Les veilleuses de l`A320

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Les veilleuses de l`A320
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mardi 7 avril 2015 La Marseillaise
CRASH EN HAUTE PROVENCE
L’autre collision
Les alignements de Richard Nonas dans la prairie de Vière à 3km du crash comme le balisage d’une piste que l’Airbus a survolé. Mille plateaux-repas de Stéphane Bérad joue
du rapport entre le tourisme de masse et la montagne. Le pavillon de Trevor Gould dédié à Hannibal, le général carthaginois qui s’est suicidé. David COQUILLE / VIAPAC CG04/ MUSEE GASSENDI
Impact. La catastrophe aérienne des Trois-Évêchés percute trois créations du VIAPAC, une voie d’art
contemporain. Choc des signes, collision de messages, dialogue inouï des vivants et des morts.
Les veilleuses de l’A320
n
« Quand j’ai vu que le crash se
situait à la croisée de ces créations, j’ai été très troublée. J’ai compris
qu’elles allaient devoir vivre avec cette
tragédie... » Nadine Passamar-Gomez,
conservatrice en chef du Musée Gassendi de Digne-les-Bains, reste songeuse devant ce coup du sort, cette
accumulation de coïncidences. Trois
installations pérennes du projet Viapac, une route jalonnée d’oeuvres
d’art contemporain qu’elle a créée
entre la France et l’Italie, voisinent
avec le crash de l’Airbus A320 de la
Germanwings et entretiennent un
impensable dialogue avec cette tragédie qui a frappé 150 êtres humains et
leurs familles.
Avant de se désintégrer sur la
montagne des Têtes, à flanc du massif des Trois-Evêchés, l’Airbus en
descente fatale a survolé Edge-Stones,
une création à ciel ouvert du sculpteur new-yorkais Richard Nonas,
référence mondiale du courant minimaliste. Edge-Stones, une centaine
de blocs de calcaire blanc, identiques,
alignés en rang parfait, plantés dans
la prairie comme le balisage lumineux d’une impossible piste d’atterrissage, comme des dominos qui guident l’avion vers sa chute. Comme des
tombes à la fin. Un descriptif sur Internet décrit « 150 blocs » ajoutant au
trouble des correspondances avec le
drame. Ils sont 104 en vérité. L’oeuvre
puissante, mystique dialogue avec le
Galèbre le ruisseau rageur qui dévale
du massif où des vies se sont éparpillées comme des confettis. Nadine
Passamar-Gomez avait guidé l’artiste
en 2011 dans ce lieu perdu situé sur la
commune de Prads. « Vière, ce hameau
dont le dernier habitant est parti en
1936, à pied, le toit de zinc de sa maison sur le dos. » 1936, c’est aussi l’année de naissance de Richard Nonas
qui voulait « ressusciter » l’âme des
villageois disparus, réinscrire leur
présence dans l’espace en lien avec
l’église romane du XIIIe siècle dont le
processus de dégradation a été arrêté.
« J’ai écrit à Richard Nonas pour lui
dire que l’avion s’était écrasé contre les
montagnes noires au nord de Vière et je
sais ce que cela veut dire pour lui. S’il
avait pensé que cela pourrait être un
lieu de commémoration, que chaque
pierre de son oeuvre puisse être finalement une représentation de chaque
victime » confie la conservatrice.
Le contrôle aérien confirme le
survol de Vière par l’appareil à basse
altitude à 772km/h, deux secondes
exactement avant d’être avalé par la
montagne noire derrière le col de Mariaud, celle que ratissent encore les
militaires. Avant que bientôt toutes
traces de zinc n’en soit là encore à
jamais effacé. « J’ai aussitôt pensé aux
pierres blanches de Nonas. Beaucoup
de gens pensaient déjà avant que c’était
des pierres tombales dans un village
mort où tous les habitants ont disparu.
Alors pensez aujourd’hui...»
« C’était une mise en crise légère
mais là avec 150 morts... »
Cette dimension mémorielle traverse toute la création de l’anthropologue, fin connaisseur des cultures
indiennes et Inuit, fasciné par les territoires d’abandon du XXème siècle,
hanté par la disparition des cultures
traditionnelles. « Vière résume l’histoire du lent déclin des Basses Alpes
avec tous ces jeunes de 20 ans qui vont
mourir en 14-18 » rappelle -t-elle. La
catastrophe augmente-t-elle la signification de ces pierres qui tracent
en pointillés la direction du drame ?
« J’aimerais bien que maintenant l’artiste grave sur chaque bloc de pierre le
nom d’une des victimes » écrit Françoise sur Twitter tandis que Pascal
se dit « scotché » par une vidéo de
l’oeuvre sur Facebook.
La sidération touche aussi l’artiste Stéphane Bérad que nous avons
contacté. Il avait crée l’an dernier au
Vernet une installation humoristique
baptisée Mille plateaux-repas. Trois
tables de pique-nique périlleusement
inclinées questionnent le concept
de Gilles Deleuze de « déterritorialisation » et le confronte au contact
des touristes quand la montagne les
gagne. Qu’un Airbus d’une compagnie low-cost, vecteur par excellence
du tourisme de masse, à 3km de ses
tables par un acte suicidaire le méduse. « C’est tellement absurde, hallucinant en soi que cette catastrophe ait
eu lieu là devant mes tables. C’est très
troublant » réagit-il. Mille plateauxrepas est qui plus est à 150 mètres
de la stèle où les familles du monde
entier « viennent jeter leur première
peine » comme dit une habitante de
Seyne. « J’ai eu peur que Mille plateaux-repas se retrouve si près de ce lieu
de recueillement. Mes tables questionnent le tourisme sur son désir de terres
penchées par une mise en crise légère
mais là avec 150 morts devant... Mes
tables deviennent-elles pour le coup
obscènes ? Leur perception augmentera
d’un registre ou bien diminuera-t-elle ?
Je ne sais pas... Pour Edge-Stones de
Richard Nonas, c’est incroyable et terriblement extraordinaire, on est immédiatement devant un cimetière. Quand
j’ai appris ça, je n’arrivais pas y croire.
On aurait dit un gag... »
Posé à quelques mètres seulement
de la stèle des victimes du crash, Le
Pavillon d’Hannibal du canadien
Trevor Gould percute lui aussi de
plein fouet l’actualité. L’oeuvre du
Viapac entre en collision sémantique
avec le crash. L’éléphant guidé par un
cornac aux oreilles de Mickey joue
avec un des itinéraires supposés du
franchissement des Alpes par Hannibal en 218 avant JC. Le pavillon et
la stèle sont au lieu-dit « Lou Passavous », le passage en provençal, celui
des moutons en transhumance, du
gibier, du loup. « C’est aussi la symbolique forte du passage de la vie à
la mort » observe la conservatrice
du Musée Gassendi qui attire notre
attention sur le nom de famille du général carthaginois : Hannibal Barca.
D’où le nom de Barcelone, ville d’où
a décollé l’Airbus qui n’a pas dépassé
Barcelonette... Ajoutez à cela qu’Hannibal s’est suicidé.... Trevor Gould
s’est dit « bouleversé » en l’apprenant.
« Les oeuvres demeurent, leur interprétation change désormais. C’était
une montagne dure et austère mais
pas mortelle. Là, avec 150 morts, elle
est chargée d’une autre signification »
songe la conservatrice devant les
trois veilleuses de l’Airbus.
David COQUILLE