Press reviews Jean-Marc Luisada, révélateur d`âmes

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Press reviews Jean-Marc Luisada, révélateur d`âmes
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Classica – Répertoire
11/2004
Jean-Marc Luisada, révélateur d’âmes
Traduire avec tant d’éloquence les états d’âmes de compositeurs en proie aux passions, aux amours,
aux vicissitudes de leur temps relevait du miracle. Jean-Marc Luisada l’assume de bout en bout.
Jean-Marc Luisada nous livre de la Sonate en si mineur de Chopin une lecture très personnelle,
tellement originale qu’il faut plusieurs écoutes pour la savourer pleinement. En effet, Luisada prend le
risque de restituer, grâce à des tempos amples, tous les détails d’écriture d’une partition d’une
complexité déroutante. Or dans la grande discographie comparée de Répertoire n° 104, nous avions
constaté que la plupart des pianistes se cassaient les dents sur ce texte. Seul Dinu Lipatti (EMI) est
parvenu à tout intégrer dans une vision incroyablement véhémente et passionnée. L’audition en
aveugle plaçait nettement derrière deux honorables versions modernes, le très classique mais un peu
froid Pollini (DG), et l’athlétique et romantique Agustin Anièvas (EMI). Depuis Nelson Freire (Decca)
les a surpassés par une lecture également un peu rapide et quasi survolée, mais intensément
poétique et sentimentale. A l’inverse, les grands « sophistiqués », Guilels (DG), Katsaris (Sony) ou
Pletnev (DG), échouent à tenir l’œuvre, se perdent dans des excès de lenteur ou de maniérisme.
Luisada, avec les mêmes options, réussit beaucoup mieux. Bien sûr on redoute de lui aussi des
maniérismes. Après un début de l’Allegro Maestoso d’une grande noblesse, quelques rallentandos et
surtout quatre notes de basse (mesure 13 et 14) un peu trop appuyées peuvent inquiéter. Mais le
deuxième thème s’avère sublime, d’un chant rêveur, comme suspendu, qu’on écoute bouche bée,
devant tant de beauté. Il y a bien dans toute la Sonate quelques moments un peu délicats, mais c’est
que l’interprète fouille dans le texte, cherche des solutions pour le restituer au mieux, au lieu de le
simplifier abusivement. Et cela n’altère pas la tenue de l’ensemble. De fait, le Largo touche à la
grandeur, sonde le mystère avec un chant ému qui ne souffre d’aucun alanguissement ni mièvrerie.
Le Finale, moins rapide que celui de Lipatti ou Freire, peut sembler aussi moins explosif, sans tomber
dans l’anecdotique comme Guilels, Katsaris ou Pletnev. Le thème récurrent est pris avec une superbe
couleur sourde, dans un climat lourd d’accablement et de menace souterraine, plus juste que le brio
extérieur d’Aniévas. Toutefois, chacune de ses expositions s’achève avec un effet apparentement
voulu par Luisada : un rallentando qui fait perdre la pulsation. On se sent alors, fugitivement, comme
égaré, à un degré presque inconfortable pour l’auditeur. Pour rivaliser avec l’historique Lipatti, Luisada
nous offre celle qui nous manquait : entre le lumineux Freire et le brillant Aniévas, une lecture
profonde et fouillée, même si elle paraît moins immédiatement parfaite et cohérente, et plus
exigeante.
Le cas de la Sonate en si mineur de Liszt est tout différent : nous disposons d’excellentes versions.
Cependant, là encore, Luisada innove, avec des tempos très amples (34’30’’ contre 26’ pour Argerich,
c’est dire !). Il est clair qu’il ne cherche pas à rivaliser avec la frénésie éruptive d’Horowitz (RCA) et
d’Argerich (DG). Plus lent encore qu’Arrau (Philips), lequel compense par une puissance colossale,
Luisada va plus loin que Sageman (Lyrinx), qui nous avait fort séduit il y a deux mois, dans la voie
d’une lecture intime, méditative, mais intense. A la différence du grand Sviatoslav Richter (1961,
Philips), Luisada parvient à habiter cette lenteur, sauf peut-être dans quelques passages trop posés
vers 2’-3’.
Mais, après, s’élèvent des chants sublimes : on est happé par la musicalité du jeu, et par un sentiment
d’évidence totale. Pourtant quelle différence radicale entre l’Andante sostenuto très allant, humble et
éthéré d’Argerich, et la somptuosité de celui de Luisada, au cantabile sans égal, qui ruisselle de
lumière et de poésie ! Et son fugato, peut-être un peu surchargé d’intentions et d’accents, sonne
cependant de manière diabolique à souhait. Partout, sa gestion des sonorités paraît fort inhabituelle :
les fortissimos ne sont jamais agressifs ni percussifs, et les pianissimos sonnent avec une ampleur,
une épaisseur de son prodigieuses. La couleur ne semble guère idiomatique pour Liszt, mais ce jeu
dessine un univers plus intériorisé, offrant plutôt qu’un drame actuel, la réminiscence des combats et
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des amours passés. Là encore, une lecture originale qui offre une alternative passionnante aux
grandes références.
Et comme si cela ne suffisait pas, Luisada nous propose en prime une Neuvième Sonate de Scriabine
très habitée, et même cauchemardesque, qui ménage une formidable montée de l’angoisse,
beaucoup plus expressive que celle d’Hamelin dans sa pourtant fameuse intégrale (Hyperion). Il
rivalise avec les meilleurs interprètes de cette œuvre, Horowitz (1965, Sony), Ashkenazy (Decca),
Michaël Rudy (Calliope), en offrant à nouveau une alternative intéressante : au jeu très incisif et
rageur des deux premiers, il oppose une vision plus feutrée, souterraine, suggestive, servies par sa
fabuleuse opulence sonore, qu’aucun des Russes ne possède, ne bénéficiant ni de son toucher, ni de
sa qualité d’enregistrement. Dans ce trois œuvres, Luisada prend des risques, et les puristes pourront
toujours chipoter. Mais il nous offre des visions inédites et passionnantes, qui méritent d’être
découvertes.
Philippe van den Bosch

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