L`arbre de Noël de la crypte
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L`arbre de Noël de la crypte
1 L'arbre de Noël de la crypte Ça fait maintenant vingt ans. Le gardien du seuil portait, ce jour-là, des habits de circonstance et, après m’avoir longuement dévisagé, il me salua avec tant d'emphase que j'eus l'impression d'entrer sur le plateau d’une production théâtrale. Puis, sans un mot, il me fit signe que je pouvais descendre les quelques marches de pierre où me précédait déjà le faisceau tremblant de ma lampe de poche. Et il m’emboîta le pas. En bas des marches, la première salle était plongée dans l'obscurité : sans doute une question de sécurité, me dis-je en la traversant à la hâte, me dirigeant vers le trait de lumière qui filtrait du cadre d'une lointaine porte. N'osant regarder ni à droite, ni à gauche, car je sentais peser sur moi le regard de mon guide, je savais d’instinct que je ne devais pas m'arrêter en chemin pour examiner ces murs que j'imaginais garnis d'étagères chargées de dossiers poussiéreux. Un jour, me dis-je en pressant le pas, il faudra bien que je revienne mettre de l'ordre dans tout cela. Ayant atteint la porte d'où montaient les bruits de la fête à laquelle j'avais été invité, après un moment d'hésitation à l'idée que j'allais sans doute y rencontrer des visages dont la présence me troublerait, je l'ouvris résolument. L’immense pièce était richement décorée. On y célébrait de toute évidence la Noël. Un magnifique sapin illuminé en occupait le centre. Aussi loin que je pouvais porter mon regard, je ne vis qu’une multitude de personnages masqués et en costumes sombres qui se livraient à une étrange chorégraphie consistant à mimer une conversation tout en se déplaçant d'un interlocuteur à l'autre sans renverser le verre qu’ils tenaient à la main et où brillait l'ambre effervescent d'un champagne, le rubis d'un beaujolais nouveau ou le cristal glacial d'un alcool. Ce spectacle me rappela un carnaval d’hiver où j’avais vu des garçons de café en livrée, chaussés de patins à glace, rivaliser d’adresse lors d’une course d'obstacles où ils devaient porter jusqu’à la ligne d’arrivée, sans le renverser, un grand plateau chargé de bouteilles et de verres. Dès mes premiers pas dans la salle où se déroulait cet étrange bal, je remarquai que la courbure des hanches de ces étranges danseurs, plus marquée chez certains que chez d’autres, probablement à cause de leur sexe, de leur âge ou de leur embonpoint, ressemblait à des 2 parenthèses inversées. Chacun d'eux était donc comme le corps d'une phrase, une sorte de proposition principale délimitée, de part et d’autre, par des parenthèses qui ne se refermaient qu’après avoir englobé tout le reste du monde. Me faufilant dans cette jungle « parenthétique », je prêtai l'oreille à quelques conversations. « Ah mon cher, comment allez-vous ? », disait un des convives à un autre, « Comme je suis heureux de vous voir! Entre parenthèses, je vous avais presque perdu de vue ! ». Celui des deux qui s'était laissé enfermer le premier dans les parenthèses de l’autre répondait alors en levant son verre et sans se départir d’un sourire factice : « Je vais fort bien, mon ami, et vous ? Joyeux Noël ! ». Les espaces non sécables qui accompagnaient leurs parenthèses étaient alors brièvement franchis par deux verres qui s’entrechoquaient avec un tintement presque inaudible. Plus loin, un autre de ces fantômes aux parenthèses si droites qu’on aurait dit des crochets se livrait à un curieux piétinement qui me rappelait le pigeon mâle que j’avais observé ce matin-là sur un toit. Je l’entendis même murmurer à l’oreille d’un danseur aux parenthèses particulièrement convexes : « Madame, vos si gracieuses parenthèses m’invitent à plonger dans le corps du sujet ». Elle gloussait alors en se donnant des airs de proposition subordonnée relative. Bref, la jungle de parenthèses où j’avais fait irruption aurait mérité la devise « j’exclus, donc je suis ». À mon passage, quelques conversations s'arrêtèrent, car je n'étais pas prêt à les entendre. Je saluai, ci et là, de façon distraite, quelques masques familiers avec lesquels j'avais sans doute déjà entretenu quelque commerce ou partagé quelque aventure. J'allais ainsi sans but, dans cette foule aussi étrange que bruyante, lorsque je sentis qu’on tirait par petits coups saccadés sur un lacet de mes souliers. Portant le regard vers le sol, je découvris un enfant aux cheveux d'or, planté devant moi et qui souriait d’un air espiègle. Tout autour de lui, une multitude d’enfants aux costumes bigarrés évoluaient avec entrain comme autant de lutins dans le sous-bois de la forêt des fantômes. Les uns portaient des friandises, d'autres des jouets, et tous s’affairaient à rire et à célébrer. Deux mondes mutuellement impénétrables se côtoyaient ici. En haut, des fantômes en robe sombre se livraient à leur étrange chorégraphie et se mettaient mutuellement entre parenthèses, tandis qu’en bas, l'univers des enfants n'était que 3 vibrations et couleurs. Sans masques, leurs visages radieux exprimaient la joie de jouer ensemble en se faufilant entre les jambes des fantômes d'en haut. Sans hésiter, je me mis donc à quatre pattes pour partager leurs jeux. Visiblement réjouis, plusieurs d’entre eux m'apportèrent un costume en satin bleu royal orné de motifs argentés et me prièrent de le vêtir. Habillée en princesse, une petite fille dont les yeux brillaient comme des étoiles me tendit une boîte multicolore qui contenait des chocolats en forme de soleils et de croissants de lune. J'en pris un et j’ouvris sans attendre son enveloppe dorée qui contenait une truffe en chocolat praliné dont je me délectai sous le regard amusé des enfants. Tout était simple dans le monde ouvert des petits et on n’y voyait aucune parenthèse. Quand retentirent les douze coups de minuit, les enfants convergèrent vers le sapin qui ornait le centre de la pièce. Je les suivis, effleurant au passage l’ourlet des robes et le pli des pantalons des fantômes d'en haut. Le sol, tout autour de l’arbre, était jonché de cadeaux. C'étaient des cadeaux pour tous et pour personne, tous se réjouissaient de les voir et s'il s'en trouvait un dont l’emballage portât le nom d’un enfant, celui à qui il était destiné le remettait immédiatement à quelqu'un d'autre et le cadeau passait ainsi de main en main, ce qui provoquait une vague de bonheur et répandait un sourire. J'évoluais donc ainsi, à quatre pattes, engoncé dans mon costume de satin bleu aux motifs argentés, dans un monde où l'idée même de s'approprier un des innombrables cadeaux qui jonchaient le sol tout autour du sapin ne semblait avoir effleuré personne. Soudain, le sapin secoua légèrement ses branches, et ses guirlandes se mirent à clignoter. Répondant au signal, les enfants s'installèrent comme autour d'un conteur les soirs d'hiver à la veillée: « Mes enfants, dit le sapin, je vais vous raconter une histoire d'arbre que j'ai entendu mes parents raconter bien des fois, du temps où je vivais dans la forêt ». Entouré d’une foule d’enfants devenus attentifs et silencieux, le sapin parla donc. « Il était une fois un arbre très spécial. Aucun arbre ne lui ressemblait dans le grand jardin de la création. Certains disent que c'était un pommier, d'autres un palmier, d’autres un sapin, mais c'est sans importance car ce qui le rendait spécial n'était ni la forme de ses feuilles, ni celle de ses 4 fruits. C'était un arbre unique au monde parce qu'il se trouvait en plein centre du jardin où l'homme et la femme vivaient nus sans connaître la honte. Un jour, sans que l'on se souvienne pourquoi ni comment, l’arbre central disparut. Certains disent qu'un serpent enroulé autour de son tronc avait convaincu l'homme et la femme de manger de ses fruits et que, comme ceux-ci contenaient un puissant narcotique qui rendait amnésique, l'arbre central n’avait pas vraiment disparu, mais était seulement tombé dans l’oubli. Le véritable drame n'était pas vraiment l’oubli de l'arbre, bien qu'il fut, à ce qu'on dit, fort beau, mais le fait qu'en oubliant l'arbre, l'homme et la femme avaient perdu le centre, et que, sans un centre, la vie est très difficile, même dans un jardin. D’instinct, les hommes et les femmes sentaient bien qu’il leur manquait quelque chose, mais ils ne savaient plus quoi et, à force de chercher ce « je ne sais quoi », ils avaient fini par s'égarer dans des régions beaucoup moins clémentes. Ayant pris froid, ils durent se vêtir. Tenaillés par la faim et la soif, perdus dans une immense forêt, ils fouillaient le sol en quête de racines et buvaient l’eau des rivières ou creusaient des puits. S'étant établis dans une clairière, ils s’aperçurent un jour que les graines dispersées sur la terre par les oiseaux du ciel et les écureuils germaient et produisaient une moisson au centuple. Ils se mirent donc à cultiver le blé et, ayant appris à le séparer de la balle, ils le broyèrent entre des pierres pour en faire une farine qui, mélangée à l'eau des torrents, formait une pâte élastique qu’ils cuisaient sur les braises laissées par la foudre. Ils apprirent aussi à laisser fermenter le fruit de la vigne, mais l'ivresse qu'ils en retiraient ne faisait qu'exacerber leur nostalgie de l'arbre central. Les jours passèrent, puis les années et les siècles. La population augmentait et la vie continuait dans l'immense forêt où l'on avait défriché de vastes territoires pour construire des villages et des villes. Mais, au cœur de l'homme, persistait une soif et une faim que ni le pain ni le vin ne pouvaient apaiser. La perte du jardin des origines avec son arbre central imprimait au cœur des hommes un chagrin diffus qui les conduisait à lancer, de temps à autre, de grandes expéditions pour le retrouver, mais en vain. Le plus gros chêne de la forêt était parfois désigné comme centre du monde, mais tôt ou tard, un chasseur rentrait en disant en avoir trouvé un plus grand ou un plus beau, et les populations se divisaient, qui autour du vieux chêne, qui autour de 5 l'if centenaire, et l’on se querellait : « Mon arbre est plus vieux que le tien », « non, le mien est plus haut », « taisez-vous, le mien a plus d’envergure ». Pour tenter de mettre fin à ces controverses, quelqu'un suggéra de construire une tour plus haute que le plus haut des arbres et d'en faire le centre incontesté du monde. Mais l'opération finit en désastre à cause d'un conflit entre les architectes et les maçons qui ne parlaient pas la même langue. De temps à autre, on inaugurait un temple dont l'architecturale splendeur rayonnait pendant des siècles, mais il finissait toujours par s'écrouler, par être démoli par des vandales ou, tout simplement, par être abandonné, car quelqu'un en avait construit, ailleurs, un plus beau, un plus grand, ou un plus cher ». La voix du sapin était empreinte de mélancolie. Tout autour, les enfants écoutaient dans un silence à peine troublé par l'écho des conversations qui continuaient au-dessus de leurs têtes entre les fantômes vêtus de noir et enfermés dans leurs sinistres parenthèses. Les guirlandes lumineuses scintillaient au rythme du récit de l'arbre, tantôt intenses et multicolores, tantôt plus pâles et s'éteignant presque. Le sapin continua : « Il y avait bien les prophètes, ces hommes et ces femmes solitaires qui parlaient aux oiseaux et écoutaient le vent. Mais comme on ne comprenait pas leur mystérieux langage, on finissait toujours par les ignorer ou par les enfermer. L'un d'eux avait maintes fois déclaré qu'il connaissait le centre du monde parce que c’était son père qui y avait planté un arbre, mais il insistait aussi sur le fait que ce n'est pas tant l'arbre central qui compte que la façon qu'on a de vivre autour. Pour donner l'exemple, il allait de clairière en clairière, d'une tribu à l'autre, et y semait l’espoir, réconfortant les affligés et tenant un discours qui frappait l'imagination des foules. Il affirmait connaître une source capable d'étancher toute soif et un pain capable d'apaiser toute faim. Or, du temps où il parcourait les villages, on vénérait un vieux temple qui, ayant longtemps servi d'axe du monde, avait été détruit et rebâti. Le prophète affirmait pouvoir le détruire de nouveau et le rebâtir en trois jours! Ce discours dérangea les gardiens du temple et les marchands de souvenirs très nombreux en ce lieu de pèlerinage fréquenté. Prêtres et marchands se liguèrent donc contre lui et obtinrent sa condamnation pour mégalomanie et insubordination, bien qu’il ait, à plusieurs reprises, affirmé ne faire que la volonté de son père. Sa vie avait à ce point marqué les esprits que l'arbre où on le crucifia devint pour beaucoup le nouveau centre du 6 monde. Oubliant alors que ce n'est pas l'arbre qui compte mais la manière de vivre autour, les hommes se remirent de plus belle à construire des temples et des croix, des croix et des temples, des temples en forme de croix et des croix surmontant des temples, tant et si bien que rares furent bientôt les campagnes qui n’étaient dominées par la croix d'un clocher ou d'un calvaire autour duquel les maisons rayonnaient comme les alvéoles d'une ruche. Les populations se réunissaient alors pour faire d'interminables signes de croix entre des murs eux-mêmes en forme de croix. Mais leur façon de vivre hors du temple n'était pas différente de celle de l’époque où leurs ancêtres guerroyaient à la recherche de l’axe du monde. La grande errance continua donc au rythme des temples qui finissaient toujours par se délabrer et des croix qui finissaient toujours par tomber. Quand ce n'étaient pas les injonctions des prophètes, d'autres voix se faisaient entendre. « L'essentiel est invisible pour les yeux », affirma un jour un renard, sous la plume d'un aviateurécrivain sorti indemne d'une panne dans le désert du Sahara, mais comme il y avait des dessins dans ce livre, on crut qu'il s'agissait d'un conte pour aider les enfants à s'endormir. On se limita donc à en faire de belles reproductions et un film, pour faire mousser les ventes. « Je suis attaché à la Croix, mais la croix à laquelle je suis attaché n'est attachée à rien », avait écrit un poètediplomate après une inspiration fulgurante, un jour de Noël, appuyé sur le pilier d'une cathédrale, mais on ne comprit pas davantage ce qu'il voulait dire que lorsque les alchimistes avaient, quelques siècles plus tôt, évoqué « le centre qui est partout et la circonférence qui n'est nulle part ». Quelques illuminés cherchèrent bien et cherchent encore secrètement l’anneau universel et magique mais, en général, on continua d’entretenir l’amnésie des origines par l’opium des conquêtes territoriales et des transactions boursières, assaisonné de pieuses formules sur les droits universels et la libre entreprise. Les hommes s'acharnaient donc à construire des temples, des grands, des petits, des ronds, des carrés, des longs, des larges, des pointus, des arrondis, des clairs, des sombres, des simples, des doubles, des compliqués, des en bois, des en pierre, des en brique, des en fer, des en verre, et la terre entière devint vite un immense chantier. À court d'arbres assez gros pour les charpentes et les échafaudages de leurs cathédrales, les hommes apprirent à fondre les métaux pour en forger des poutres, des tiges et des treillis qu'ils imbriquaient dans le sable et la chaux des plages et des 7 carrières pour construire toujours plus fort et toujours plus haut. Et la terre ne fut bientôt plus qu'une jungle de tours rivalisant d'audace en s'élevant vers le ciel ». L'arbre de Noël s'arrêta un instant pour dévisager les enfants qui l’entouraient et s’assurer qu’ils ne manquaient pas un mot du récit. Tous étaient suspendus à ses lèvres. Il leur posa alors une question : « Un temple pointe-t-il mieux vers le ciel parce que son dôme est plus élevé ? Son périmètre est-il plus sacré parce que le coq de son clocher chante plus près des étoiles ? » Et sans attendre une réponse il continua : « Non bien-sûr, le tipi le plus modeste n'a rien à envier aux grandes pyramides si ceux qui en franchissent le seuil ont compris que la terre qu'ils foulent est sacrée. Un sage dont nous, les arbres de Noël, servons à évoquer la naissance au moment où le soleil d’hiver commence à remonter à l’horizon, avait planté son tipi parmi nous et averti ses contemporains : « À moins que vous ne deveniez comme des petits enfants, vous ne retrouverez ni le jardin, ni l’axe du monde ». Et pour donner l’exemple en se faisant lui-même arbre central, il répétait : « Chaque fois que deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux ». Les mots du sapin résonnaient encore dans ma tête lorsque le chat me réveilla en sautant sur mon oreiller. J'avais dormi plus longtemps que de coutume et le grand mélèze devant la fenêtre se découpait déjà sur le bleu d’un ciel hivernal où le soleil pâle venait de se lever. Au mur, la page du calendrier montrait une chaumière dans un décor de neige. Dans les cases blanches des derniers jours de l’année, j'avais noté (à l'encre rouge pour ne pas oublier) l'heure et l'endroit des quelques concerts et fêtes de fin d’année auxquels j'allais participer : « Quinze décembre, vingt heures, Contes et Poésie de Noël ». J’allais donc pouvoir raconter mon rêve et permettre à plusieurs, ne serait-ce que l’espace d’un instant, de redevenir enfants joueurs et espiègles et de se remémorer l’axe du monde.