Jan Fabre envoie valser les heures et les humeurs

Transcription

Jan Fabre envoie valser les heures et les humeurs
Jan Fabre envoie valser les heures et les humeurs
LE MONDE | 29.06.2015 à 09h54 • Mis à jour le 29.06.2015 à 10h21 | Par Rosita Boisseau
"Mount Olympus" déborde de séquences d'anthologie. SAM DE MOL
L’expédition est affolante. Prévoir un kit de survie : couverture, écharpe, tour de cou d’avion,
chaussettes (au cas où, au milieu de la nuit, un petit coup de froid…), barres de céréales, eau…
Certains osent sacs de couchage et thermos. Pour ceux qui sont partis léger et court vêtus, un
stand « how to survive » permet de se procurer les produits d’extrême nécessité. Et en cas de
tempête, un bar façon « balise de détresse » offre de l’ouzo et du raki. Il y a même des refuges avec
mini­dortoir.
De quoi s’agit­il ? D’une tuerie, imaginée par un cerveau insomniaque, celui de Jan Fabre. A 56 ans,
le metteur en scène et plasticien flamand s’offre un pic de fièvre : Mount Olympus, vingt­quatre
heures de show non­stop pour vingt­sept acteurs­danseurs gonflés à bloc. Le sous­titre de cette
performance monstre : To Glorify the Cult of Tragedy. Bienvenue chez les Grecs ! Autant dire que
ça va swinguer du bassin, forniquer à tout­va, s’entre­tuer à gogo et faire gicler l’hémoglobine.
Violence démesurée
Et c’est parti, et ça éclabousse ! Il est 16 heures, samedi 27 juin, à la Haus der Berliner Festspiele. «
Bonjour, bon après­midi, bonne soirée, bonne nuit et à demain », lance un Monsieur Loyal blagueur.
Plateau vide encadré par huit tables couvertes de tissu blanc. Deux danseurs à quatre pattes se
coincent le museau entre les fesses de deux autres hommes. Et hop, une petite orgie de filles et
garçons s’en mêle : ils se trémoussent et balancent des morceaux de viande en dansant. Comptez
les cadavres. Applaudissements, hullulements, rires, le public – environ mille spectateurs – est là.
Vingt­quatre heures plus tard, après une grosse baisse de présence en fin de nuit, la salle a
curieusement refait le plein. Certaines personnes ont acheté leur billet pour les dernières heures du
spectacle. Elles ont eu raison. Mount Olympus déborde jusqu’au bout de séquences d’anthologie
dont la scène ultime et génialissime qui a fait trépigner le public. Couverts de peinture multicolore,
de paillettes, les acteurs, beaux comme des idoles, se déchaînent sur de gros tempos électro. Dans
la régie, Jan Fabre a applaudi à tout rompre cette fiesta qui fait tout oublier, l’épuisement, le trop de
cafés, le pas assez de cafés, et le reste.
Les tragédies grecques vont rudement bien à Jan Fabre. Leurs héros XXL, meurtriers, déments, ne
peuvent qu’être des alliés pour ce partisan d’un théâtre surdimensionné, énorme, résolument non
psychologique où les bonnes manières n’existent pas. Crue pour crue, la violence démesurée de
Phèdre, Œdipe, Agamemnon et autres trouve chez Fabre l’outrance, la férocité, la grandiloquence
ad hoc. Jusqu’au gore, au kitsch et ça marche !
Séquences hypnotiques
Pas question pour autant de suivre un fil narratif direct avec des personnages immédiatement
reconnaissables. Le cycle tragique de Fabre, co­écrit avec l’auteur flamand Jeroen Olyslaegers, qui
s’est inspiré, entre autres, des textes d’Eschyle, Sophocle et Euripide, ne cite ouvertement aucun
héros mais fait surgir un théâtre pulsionnel porté par l’esprit de la tragédie. Dit en anglais, français,
allemand et italien, simplement drapé de blanc, Mount Olympus déroule quatorze chapitres tous
plus orgiaques les uns que les autres.
D’ores et déjà inoubliables, l’entraînement des héros à la corde à sauter, les séances de
masturbation collective avec plantes vertes, le concert d’orgasmes, le sirtaki d’hommes nus… Mais
aussi les tirades de Dionysos (Andrew Van Ostade), de Médée (Anny Czupper), de Philoctète
(Cédric Charron), la danse « mort du cygne » de Tirésias (Antony Rizzi)… Fabre n’a peur de rien et
mélange tout. Les références littéraires se cognent aux citations populaires, les proférations se
terminent sur un accent rock et les humeurs valsent au revers d’une épée dégoulinante de sang.
Entre immenses plages de calme et scènes de bravoure sous pression, monologues théâtraux et
tableaux dansés en biais, Mount Olympus progresse par paliers. Esthétique composite pour courts­
circuits émotionnels. On rit, on frissonne. Au plus fort du grotesque, le tragique reste crédible.
L’écriture ritualisée de Mount Olympus est sous influence des deux pièces­fleuves emblématiques
de Jan Fabre, deux monuments, Le Pouvoir des folies théâtrales (1984), et C’est du théâtre comme
c’était à espérer et à prévoir (1982). C’est dans les traces de ces spectacles remontés il y a
quelques années pour une nouvelle génération de performers que Fabre a construit cette nouvelle
production, œuvre d’envergure qui a nécessité un an de répétitions et capitalise nombre de ses
motifs spectaculaires et plastiques. L’exaspération du corps, son épuisement par la répétition,
moteurs de son art théâtral, s’offrent ici des séquences hypnotiques.
La sidération suscitée par Mount Olympus est un phénomène rare. Elle tient, entre autres, à cet
excès cultivé comme un ordinaire par Fabre et sa troupe de forcenés tous plus virtuoses les uns que
les autres. Acteur, danseur, performeur, et pourquoi pas chanteur, musicien, l’interprète selon Fabre
use et abuse d’un corps qui ne se reconnaît que débordant, explosé par des prouesses inouïes. En
coulisses, ils fredonnent, mangent et sourient.
Pour se reposer dans cette journée de théâtre, des « dream time » scandent le déroulé de la pièce.
La troupe se glisse dans des sacs de couchage blancs. Au milieu de la nuit, le sommeil a rassemblé
performeurs et spectateurs. Effet­miroir irréel de contempler cette communauté assoupie dans le
silence. Dans le hall, c’est la fête. Manger, boire, fumer, discuter, regarder la pièce sur écran vautré
dans des coussins, pique­niquer dans le jardin du théâtre, dormir sous la tente… tout est possible.
Vendu avec le packaging « expérience grecque » (fooding, tee­shirt Filoxenia – en grec, «
amoureux des étrangers » –, tirage des cartes façon oracle de Delphes…), Mount Olympus fait
grimper les enchères du spectaculaire.
Mount Olympus, de Jan Fabre. Le 3 juillet, 20 h 30. Stadsschouwburg, Amsterdam.