Grandeur et misère de l`Armée rouge
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Grandeur et misère de l`Armée rouge
0C_Livres_22p-bl:livres 24/02/12 15:30 Page154 histoire & liberté Grandeur et misère de l’Armée rouge Témoignages inédits 1941-1945 de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri Paris, Seuil, 2011, 384 p., 21,00 € par Charles-Michel Cintrat L ES AUTEURS[1] ont recueilli les témoignages de douze citoyens de l’ex-Union soviétique ayant participé, d’une façon ou d’une autre, à la «Grande guerre patriotique », expression créée par Staline pour désigner la guerre qui opposa la Russie soviétique à l’Allemagne nazie, de 1941 à 1945. La plupart sont des vétérans, combattants de l’Armée rouge. Deux ou trois d’entre eux furent prisonniers. Une étonnante exception : l’un de ces hommes combattit aux côtés des Allemands dans une division géorgienne ; il le paya de quelques années de goulag. Parmi ces témoins, une seule femme. Le moins que l’on puisse dire est que l’ensemble de ces témoignages ébranle le mythe de la Grande guerre patriotique durant laquelle un peuple uni aurait combattu héroïquement l’envahisseur dans une armée «égalitaire et fraternelle» et accompli son devoir internationaliste visà-vis des peuples libérés et du peuple allemand lui-même. La plupart des témoins dénoncent au contraire le racisme anti-asiatique et antisémite qui sévit dans l’armée, le mépris des officiers pour l’homme de troupe, l’incompétence et l’arrogance de certains d’entre eux. Et ils affirment qu’ils ne montaient pas à l’assaut au cri de «Pour Staline, Pour la Patrie», comme la presse du Parti l’a rapporté. Ils évoquent le rôle des politruks – commissaires politiques – gardiens de l’idéologie, chargés de maintenir le moral des troupes. Mais si certains étaient odieux, d’autres ne manquaient pas de 1. Jean LOPEZ, spécialiste du conflit germano-soviétique, rédacteur en chef du magazine Guerres et histoire, est l’auteur, en particulier, de Berlin, les offensives géantes de l’Armée rouge (Economica, 2009). Lasha OTKHMEZURI est ancien diplomate, conseiller de la rédaction du magazine Guerres et histoire. 154 MARS 2012 L I V R E S qualités et souvent c’est le politruk qui s’élançait à la tête des troupes en poussant le fameux cri. Mais il y a aussi les «bataillons de blocage» du NKVD, chargés avec leurs mitrailleuses d’empêcher les hommes de reculer. Quant aux unités disciplinaires, constituées de condamnés de droit commun libérés, et d’hommes punis parfois pour des vétilles, elles étaient souvent sacrifiées dans des actions inutiles ou simplement pour tester la résistance ennemie. Les témoignages les plus horribles évoquent les pillages et les viols en Allemagne. Si certains officiers tentaient de s’y opposer, parfois au risque de leur propre vie, beaucoup y participaient. Et le sort réservé aux grands blessés, en particulier aux «hommes troncs», en dit long sur la reconnaissance que le régime leur accorda. Certains de ces témoignages sont cependant plus nuancés. La victoire soviétique ne s’explique pas seulement par la supériorité numérique, le mépris de la vie humaine, la crainte du NKVD. Il y eut aussi des généraux compétents et efficaces. La bataille de Stalingrad, celle de Koursk, les grandes opérations de 1944 et 1945 témoignent d’un grand savoir opérationnel et stratégique. Et il y eut aussi des généraux valeureux et humains. Si beaucoup de témoins n’ont guère de tendresse pour Staline, certains pensent malgré tout qu’il joua un grand rôle dans la victoire, malgré la débâcle initiale résultant de la purge de 1937 qui avait décapité l’Armée. Ces témoignages, souvent très émouvants, rendent compte de la terrible expérience vécue par les citoyens soviétiques – ouvriers, paysans, étudiants, intellectuels – devenus soldats. Brossant un tableau réaliste de la guerre, ils entament sérieusement la légende entretenue par le régime défunt, et peut-être aussi par le nouveau, et confirment les écrits, souvent contestés, d’un certain nombre d’historiens, notamment anglo-saxons. L’excellente préface des auteurs éclaire l’ensemble des témoignages en les situant dans une perspective plus large. Et les notes, en précisant certains points, en corrigeant des erreurs ponctuelles des témoins, nous apprennent beaucoup sur cette guerre, comme sur la Russie d’hier et d’aujourd’hui. N° 47 155 LIVRES 0C_Livres_22p-bl:livres 24/02/12 15:30 Page155