Partage de Midi (Claudel, 1906) La Réception du Partage de Midi
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Partage de Midi (Claudel, 1906) La Réception du Partage de Midi
Jean-Christophe Blondel Partage de Midi (Claudel, 1906) La Réception du Partage de Midi Par le public chinois Intervention au colloque international « Paul Claudel et la Chine » Wuhan, octobre 2009 Résumé ...................................................................................................................................3 Mots-clés ................................................................................................................................3 Biographie ..............................................................................................................................3 Introduction ............................................................................................................................4 L’enthousiasme.......................................................................................................................5 La place du silence .................................................................................................................5 La limite du surtitrage.............................................................................................................6 L’humour, et la critique anti-occident ....................................................................................6 Un public de Mesa ..................................................................................................................7 La réception de l’œuvre, sujet de l’œuvre elle-même ............................................................7 Romantisme et moralité..........................................................................................................8 Idéalisme et pragmatisme .......................................................................................................8 Introspection et altérité ...........................................................................................................9 La question religieuse ...........................................................................................................10 Universalisme et protectionnisme ?......................................................................................10 La difficile réception par les artistes chinois ........................................................................11 Découvrir et accepter « l’appareil à penser » claudélien......................................................11 Placer la traduction au cœur du processus de création .........................................................12 Conclusion ............................................................................................................................13 Résumé La tournée du Partage de Midi en avril 2009 a suscité enthousiasmes et incompréhensions. Enthousiasmes pour du neuf : un souffle dans le jeu, une scénographie mouvante, abstraite, organique. Ces qualités ont été inspirées de la dramaturgie claudélienne : preuve que Claudel reste, cent ans après, une source de renouvellement théâtral, en Chine comme en France. Et les incompréhensions ? Nous pensions que les spectateurs reconnaîtraient les inspirations chinoises de Claudel : la poétique, la spiritualité, notamment taoïste, l’analogie préférée à l’enchaînement rationnel, une certaine confrontation philosophie du « tout connaître », plus occidental, et du « lâcher prise », plus oriental. Mais dans cet aller-retour entre la Chine et l’Occident, ces racines chinoises de l’œuvre, réelles ou fantasmatiques, n’ont pas été relevées par les spectateurs Chinois. En discutant avec eux, en lisant la presse et les blogs, nous avons identifié quelques différences fortes, quelques lignes de fractures interculturelles. Nous les décrivons ici, pour mieux atteindre plus tard notre but : que des œuvres culturellement très spécifiques comme celles de Claudel, continuent à révéler, identifier, faire ressentir ces fractures et à nous en apprendre ainsi davantage sur l’autre, et sur nous-mêmes. Pour cela, il faut travailler le processus de traduction et les collaborations artistiques. Une pièce est une partition technique, qui ne peut se comprendre qu’avec une culture du plateau. Complexe et volubile, Claudel réclame d’être traduit avec l’éclairage des praticiens. Un cap considérable serait alors franchi pour permettre l’accès à l’œuvre. L’étape suivante serait de travailler au plateau avec des acteurs professionnels chinois, comme nous l’avons fait au Japon : de là seulement pourra naître une appropriation du texte par l’interprète. Alors le spectateur, en dépit des différences culturelles, sera davantage concerné. Mots-clés Réception Trans-culturalité Rationalisme Traduction Biographie Formé à l’Ecole Supérieure d'Art Dramatique de la Ville de Paris (professeurs : Didier Sandre, Sophie Loucachevky, Jean Davy, Jean-Claude Cottillard), Jean-Christophe Blondel monte Lagarce, Maeterlinck, Bernhard, Borgès, Walser, Stravinsky, Ibsen. Il réunit sur le plateau des acteurs à la personnalité artistique très marquée (Jean Davy, Anne Alvaro, Laurence Mayor, Michel Baudinat…), mais aussi des musiciens (Edward Perraud, le chœur Dialogos), des marionnettistes (Clandestines Ficelles), des plasticiens (Tormod Lindgren), des chorégraphe (Sylvain Groud). Il a été dramaturge de Yoshi Oïda. Basé à Rouen depuis 2005, il crée Le Nom, de Jon Fosse, puis Partage de Midi, qui tourne en Chine et en France depuis 2009. L’expérience chinoise se poursuit par un atelier d’été à l’université Sun Yat-Sen de Canton, puis la préparation de la Princesse Maleine de Maeterlinck avec des acteurs chinois (Pékin, octobre 2010). En France, il prépare pour 2011 le Constructeur Solness d’Enrik Ibsen (production : Préau de Vire, CDN de Caen, SN de Cherbourg, Deux Rives de Rouen). Introduction Lorsque j’ai présenté aux services culturels français le projet de monter Partage de Midi en Chine, la première réaction fut : « C’est trop occidental pour être bien reçu. ». Nous avons évoqué l’amoralité sulfureuse, la ferveur religieuse, propos racistes, et bien sûr la langue. Mais il y avait aussi de nombreux arguments en faveur d’une telle expérience : un retour d’un siècle en arrière sur une page commune de l’histoire de nos deux pays, un auteur français passionné de spiritualité et de peinture chinoises, dont le public chinois pourrait en découvrir les influences tout au long de l’œuvre. Et aussi, sans doute, un lien à faire entre nos deux époques, entre la naissance de la mondialisation (la traversée de Suez) et son apogée actuelle, entre le matérialisme conquérant de ces « colons » occidentaux et celui de la Chine d’aujourd’hui. Le personnage de Mesa, qui s’oppose à ce grand courant matérialiste, pourrait, pensait-on, se faire l’écho d’aspirations à contre-courant du grand mouvement de la société chinoise contemporaine. N’oublions pas une raison essentielle : le désir pressenti du public chinois de découvrir le travail d’artistes de théâtre occidentaux. Monter une œuvre vieille de cent ans dans un projet esthétique et une recherche de sens qui nous soient contemporains est une démarche courante en Occident, mais peut-être pas si fréquente en Chine. Nous espérions que notre spectacle susciterait des réactions et des échanges autour de cette question de l’interrogation, de l’interprétation, de l’appropriation d’un patrimoine textuel ancien pour éclairer le présent. Toutes ces raisons l’ont emporté sur les réserves, et le pari a été fait de monter cette tournée, et d’en faire un outil d’échange culturel. Nous avons joué à Pékin, Wuhan, Canton, Nankin, Shanghai. Pour préparer la le public, nous avons collaboré avec des Universités de chaque ville. Les professeurs ont travaillé avec les élèves, et j’ai moi-même animé, autour du spectacle, des ateliers et des débats, qui m’ont permis de commencer à sentir ce qu’avait été la réception, ou plutôt les réceptions du spectacle. Car elles ont été très contrastées : beaucoup d’enthousiasme, mais aussi beaucoup de perplexité voire de rejet. Les discussions n’auraient pas suffi à me faire une idée de ces réceptions. Les articles de presse en chinois, un questionnaire que j’ai fait circuler, et surtout les blogs de spectateurs, traduits par des amis, m’ont permis d’accéder à des propos plus francs sur les divisions soulevées par notre spectacle. En août dernier, l’impact positif du spectacle, et des ateliers et rencontres, a permis de monter un atelier de trois semaines à l’université Sun Yat-Sen de Canton, pour des étudiants français et chinois, autour de L’Echange de Claudel. Cette expérience, très différente, a prolongé le travail d’échange culturel et a apporté de nouveaux témoignages sur la réception de l’œuvre de cet auteur. De tous ces retours, j’essaie ici de dresser un panorama, partant des signes les plus extérieurs, comportementaux, aux points de vue les plus intimes que j’ai pu recueillir. Chaque retour est l’occasion de révéler ce qui nous sépare ou nous rapproche. Ces représentation auront été un révélateur des distances et des désirs manifestés de part et d’autre pour les franchir. C’était bien, in fine, un des objectifs de cette aventure. Une attention particulière sera portée ici au cas des spectateurs eux-mêmes artistes ou apprentis interprètes. Car c’est d’eux que viendra, ou pas, l’occasion d’une pleine appropriation de l’œuvre de Claudel par le public chinois. L’enthousiasme Dans une lettre à Barrault, Claudel développait cette qualité constitutive qui réunissait les deux hommes au-delà de leurs différences : l’enthousiasme. C’est justement cet enthousiasme qui aura marqué ce projet, dont les développements courent encore vers d’autres projets plus ambitieux pour les années à venir. En ce qui concerne la naissance et le développement de projets ambitieux, la Chine est le pays de l’enthousiasme, y compris dans le secteur culturel. Enthousiasme des directeurs de départements qui ont permis cette tournée, enthousiasme des spectateurs venant nombreux, exprimant une attente forte alors que ni l’auteur, ni les artistes n’étant connus. Nous avons retrouvé dans la presse, dans les blogs, cette soif de « théâtre occidental ». Même désir lors de l’atelier de Canton : 17 volontaires ont payé pour faire trois semaines de théâtre avec nous. Ils ont travaillé avec une curiosité et un engagement supérieur à celui des étudiants français présents avec eux. Il faut prendre ce qui va suivre en gardant à l’esprit cet enthousiasme et cette soif d’inconnu des jeunes étudiants chinois d’aujourd’hui. Parlons maintenant de ce qu’a été ce que Malraux aurait peut-être qualifié de « choc esthétique » : la façon dont notre spectacle a pu plaire, désorienter, et diviser le public, alors qu’une partie du bagage culturel logiquement nécessaire à la réception lui était inaccessible. La place du silence Comme souvent dans le théâtre en Europe, notre travail se bâtit sur du silence. Noir et silence sont des inventions nées au XIXe siècle de l’exigence d’un artiste absolu, Richard Wagner, qui imposa, dans un haut lieu de représentation sociale, le silence entre les spectateurs et à l’intérieur du spectateur. Il fallait disparaître en tant qu’être social, et s’offrir comme un substrat, pour que puisse se poser en nous chaque son, parole, geste, dans une zone profonde de notre être. Aujourd’hui, l’artiste occidental considère cette situation comme acquise … Dans les théâtres chinois, il y a des usines de climatisation de 10 mètres de haut, installées sur le côté de la scène, qui fonctionnent pendant le spectacle. Les blocs de puissance, machines puissamment ventilées qu’on isole d’habitude dans un local à part, sont parfois accrochés au-dessus des artistes et du public. Les gardiens discutent derrière la porte des coulisses, les ouvreuses parlent et marchent sans précaution pendant le spectacle, le bar du théâtre met la musique à fond et vend des pop-corn – on quitte la salle pour en acheter, on revient les manger devant le spectacle. Les téléphones sonnent, on décroche tout en sortant précipitamment. Vu de dos, une salle est une forêt d’écrans où s’échangent des SMS – les ouvreuses debout près des portes, donnent l’exemple. Dès les premières secondes, nous avons compris qu’il ne serait pas facile d’imposer l’attention que nous réclamions du public. A la différence de la plupart de ses contemporains, Claudel aimait l’atmosphère bruyante de l’opéra chinois traditionnel. Mais pour nous, le choc fut d’abord très violent ! Plus tard, Brecht fustigera l’attitude hébétée d’un spectateur wagnérien victime d’hypnotisme. Peut-on dire que le public français a quelque chose du demi-sommeil wagnérien, alors que le public chinois a quelque chose du tonus brechtien ? Un tonus sans écart avec la vie courante : on écoute, on regarde, on analyse sans sortir de la vie. Cette attitude est peu propice à la réception de sensations ténues et indémêlables, celles qu’on ne peut réduire à une explication. La limite du surtitrage Le choc a été aussi dur pour le public. Nous pensions pouvoir contourner l’obstacle de la langue en affichant, pendant le spectacle, la traduction de la pièce réalisée par M. Yu Zhongxian – une traduction qui a été commandée et pensée pour l’édition, non pour le surtitrage. Les spectateurs ne pouvaient pas à la fois suivre le texte et l’action. Au bout de 10 minutes, les gens ont commencé à sortir. Leurs témoignages sont accablants : le texte écrit est jugé trop « poétique », ou plus précisément : hermétique, trop fleuri, trop monologué, avec trop peu d’action. Ceux qui s’accrochent disent lutter contre le sommeil ou vouloir se taper la tête contre les murs, ou encore croient mourir. Certains renoncent à suivre le texte et se concentrent sur le plateau. Ils découvrent alors un jeu qu’ils apprécient et saluent. « Très professionnel » revient souvent (c’est un bon compliment) et « naturaliste » (c’est plus étrange). C’était comme si l’on assistait à deux pièces parallèles. WU Na, la musicienne de Gu Qin qui a collaboré avec nous, avait aimé le texte qu’elle trouvait, elle aussi, poétique. Elle y voyait une sorte de grand chant. Elle a commencé par être horrifiée du traitement très oral, très cru, que nous lui faisions subir aux premières répétitions. Nous essayions juste de ne jamais le laisser s’éloigner de la réalité corporelle des interprètes, et de révéler sa variété stylistique, où le comique alterne avec le boulevard, le roman policier avec le roman d’aventure, l’introspection avec le panache, dans des changements fréquents de rythmes. Tout cela était très éloigné de sa perception d’une poésie-masse, une poésie-bloc, née de la lecture. A la fin, c’est elle qui nous proposait des idées audacieuses à travers son accompagnement. La variété, la concrétude du texte de Claudel sont quasi inaccessibles à la première, et même à la dixième lecture. C’est tout l’art de l’acteur que d’essayer de révéler en un instant ces qualités qu’il aura mis des mois de répétition à appréhender avec certitude. Encore faut-il que chacun des signes envoyés par l’acteur dans ce but puisse être immédiatement relié à chaque mot prononcé. Pour Claudel plus que pour tout autre auteur, il serait nécessaire, pour une bonne réception, de jouer en chinois. L’humour, et la critique anti-occident Malgré l’obstacle de la langue, les spectateurs chinois sont sensibles à une chose, plus immédiatement que les Français : l’humour. « Il n’y a rien à gagner avec les Chinois », « Et tous ces jaunes me dégoûtent », « grouillants comme une galette de vers », « ça coule dedans comme du blé en vrac ». En France, on est souvent gêné par ces propos racistes de l’œuvre. Peut-être pense-t-on qu’ils vont être attribués à Claudel ? A la Comédie-Française, certaines expressions ont même été coupées. L’ambassade voulait que nous fassions aussi des coupes pour éviter la censure ou le scandale. Le public chinois a bien sûr compris que loin d’être raciste lui-même, Claudel fustigeait le racisme des petits colons français. Les spectateurs sont du côté de Mesa lorsque celui-ci parle du « troupeau de bêtes sans poils » pour décrire ses confrères occidentaux. Le public riait toujours aux mêmes endroits, révélant une efficacité de l’humour de Claudel que peut d’artistes et de critiques français mettent en avant, et qui est pourtant bien réelle. Un public de Mesa Quelques questions des journalistes à l’issue du spectacle : « Pourquoi avez-vous monté une pièce vieille d’un siècle ? », « Pourquoi n’avez-vous pas réécrit le texte pour l’adapter au langage et aux situations d’aujourd’hui ? », « Pensez-vous que Ysé soit représentative des femmes d’aujourd’hui ? ». Après quelques mois de recul, de discussions, de recoupements, je crois que ces questions cachaient l’embarras de certains spectateurs, et surtout des professionnels comme les critiques, ne pas pouvoir sortir un sens immédiatement perceptible de la représentation. Le public a souvent, à la fois, salué la justesse du jeu, et fustigé l’incohérence des parcours des personnages. Ysé, par exemple, semblait être un autre personnage à chaque acte, avec chaque homme. Mesa aussi avait trop de visages, mauvais prêtre désirant, enfant ivre de bonheur, calculateur cynique, fou de jalousie. C’était très justement ressenti ! Mais c’était parfois vécu comme une anomalie d’écriture. Tout comme Mesa, la plupart des spectateurs demandent : « Pourquoi ? ». Un spectateur a resitué ce besoin d’un sens clair dans le contexte d’un théâtre chinois moderne toujours marqué par ses origines, en 1911, sa fonction était avant tout patriotique. Il fallait édifier, et donc être clair. Dans l’opéra chinois aussi, je crois, les comportements de chaque personnage obéissent à une cohérence sociale et psychologique qu’on ne perd jamais de vue. Claudel est donc déroutant pour les « Mesa » du public, qui veulent « comprendre ». Mais plus largement, l’éducation chinoise moderne est probablement, du point de vue même des intéressés, la plus positiviste du monde. Chaque phénomène réclame son explication, que ce soit en science ou en art. La réception de l’œuvre, sujet de l’œuvre elle-même A ce public de Mesa, Ysé répond : « Il ne faut pas comprendre, mon pauvre monsieur / Il faut perdre connaissance ». La question de la réception de ce qui se passe devant nous est le sujet même de l’œuvre : comprendre pour ressentir, ou ressentir pour comprendre. Considérer la vie en Brechtien, ou en Wagnérien. L’histoire de la pièce est celle du difficile passage de Mesa de l’analyse Brechtienne au lâcher prise Wagnérien. Le public chinois oscille lui aussi difficilement entre ces deux extrêmes. Cette difficulté du public à appréhender le spectacle a montré l’actualité, presque trop criante, de ce propos du texte : la difficulté du protagoniste à renoncer à l’analyse rationnelle pour comprendre le Monde avec sa chair. Claudel révèle ce combat entre une intelligence rationnelle, qui séparerait le sens du sensible, et l’intelligence sensible, où le sensible donnerait accès au sens. Ce combat est-il spécifiquement chinois ? Notre culture mondiale n’encourage-t-elle pas toujours plus cette séparation entre intelligence et émotion, entre réflexion et distraction ? D’un côté, depuis des décennies en art contemporain, la communication d’un concept est parfois prépondérante, parfois même antinomique, à l’émotion. D’un autre côté, l’industrie culturelle, dans sa quête d’audience, nous entraîne dans une émotion normative et purement récréative. Heureusement, il y avait aussi beaucoup de Ysé parmi les spectateurs, dont la réflexion incluait la réception sensible. Une Ysé qui écrit dans un blog que l’actrice était très belle, une autre, qu’elle avait une très belle robe, une autre que le décor était sobre et beau… Une Ysé qui m’a écrit que ces trois hommes étaient « tous les amants possibles », et cette femme, « toutes les femmes possibles ». Je crois que parmi ceux qui ont applaudi chaleureusement les acteurs, il y avait beaucoup de Ysé. Une Ysé m’a dit avoir redécouvert la sensualité des voix nues qui couvrent toute une grande salle (les acteurs ici ont beaucoup recours à l’amplification – peut-être un autre exemple de prédominance du concept sur la chair ?). Comme des amateurs d’opéra chinois, les Ysé ont aimé la virtuosité physique d’Amalric et l’énergie très puissante des amants à la dernière scène. Beaucoup d’Ysé, ayant renoncé à suivre le texte, ont vu dans les mouvements scénographiques des mouvements intérieurs des personnages. Ysé était derrière toutes celles et tous ceux qui, comme le personnage, ont aimé « entendre, même ne comprenant pas ». Les directeurs d’une entreprise de production ont donné leur feu vert à ma prochaine création (la Princesse Maleine de Maeterlinck, avec des acteurs chinois) en voyant le Partage de Midi sans en comprendre un mot, ni en lire un soustitre ! Nous avons donc vécu ce paradoxe : Claudel est difficile à comprendre pour un public français. Mais face à un public qui ne comprend absolument pas la langue, Claudel nous donne les outils d’une certaine musicalité, mais aussi d’une certaine organicité (je pense au processus de production de la pensée très précis du vers claudélien). Pour toucher ceux qui ne comprennent pas, les acteurs n’ont d’autre choix que de tenter d’aller au bout du travail musical et organique du vers. Et alors, il peut arriver qu’ils atteignent une espèce d’humanité universelle, ou d’animalité universelle, dont les impulsions touchent un public étranger audelà des barrières de langue et de culture, là où un texte plus abstrait, plus exclusivement intellectuel, ne pourrait pas se transmettre en dehors du cadre de la langue. Après le spectacle, en atelier ou lors de débats, l’enjeu était pour nous de demander à chaque spectateur de faire taire son Mesa, de laisser s’exprimer son Ysé. Mais prépondérance des questions de type « pourquoi » créait un rapport maître-élève (je devais avoir toutes les réponses), une hiérarchie qui entravait l’expression libre du ressenti (puisqu’ils n’exprimaient pas facilement leurs réponses personnelles). Comme si on avait peur de sentir faux, « à côté ». On me demande : « Pourquoi la présence sur le plateau d’un acteur dont le personnage est absent ? Pourquoi Ysé empile-t-elle les malles de cette façon ? ». Je réponds : « Et vous, qu’est-ce que cette présence, ou ce geste, vous a fait ? ». Alors apparaissent les hésitations, puis premières réponses personnelles, différentes, sensibles. Romantisme et moralité Un point de vue très partagé des spectateurs chinois sur l’œuvre : Partage de Midi raconterait que le Français est romantique. Lorsque j’ai demandé de développé ce cliché rebattu, j’ai compris que, pour beaucoup, le Français est l’objet de ses passions, qu’il place les valeurs morales en retrait de l’écoute de ses émotions, d’où : infidélité, instabilité, plaisir de la séduction et de l’extravagance, et aussi, ces fameux comportements non cohérents. Le romantisme du Partage a beaucoup plu à la partie Ysé du public : plaisir de se laisser traverser, avec des acteurs beaux et doués, par les stimulations de passions vibrantes. Mais certains Mesa de ce même public ont jeté l’opprobre sur ce prétendu romantisme : tout cela n’est pas très moral, et de toutes façons, heureusement, ici on ne vit pas comme ces genslà. Par exemple, de nombreux spectateurs considèrent qu’Ysé est volage. Elle a été fidèle 10 ans à son mari, et ne le trompe qu’après l’avoir supplié en vain de ne pas la laisser, mais peu importe : elle n’a pas de vertu. On dit en France que Claudel est misogyne, on voit surtout que beaucoup de choses s’inventent et se créent dans le regard du spectateur. Idéalisme et pragmatisme Mesa, lui, serait trop idéaliste. Il l’est, c’est vrai, sur le plan moral : il veut se retirer du monde, comme fuyaient ces lettrés dans la montagne pour ne pas se compromettre avec un pouvoir immoral. Cette analogie que nous faisons avec le lettré chinois pendant nos répétitions n’a pas été relevée par les spectateurs. D’une manière générale, pratiquement aucun pont n’a été tendu par le public chinois entre nos références culturelles. Et il faut dire que sur ce sujet précis, le modèle du lettré n’est plus dans l’air du temps ! Nous avons été étonnés par ce double retour : d’un côté, intransigeance vis-à-vis d’Ysé, et d’un autre, un « pragmatisme » qui fait que le sujet, central dans la pièce, de notre rapport individuel à un monde corrompu, est soit éludé, soit réduit à la caricature d’une marotte d’idéaliste asocial. De leur côté, les spectateurs ont été étonnés de la morale chrétienne de la pièce, qui laisse chacun seul face à Dieu (ou à lui-même) dans la détermination de sa voie propre (et Claudel, en ce sens, est un cas extrême). Certes, les amants criminels sont frappés par une mort violente : c’est moral. Mais Claudel laisse bien entendre que leur crime a été utile à leur parcours initiatique. S’opposent une conception positiviste (l’adultère doit entraîner la punition) et une perception introspective (la justesse est dans le chemin) de la morale. Avec ses personnages inadaptés à la vie sociale, incompréhensibles, et qui n’entrent dans aucune case, Claudel ne vient-il pas justement s’opposer à une culture mondialisée qui est, elle, idéaliste sans se le dire, dans la mesure où elle est fondée sur des valeurs normatives ? Où les plus beaux sont aussi les gentils, où les amants sont prédestinés, où la volonté est plus forte que le désir, pour évoquer à nouveau les clichés de l’industrie culturelle contemporaine ? Les personnages de Claudel, nous a-t-on souvent dit, sont « trop compliqués » (ce que j’ai tendance à traduire par : pas assez stéréotypés). Ne risque-t-on pas, en analysant leurs introspections si uniques, si peu transposables dans un modèle global, de sentir à quel point nous sommes nous-mêmes irréductiblement uniques et inadaptés à la norme sociale, et à quel point la morale normative peut être insatisfaisante ? Introspection et altérité Dernier exemple de comportement « trop compliqué », ou « romantique », à la fois plaisant et condamnable, évoqué pendant l’atelier de Canton : pourquoi Louis Laine fuit-il celle avec qui, de son propre aveu, il serait le plus heureux ? Pourquoi va-t-il à la mort, le sachant ? C’est romantique ! Et c’est idiot ! Alors je demande : faites-vous toujours ce qui est bon pour vous ? Les notions d’acte manqué, de dépression, de trouble psychique sont taboues en Chine. Ce pan important de la culture occidentale trouve peu écho ici. Cette faible place accordée à la vie intérieure et inconsciente, et pour donner une illustration, la place subalterne accordée à la psychologie dans les universités, pose peut-être plus de problème pour la réception du théâtre occidental par le public chinois, que l’étrangeté de la religion chrétienne. Un étudiant m’expliquait que si le Chinois porte peu son regard sur son âme, c’est qu’il laisse l’autre regarder en lui. La nécessaire altérité, la co-naissance, la co-construction de soi par l’autre, est justement un sujet fort de l’œuvre, sujet qu’on masque parfois derrière une lecture simplement négative de la passion amoureuse. Mais l’altérité signifie-t-elle la même chose dans les deux cultures ? Pourquoi, demandent certains spectateurs, fait-elle chez Claudel l’objet de tant de violence ? (« Certes, nous n’avons point ménagé / les autres », dit Mesa à la fin). Théâtre chinois et claudélien révèleraient deux modes de relation à l’autre, spécifiques des sociétés qui ont produit ces formes théâtrales. Côté théâtre chinois, des relations interpersonnelles incessantes, chacun étant relié au monde comme une araignée, par un réseau dense et concentrique de liens sensibles, fragiles, à préserver. Et côté théâtre français : beaucoup de solitude, et quelques liens forts, violents, indestructibles même, comme un bateau relié au ponton et aux autres navires par deux ou trois amarres, sièges de tensions considérables (« et qui sait la laine / Que le destin nous réserve à tricoter ensemble tous les quatre ? » Amalric). En scrutant les profondeurs de l’âme humaine, les premiers romantiques, comme les premiers psychanalystes, ont lutté contre le matérialisme triomphant de leur époque. C’est peut-être cette confrontation toujours actuelle entre introspection et matérialisme qu’on retrouve dans le sentiment souvent exprimé d’un trop grand nombre de monologues introspectifs, où manquerait l’action. On retrouve la même opposition culturelle qu’à propos de l’altérité. Dans le théâtre occidental, depuis la tragédie classique, le mot est action. Et l’action claudélienne est un processus de maturation intérieure aboutissant à quelques actes rares, brefs et décisifs. Tout cela s’oppose à la succession ininterrompue de nombreuses actions du théâtre chinois traditionnel. A ce titre, le Soulier de Satin est infiniment plus chinois. Mais encore une fois, cette prédilection de l’action et du rythme va dans le sens de la culture mondiale, et la perception du manque d’action dans le théâtre de Claudel n’est pas spécifiquement chinoise. Un blogueur chinois a d’ailleurs remarqué que certains spectateurs français aussi sont sortis de la salle avant la fin ! La question religieuse Plusieurs spectateurs ont dit ne pas s’intéresser aux questions de Mesa parce qu’ils étaient radicalement étrangers à la notion de Rédemption. Pourtant Mesa ne se préoccupe pas du tout de son salut, obsédé seulement par la question du sens de ce qui lui arrive maintenant. Peu importe que le sujet n’y soit pas : on voit ce qu’on veut voir, et au même titre que de nombreux spectateurs chinois ont associé Français à romantique, ils ont associé religion et Salut. Là encore, le problème n’est pas spécifiquement Chinois, et Claudel est parfois victime de stéréotypes qui empêchent l’accès simple et direct à l’œuvre qui est devant nous. On a par contre vu plus haut un point vraiment gênant de la religion de Claudel : c’est que la fidélité à Dieu peut entraîner vers des chemins personnels que la morale condamne. Une spectatrice éclairée a visé très juste à ce propos en pointant la place de la passion dans la religion de Mesa. La passion est considérée par toutes les religions, dont le confucianisme et le bouddhisme, comme une pulsion négative. Seul le christianisme est religion de la passion. La passion pour Mesa est destructrice, mais elle pour Claudel est l’épreuve par laquelle entrer en compréhension avec Dieu (« si vous avez aimé chacun de nous / Terriblement comme j’ai aimé cette femme »). Une ascension religieuse qui passe par la destruction de soi est inacceptable pour beaucoup de gens, de Chine, de France ou d’ailleurs. Et pourtant : ce qui se détruit chez Mesa, et le détruit presque, n’est-ce pas son arrogance d’occidental voulant maîtriser sa vie ? Son chemin n’est-il pas un parcours initiatique proche de spiritualités bouddhistes ou taoïstes, invitant toutes deux au détachement, à l’abandon de l’orgueil et de l’ego ? Universalisme et protectionnisme ? Mais sur ce sujet là encore, la difficulté à tendre des ponts entre nos deux cultures aura été une grande surprise. Les Français sont-ils trop universalistes ? Ont-ils globalement tendance à trop comparer ce qu’ils connaissent à ce qu’ils ne connaissent pas, faisant ainsi des liens pleins de contresens, sans faire l’effort rigoureux d’un véritable détour par la culture de l’autre ? Y a-t-il, dans cette prétention à lire la culture de l’autre avec ses repères à soi, comme des restes inconscients de réflexes colonialistes ? De ce point de vue-là, Claudel est souvent critiqué par ses lecteurs chinois, qui relèvent combien il a puisé son inspiration sans pour autant chercher à étudier, à comprendre objectivement le pays. A l’inverse, les Occidentaux que nous sommes avaient parfois l’impression que les spectateurs chinois observaient notre prestation avec une grande curiosité, mais aussi, dans le même temps, une réticence forte à relier leurs bagages artistiques, culturels, spirituels, à notre culture. Au désir de tout relier de beaucoup d’Occidentaux, ne s’oppose-t-il pas une conviction que rien n’est vraiment comparable, que tout est trop différent – conviction qui dresse entre les cultures une sorte de muraille protectrice ? Peut-être y a-t-il aussi, culturellement, une balance entre rationalisme et sensibilité, différente entre les Français et les Chinois. L’analyse rationnelle serait prépondérante en Chine (ces demandes d’explications de nombreux spectateurs), au détriment des témoignages subjectifs sur ce qui a été ressenti. Or le texte travaille justement, non sur l’enchaînement rationnel des pensées et des signes, mais sur la stimulation d’associations libres. C’est une des raisons pour lesquelles, face à cette oeuvre, la mécanique rationnelle s’égare parfois en « pourquoi » sans réponse claire et ferme. La difficile réception par les artistes chinois Une partie de ces difficultés de réception serait bien sûr abolie en jouant Claudel en chinois, avec une équipe d’acteurs chinois. Or la communauté artistique a été la plus critique vis-à-vis de l’œuvre. Si la performance des acteurs et le travail scénographique on suscité beaucoup d’éloges, la plupart des étudiants en art dramatique se demandaient dans les blogs si Claudel savait vraiment écrire du théâtre… Si les interprètes ne portent pas l’œuvre, elle ne sera pas reçue par le public. L’œuvre de Claudel est intimement liée une certaine histoire du jeu et de la mise en scène qui est peu connue de la communauté artistique chinoise (de la France, on a plus aisément « adopté » Molière, Camus, Sartre ou Ionesco). Il y a un double travail à mener : pédagogique, pour donner aux interprètes les outils leur permettant de saisir l’ampleur du projet claudélien, et empathique, pour trouver dans tout cela des raisons personnelles de le monter aujourd’hui. Or, d’après les rencontres avec les professeurs et les élèves acteurs de l’Académie Centrale de Pékin, il semble que ce réflexe même de relier une œuvre ancienne à une nécessité d’exprimer quelque chose de personnel, est une démarche saugrenue. Le théâtre n’est, semble-t-il, pas là pour exprimer l’intimité de l’interprète. Cela n’a pas grand-chose à voir avec le moteur de l’interprète occidental, dont on attend plutôt qu’il soit artiste au service d’autres artistes, c’est-à-dire qu’il apporte au projet global de mise en scène, non seulement sa technicité, mais aussi sa quête, sa vision, son mobile propre. Autre problème : le temps. Réunir les conditions d’une exploration de l’œuvre de Claudel par un groupe de professionnels demanderait un temps d’appréhension que les artistes, ici, n’ont pas toujours les moyens de donner, les temps de production étant plus courts qu’en France. Et partout dans le monde, une habitude de travailler vite façonne des comédiens moins à même de s’intéresser aux mouvements souterrains des grands textes. Découvrir et accepter « l’appareil à penser » claudélien Claudel impose à l’acteur la pulsation de ce qu’il appelle l’appareil à penser du personnage. Lors d’un cours à l’Académie Centrale, j’ai demandé aux acteurs de tout de suite monter sur le plateau texte en main, de dire les vers en en respectant la respiration, et de me dire ce qu’ils en comprenaient. J’essayais de leur faire découvrir que Claudel dicte par le vers un rythme à l’acteur, que le vide de la fin du vers est quelque chose auquel l’acteur doit accepter de s’exposer, se mettant dans un état de disponibilité pour la germination de l’inspiration suivante, la montée d’une parole qui finit par sortir comme une décharge, jusqu’au vide suivant. C’était nouveau pour eux : leur méthode les conduit à d’abord construire une vision globale, macroscopique, et cohérente, du personnage, avant de s’autoriser toute impulsion de jeu. Ils vont du global au particulier, puis de l’intérieur vers l’extérieur, maîtrisant le parcours de leur personnage et faisant parfois rentrer au chausse-pied certaines incohérences locales. L’acteur claudélien, qui doit entrer en accord avec chaque geste imposé, vers après vers, travaille par la respiration de l’extérieur vers l’intérieur, et de l’instant vers le global – perdant parfois, au passage, la cohérence de l’ensemble. On retrouve ici le problème de réception rencontré plus haut, ce sentiment de manque de cohérence. Un lien existe, entre la technique d’écriture de Claudel qui vise un pilotage de l’acteur, et son projet esthétique : empêcher l’acteur d’aller vers une interprétation immédiatement édifiante, et amener le public à renoncer à la recherche de cohérence et de réponses, pour partager le souffle de la vie même – à la fois physique et spirituel, et peut-être, à la fois taoïste et chrétien. « Tout connaître pour être tout connu », dit Mesa. Les acteurs chinois qui joueront Claudel devront accepter cette expérience qui est celle de l’abandon du « tout connaître », de Mesa le positiviste. Et de se laisser révéler par le souffle du vers pour être ainsi « tout connu », « lisible » comme dit encore Mesa, ou, pour le dire encore autrement : pour être comme Ysé, qui est sans le savoir la véritable mystique du drame, comme le révèle ce dialogue avec Mesa : « Est-ce que vous croyez en Dieu ? », Ysé : « Je ne sais, je n’y ai jamais pensé ». C’est cette expérience que nous avons visée à l’atelier de Canton, avec des amateurs chinois et français : après trois semaines d’analyse du texte français et de jeu, malgré les difficultés techniques et linguistiques, les Chinois ont fini, m’a-t-il semblé, par se laisser traverser par le verbe de Claudel, dans une incarnation presque passive, vibrante, remarquable – une beauté de jeu dont ils n’avaient pas conscience, eux-mêmes plutôt touchés par l’inventivité plus active des Français. J’ai vécu aussi une expérience semblable lors d’un atelier de deux semaines au Japon, sur la traduction de M. Moriaki Watanabe, avec dix acteurs professionnels japonais. Là aussi, le travail sur le vers a fait passer d’un sentiment « de poésie » et d’opacité de la langue lue, à la découverte d’une simplicité, d’une organicité de la parole, une compréhension intime parce qu’épousant intimement la personnalité, le souffle, de chacun – un phénomène que la lecture ne pouvait pas révéler. Placer la traduction au cœur du processus de création Ces considérations sur le vers nous rappellent combien une pièce n’est pas un roman, mais un objet technique, une partition pour l’interprète. A la première lecture, l’acteur français croit lire en Claudel un texte extrêmement fleuri et chargé. Ce n’est qu’au terme d’un long temps de plateau qu’il change son point de vue et comprend la nécessité organique de chaque vers de de cet « appareil à penser » claudélien. Au regard d’une telle difficulté à lire de l’acteur Français, difficulté qu’il ne surmonte souvent qu’à voix haute et parfois sur le plateau, comment un traducteur chinois pourrait-il appréhender l’œuvre de Claudel dans la solitude de son bureau ? Et si le traducteur ne parvient pas à atteindre ce sentiment d’économie et de nécessité du vers, il y a peu de chance que sa traduction révèle cette nécessité à l’acteur, puis au spectateur. Le texte traduit peut même devenir un écran à la compréhension, puis l’acteur qui l’interprète, un autre écran. Le traducteur doit s’associer à la répétition, comme André Markowitcz par exemple, qui parachève son travail sur le plateau. La traduction, simultanée à la création, deviendrait alors, au même titre que la mise en scène ou le jeu, partie d’un processus d’interprétation collectif et cohérent, fidèle autant à Claudel qu’aux interprètes. Et une interprétation est une création volatile, écrite, comme dit Peter Brook, « sur le sable », susceptible d’être balayé par une autre interprétation, une autre équipe, un autre acte de double fidélité à l’auteur du passé et aux interprètes du présent. Conclusion La veine symboliste du théâtre, qui dans la francophonie passe par Maeterlinck et Claudel, et qui continue, en Occident, d’irriguer les artistes contemporains (Bob Wilson, Jon Fosse, Claude Régy, ou même David Lynch) est un continent presque inexploré en Chine. L’arrivée d’une pièce de Claudel a suscité un véritable élan de curiosité, vite confronté aux difficultés de sa réception. Difficulté de la langue, du surtitrage, mais aussi, différences dans ce qu’on peut attendre du théâtre, en termes de forme, de rythme, d’action, de morale… Tout ceci révélant des différences culturelles profondes que j’ai tenté d’appréhender ici. Si, dans ce contexte, le retour négatif d’une partie du public était prévisible, l’enthousiasme d’une autre partie, pourtant guère mieux armée pour recevoir le spectacle, aura été un signe surprenant et fort : ont été révélés un appétit, un désir, pour un théâtre inconnu, réclamant une attitude de réception inédite, et offrant en retour quelque chose à la fois d’étranger, de partiellement incompréhensible, et d’intime. Quelque chose comme un choc qui met en chemin. Les trois semaines de stage à Canton ont confirmé cette idée du choc et du chemin, allant, pour ces acteurs amateurs, de l’incrédulité à l’incarnation, et confirmant un appétit pour un Occident inconnu, loin des clichés dominants. L’obstacle même de la langue, qui faisait que beaucoup de spectateurs renonçaient à comprendre, aura paradoxalement été, pour les plus heureux d’entre eux, un moyen de « sentir » Claudel. Car, en quelques semaines, les acteurs, entraînés par la nécessité de transmettre Claudel coûte que coûte, ont développé au contact de ce public étranger la précision et l’animalité de leur langage corporel, finissant ainsi par transmettre, par la voix, le corps, le rythme et les signes scénographiques, quelque chose de la part universelle de Claudel. « Pourquoi ?» demande Mesa tout au long de la pièce. « Il ne faut pas comprendre », « il faut perdre connaissance », répond Ysé, et Claudel est autant à l’endroit de l’un que de l’autre. Il faut accompagner le plus haut possible la compréhension du public pour atteindre ces endroits où l’abandon, comme une mise en orbite, ouvre sur ce qui échappe à l’analyse rationnelle. L’étape suivante vers l’appropriation de Claudel serait une prise en charge de son œuvre par la communauté artistique chinoise. L’innovation de l’écriture théâtrale est, chez Claudel, intimement liée à l’évolution de la représentation et du jeu, dans une fécondation constante et réciproque. Claudel est une racine importante de la création contemporaine. Monter Claudel serait formateur pour une autre compréhension du théâtre. Une telle expérience peut être riche de remises en questions pédagogiques, esthétiques, philosophiques. Et il faut du temps pour qu’un texte étranger et ancien traverse vraiment des artistes d’aujourd’hui, et atteigne, par eux, un public qui leur est proche. L’enjeu d’un tel effort, c’est que davantage de spectateurs s’approprient, en sortant de la salle, cette vérité de l’Annoncier du Soulier de satin : c’est ce que nous ne comprenons pas qui est le plus beau.