Vincent Delecroix / Flaubert

Transcription

Vincent Delecroix / Flaubert
« Vincent Delecroix,
pourquoi aimez-vous La Chartreuse de Parme ? »
Parce que la littérature d’aujourd’hui se nourrit de celle d’hier, la GF a interrogé des écrivains contemporains
sur leur « classique » préféré. À travers l’évocation intime de leurs souvenirs et de leur expérience de lecture, ils
nous font partager leur amour des lettres, et nous laissent entrevoir ce que la littérature leur a apporté. Ce
qu’elle peut apporter à chacun de nous, au quotidien.
Né en 1969, Vincent Delecroix, romancier et philosophe, est notamment l’auteur, chez Actes Sud, de
Retour à Bruxelles (2003), et, chez Gallimard, de À la porte (2004), Ce qui est perdu (2006), La Chaussure sur le
toit (2007), Tombeau d’Achille (coll. « L’un et l’autre », 2008). Il a accepté de nous parler de La Chartreuse de
Parme de Stendhal, et nous l’en remercions.
Quand avez-vous lu ce livre pour la première fois ? Racontez-nous les circonstances de
cette lecture.
Par un certain hasard, il se trouve que je devais avoir à peu près l’âge du héros, soit
dix-sept ans, lorsque j’ai ouvert le livre pour la première fois. Je l’ai d’abord ouvert, peut-être,
comme un « classique », quelque chose que l’on devait avoir lu et que l’on tenait en très haute
estime chez moi. À cette époque, je connaissais un peu le roman français du XIXe siècle,
Flaubert, surtout Balzac, et j’attendais d’y trouver un air de famille avec ces romans-là, une
atmosphère connue, une tournure et des mécanismes aussi, non seulement dans l’histoire mais
dans la construction même de l’intrigue, dans la manière de portraiturer les personnages. Je
savais qu’on y parlait d’amour, d’ambition, de politique et de passion. J’attendais une
machine rigoureuse, un peu sévère, appliquée – un « métier » typique du romancier. Je l’ai lu
: rien n’y était comme je l’imaginais. J’étais d’un seul coup sur une route, à courir derrière le
héros, la poitrine gonflée et le sourire aux lèvres. La liberté y était absolue.
Votre coup de foudre a-t-il eu lieu dès le début du livre ou après ?
Le premier chapitre, que Balzac avait conseillé à Stendhal de supprimer, et qui
pourrait paraître une simple chronique du temps destinée à définir le cadre de l’action, ne
ressemblait à rien de ce que j’avais lu de ce genre, par le ton, la désinvolture, le piquant,
l’esprit, la vivacité, l’exaltation héroïque aussi. Et c’est cela, la vitesse, la plume de quelqu’un
qui n’a pas de temps à perdre et qui aime passionnément ses personnages, qui m’a fait entrer
dans ce tourbillon. Peut-être me suis-je perdu au début dans ces rebondissements incessants et
invraisemblables, dans ces mouvements ininterrompus même lorsque les personnages font du
surplace ; mais l’énergie était telle, la fraîcheur, que la séduction a été immédiate, ou mieux,
l’ivresse. Toute pesanteur était ôtée. J’en étais dérouté, parce que le mouvement des
personnages, et celui de Fabrice en premier lieu, y est au sens propre sans cesse dérouté lui
aussi : il ne prend jamais la direction prévue et arrêtée. Tout y était en équilibre instable, ou
dévié, tout bougeait sans arrêt. Tout y était vif.
Je crois aussi que l’amour de Stendhal pour l’Italie, qui éclate à chaque phrase, n’y
était pas non plus pour rien.
Et puis, il y avait là des sentiments profonds, qui, dans les autres romans, m’avaient
paru « obligés », des péripéties extrêmes, un amour de la beauté, des choses graves qui
auraient pu empeser l’œuvre, mais tout était emporté dans un tourbillon irrésistible ; rien n’y
était lourd ni convenu, tout y était enlevé, mais sans que cette allégresse rend ces péripéties ou
ces sentiments superficiels. L’esprit, l’ironie n’y produisaient rien de grinçant comme elle le
faisait au siècle voltairien, ou comme la corrosive et désespérante dérision de Flaubert : ils
s’alliaient à une vitalité et à un amour presque innocents. On pouvait donc parler ainsi
d’amour sans tomber ni dans le ridicule ni dans la grandiloquence. La passion n’était ni
mièvre, ni pesante, ni convenue.
Rien, en somme, ne m’a paru plus romanesque.
Bien sûr, les dernières pages m’ont surpris, leur négligence, cette façon de passer trois
ans en changeant d’alinéa au cours de la narration, puis de se débarrasser subitement en
quelques lignes de tous les personnages. Et puis j’ai compris que La Chartreuse ne pouvait
être arrêtée, stoppée, comme on arrête un cheval ou une voiture, que de cette manière, avec
brusquerie.
Découvrez la suite dans la nouvelle édition GF de La Chartreuse de Parme de Stendhal.