une vie entre les vides, 205
Vignette clinique n◦ 21 – Virtuel, réel et symbolique, 219
Vignette clinique n◦ 22 – Comment payer ?, 226
Vignette clinique n◦ 23 – Injonction de soin ou injonction à soigner, 233
Vignette clinique n◦ 24 – Le provocateur, 250
Vignette clinique n◦ 25 – L’inconsolable, 254
Vignette clinique n◦ 26 – L’éducation par le travail, 261
Vignette clinique n◦ 27 – Les doigts, 263
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
INDEX
A
B
abandonnisme, abandonnique 8, 19, 20,
26, 68, 71, 206, 219, 274,
275
addiction 6, 45, 63, 65, 143, 238, 255
adolescence 47, 50, 60, 68
adoption 26, 27, 131
alcool, alcoolisme 6, 89, 110, 121, 122,
128, 145, 147–149, 159, 161,
189, 219, 230, 239, 240, 248,
256, 258
alcoolisme fœtal 192, 274
alexithymie 62, 67, 104, 157
algolagnie 92, 120, 152
Amok (crise d’) 49, 125, 174
amour primaire 36
angoisse 18, 144, 150, 179
collective 123
d’abandon 59
de castration 129, 164, 216, 217
de la page blanche 216
de la temporalité 152
de morcellement 143, 146
de mort 28, 216, 217
de néantisation 217
du huitième mois 40, 46
parentale 36, 186
anhédonie 22, 143, 190
anorexie 6, 28, 146, 151, 179, 214
ascétisme mystique 185
autisme, autiste 20, 24, 25
aviophilie 146
body art 13, 79
bondage 119, 152
bouc émissaire 89
bouffée délirante 29, 36, 38, 41, 50,
156, 157, 169, 171, 190, 238
boulimie 6, 31, 39, 145, 148, 180
C
ça lacunaire 36, 256, Voir aussi lacune,
lacunose
cadre, contrat 219, 220, 235
cancer 61–64, 177, 232
caractéropathie 77, 85, 87, 88, 122,
131, 186, 187, 218
castration
chimique 232
chirurgicale 231
catharsis 61, 66
chocolatomanie 145, 148, 184
chorale 209
chorée de Huntington 176
craving 63, 145, 150, 159, 162
culpabilité 7, 24, 59, 64, 94, 97, 144,
156, 159, 184, 186, 189, 233,
264, 266
nostalgique 28
D
danse 207
298
I NDEX
débilité
affective 24
intellectuelle 77
mentale 274
defusing 72
délire 156
autoérotique 13
collectif 90
de filiation 38
dissociatif 175
interprétatif 256
libérateur 50
mégalomaniaque 50
mystique 50
paranoïaque 5, 50, 148
parthénogénétique 16
dépression 63, 178
à connotation hostile 247
anaclitique 61, 63, 68, 79, 89–91,
120, 159, 205, 233
anxio- 178, 185
d’épuisement 155, 238
mélancolique 238
maniaco- 86, 157, 284
maternelle 128
névrotique 238
dépressivité 22, 39, 58, 60, 264
fondamentale 51, 144, 189
latente 58
dessin, peinture 210
déviants sociaux 5, 259
différentiation/indifférentiation
sexuelle 113, 114, 200
dol victimaire 140
drogue du viol 162
dysharmonie évolutive 35, 47, 68
dysphorie 22, 31, 127, 130
E
élève relais 272
enfant
en difficulté 273
handicapé 156, 187
instrumentalisé 19
maltraité 276
objectalisé 19
réparateur 37, 187
transsexuel 129
virtuel 156
enveloppement humide thérapeutique
206
érotomanie 134, 163, 230
escalade 207
eumorphisme 15
eutonie 210
exhibitionnisme 129, 153, 163, 164
F
fantasme 27
actif 120
archaïque 181
d’évasion 260
d’incorporation 145
d’omnipotence 23
de fin du monde 35
de non-reflet dans le miroir 112
de possession 200
de prostitution 121
identificatoire morbide 175
passif 120
pervers Voir pervers
régressif 52
satanique 125
fétiche, fétichisme 113, 120, 180, 200,
220
fibromyalgie 178
filiation 27, 38
fonction
alpha VIII
anthropomorphique 211
formaliste 211, 214
symbolique 211, 214
for-da 19, 237, 247
G
gambling 149
gémellité 15, 183
gérontophilie 109
greffe, transplantation 14, 77, 78
299
I NDEX
H
hammam 206
harcèlement 74
moral 116, 117, 284
professionnel 92, 134, 160, 284
scatologique téléphonique 117,
163, 164
sexuel 92
homoérotisme 39, 131
homosexualité, homosexuel(le) 37, 39,
87, 100–102, 117, 129
hospitalisme 20, 23, 24, 26, 71
hydrothérapie 207
hyperesthésie relationnelle 22
hypochondrie 38, 39, 88, 133
hystérie 12, 87, 157, 177, 189, 193,
249, Voir aussi psychose
masochisme 53, 73, 115, 116, 120, 123,
129, 139, 161, 200
moral 22, 57, 91, 190
sexuel 119, 120, 163
Mauz (règle de) 171
médications psychotropes ou
polyvalentes 238
moi lacunaire 10, 47, 167, 256,
Voir aussi lacune, lacunose
Moi-peau 139, 207
mutilation 53, 130
auto– 31, 137, 262, 263
mythe 51, 91, 119, 201, 244
d’Abraham 245
d’Ève 157
de la horde primitive 213
de Narcisse 105, 201
du Golem 119
parthogenétique 249
I
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
identité 10, 26, 41, 54, 78, 129, 192,
264
infranarrative 27
infraverbale 27
narrative 27, 66, 173
sexuelle 13, 46
impasse
identitaire 129
relationnelle 220
inceste, incestueux(se), incestuel(le)
15, 23, 59, 106, 139, 163,
183, 229, 283
K
kleptomanie 6, 190
L
lacune, lacunose 5, 36, 44, 45, 64, 79,
143, 149, 150, 175, 207, 217,
278, 279, 281
lobotomie, lobectomie 232
M
maladie de Parkinson 176
N
narcissique
éréthisme – 249
béance – 45, 264, 265
carence, faille – XII, 8, 20, 26, 34,
36, 54, 91, 138, 143, 174,
175, 186, 188, 190, 231, 241,
254
effondrement – 20, 38, 59, 61,
174, 262
organisateur – 270
rétrécissement – 39
séduction – 22, 23
traumatisme – 46, 71, 178, 266,
279
narcissisation, renarcissisation 15, 44,
46, 47, 61, 63, 67, 118, 135,
147, 174, 204, 207, 208,
210–212, 235, 255, 257, 271,
272, 278–280
narcissisme XII, 35
archaïque 113
collectif 167, 244
gigogne 244
palliatif 194
parental 36, 49
primaire 67, 105, 201, 215
300
I NDEX
primaire absolu 36
primaire infantile 35
secondaire 38, 105, 215
nécrophage, nécrophilie 110, 112
névrose
d’échec 48, 57, 255
de guerre 72
hystérique 87
obsessionnelle 4, 87
pseudo– 88
nursing VIII, 26, 207
sexuel 6, 98, 101, 103, 122, 189,
260
pervers(e)
fétichiste – 113
fantasme – 113, 122
relation – 97, 113, 114, 137
perversion
d’objet 105
détection de la – 229
de l’intime 115
de moyen 65, 115
O
objectalisation 109, 121, 262
Œdipe 9, 35, 36, 46, 47, 68, 87, 128,
213
pré– 86
pseudo– 43, 54
ordalie, ordalique 50, 52, 59, 60, 112,
146, 153, 161, 190, 221
organisateur 40, 46, 68, 85
narratif 173
P
pack 206
paranoïa, paranoïaque 35, 87, 93, 117,
134, 136, 235
paraphilie 101, 156, 163
parole 66, 257
des victimes 69
groupe de – 122, 204
porte- 91
parthénogenèse 249
passion, passionnel(le) XII, 7, 22, 123,
230
pathomimie 133, 194
pédophilie 102, 105, 115, 136, 163,
165, 184, 229, 233
féminine 84
homosexuelle 163
incestueuse 98, 109, 228, 234
personnalité multiple 10, 12, 45
pervers
constitutionnel 86, 191, 230
narcissique 23
polymorphe 104, 129
institutionnelle 160, 261
poly– 110
pseudo– de caractère 88
phobie 49
d’impulsion 38
du miroir 212
sociale 208
piercing 14
pléthysmographie pénienne 231
porno-addiction 162
position dépressive paranoïde 18, 243,
250
potomanie 145, 146
pseudo-latence 29, 35, 39, 43, 46, 54,
75, 273
psychiatrie écologique 24
psychonévrose 4
psychose 25, 284
blanche 22
du post-partum 36
focale 6, 181, 184
hystérique 4, 12, 195
mélancolique 38
obsessionnelle 170
pré– 87
pseudo– de caractère 89
toxique 171
psychosomatique 47, 53, 61, 175–177,
179, 204, 207
pyromanie 162, 190
301
I NDEX
R
relation
érotique 121
d’aide, thérapeutique 64, 66, 86,
205, 214, 221, 227, 252, 258,
265, 280
d’emprise 49
horizontale 202
mère/enfant 84
mère/fille 185
néo – d’objet addictive 149
psychothérapique 135
sexuelle 110, 113, 117, 130, 139
transférentielle 202, 203
verticale 202
relation d’objet 146, 219
ambivalente 22
post-œdipienne 58
primitive intériorisée 9
relaxation 209
résilience 35, 51, 61, 65, 66, 69, 108,
141, 267, 269
pouvoir de – 67
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S
sadisme 92, 113–116, 120, 161, 200,
223
mental 116
physique 118
sexuel 118
sadomasochisme 60, 92, 94, 95, 111,
123, 159, 161, 173, 221
sanctuaire 144, 245, 253, 254
scarification 127, 137, 146, 190, 207,
262
auto– 53, 263
schizophrénie 4, 5, 11, 25, 29, 38, 49,
59, 77, 84, 85, 87, 176
blanche 87
pré- 4
sclérose en plaque 176
sculpture, modelage 209
secte 90, 166
self
auxiliaire 182
faux – 8, 10, 19, 28, 44, 65, 68,
90, 113, 120, 125, 129, 133,
167, 174, 182, 222
grandiose 202
groupal 202, 204
par procuration 58, 222
paradoxal 174
sex addiction 104, 149, 155, 157, 159,
162
sniffing 152, 153
sociopathie, sociopathe XII, 5, 6, 11,
19, 192, 194
soins esthétiques 210
souffrance psychique XI, XII, 5, 19, 24,
35, 45, 91, 120, 134, 136,
170, 172, 173, 209, 214, 227,
233, 251
de l’adolescent 47, 51
de l’enfant 114, 277
en milieu scolaire 272
stress 11, 31, 62, 177, 262
styxose 4, 20, 29, 53
suicide 47, 49, 51, 52, 59, 64, 132, 137,
174, 225, 230, 255, 261, 263,
267, 272
syndrome
de Ganser 6, 193, 260, 262
de Job 254
de Klinefelter 131
de Lasthénie de Ferjol 6, 127,
132, 138
de Münchausen 6, 24, 78, 127,
133, 138, 178, 224, 276
de Marx 93
de Prader-Willis 77
de Prométhée 91
de Silverman 276
du bébé secoué 276
post-traumatique 72, 74, 76, 178,
208
T
tatouage 14, 248, 264
thanatophilie 111
théâtre 209
topique(s) 10, 23, 40, 44, 203, 217
302
toxicomane, toxicomanie 6, 31, 51, 54,
63–65, 121, 122, 143, 144,
146–152, 161, 167, 189, 203,
204, 220, 224, 230, 239, 246
training autogène 210
transgénérationnel(le) 16, 37, 69, 109,
141, 172, 177, 248, 252, 255,
270, 272, 284
transsexualisme, transsexuel(le) 13,
122, 127–129, 184, 214
traumatisme
désorganisateur 35, 64, 65, 69, 71,
76, 271
désorganisateur précoce 9, 12, 22,
29, 39, 43, 108
I NDEX
désorganisateur tardif 35, 39, 47
de la naissance 41
identitaire 79
insidieux 70, 107
narcissique Voir narcissique
organique 74
sur– 71, 264
travestisme 130, 163
trouble (grave) de la personnalité 3, 5,
30, 31, 148
V
vincilagnie 120
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE
VII
AVANT-PROPOS
XI
P REMIÈRE
PARTIE
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
1. Les états-limites : passer de la nosographie actuelle à une
troisième entité
Le paradigme actuel
La lacunose
Approches plurielles du phénomène état-limite : de l’importance
du trait d’union
2. Des origines supposées du problème : la constellation des
apports théoriques
Le concept d’état-limite
Des limites du concept d’état-limite
Les tests psychométriques standardisés et les tests projectifs
Le réservoir libidinal et son contenu
3. Psychogenèse comparée des états-limites et des autres
dispositions psychiques
Traumatisme désorganisateur précoce, pseudo-Œdipe,
pseudo-latence
Puberté et adolescence, périodes favorables aux traumatismes
désorganisateurs tardifs
3
3
5
8
17
17
29
33
35
43
43
47
304
TABLE DES MATIÈRES
4. La constellation borderline
La dépression anaclitique
Des contours au contenu de la dépression anaclitique, 57 • Dépression et contexte de maladie mortelle, 61
Résilience et dysharmonie évolutive
La résilience, 65 • La dysharmonie évolutive, 68
5. Les situations expérimentales de traumatisme narcissique
Syndromes de stress post-traumatique
Aspects sociologiques, 71 • Aspects thérapeutiques, 74
Les positionnements traumatiques liés à des handicaps, des
maladies ou des transplantations d’organe
Narcissisme et handicap, 76 • La transplantation d’organe : un
traumatisme narcissique expérimental, 77
57
57
65
71
71
76
D EUXIÈME PARTIE
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
6. Les aménagements comme supports de la clinique du quotidien
Préliminaires
Aménagements caractériels
Le sujet borderline et son entourage
Les personnalités dites « pseudo-névroses de caractère », 88
• Les
sujets dits « pseudo-psychoses de caractère », 89
• « Pseudo-perversions
de caractère », 91 • Les traits de
caractère masochiste moral (syndrome de Prométhée), 91
83
83
85
88
7. Aménagements pathologiques : les perversions
Le cadre de la rencontre
Difficultés nosographiques
Du narcissisme à la clinique
Perversions d’objet
Pédophilie, 105 • Gérontophilie, nécrophilie, thanatophilie, 109
• Coupeurs
de nattes, fétichistes, 113 • Zoophilie ou
bestialité, 114
Perversions de moyen
Les perversions de l’intime, 115 • Sadisme et masochisme, 116
97
97
100
103
105
8. Syndromes autonomes constituant l’équivalent d’une mise en
échec inconsciente d’un interlocuteur masculin
Les dysphories de genre
115
127
127
305
TABLE DES MATIÈRES
Syndrome de Lasthénie de Ferjol
Syndrome de Münchausen
Les scarifications
9. Les aménagements addictifs comme indices de la structure
psychique lacunaire
Les autres addictions : une constellation en expansion
Intrication perversion-addiction
La psychodépendance dans l’engagement religieux et les
phénomènes sectaires
10. Autres issues du tronc commun borderline
Issues pseudo-névrotiques
Issues pseudo-psychotiques
Issues psychosomatiques
Anorexie-boulimie
L’anorexie comme refus de la féminité, 183 • L’anorexie comme
psychose focale, 184
Troubles caractériels et aménagements psychopathiques
• Aménagements
psychopaTroubles
caractériels, 186
thiques, 188
Le syndrome de Ganser : de l’hystérie aux états-limites
132
133
137
143
149
152
165
169
169
171
175
179
186
193
T ROISIÈME PARTIE
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
S OIGNER
LES ÉTATS - LIMITES
11. Stratégies thérapeutiques et tactiques d’approche des
états-limites
Objectifs théoriques de la prise en charge
L’approche psychocorporelle et art-thérapique
De l’approche psychocorporelle à l’art-thérapie, 206 • L’artthérapie comme moyen d’accès à l’archaïque, 213
Les approches sociothérapeutiques et chimiothérapiques
Le contexte soignant, 222 • Psychothérapies et réapprentissages, 228 • Les traitements médicalisés, 231
12. Des troubles de la personnalité aux troubles de l’identité
Les jeunes issus de l’immigration maghrébine
Approche sociopsychologique, 242 • La violence comme loi ultime, 248 • Variantes de l’intégration, 251
Les exclus sans domicile fixe (SDF)
199
199
206
222
241
242
252
306
TABLE DES MATIÈRES
Les détenus
Les déportés des camps de concentration et d’extermination
259
266
13. Peut-on envisager une prévention des états-limites ?
Prévention primaire
Les enfants et les adolescents, 271 • Les adultes, 277
Petite narcissismologie de la vie quotidienne
Prévention secondaire et prévention tertiaire
269
270
278
280
CONCLUSION
283
BIBLIOGRAPHIE
287
LISTE DES CAS
295
INDEX
297
PSYCHOTHÉRAPIES
Didier Bourgeois
COMPRENDRE ET SOIGNER
LES ÉTATS-LIMITES
Le concept d’état-limite (borderline) a été créé pour tenter de décrire
des personnalités que ni la dichotomie psychose/névrose ni les items
du DSM-IV ne peuvent aider à appréhender complètement.
• Ces personnalités révèlent à la fois des atteintes névrotiques
(instabilité, mésestime de soi, hypersensibilité, destin victimaire…)
et des mécanismes psychotiques (déni, clivage…).
• On les retrouve dans tous les domaines de la pathologie psychiatrique (troubles de la personnalité et de l’identité, perversions,
addictions, troubles du comportement alimentaires…).
• Leur point commun est une faille narcissique primordiale.
Ce concept a été jusqu’à présent étudié surtout dans son aspect
théorique. Or cette pathologie très répandue (elle atteindrait 30 %
des demandes de consultations) doit être reconnue dans sa spécificité
pour être soignée comme il convient.
Dans cet ouvrage clair et complet, illustré de vingt-sept vignettes
cliniques, l’auteur nous donne les outils pour reconnaître le sujet
borderline. Il décrit de façon exhaustive la clinique du sujet borderline. Il nous apporte les éléments pour le soigner, en travaillant
notamment sur les carences narcissiques. Il traite enfin de la prévention.
Ce livre s’adresse à toutes les personnes susceptibles de rencontrer
des sujets borderline dans l’exercice de leur profession : personnel
médical et paramédical (psychiatres, psychothérapeutes, infirmiers)
mais aussi travailleurs du champ socio-éducatif et de réhabilitation :
foyers pour adolescents, maisons de retraite, prison, CHRS…
ISBN 2 10 048860 0
www.dunod.com
DIDIER BOURGEOIS
est psychiatre hospitalier
et chef de service d’un
secteur de psychiatrie
générale. Il bénéficie
d’une expérience
complémentaire
de praticien auprès
de détenus ainsi qu’auprès
de grands marginaux
et résidents de centres
d’hébergement.