L`enquête sur Total conduit à des soupçons de caisse noire et de

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L`enquête sur Total conduit à des soupçons de caisse noire et de
16.10.04
L'enquête sur Total conduit à des soupçons de caisse noire
et de corruption
Au cours de leurs auditions devant le juge Courroye et les policiers,
plusieurs anciens cadres dirigeants du groupe pétrolier ont détaillé le système
de commissions mis en place pour obtenir des marchés, notamment
en Russie et en Irak. Alcatel et Vivendi ont aussi été cités
CAISSE NOIRE », « corruption », « racket »... Les personnes interrogées par le juge
d'instruction Philippe Courroye sur un système de commissions versées par Total en vue
d'obtenir des marchés, notamment en Irak et en Russie, ont permis de mettre au jour certaines
pratiques du groupe pétrolier. Ouverte en août 2002 pour « abus de biens sociaux, complicité
et recel », l'information judiciaire avait démarré, en 2001, sur des soupçons de blanchiment.
Trois cadres ou ex-employés de Total ont déjà été mis en examen pour « complicité d'abus de
biens sociaux » : Patrick Rambaud, ancien responsable de la Direction Trading Shipping
(DTS), Pierre Barbe, ex-responsable des produits à la DTS, et Jean-Michel Tournier, qui était
chargé de l'approvisionnement en pétrole brut à la DTS ( Le Monde du 2 octobre).
Selon les enquêteurs, Total International Limited (TIL), filiale à 100 % de Total, aurait fait
transiter par la société Telliac, dirigée par l'homme d'affaires Jean Caillet, plus de 30 millions
de francs (4,6 millions d'euros) entre 1996 et 2001. Des fonds destinés à payer des
intermédiaires ou des décideurs locaux. Outre Total, Alcatel et Vivendi ont également utilisé
les services de Telliac. « Il s'avère exact que le système » mis en place par Total avec Telliac
constitue « un circuit anormal et injustifié, ayant pour but une augmentation des coûts ainsi
que de rendre le système plus opaque », a déclaré l'ex-responsable de comptabilité du groupe,
Gilbert Covinhes, en garde à vue, le 22 septembre. « L'équivalent en devises des 30 millions
de francs versés à une nébuleuse d'entités et de personnes physiques [...] a servi, pour la quasitotalité des sommes, à corrompre les décideurs locaux pour obtenir les marchés, que ce soit en
Russie ou en Irak (...) Il est évident qu'une grosse partie de cette somme a été rétrocédée », a
ajouté l'ancien comptable.
Si le fait de verser des commissions à des intermédiaires n'est pas répréhensible en soi, encore
celles-ci doivent-elles être déclarées. De plus, depuis le 30 juin 2000, une loi réprime « la
corruption active d'agents publics étrangers ». Elle est applicable pour les contrats signés
après le 28 septembre 2000. Dans un rapport de synthèse du 2 juin, la Brigade de répression
de la délinquance économique (BRDE) a fait état de ses premières conclusions : « En sus des
rémunérations fixes prévues aux différents contrats (CEI et Irak), la société Total a fait appel
aux services de Jean Caillet et de sa société Telliac SA aux fins de procéder par son
intermédiaire au versement de commissions à des sociétés écrans et à des tiers, dont le
montant total est évalué à environ 6 800 000 francs suisses, et à 1 245 000 dollars, pour la
période d'août 1996, à avril 2001. » C es derniers versements, opérés en 2001, permettent
donc la mise en oeuvre de la loi du 13 juin 2000.
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Si les enquêteurs n'ont, pour l'heure, pas découvert la trace du versement de rétro
commissions en France, ils concentrent leurs investigations sur la société Telliac,
l'anagramme de Caillet, l'homme d'affaires qui a fondé cette société en mai 1997. Selon
Gilbert Covinhes, c'est Patrick Rambaud, le patron de DTS, qui a incité Jean Caillet à
travailler pour Total. En juillet 1996, M. Covinhes découvre le montage : « La direction de
DTS a recherché un moyen juridique dans le but de rendre plus anonyme le versement de
pots-de-vin à des décideurs locaux (...) Ma première réaction a été de penser que s'ils avaient
des commissions à payer, ils auraient pu les payer directement par Total International
Limited. Bernadette Baudier [la supérieure hiérarchique de M. Covinhes] m'a dit : «Ils n'y
tiennent pas, ils ne veulent pas que Total soit en première ligne.» Elle faisait référence à MM.
Rambaud et Barbe ».
TIL et Telliac multiplient très vite les affaires, et orientent leurs recherches vers le pétrole
russe. « En Russie, a déclaré M. Covinhes, il y avait plusieurs fournisseurs de pétrole brut.
Pour chaque achat, il y avait un intermédiaire X à arroser qui n'était pas toujours le même. » «
Sur la Russie, ces demandes de commissions s'apparentaient à du racket », a confirmé M.
Barbe. Les sommes exigées par les conglomérats Ioukos, Tatneft ou Lukoil sont versées à des
sociétés écrans, toujours par l'entremise de Telliac. « Les bénéficiaires se dissimulaient
derrière différentes sociétés qui détenaient des comptes à l'étranger, en Suisse, au
Liechtenstein, à Chypre, à Gibraltar », s'est souvenu le 30 septembre, devant le juge
Courroye, Pierre Barbe, actuel directeur approvisionnement et trading en pétrole brut chez
Total.
En revanche, les cadres du groupe ont affirmé ignorer qui se cachait derrière ces raisons
sociales. Le circuit de l'argent devient complexe, intraçable. « Il n'y a effectivement aucune
raison économique à ce que l'argent transite par Caillet/Telliac, si ce n'est de rendre plus
opaques les mouvements » a relevé M. Covinhes. Lors d'une perquisition, le juge Courroye a
saisi un tableau, daté du 2 juin 1999, faisant référence à des commissions versées par TIL à
Telliac. Y figurent la mention « caisse N » et différents noms de sociétés. « Caisse N » pour
caisse noire ? « En tant qu'exécutant, je ne sais pas qui se cache derrière ces entités, excepté
pour Total Tanzanie où j'ai mentionné qu'il y avait une caisse noire », a confirmé le
comptable. « Il fallait du cash en Tanzanie pour arroser des décideurs politiques et
économiques. » Total a procédé de même pour l'Irak, en recourant aux services d'un
intermédiaire libanais, Elias Firzli.
Pour Patrick Rambaud, l'ex-patron de DTS, désormais associé à M. Caillet dans une nouvelle
société, les commissions versées « pouvaient concerner des personnes qui faisaient la décision
». Selon Jean-Michel Tournier, ex-directeur du pétrole brut de Total, il est évident que « la
structure Telliac a été constituée pour dissimuler les véritables bénéficiaires. Il est exact qu'on
peut appeler ce système, notamment pour la Russie, de la corruption et du racket . » Et M.
Tournier de désigner la chaîne des responsabilités : « Au-dessus de M. Madec, il y avait le
président [Thierry] Desmarest. Je pense qu'effectivement, le président était au courant. »
Gérard Davet et Fabrice Lhomme
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