Les premiers âges du bizarre (XVIe
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Les premiers âges du bizarre (XVIe
Les premiers âges du bizarre (XVIe-XVIIIe s.) Séminaire de recherche ELH proposé par Pascale Chiron, Philippe Chométy et Jean-Philippe Grosperrin Vous avez dit bizarre ? L’habitude d’associer la catégorie du bizarre à des œuvres fameuses du XIXe siècle (voir la récente étude de Régine Borderie, Bizarre, bizarrerie, de Constant à Proust, 2011) a peut-être fait perdre de vue que, du XVIe au XVIIIe siècle, l’adjectif bizarre émerge et s’installe dans les discours, avec une richesse de significations ou de représentations qu’il convient d’examiner dans une production littéraire entendue au sens large, donc sans exclure la réflexion philosophique, religieuse ou scientifique, ni la critique d’art. Car non seulement le lieu de pertinence du bizarre se situe alors au croisement du jugement intellectuel, de l’attention primordiale aux mœurs et de la qualification esthétique, mais encore le cours des trois siècles fait apparaître des évolutions importantes dans les fonctions qualifiantes et critiques du mot, non sans paradoxes. Par exemple, dans un contexte déterminé par la Querelle des Anciens et des Modernes, un auteur comme Houdar de La Motte peut à la fois censurer le « respect bizarre » pour les « erreurs anciennes » sans méconnaître des valeurs positives de la bizarrerie dans le champ esthétique de l’ingéniosité et de la surprise piquante. « Mais enfin dites-moi quelle bizarrerie… » (Le Misanthrope, I, 1) Alceste est « bizarre », et la vie de Marie-Antoinette montre qu’aller en fiacre masquée est « pour une reine une aventure bizarre » (Mme de Campan). De la Renaissance à la Révolution, il est d’abord remarquable que le bizarre touche constamment au jugement sur les mœurs, précisément dans une civilisation des bienséances où « ce n’est pas assez de bien vivre pour soi » ; où le jugement (moral, esthétique) engage certes le rapport à la loi ou à la norme, mais de telle sorte que s’établissent des interactions manifestes entre discours sur les œuvres et discours sur les mœurs. Dans un monde où s’affirme une esthétisation du social, réciproquement le style engage le rapport aux autres ? La catégorie du bizarre est ainsi constamment requise comme instrument critique et polémique dans la réflexion philosophique et religieuse. Il est des opinions bizarres comme des humeurs bizarres. Il est encore de « bizarres systèmes », où la « rêverie » se déguise en doctrine. Mais la légitimation possible du singulier par rapport à une règle commune ne tient pas moins aux usages du bizarre. « Je sais bien que ma conduite a l’air bizarre et choque toutes les maximes communes ; mais les maximes deviennent moins générales à mesure qu’on lit mieux dans les cœurs » (La Nouvelle Héloïse). « À ce bizarre tableau… » (Art poétique d’Horace, traduit par André Dacier) Pourtant, lorsque le mot bigearre/bizarre s’affirme dans la seconde moitié du XVIe siècle, il désigne une forme mélangée, ou simplement multicolore. Est donnée comme bizarre par Horace une composition réunissant jusqu’au ridicule les constituants les plus divers et les plus hétérogènes. Le bizarre est ainsi indissociable de la bigarrure, et comme tel met en question le rapport de l’un et du divers. Logiquement, le bizarre désigne a contrario des principes fondateurs de l’esprit classique : « Quand on désespère de faire une chose belle, naturelle et simple, on en tente une bizarre » (Diderot, Salon de 1765, sur la Charité romaine de Bachelier). Or le bizarre reçoit aussi une dignité esthétique tout à fait notable, non seulement dans un cadre qu’on a pu dire « baroque », mais suivant un mouvement de fond au XVIIIe siècle. Pour Fénelon, la « figure bizarre » d’un élément du paysage ajoute à son agrément, et en 1733, en plein âge rococo, le Mercure de France vante une décoration d’opéra « très richement ornée et d’un goût noble et grand, quoiqu’extrêmement particulière et bizarre ». De même dans l’articulation des mœurs et de l’art : « je vis entrer un dervis extraordinairement habillé […]. Le tout me parut si bizarre que ma première idée fut d'envoyer chercher un peintre pour en faire une fantaisie » (Lettres persanes). Éthos d’auteur et genres d’écrire L’« humeur bizarre » – extravagance ou mélancolie particularisante – accompagne un ensemble de représentations de l’auteur ou du savant. Mais conjointement la bizarrerie caractérise des formes qui peinent à se définir de façon stable ou qui se développent dans les marges. Peut ainsi se brouiller le clivage entre une bizarrerie dévaluée et une bizarrerie féconde. Qu’est-ce alors qu’un style, une manière bizarre ? Quelle part y prend l’invention par rapport à la disposition ou à l’élocution ? Existet-il un statut particulier de la bizarrerie au théâtre ? Axes de réflexion : ¶ Champ et évolution du mot bizarre : aspect lexicologique, emplois critiques ¶ Existe-t-il une permanence du bigarré, du XVIe au XVIIIe s. ? ¶ La bizarrerie sociale comme objet littéraire (Molière, La Bruyère, Montesquieu, Marivaux, SaintSimon, Diderot, Restif de La Bretonne) ¶ Figures bizarres de l’auteur ou du savant ¶ Bizarrerie et exotisme ¶ Bizarrerie et violence ¶ Les différents régimes esthétiques du bizarre (selon les moments historiques, selon les genres, selon les domaines de la création artistique) et ses rapports avec le grotesque, le baroque, le rococo. ¶ Qu’est-ce qu’un style bizarre ? Voir par exemple le cas de Saint-Simon et le rapport à la norme (linguistique, sociale, religieuse) ¶ Le bizarre dans le discours sur les arts et la musique Le séminaire se déroulera sur deux années universitaires, 2015-2016 et 2016-2017, avec en conclusion une journée d’étude en mai 2017. Une publication couronnera l’ensemble des travaux.