DEVOIR DE MEMOIRE
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DEVOIR DE MEMOIRE
DEVOIR DE MEMOIRE Dis mamie, c'est quoi l'Europe ? Raconte-moi ! Papa, maman, dites-moi ! Vous tous, les grands qui avez vécu tout ça, expliquez-moi ! « Je me souviens des cloches joyeuses qui sonnaient, des jeunes qui chantaient, de rouge et de bleu vêtus, heureux et fiers de partir reprendre l'Alsace et la Lorraine à ceux qui nous les avaient volées encore une fois ! … « Je me souviens de l'absence et des larmes, des femmes qui partent au travail parce qu'il n'y a plus d'hommes » « Je me souviens de ma tante Marie, vingt ans à peine et déjà mariée à Pierre. Je me souviens du télégramme qui disait que Pierre avait été touché et qu'il avait été écarté du front pour être soigné à l'arrière, à Paris. Je me souviens des paroles des parents qui voulaient lui faire entendre raison : « N'y vas pas ! Tu n'y changeras rien ! On le soigne bien ! Ne t'en fais pas ! Bientôt il reviendra ! Dès qu'il sera rétabli ! Ils ne le renverront pas ! Pense aussi à toi ! C'est dangereux !… Mais la jeunesse est sourde et l'amour se croit invincible … Je me souviens des larmes et du cercueil plombé qui ramenait la petite Marie, si jeune, si amoureuse, fauchée en deux heures de train par la grippe espagnole ... » « Je me souviens de mon gendre de la ville qui s'est caché des mois, à la ferme pour échapper au STO et du petit Coco, trois ans à peine, son fusil de bois à l'épaule qui lui disait : « Henri, ne t'en fais pas, je te protège ! » « Je me souviens de ces longues files, noire, tristes, silencieuses, qui fuyaient la mort et la faim en guettant le ciel, même si elles n'y croyaient plus ... » « Moi, je me souviens de ces nouveaux venus mais je ne savais pas vraiment pour quoi faire … On disait qu'ils venaient voler nos terres, qu'ils étaient sales, si sales qu'ils avaient les pieds noirs, et avec ce drôle d'accent ! » « Et puis, il y avait aussi les Polacs, les Macaronis, et autres Espingouins … Je n'y comprenais rien, tout le monde les insultait mais moi, j'admirais Pietr qui fut reçu premier du canton au Certificat d'Etudes Primaires alors que ses parents ne parlaient pas français ! » « Il y a peu encore, moi aussi, j'ai connu ma voisine : je m'en souviens mais elle ne vient plus, personne n'en parle plus depuis qu'elle s'est mariée avec un « schleu », c'était en 1995 ... » « Alors pour vous, grand-parents, parents, adultes, l'Europe, c'est ça ? » Moi, Asmae, j'ai treize ans, je vis en France, le XXI˚ siècle commence à peine et je ne veux plus me souvenir de cauchemars, je ne veux plus que l'Europe fasse peur. Lorsque mes enfants m'interrogeront, je veux pouvoir leur dire : « Je me souviens de nos amis Grecs, Polonais, Allemands et Italiens que nous avons accueillis comme des frères, il y a déjà un an, dans notre collège » « Je me souviens qu'ils avaient le même rire et dansaient sur les mêmes musiques, et que pour nous comprendre, les yeux valaient mieux qu'un dictionnaire ! » « Je me souviens du succès de l'Auberge Espagnole où logent tous ces « Erasmus » qui choisissent d'aller voir ailleurs, s'enrichir de nouvelles expériences. Et je sais que les vieilles universités de notre Port de la Lune attirent des flots de notre jeunesse européenne forte et éclairée » « Je me souviens de M. Da Costa et de Mme Nouiti qui nous ont appris que l'Europe, c'est nous, c'est l'avenir. Ils nous ont enseigné l'Hymne à la joie et la fraternité. Ils nous ont expliqué pourquoi ce drapeau bleu et ces douze étoiles qui font la ronde » « Je me souviens aussi de Velibor et d'Alessandro, le plus étrange et le plus fort de mes souvenirs. Je me souviens de cette chanson pour l'Europe que nous leur avons chanté pour les accueillir. Je me souviens de ces deux adultes, grands et forts, qui ont écrit pour nous, rien que pour nous et qui ont expliqué, comme des conteurs d'autrefois, à ces jeunes assis par terre à leurs pieds, si petits, si ignorants encore de la vie, mais les yeux et les oreilles grands ouverts que l'Europe doit être notre famille et notre refuge. Nous devons la préserver car elle est ce qui nous est arrivé de meilleur. Elle est la seule garantie de paix et de fraternité, de justice pour tous » Je veux que personne d'autre qu'Alessandro ne parle de ces hommes abandonnés qui ont préféré se suicider plutôt que de supporter davantage la honte du chômage, de ces pères trompés par une entreprise qui leur a tout pris et qui leur a menti. J'espère que Vélibor sera le dernier européen a avoir tenu son frère en joue. Qu'il soit le dernier dont on aura saccagé l'appartement, qu'on aura menacé de mort pour ses idées. Que personne d'autre, condamné et trahi par ceux qui étaient autrefois ses amis ou ses voisins, ne soit obligé de passer les frontières caché dans une malle, même si je suis fière que ce soit la France qui l'ait adopté. Je souhaite enfin de toutes mes forces que cette « Aube dorée » ne se lève jamais sur la Grèce ni nulle part ailleurs en Europe. Mon bleu préféré est celui du drapeau, pas le bleu marine ! Car je ne veux pas avoir à raconter à nouveau : « Je me souviens de l'absence et des larmes ... » Asmae BENSMAINI 5ème 1 du College Georges Rayet de Floirac