Le secret des sables Une nouvelle d`Anne Bousquet Entre chien et

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Le secret des sables Une nouvelle d`Anne Bousquet Entre chien et
Le secret des sables
Une nouvelle d’Anne Bousquet
Entre chien et loup, cette expression l'avait toujours amusé. Une heure idéale pour son petit
business. Cacao sortit de son coffre le détecteur de métaux et se dirigea vers la plage, à
présent désertée par les estivants d'Argelès. Son parcours était toujours le même pour être sûr
de récolter le maximum. De temps en temps, il s'arrêtait, relevait la tête et respirait
profondément. Au large, deux voiliers prenaient leur temps, ils les suivaient des yeux, une
envie de lointain dans le regard. A ses pieds, l'écume blanche venait lécher le sable humide.
Puis, il reprenait sa marche lente et calculée. L'appareil sonna plusieurs fois, c'était un
nettoyage en règle de la plage, une récupération méthodique des objets abandonnés
négligemment et qui atterrissaient dans sa poche : pièces de monnaie, bracelets, pendentifs,
boucle d'oreille unique, capsules de bière, à chaque objet une histoire, une personne. Parfois,
il aimait imaginer la jeune fille qui avait porté ce bracelet de cheville ou cette bague.
Il avait presque terminé sa tournée quand le détecteur retentit à nouveau assez fort.
Frénétiquement, il fouilla, remua mille grains de sable pour rencontrer finalement un objet
rond, petit et d'un certain poids. Nettoyé, l'objet se révéla être une montre à gousset en argent.
Une belle pièce ! Cachée au cœur de la montre, une photo jaunie, le portrait d'un jeune
Maghrébin des années 60. Au dos, un nom gravé : Madeleine Delille de Perrière. N'est-ce pas
la propriétaire de la belle villa blanche perchée sur la falaise avec sa toiture crénelée et ses
grands palmiers ? Cacao décida de rapporter l'objet le soir même à sa propriétaire.
*
Plage du Racou, Deux enfants s'amusaient à monter sur le dos d'un crocodile en plastique vert
et à sauter de l'autre côté. Parfois, ils se laissaient glisser en riant. Leurs cris perçants
emplissaient l'air de cette chaude après-midi. Leurs parents mollement affalés sur leur
serviette les surveillaient du coin de l'œil. Le courant les éloignait peu à peu du bord de la
plage en direction de la crique. La mère vit alors son fils aîné se pencher dans l'eau au ras des
rochers puis se mettre assez vite à ramer avec ses bras pour remonter le courant, la petite
accrochée à la queue du crocodile ; ils étaient tout à coup étrangement silencieux. Puis, ils
tirèrent leur animal sur la plage et se précipitèrent vers le parasol de leurs parents.
– Maman ! Là-bas y a un monsieur qui dort dans l'eau !
La mère se redressa brutalement. Elle alla jusqu'aux rochers et à l'endroit désigné par les
enfants découvrit le corps d'un homme tout habillé qui flottait, des algues dans les cheveux, le
visage dans l'eau. Elle donna l'alerte, un costaud se précipita pour ramener le corps inerte sur
la plage. Les secours furent là très rapidement et évacuèrent le noyé sous les yeux médusés
des baigneurs qui avaient formé un attroupement. Du haut de son balcon, une vieille dame
contemplait la scène d'un œil froid.
*
PJ de Perpignan.
– Chef, j'ai des infos pour le noyé d'Argelès.
L'inspecteur Nassim était en train de remettre en place le store de son bureau, perché sur une
chaise. Surpris par l'arrivée soudaine de son adjoint Pedro, il lâcha tout, le store tomba avec
fracas sur le sol.
– Merde, tu pourrais frapper avant d'entrer ?! Qu'est-ce que ça dit ?
– Jean-Guillaume Alphonse, 52 ans, originaire de Seine-Saint-Denis. Les gens d'Argelès le
connaissaient sous le surnom de Cacao. Sans travail.
– Les causes du décès ?
– Ce n'est pas une noyade mais un traumatisme crânien.
– La date et l'heure du décès ?
– Il n'a pas séjourné longtemps dans l'eau, la mort remonte à hier soir.
– Autre chose ?
– Le légiste a prélevé un cheveu blond sous un ongle
– Ah ! Il y a donc eu lutte et on peut imaginer qu'il ait perdu l'équilibre…
– Ou qu'on l'ait poussé !
– Et son état physique ? Alcool, dope ?
– Non, il était clean. Son dernier repas remontait à 21h, un curry ou quelque chose comme ça.
– Bon, on va descendre à Argelès, prendre quelques infos sur ce type.
– Ah oui, j'oubliais, il avait une montre sur lui.
Pedro tendit à son patron un sachet en plastique. Nassim l'ouvrit et en tira une montre de
gousset en argent. Il examina le bijou, découvrit le nom gravé au dos et l'ouvrit pour découvrir
à l'intérieur une petite photo sépia. Il referma rapidement le couvercle et la fourra dans sa
poche, troublé par ce qu'il venait de voir, cette photo semblait revenue de la nuit des temps, un
temps qu'il aurait voulu oublier et qui lui revenait en pleine figure, comme une gifle violente.
Il dissimula son trouble à Pedro et lui fit signe de lever l'ancre.
*
La petite station balnéaire d'Argelès dormait en ce début d'après-midi d’août. Nassim et
Pedro descendirent l'allée des Pins, les boutiques s'alignaient dégoulinantes de fringues
bariolées, gadgets ou serviettes de plage de mauvais goût. Derrière les comptoirs, des
vendeurs esseulés faisant semblant de travailler, c'était le bon moment pour les questionner.
Cacao était connu comme le loup blanc chez les commerçants. Un marginal - philosophe à ses
heures - qui savait se mettre les gens dans la poche, toujours un mot pour rire, il était le
confident des commerçants, la bonne âme à qui on raconte ses malheurs, la baisse du chiffre
d'affaire, ses histoires de fesses... Amoureux de la liberté et du célibat, il ne comprenait pas
que les gens puissent s'enchaîner de la sorte avec des dettes, des enfants pénibles, un travail
contraignant. Antillais du 93, il venait chaque année à Argelès. Les langues se déliaient mais
on sentait que Cacao était très discret, personne ne lui connaissait d'adresse, ni de famille, ni
même de travail, il dormait dans sa voiture, une petite fourgonnette garée sur les bords du
Tech. Il rendait des services, s'adonnait à un petit trafic de cigarettes et d'alcool avec
l'Espagne. Tout le monde semblait l'apprécier.
Pedro s'arrêta devant le Sunlight, un petit snack qui affichait des plats indiens : samossas,
curry, mouton byriani, lassi etc. L'inspecteur sortit la photo de Cacao et la montra à la
patronne qui trônait derrière son comptoir, une belle brune.
– Vous le connaissez ?
– Bien sûr, c'est Cacao, il est venu manger pas plus tard qu'hier ! Le pauvre, j'ai eu de la peine
en apprenant la nouvelle.
– Avez-vous remarqué quelque chose de particulier chez lui ?
– Non, rien de spécial.
– Bon, merci. Bonne journée à vous !
Elle les rattrapa.
– Attendez ! Il y a bien quelque chose. Je ne sais pas si ça peut vous servir. Hier, Cacao avait
trouvé une très belle montre sur la plage, une montre ancienne. Il pensait qu'elle avait de la
valeur et qu'elle allait lui rapporter beaucoup d'argent.
Nassim et Pedro échangèrent un regard entendu puis remercièrent la jeune femme.
*
Nassim portait une belle chemise blanche et avec ses cheveux frisés noirs, son regard de jais,
il était plutôt bel homme. Il frappa à la porte de la grande maison. Pedro était parti sur une
autre affaire et on peut dire que cela l'arrangeait.
Madeleine Delille de Perrière vint lui ouvrir. C'était une dame d'un certain âge, vêtue d'une
tunique beige et d'un large pantalon bouffant.
– C'est à quel propos ?
– Police judiciaire, j'ai quelques questions à vous poser, dit-il en sortant sa carte.
– Entrez, je vous prie.
Elle le guida vers un vaste salon orné de tableaux orientalistes. Nassim s'installa dans une
chauffeuse profonde. Il lui présenta la montre. Madame secoua ses boucles blondes et
s'exclama :
– Mais je la reconnais. Cette montre m'appartient : où l'avez-vous trouvée ?
– Vous avez entendu parler du corps découvert à Argelès ?
– J'ai vu un attroupement sur la plage, je ne sais rien de plus. Mais quel est le rapport avec ma
montre ?
– On pense que l'homme décédé avait retrouvé votre montre sur la plage grâce à un détecteur
de métaux, la veille de sa mort. On l'a retrouvée dans sa poche.
Elle ne dit rien et se mit à tordre ses mains nerveusement.
– Il ne vous aurait pas rendu visite par hasard pour vous rendre le bijou hier soir ?
– Absolument pas ! Je n'ai reçu personne, qu'insinuez-vous ?
– Votre nom est gravé sur le couvercle. Et puis il y a la photo à l'intérieur…, dit-il avec une
voix un peu étranglée. Un souvenir de famille, peut-être ?
Madeleine resta impassible. Nassim leva les yeux et son regard s'arrêta sur une grande carte
encadrée avec soin, une carte de l'Algérie.
– Dites-moi, vous êtes née là-bas ?, lui demanda-t-il en lui montrant la carte
– Relizane, un joli nom au parfum de jasmin et d'oranger, vous connaissez ?
– Mon père était de Relizane, j'y suis né et ensuite, j'ai été adopté par une famille en France.
Je n'ai aucun souvenir de l'Algérie.
– Ce pays était merveilleux, mon père était un grand propriétaire, il avait des hectares de
vigne, et puis les événements sont arrivés…
Elle regarda attentivement le visage de Nassim, ce n'était pas possible, une telle
coïncidence ! Non, elle devait rêver. Cet homme ne pouvait pas être … Trop émue, elle se
détourna pour dissimuler son trouble.
– Sur la photo, Mme Delille de Perrière, qui est-ce ?
Le regard perdu dans le lointain, Madeleine se mit à parler. La voix chaleureuse de Nassim
l'avait mise en confiance, elle libéra les mots, des mots qu'elle avait gardé depuis trop
longtemps en elle, le moment était venu.
– Il s'appelait Hassan, j'ai appris plus tard que cela voulait dire « beau » en arabe. Il était
interne au lycée de Sétif et pendant les vacances, il aidait son père épicier au village. C'est
comme cela qu'on s'est connu, il venait livrer chez nous. Je suis tombée sous le charme. Ses
discours idéalistes me passionnaient, il militait pour l'indépendance, amoureux de sa terre et
de sa culture berbère.
– Vous avez eu une liaison ?
– En cachette : dans mon milieu, c'était inconcevable de fréquenter un Arabe, surtout un
nationaliste. Chacun vivait dans son monde. On se retrouvait à la nuit tombée. Et …
– Et vous êtes tombée enceinte de lui. Votre fille Alba est née le 15 Février 1961, vous avez
épousé Mr Delille de Perrière en Novembre 1960, j'ai vérifié.
– Comment pouvez-vous dire cela… ? Vous n'avez pas le droit !
– Je pense que vous tenez énormément à cette photo, le seul souvenir de votre petit ami
Hassan, le père biologique de votre fille… Je me trompe ?
– Vous délirez !
– Inutile de nier Madame. On a retrouvé un cheveu blond sous les ongles du mort. Il ne sera
pas bien difficile de comparer avec votre ADN. En plus, un voisin a vu la victime vous rendre
visite hier soir et vous seule aviez intérêt à reprendre cette montre. Dites-moi ce qu'il s'est
passé, c'était un accident ?
Madeleine regarda Nassim et elle comprit qu'elle était découverte. Elle décida alors de jouer
franc jeu. Ah, si seulement, elle avait pu récupérer la montre ce soir-là !
– Vous avez raison, il est venu le soir même avec la montre. Il avait compris la valeur
sentimentale de sa trouvaille, le bougre. Il voulait de l'argent, beaucoup d'argent. C'était un
cauchemar. Il m'a menacé, il voulait montrer la photo à ma fille, elle m'aurait questionnée sur
ses origines, vous comprenez.
– Vous ne vouliez pas la perturber, c'est ça ?
– Oui, elle est fragile.
– Continuez, Madame, je vous prie, dit-il sur un ton encourageant.
– Nous sommes allés sur la terrasse au-dessus de la petite crique. Je l'ai menacé avec le fusil
de chasse de mon mari, je voulais juste lui faire peur, récupérer ma montre mais il a essayé de
m' arracher l'arme. Et ... dans la lutte, il a perdu l'équilibre. Quelle horreur !
– Il est tombé par-dessus le parapet ?
– Oui c'est ça. Je suis descendue dans la crique. Son corps ne bougeait plus, sa tête avait dû
heurter un rocher. Je l'ai regardé s'éloigner dans le courant. J'étais désespérée.
Nassim se leva doucement et se dirigea vers la porte.
– Vous ne m’arrêtez pas ?, lui demanda-t-elle.
L'inspecteur se retourna et la prit par les épaules.
– L'homme dont êtes tombée enceinte, Madeleine, celui qui vous a donné non pas une fille ce
15 Février 1961 mais deux jumeaux, eh bien, c'était mon père ! Vous avez gardé un bébé et
l'autre a été adopté. Eh oui, regardez-moi, n'est-ce pas cet air de ressemblance qui vous a
troublé tout à l'heure ?
– Est-ce possible ? Mon fils ! Tu es… magnifique !
Elle s'approcha pour lui prendre les mains et le fixer dans les yeux.
– Pardonne-moi, j'étais si jeune. Je ne savais pas ce que je faisais. J'étais prisonnière de mon
milieu, tu comprends, mon père a insisté pour placer le garçon, trop typé d'après lui. Il m'a
volé mon enfant, dit-elle d'un ton désespéré. Dis-moi, ce qu'est devenu Hassan !
– Mon père a disparu le 17 octobre 1961, il a emporté votre secret dans la Seine, jeté comme
un malpropre… J'avais quelques mois, je ne l'ai pas connu, seule une photo me reliait à lui...
On m'avait dit que ma mère était morte en couche. Je me suis toujours demandé pourquoi
j'avais choisi ce métier de flic. Maintenant, je sais, c'était pour vivre cette rencontre, la
rencontre avec la femme qu'il a aimé, la rencontre avec ma mère ...
– Nassim, mon fils, dit-elle en l'étreignant.
– Ne craignez rien, lui chuchota-t-il à l'oreille, je garderai notre secret. C'était une chute
accidentelle, une banale chute. Vous ne serez pas inquiétée, je vous le promets. Prenez-soin
de vous.
La porte refermée, Madeleine le suivit du regard par la fenêtre entrouverte. Il y avait quelque
chose dans sa démarche peut-être... Elle serra la montre dans sa main et ferma les yeux. Juste
laisser les regrets l'envahir.