Le concept de nature à Rome

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Le concept de nature à Rome
La nature et ks prodiges a h la reLigion et laphilosophie romaines
Prcsscs de LECOLnormak suphicurc, Paris, 1996
LA NATURE ET LES PRODIGES DANS LA RELIGION
ET LA PHILOSOPHIE ROMAINES
Le mot nature revient régulièrement sous la plume des historiens de la
religion romaine lorsqu’ils traitent des prodiges. Les prodiges, écrit G. Dumézil, attestent [. . .] la colère des dieux par le désordre de la nature *. Leur
valeur affective, écrit J. Bayet, est celle d’un désordre intolérable dans le permanent mystère de la nature2 ». Et M. Raymond Bloch voit dans le prodige
romain un phénomène imprévu, terrible, contre nature et qui exprime sur
terre la colère des Dieux 3. II serait facile d’allonger encore cette liste d’exemà ma connaissance, les rapports qu’entretiennent la nature et
p l e ~ Pourtant,
~.
les prodiges dans la mentalité romaine n’ont jamais été étudiés de façon
systématique. Une telle recherche devrait permettre à la fois d’ouvrir quelques
aperçus nouveaux sur le prodige romain et d’éclairer la conception romaine de
la nature5.
La notion de nature est certes très difficile à cerner. La nature, disait
Héraclite, aime à se cacher6 ». O n pourrait dire, tout aussi bien, qu’elle aime
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1. La Religion romaine archaïque, Paris, 1966, 2‘ éd. 1974, p. 460.
2. Histoire politique etpsychohgique de la religion romaine, Paris, 1956, 2e éd. 1969, p. 140.
3. Les Prodiges dans 12ntiquité classique, Paris, 1963, p. 82.
4. Nous citerons encore G. Wissowa, Religion und Kultus der Romer, München, 2c éd.
1912, p. 39 1 : c [. . .] beangstigenden Abweichungen vom natürlichen Laufe der Dinge N ;
B. MacBain, Prodigy and expiation : a study in religion andpolitirs in Republican Rome,
Bruxelles, 1982, p. 41 : u Romans were alarmed by untoward events in the natural order
and found psychic relief in making ritualized responses to them. n
5 . Je remercie mon ami Carlos Lévy, qui m’a donné l’occasion de mener cette étude dans
un cadre favorable, ainsi que les participants du séminaire de philosophie latine (notamment B. Besnier pour un utile renseignement bibliographique).
6. Fragment 22 B 123 D.K.. Sur cette formule, voir P. Hadot, u Remarques sur les notions
de “phusis” et de nature »,dans Herméneutique et ontologie, Hommage à
Paris, 1990, p. 1-15 (p. 9-1 1).
P. Aubenque,
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Françou Guiliaumoni
échapper aux prises de ceux qui tentent de la définir ! Les dictionnaires
généraux, tout comme le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de
Lalande, sont quelque peu décourageants du fait du grand nombre de sens
qu’ils indiquent à son propos. Pourtant, quelques lignes de Buffon, que le
Grand Robert place en tête de son article Nature »,jettent sur la question
beaucoup de lumière.
((
Le mot nature [écrit Buffon] a dans notre langue et dans la plupart des
autres idiomes anciens et modernes deux acceptions très différentes : l’une
suppose un sens actif et général ; lorsqu’on nomme la nature purement et
simplement, on en fait une espèce d’être idéal auquel on a coutume de
rapporter, comme cause, tous les effets constants, tous les phénomènes de
l’univers ; l’autre acception ne présente qu’un sens passif et particulier, en
sorte que lorsqu’on parle de la nature de l’homme, de celle des animaux, de
celle des oiseaux, ce mot signifie, o u plutôt indique et comprend dans sa
signification la quantité totale, la somme des qualités dont la nature, prise
dans la première acception, a doué l’homme, les animaux, les oiseaux, etc.
’
Buffon distingue donc la Nature avec un grand N, la Nature prise absolument, cause de tous les phénomènes de l’univers, et d’autre part la nature
avec un complément, nature de l’homme, nature de l’animal, nature de telle
espèce ou de tel individu, c’est-à-dire l’ensemble de leurs qualités. Pour
Buffon, il s’agit de deux acceptions très différentes ; cependant, il y a un lien
entre elles, puisque les natures particulières reçoivent leurs qualités de la
Nature universelle.
Buffon traite surtout d u mot français nature D. Qu’en est-il d u latin
natura ? Nous disposons à ce sujet d’un livre d‘André Pellicer : Natura, Etude
sémantique et historique du mot latin2.A. Pellicer distingue deux emplois principaux de natura, dans lesquels nous reconnaîtrons, grosso modo, les deux
acceptions de Buffon. Natura, c’est d’abord la manière d’être, les caractères
propres d’êtres vivants, mais aussi d’objets inanimés ou d’abstractions ; le
terme s’applique aussi bien à l’individu qu’à l’espèce. Natura désigne aussi la
Nature universelle, conçue soit comme un état, une existence, une totalité
d’êtres et de phénomènes, soit comme une cause, un principe actif, puissance
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1. D’après Le Grand Robert de la languefiançaise, Paris, 2‘ éd. 1985, t. vi, p. 696. La référence est à Buffon, Histoire naturelle des oiseaux, Discours sur la nature des oiseaux (voir
CEuvres complètes de Buffon, éd. M. Flourens, Paris, Garnier, s.d., t. v, p. 13).
2. Paris, 1966.
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La nature et Irs proàigu hnr la rdigion et la philosophie romaines
créatrice et organisatrice de l’univers *.Ces deux emplois principaux de natura
correspondent aux deux sens fondamentaux du grec cp6atç (terme également
étudié par A. Pellicer *). Natura dispose d’assez nombreux synonymes partiels,
mais aucun d‘eux ne recouvre la totalité de ses emplois 3. La richesse sémantique de natura vient précisément du fait que ce terme, et lui seul, peut
s’appliquer à la fois à l’individu, à l’espèce et à l’univers, l’individu, le fait
singulier étant conçus comme partie du tout, et l’univers comme une unité
englobant une multiplicité d’êtres et de phénomènes 4 ».
Suivant toujours A. Pellicer 5 , nous ajouterons que natura (comme
d’ailleurs le grec q d a t ~ ) principe
,
de spontanéité, s’oppose bien souvent aux
produits de l’art humain et aux différentes activités humaines. I1 suffira de
mentionner ici les oppositions que la pensée grecque établit entre d’une part
cphtç et v6poç (la nature opposée à la loi, à tout ce qui relève d’une convention passée entre les hommes), et d‘autre part cpUotq et rCxvr, (la nature et
l’art, les produits de la nature et ceux de l’art humain) 6.
Ces analyses d’A. Pellicer, de même que les réflexions de Buffon, guideront notre enquête sur la nature et les prodiges dans la mentalité romaine.
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** *
Les caractères fondamentaux du prodige romain ont été clairement définis par Raymond Bloch 7 : celui-ci se fonde avant tout sur la lecture de TiteLive, qui, à partir du livre mi, fournit régulièrement des listes de prodiges,
mentionnant aussi, le plus souvent, les cérémonies d’expiation prescrites par
1. Sur la distinction des deux emplois principaux, voir A. Pellicer, op. cit., p. 77 ; p. 337338. Sur le sens 1, voir chap. 111, p. 79-225 (natura u manière d’être N). Sur le sens 2,
voir chap. IV,p. 227-270 (natura H nature universelle N) et chap. V, p. 271-336 (natura
comme cause).
2. Dans une thèse complémentaire restée inédite. Sur les sens de (phai~,voir Natura... , op.
&t., p. 17-35.
3. Sur les synonymes de natura, voir op. cit., notamment p. 339, p. 465, p. 497-498.
4. Op. cit., p. 349.
5. Op. cit., p. 143-145, p. 259-261, p. 264, p. 291-292, p. 486.
6. Sur l’opposition cpUatç et v+oç, voir F. Heinimann, Nomos und Plysir. Herkunf) und
Bedeutungeiner Antitbere i m griecbircben Denken des 5. JahrbunhrtJ, Bâle, 1945. F. Heinimann a consacré aussi un article important à la notion de rtpq : Eine vorplatonische
Theorie derrkpq 8 , M H 18, 1961, p. 105-130.
7. Les Prodiges dam ljlntiquitdclassique, Paris, 1963, p. 81-86, p. 114-1 15.
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François Guillaurnont
le Sénat’. Le prodige, à Rome, est un événement inhabituel et inquiétant,
signe de la colère des dieux. Dans la tradition proprement latine, à la différence de ce qu’on peut observer en Grèce ou en Etrurie, il a toujours une
valeur défavorable. I1 annonce que les dieux sont en colère, et que par conséquent des périls, des catastrophes menacent Rome et ses habitants.
Le prodige romain ne permet pas la divination, au sens d’une connaissance précise de l’avenir. I1 annonce simplement l’imminence du danger, une
menace vague, diffuse, qui pèse sur la cité. La catastrophe, toutefois, n’est pas
inévitable. O n peut procurer le prodige, c’est-à-dire conjurer son effet par
un rituel approprié. La colère des dieux sera ainsi apaisée, la pax deum rétablie
et la menace dissipée.
Les prodiges enregistrés par Tite-Live sont des prodiges publics, concernant la cité (des prodiges privés, concernant les individus, existent également).
Lorsque des prodiges ont été annoncés, l’un des consuls fait un rapport au
Sénat2. C‘est au Sénat qu’il appartient de décider s’il s’agit ou non de prodiges
publics 3. I1 faut que le prodige soit garanti par plusieurs témoins4. Parfois les
Sénateurs envoient sur place une commission d’enquête pour s’assurer de la
matérialité des faits5. Avant de prescrire u n rituel de procuratio, le Sénat
consulte d’ordinaire soit les pontifes, soit les haruspices (que l’on fait venir
d’Etrurie pour l’occasion), soit les decemuiri, gardiens et interprètes des Livres
Sibyllins. Les consuls ont ensuite la charge de veiller à la bonne exécution des
rites qui rétabliront la paix avec les dieux6.
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1. Pour u n relevé des listes de prodiges chez Tite-Live, voir E. de Saint-Denis, << Les
R. Pb. 16, 1942,p. 126-142
humérations de prodiges dans l’œuvre de Tite-Live
(p. i 26 n. 1).Le Liber prodigiorum de Julius Obsequens emprunte sa documentation à
l’œuvre de Tite-Live. Voir sur ce point P.L. Schmidt, iulius Obsequens und das Problem
der Livius-Epitome. Ein Beitrag zur Gescbicbte der lateiniscben Prodigienliteratur, Abb.
ARad. Mainz, Geistes- und sozialwissensrbaftlicbe Klasse, 1968, N. R. 5, p. 153-242
(p. 156-160,l’auteur dresse un utile bilan des recherches sur le prodige romain).
)),
2.Voir surtout Tite-Live, n i i , 1, 14.
3. Pour un exemple de prodiges non reconnus par la cité, voir Tite-Live, XLIII, 13,6.Sur
cet épisode, voir B. MacBain, op. rit., p. 28-31,
4.Selon Tite-Live, V, 15, 1.
5.Voir Tite-Live, I, 31, 2.
6.Sur la procuration des prodiges, voir R. Bloch, op. rit., p. 119-129; et aussi F. Luterbacher, Der Prodigienglaube und Prodigienstil der Romer, Burgdorf, 1880,p. 18-26;
P. Willems, Le Sénat de la RLpuMque romaine, Paris, 2c éd. lXX5, t. II, p. 301-315 ;
L. Wülker, Die gescbichtlicbe Entwicklung des Prodigienwesens bei den Romern, Diss.
Leipzig, 1903,p. 26-50.
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