Henry James les Papiers d`Aspern
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Henry James les Papiers d`Aspern
ers d'Aspern.indd 5 Henry James les Papiers d’Aspern et sept autres nouvelles volume 2 « L’Italie » Minos La Différence 15/10/2015 18:07 COMPAGNONS DE VOYAGE I Le tableau le plus strictement impressionnant en Italie est sans conteste la Cène de Léonard, à Milan. Une part de son immense solennité est due sans aucun doute au fait que c’est l’un des premiers grands chefs-d’œuvre italiens qu’on rencontre en venant du Nord. Une autre source d’intérêt secondaire tient au parfait achèvement de sa dégradation. L’esprit trouve un plaisir rare à emplir chacun de ces espaces vacants, à effacer ces grossières souillures, et à réparer, autant que possible, ce triste désordre. De la beauté et de la puissance essentielles de l’œuvre, il ne peut y avoir de meilleure preuve que par le fait qu’ayant tant perdu, elle ait encore tant gardé. Une élégance inextinguible subsiste dans ces vagues contours et ces blessures incurables. Il en reste assez pour vous mettre en affinité avec l’insondable sagesse du peintre. La fresque couvre un mur – le lecteur s’en souviendra – au bout de l’ancien réfectoire d’un monastère, à présent supprimé, dont l’enceinte est occupée par un régiment de cavalerie. Les chevaux piaffent, les soldats lancent leurs jurons dans le cloître qui résonnait autrefois du pas mesuré des sandales monacales, et des saluts pieux de frères aux voix douces. C’était le milieu du mois d’août, et l’été s’acharnait à peser sur les rues de Milan. Le grand dôme briqueté de l’église de Sainte-Marie-des-Grâces se dressait, frappé de chaleur, sur l’airain du ciel. Tandis que mon fiacre arrivait à la hauteur de JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 15 06/09/2010, 14:01 16 Compagnons de voyage l’église, je vis qu’un autre véhicule s’était emparé du petit carré d’ombre qui tapissait les pavés aveuglants, devant le couvent contigu. Je laissai les deux cochers partager cet avantage comme ils le pouvaient, et je me hâtai de pénétrer dans l’ambiance plus fraîche du Cénacle. Là, je trouvai les occupants du fiacre vide, une jeune femme et un homme plus âgé. Là également, à côté de l’employé chargé de percevoir votre contribution, se tenait un copiste aux longs cheveux, cherchant à réduire les secrets silencieux de la grande fresque à une banalité de jaunes et de bleus des plus enjoués. Le monsieur regardait avec sérieux cette ingénieuse opération ; la jeune femme était assise les yeux fixés sur le tableau – dont elle ne réussit pas à se détacher quand je pris place à son niveau. Cependant je devins vite, moi aussi, tout aussi inconscient de sa présence qu’elle l’était de la mienne, et je me perdis dans l’étude de l’œuvre qui nous faisait face. Un simple coup d’œil m’avait informé que c’était une Américaine. Depuis ce jour-là, j’ai vu tous les grands trésors artistiques de l’Italie : j’ai vu les Tintoret de Venise, les Michel-Ange de Florence et de Rome, les Corrège de Parme ; mais je n’ai regardé aucun autre tableau avec une émotion comparable à celle qui montait en moi tandis que cette grande création de Léonard, émergeant du crépuscule tragique de ses ruines, commençait à imposer sa lumière à mon esprit. Une œuvre conçue avec pareille noblesse ne peut jamais mourir tout à fait, aussi longtemps que subsiste une demi-douzaine des principaux traits de son dessin. La négligence et la malveillance sont moins rusées que le génie du grand peintre. Avec une habileté souveraine, il a mis en réserve une abondance de beauté telle que seuls un amour et une sympathie achevés puissent pleinement la découvrir. Ainsi, sous mes yeux, le fantôme perpétuel de la fresque morte est revenu dans son séjour mortel. J’ai senti sa radiation partant, de droite et de gauche, de la belle figure centrale du Christ vers les lignes tristement rompues des apôtres. JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 16 06/09/2010, 14:01 Compagnons de voyage 17 Une à une, des profondeurs de leur sinistre dislocation, les figures sont entrées en tremblant dans la clarté et dans la vie, et la haute et grave beauté de l’œuvre est apparue révélée. Quelle est la force dominante de ces lignes magnifiques ? Estce l’art ? Est-ce la science ? Est-ce le sentiment ? Est-ce la connaissance ? Il est certain que je ne saurais le dire. Mais dans les moments de doute et de dépression, je trouve une excellente utilité à me rappeler la grande image avec toute la précision possible. De tous les ouvrages de la main de l’homme, c’est le moins superficiel. Le compagnon de la jeune femme en finit avec son examen du travail du copiste, et vint se placer derrière elle. Le lecteur se souviendra qu’on a grossièrement creusé dans le mur une porte dont une partie entame la fresque. « Il n’a pas représenté cette porte », dit le vieux monsieur, parlant du copiste. La demoiselle était silencieuse. « Eh bien, ma chère, continua-t-il. Qu’en penses-tu ? – Je regarde, dit-elle. – Ah, tu regardes ? Bon, je suppose qu’il n’y a rien de plus à faire. » La demoiselle se leva lentement, en mettant son gant. Comme ses yeux restaient fixés sur la fresque, j’avais la possibilité de l’observer. Sans aucun doute, elle était américaine. J’imaginai qu’elle pouvait avoir vingt-deux ans. Elle était de taille moyenne, avec un visage mince et charmant. Ses cheveux étaient bruns, son teint frais et clair. Elle portait une robe en piqué*1 blanc, un châle de dentelle noire et, sur ses épaisses tresses noires, un chapeau avec une plume rouge. Elle était nettement caractérisée par cette délicatesse physique et cette élégance personnelle (parfois toutes deux excessives) qui man1. Les expressions en italique suivies d’un astérisque sont en français dans le texte. JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 17 06/09/2010, 14:01 18 Compagnons de voyage quent rarement de trahir mes jeunes compatriotes en Europe. Le monsieur, qui était visiblement son père, était aussi fortement qu’elle frappé du sceau national : un visage ferme, généreux, sagace, parlant de bien des tractations avec bien des hommes, de valeurs, d’actions, et de cours du jour – un visage, par-dessus tout, où traînaient les reflets chatoyants d’un sens aigu de l’excellent clairet. Il était chauve et grisonnant, ce parfait Américain, et portait une courte moustache blanche et drue, entre les deux rides profondes formant les côtés d’un triangle dont la base était sa bouche et le bout de son nez, où s’appuyaient ses lunettes, le sommet. Par déférence, peut-être, pour cette exotique broussaille, il était mieux vêtu que selon l’ordinaire du citoyen américain typique, avec une cravate bleue, un gilet blanc, et un pantalon gris. Comme sa fille s’attardait, il me regarda d’un œil conjectural et avisé. « Ah, ce Christ tellement beau, beau, beau ! dit la demoiselle, sur un ton qui accentuait ses paroles malgré sa douceur. – Oh, père, quel tableau ! – Hum ! dit son père. Je ne vois pas en quoi. – Il me faut une photographie », reprit la jeune fille. Elle fit demi-tour et se dirigea vers l’autre bout de la salle, là où le gardien tient un étalage de photographies et d’imprimés. Cependant, son père avait aperçu mon Murray. « Anglais, monsieur ? demanda-t-il. – Non, je suis américain, comme vous-même, j’imagine. – Heureux de faire votre connaissance, monsieur. De New York ? – De New York. Toutefois, je suis absent de chez moi depuis de nombreuses années. – Vous habitez cette partie du monde ? – Non. J’ai vécu en Allemagne. Je viens tout juste d’entrer en Italie. – Ah, moi aussi ! La jeune demoiselle est ma fille. Elle est folle de l’Italie. Nous étions très bien installés à Interlaken, quand soudain elle a lu dans quelque satané bouquin ou autre JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 18 06/09/2010, 14:01 Compagnons de voyage 19 qu’on devait voir l’Italie en été. Alors elle m’a entraîné à travers les montagnes jusqu’à cette fournaise brûlante. Je suis littéralement en train de fondre. J’ai perdu cinq livres en trois jours. » Je répliquai que la chaleur en effet était intense, mais que je pensais comme sa fille que l’Italie devait être vue en été. Qu’est-ce qui pouvait être plus agréable que la température de cette salle vaste et fraîche ? « Ah oui, dit mon ami. Je suppose que nous trouverons plein de choses de ce genre. Cela m’est égal, du moment que ma pauvre fille prend du bon temps. – Elle semble, remarquai-je, être en train de prendre du très bon temps avec les photographies. » En effet, elle comparait les photographies avec en apparence une grande énergie, tandis que le vendeur vantait ses articles à la façon italienne. La jeune fille était, semblait-il, en pourparler sur une grande photographie de la tête du Christ, dans laquelle l’aspect fragmentaire et maculé de l’original était largement exagéré, quoique beaucoup de son exquise et pathétique beauté fût aussi préservée. « Ils n’en penseront pas grand-chose, à la maison, dit le vieux monsieur. – Tant pis pour eux ! » dit sa fille avec un léger accent de pitié. La photographie à la main, elle revint vers la fresque. Son père engagea avec le gardien un dialogue en anglais. Au bout de cinq minutes, souhaitant également comparer la copie à l’original, je retournai près du grand tableau. Comme je m’en approchais, la jeune fille s’éloigna. Alors pour la première fois ses yeux rencontrèrent les miens. Ils étaient profonds, noirs et lumineux ; ils me semblèrent humectés de larmes. Je la regardai revenir vers l’étalage. Sa démarche me parut particulièrement gracieuse : légère et rapide, et cependant pleine de décision et de dignité. Un frisson de plaisir me parcourut le cœur à l’idée de ses paupières humides. JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 19 06/09/2010, 14:01 20 Compagnons de voyage « Gentille compatriote ! m’exclamai-je en silence. Tu as reçu le don divin de la sensibilité. » Et je revins à la fresque avec un sentiment approfondi de ses vertus. Quand je m’en retournai, mes compagnons avaient quitté la pièce. Malgré la grande chaleur, j’étais parfaitement préparé à faire Milan. En fait, la chaleur me plaît plutôt. Elle paraît, à mes sens septentrionaux, accentuer le caractère local, méridional, italien des choses. Durant cet après-midi brûlant (je ne l’ai pas oublié), j’allai à l’église Saint-Ambroise, à la bibliothèque Ambrosienne, et dans une douzaine d’églises mineures. Chaque pas distillait une goutte plus puissante dans la coupe salubre du plaisir. J’étais au début de ma maturité ; sous un ciel allemand, j’avais rêvé à ce pèlerinage italien et, après beaucoup d’attente, de travail et de plans, je l’avais enfin entrepris dans un esprit de fervente dévotion. Il y avait eu des moments en Allemagne où je m’imaginais être un homme intelligent. Mais à présent, il me semblait pour la première fois que je sentais réellement mon intelligence. L’imagination, pantelante et exténuée, abandonnait le jeu. Et, à sa place, l’observation faisait son entrée, vibrant et scintillant d’un désir aux yeux ouverts. Deux fois déjà je m’étais rendu à la Cathédrale, et m’étais promené dans l’intérieur obscur de la succession des hautes arches soutenant ces spires et ces pinacles qui lancent un défi à la lumière. Vers la fin de l’après-midi, je me trouvai une fois encore à battre le vaste pavement planté de colonnes et semé d’autels, dans l’intention de faire l’ascension du toit. En me présentant à la petite porte du transept de droite, par laquelle on est admis aux régions supérieures, j’aperçus mes récents compagnons de visite de la fresque, s’apprêtant apparemment à une grimpée, mais non sans quelque réticence du côté paternel. On avait offert au pauvre monsieur une chaise sur laquelle il était installé en s’éventant avec son chapeau et paraissait cruellement apoplectique. Cependant, le sacristain avait ouvert la JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 20 06/09/2010, 14:01 Compagnons de voyage 21 porte d’un air d’invite. Mais mon corpulent ami, le pouce dans son Murray, renâclait à l’ascension. Il me reconnut, et son visage exprima un sentiment soudain de confus soulagement. « Êtes-vous allé là-haut, monsieur ? » demanda-t-il en gémissant. Je répondis que je m’apprêtais à monter et, me rappelant le fait, qui m’était acquis plus par information que par expérience, que les jeunes filles américaines n’étaient pas autorisées à se détacher d’une manière inconvenante du bras paternel, je m’aventurai à déclarer que, si mon ami ne voulait pas s’exposer à la fatigue de gravir lui-même le toit, je serais très heureux, en tant que compatriote, peut-être déjà qualifié à se prétendre une relation de voyage, d’accompagner et d’assister sa fille. « Vous êtes trop bon, monsieur, dit le pauvre homme. J’avoue que je suis sur le point de déclarer forfait. Je préfère de loin rester assis là, à regarder ces jolies dames italiennes dire leurs prières. Charlotte, qu’en dis-tu ? – Bien sûr, si vous êtes fatigué, je serais désolée de vous obliger à cet effort. Mais je crois qu’il est capital de voir la vue du toit. Je suis très reconnaissante à monsieur. » C’est ainsi qu’il fut arrangé que nous montions ensemble. « Bonne chance à vous, lança mon ami. Et pensez à bien prendre soin d’elle. » Ceux qui ont déambulé au milieu des immensités de marbre du sommet de la cathédrale de Milan n’attendront guère une description de ma part. C’est seulement quand on les a vues comme un ensemble global et concentré qu’on peut correctement les apprécier. Ce ne fut pas comme ensemble que je les vis. Une semaine en Italie m’avait confirmé que je ne possédais pas le coup d’œil* architectural. En me remémorant la scène vers laquelle nous émergions de l’étouffante spirale de l’ascension, j’avais avant tout le sentiment confus d’un immense élan vers le ciel, et d’une floraison brutalement aveuglante et fantastique de figures de marbre. Là, dressé contre les JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 21 06/09/2010, 14:01 22 Compagnons de voyage chocs du soleil, s’étend un vaste univers marmoréen. Cette massive blancheur se déploie en plaques puissantes sur les pentes radieuses de la nef et du transept, pareille aux champs de neige solitaires des Hautes-Alpes. Elle bondit et s’élève et fuse et attaque le bleu sans défense en une incision vive et joyeuse. Elle oppose au soleil sans pitié une luminosité plus qu’égale. Le jour chancelle, décline, expire, mais le marbre brille toujours, sans fondre, ni s’interrompre. Vous savez ce que je veux dire, si de la piazza vous avez regardé vers le haut, à minuit. Sa force plastique, avec une fréquence aussi confondante, s’épanouit, dans la satisfaction et l’apaisement, en l’éclosion parfaite d’un personnage, à la cime de quelque pinacle. Une myriade de statues ciselées, que seul approche l’air environnant, sont nichées et tiennent en équilibre hors de l’atteinte de l’œil humain, et je suppose que leur perte pour les yeux de l’homme se fait au profit de l’Église et du Seigneur. Parmi tous les reliquaires sertis de l’Italie, nulle part je n’ai vu un si somptueux gaspillage de labeur, une si glorieuse synthèse d’habiles secrets. Tandis qu’on progresse, suant et aveuglé, sur les niveaux variés de l’édifice, en cent endroits l’œil accroche le petit profil d’un petit saint, regardant ailleurs dans l’air vertigineux, ou une paire de mains jointes en prière vers le ciel proche et éclatant, ou la sandale du pied d’un moine planté au bord de l’abîme blanc. Et puis, en plus du puissant univers de la cathédrale elle-même, on s’empare de la vue de toute la verte Lombardie – vaste et paresseuse Lombardie, se reposant des tourments alpins. Ma compagne tenait une petite ombrelle blanche avec une bordure violette. Ainsi protégée du soleil, elle grimpait et contemplait avec du courage et de l’esprit en abondance. Ses mouvements, ses regards, sa voix, étaient emplis d’un plaisir intelligent. Maintenant que je pouvais l’observer de près, je voyais que, quoique dépourvue peut-être d’une beauté régulière, elle était cependant, pour la jeunesse, pour l’été, et pour JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 22 06/09/2010, 14:01 Compagnons de voyage 23 l’Italie, plus que suffisamment jolie. En raison de mon séjour en Allemagne, au milieu d’Allemands, dans une petite ville universitaire, les Américains en étaient venus à avoir pour moi, dans une large mesure, l’intérêt de la nouveauté et de l’éloignement. Du charme des femmes américaines, en particulier, je m’étais formé une très haute opinion, et j’étais plus que prêt à être captivé par les grâces au loin réputées de leur franchise et de leur liberté. Je sentais déjà qu’en la jeune fille à mes côtés se trouvait une qualité de femme différente de toutes celles que j’avais déjà connues – une finesse, une maturité, une conscience qui excitaient profondément ma curiosité. Sa nature de jeune fille était positive, et non négative. « Vous êtes américaine, dis-je, alors que nous nous avancions pour regarder au loin. – Oui, et vous ? » Dans sa seule voix, le charme s’altérait. Elle était aiguë, pointue et nerveuse. « Oh, par bonheur, moi aussi. – Je ne l’aurais pas pensé. Je vous aurais pris pour un Allemand. – Par éducation, je suis allemand. J’ai su que vous étiez américaine dès le moment où je vous ai vue. – J’imagine. Il me semble que les femmes américaines sont aisément reconnaissables. Mais ne parlons pas de l’Amérique. » Elle fit une pause et promena son œil noir sur toute l’immensité de la perspective. « Voilà l’Italie ! s’écria-t-elle. L’Italie, l’Italie ! – L’Italie, en effet. Qu’avez-vous pensé du Léonard ? – J’imagine qu’on ne peut éprouver qu’un seul sentiment à son égard. Ce doit être le plus triste et le plus beau de tous les tableaux. Mais je ne connais rien en art. Je n’ai encore rien vu, sinon ce ravissant Raphaël à la Brera. – Vous avez un vaste choix devant vous. Vous allez vers le Sud, je suppose. JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 23 06/09/2010, 14:01 24 Compagnons de voyage – Oui, nous allons directement à Venise. Là, je verrai les Titien. – Titien, et Véronèse. – Oui, je peux à peine le croire. Avez-vous déjà été en gondole ? – Non. C’est ma première visite en Italie. – Ah, alors tout ceci est nouveau pour vous également. – Divinement nouveau », dis-je avec ferveur. Elle me jeta un regard en souriant – un rayon de plaisir d’amitié au cœur de mon plaisir. « Et vous n’êtes pas déçu ? – Pas le moins du monde. Je suis trop bon Allemand. – Je suis trop bonne Américaine. J’habite Araminta, dans le New Jersey. » Nous fîmes à fond les hautes régions de la cathédrale, en terminant par une incursion dans la petite galerie de la flèche centrale. La vue, à partir de cet endroit, est au-delà de toute expression, surtout la vue en direction de la longue ligne montagneuse qui bouche le nord. Le soleil déclinait : lumineux et sereins sur leurs bleus fondements, les sommets enneigés se serraient, s’éparpillaient, et se drapaient de silence et de lumière. Leurs ombres étirées vers le sud se fondaient et se multipliaient, et les plaines boisées de la Lombardie se perdaient dans la perfection de l’Italie. Au voyageur nordique, cette perspective procure une grande émotion. Un élan de conquête, confus et délicieux, anime son cœur. Placé sur ce point de vue vertigineux, la contemplant, en bas, soumise, historique et belle, il embrasse la contrée tout entière dans le vaste champ de son désir. « Cela, c’est le Monte Rosa, dis-je. Voilà le col du Simplon. Et voici le triple miroitement de ces lacs charmants. – Pauvre Monte Rosa ! dit ma compagne. – Je suis sûr de n’avoir jamais pensé au Monte Rosa comme à un objet de pitié. JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 24 06/09/2010, 14:01 Compagnons de voyage 25 – Vous ne savez pas ce qu’il représente. Il représente le Génie du Nord. Il se tient là, gelé et figé, la tête posée sur ce mur de montagnes, contemplant au loin le délicieux monde méridional, et soupirant après lui en vain, et à tout jamais. – Il est excellent qu’il ne puisse pas franchir le mur. Il fondrait ! – Très juste. Il est beau, aussi, à sa façon. J’aime à imaginer que je suis sa déléguée, son élue, et que je suis montée ici afin de recevoir sa bénédiction. » Je tentai de désigner quelques localités. « Par-là se trouve Venise, hors de vue. Il y a dans l’intervalle une douzaine de petites villes divines. J’espère les visiter toutes. Je me promènerai toute la journée entre leurs murs et dans leurs églises, dans leurs petits musées et dans leurs grands palais. Le soir, je m’assiérai au seuil d’un café, sur une petite piazza, détaillant, au clair de lune, quelque ravissant édifice municipal, en disant : Ah ! Voilà l’Italie ! – Vous, les hommes, avez vraiment de la chance. Je crains que nous ne devions aller tout droit à Venise. – Votre père y tient absolument ? – Il le souhaite. Pauvre papa ! Dès sa jeunesse il a pris l’habitude d’être pressé, et il ne peut pas s’en défaire, même maintenant, alors que retiré des affaires il n’a plus rien à faire du tout. – Mais je croyais qu’en Amérique les filles décidaient tout autant que leurs pères. » La jeune fille me regarda, mi-sérieuse, mi-souriante. « Avez-vous une mère ? » me demanda-t-elle. Et puis, rougissant tant soit peu de sa franchise, et sans attendre une réponse : « Nous ne sommes pas en Amérique, dit-elle. Il me plairait de penser que, pour un moment, je pourrais devenir une créature de l’Italie. » D’une certaine façon, je sentis la contagion de sa franchise passagère. JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 25 06/09/2010, 14:01 26 Compagnons de voyage « Je soupçonne fort, dis-je, que vous êtes américaine du fond de l’âme, et que vous ne serez jamais rien d’autre. Je souhaite que non. » Il y avait peut-être une petite impertinence dans ce souhait de ma part. Mais ma compagne me regarda avec un gentil sourire, qui semblait suggérer qu’elle me pardonnait. « Vous, en revanche, dit-elle, vous êtes un parfait Allemand, j’imagine. Et vous ne serez jamais rien d’autre. – Il est certain, répondis-je, que je souhaite de tout mon cœur être un bon Américain. Je suis prêt à être converti. Essayez donc. – Merci. Je n’en ai pas l’énergie. Je vous en remettrai à mon père. À propos, nous ne devons pas oublier qu’il est en train de nous attendre. » Nous l’oubliâmes, toutefois, un moment encore. Nous descendîmes de la flèche, nous nous acheminâmes vers la balustrade qui borde la façade de l’édifice, et nous contemplâmes la ville et la piazza, en bas. Le charme particulier de Milan, pour moi, était fait de gaieté tempérée – de douceur du Sud sans laisser-aller, et je me sentis d’humeur à passer là un mois avec joie. Avec le déclin de la chaleur et l’approche de la nuit, la vie ordinaire des rues commençait à s’animer et à bourdonner de nouveau. Il montait à nos visages une délicieuse émanation de la douceur de la vie transalpine. Aux petits balcons des fenêtres, sous les stores inclinés, leurs pieds au milieu d’une foule de pots de fleurs, et leurs bras ronds et nus sur les rampes de métal, des beautés italiennes paresseuses et négligées faisaient leur apparition, encore tout ensommeillées de leur siesta achevée. De jeunes officiers beaux et sveltes avaient commencé à parsemer le pavé, superbes avec leurs épées cliquetantes, leurs moustaches brunes et leurs jambes vêtues d’azur. En douce harmonie avec eux, diverses dames milanaises faisaient leur sortie pour jouir de la fraîcheur ; élégantes, romantiques, provocantes, en robes courtes et noires et en mantilles de dentelle JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 26 06/09/2010, 14:01 Compagnons de voyage 27 pendant de leurs chignons, un petit nuage de poudre rehaussant avec art l’éclat sombre de leurs cheveux et de leurs yeux. Comme tout cela n’était pas allemand ! Et combien ce ne pouvait être Araminta, dans le New Jersey ! « Voilà le Sud, le Sud ! restai-je à répéter. Le Sud dans la nature, dans les manières, dans les hommes. » C’était un monde plus éclatant. « C’est le Sud, dis-je à ma compagne. Ne le sentez-vous pas dans toutes vos fibres ? – C’est très agréable, dit-elle. – Nous devons oublier tous nos soucis, tous nos devoirs, tous nos chagrins. Nous devons nous occuper de la beauté. Pensez à ce grand piège pour les rayons du soleil, qui est un temple, comme l’une de nos cathédrales nordiques, élevé à la Moralité et à la Conscience, dans cette cité de jaunes, de bruns et de pourpres, de voyelles liquides et de regards souriants. Cela n’appartient pas au ciel, mais à la terre, et au plaisir, à la lumière, à l’amour. » Mon amie resta un moment silencieuse. « Je suis heureuse de ne pas être catholique, dit-elle enfin. Venez, nous devons descendre. » Nous trouvâmes l’intérieur de la cathédrale plein d’ombre et de fraîcheur délicieuses. Le père de la jeune fille n’était pas à l’endroit d’où nous étions montés, et nous partîmes à sa recherche à travers l’église. Nous croisâmes nombre de dames milanaises, qui nous charmèrent de leur sombre élégance et du romanesque espagnol de leurs voiles. Ma compagne s’attardait à une sympathie de sœur envers ces pénitentes et ces postulantes. « Souhaitez-vous être catholique, à présent ? demandaije. Ce doit être tellement agréable de porter une de ces ravissantes mantilles. – Ces mantilles sont certainement seyantes, dit-elle. Mais qui sait quels horribles chagrins, peurs et remords d’un autre temps elles recouvrent ? Regardez cette personne. » JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 27 06/09/2010, 14:01 28 Compagnons de voyage Nous nous tenions près du grand autel. Comme elle parlait, une femme à genoux se redressa et, croisant sur sa poitrine les pans de sa mante de dentelle, elle fixa sur nous ses grands yeux noirs avec une intensité particulièrement éloquente. Elle avait moins qu’un certain âge, avec un visage pâle et égaré, une sorte d’élégance terne, et une remarquable noblesse dans son port et dans ses gestes. Elle vint vers nous avec dans toute son allure un curieux mélange de réserve et de défi. « Êtes-vous anglaise ? dit-elle en italien. Vous êtes très jolie. Et lui, est-ce un frère ou un amant ? – Ce n’est ni l’un, ni l’autre, dis-je en affectant un ton de blâme. – Ni l’un, ni l’autre ? Seulement un ami ! Vous avez bien de la chance d’avoir un ami, Signorina. Ah, vous êtes jolie ! Vous me regardiez à mes prières, à l’instant. Vous m’avez trouvée très étrange, apparemment. Cela m’est égal. On peut me voir ici tous les jours. Mais je souhaite bien sincèrement que vous n’ayez jamais à faire de prières aussi amères, amères que les miennes. Mille excuses. » Et elle reprit son chemin. « Que diable a-t-elle voulu dire ? demanda ma compagne. – Monte Rosa, dis-je, était le Génie du Nord. Cette pauvre femme est le Génie du Pittoresque. Elle nous montre la misère essentielle qui gît en lui. Ce n’est pas une mauvaise leçon à recevoir, pour commencer. Regardez-la suivre les bas-côtés. Quel port de tête ! Le pittoresque est séduisant, tout de même ! – Je me demande vraiment quelles sont ses peines, murmura la jeune fille. Ses vêtements noirs viennent de détruire une illusion. – Eh bien, dis-je, voici une solide réalité pour la rétablir. » Mon regard venait juste de s’allumer à la vue de l’objet de notre recherche. Il était assis sur une chaise, à moitié renversé contre un pilier. Son menton tombait sur le plastron de sa chemise, et ses mains étaient croisées sur son gilet, à l’endroit le JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 28 06/09/2010, 14:01 Compagnons de voyage 29 plus protubérant. Sa chemise et son gilet montaient et descendaient avec une régularité visible et audible. Je marchai de mon côté pour laisser sa fille s’occuper de lui. Quand elle l’eût gentiment réveillé, il me remercia chaleureusement d’avoir pris soin de la jeune fille, et il exprima le souhait de me rencontrer de nouveau. « Nous partons demain pour Venise, dit-il. J’ai une terrible envie de prendre une bouffée de brise marine, et de voir s’il y a quelque chose à tirer d’une gondole. » Comme je projetai d’être moi aussi à Venise d’ici quelques jours, j’eus peu de doutes sur notre prochaine rencontre. Étant donné cette éventualité, mon ami proposa un échange de cartes, que nous accomplîmes aussitôt, sur place, devant le grand autel, et au-dessus de la splendide chapelle où sont enchâssées les reliques de saint Charles Borromée. C’est ainsi que j’appris qu’il s’appelait Mr Mark Evans. « Prenez quelques notes pour nous ! » dit miss Evans, tandis que je lui serrais la main en guise d’adieu. Je passai la soirée, après dîner, à me promener dans les rues populeuses de la ville, goûtant à la gent milanaise. Au seuil d’un café, j’aperçus Mr Evans assis à une petite table ronde. Il semblait avoir découvert les mérites de l’absinthe. Je me demandai où il avait laissé sa fille. J’imaginai qu’elle était dans sa chambre, à écrire son journal. La quinzaine qui suivit mon départ de Milan fut à tous points de vue délicieuse et mémorable. Je tournais les premières pages du roman enchanté de l’Italie avec un intérêt qui s’intensifiait d’heure en heure à sa lecture. J’appliquais en détail le programme que j’avais esquissé devant miss Evans. Ces quelques brèves journées, maintenant que je me les remémore, me semblent les plus douces, les plus pleines, et JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 29 06/09/2010, 14:01 30 Compagnons de voyage les plus calmes de ma vie. Toutes les passions personnelles, tout l’égoïsme acharné, tous les espoirs, tous les remords et toutes les peurs du monde étaient apaisés et absorbés dans une continuelle perception de la présence matérielle des choses : elle exhalait la pure essence d’une romance. Quels mots peuvent rendre l’image que ces villes de l’Italie du Nord projettent sur une rétine sympathique ? Elles sont misérables, cupides, tristes, sales, dégradées. En ces jours du mois d’août, le soleil se répandait sur elles avec une cruauté qui aurait pu sembler fatale à toute vague ombre de mystère pittoresque. Mais, les prenant telles que le temps sans pitié les a faites et les a laissées, je trouvais en elles des leçons et des charmes incommensurables. Pour la première fois, ma perception semblait vivre par elle-même d’une vie intense et créative. Combien elle savait se repaître des miettes rassises d’un passé de fêtes ! J’avais toujours pensé que la faculté d’observation était une imposture verbeuse tant qu’elle refusait de mettre de côté l’orgueil, de se dépouiller de ses bravades, et de ramper à quatre pattes, si besoin, dans les fentes et les coins obscurs de la vie. Dans ces cités mortes de Vérone, Mantoue, Padoue, combien la vie s’était révélée et établie dans toute sa force ! Combien le sentiment et la passion avaient éclos et fleuri ! Quelle masse d’histoire s’y était déroulée ! Quelle abondance de vie mortelle y avait mûri, et pourri ! Jamais, nulle part, je n’avais acquis une impression si profonde des secrets sociaux de l’humanité. En Angleterre même, dans ces havres de paix domestique emmitouflés de verdure, qui étouffent les accords bruyants de la civilisation britannique, on a un sens plus faible des mouvements et des réalisations possibles du caractère individuel. Au-delà d’un certain point, on s’imagine qu’il s’immerge dans l’organe général du devoir, des affaires et de la politique. En Italie, malgré la connaissance qu’on a de la farouche conscience publique qui autrefois enflamma ces pe- JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 30 06/09/2010, 14:01 Compagnons de voyage 31 tits états resserrés, cette morale de vie en société, spontanée, et non imposée, semble avoir été plus active et plus subtile. Je me promenais avec un volume de Stendhal dans la poche. À chaque pas je recueillais quelque témoignage attardé de l’exquise vanité humaine. Mais la grande émotion, en définitive, fut de me sentir au milieu des décors où l’art s’était déployé si librement. Assez souvent il avait été mauvais, mais il n’avait jamais cessé d’être de l’art. Un invincible instinct de la beauté avait présidé à la vie – un instinct parfois grotesquement cru et primitif. Où que je me tournasse, je trouvais un principe vital de grâce – depuis le sourire d’une femme de chambre, jusqu’à la courbe d’une arche. Ma mémoire revient avec une tendresse particulière à certaines heures passées dans les salles closes et obscures de ces palais vides et délabrés qui se targuaient de « collections ». Les tableaux sont souvent indigents, mais l’impression du visiteur est généralement riche. Les sols pavés de brique sont nus. Les portes manquent de peinture ; les fenêtres, de rideaux. Les chaises et les tables ont perdu leurs dorures et leurs tissus damassés. Mais le fantôme d’une aristocratie pleine de grâce marche à vos côtés et vous fait les honneurs mélancoliques de la demeure avec une dignité qui ne souffre aucun sarcasme. Vous sentez que l’art et la piété ont eu ici des instincts aveugles et généreux. Vous êtes rappelé aux accents persuasifs de l’ancien mode personnel de gérer les affaires humaines. Certains tableaux sont voilés et drapés virginibus puerisque. Des abbés maigres et patients conduisent leurs jeunes et virginaux élèves à travers ces salles ternies. Avez-vous lu La Chartreuse de Parme de Stendhal ? Il y avait une galerie de ce genre dans le palais de la duchesse de San Severino. Après une longue journée de marche, de flânerie et d’observation, je trouvais un plaisir singulier et parfait à m’asseoir à la porte d’un café, dans la tiède lumière des étoiles, JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 31 06/09/2010, 14:01 32 Compagnons de voyage mangeant une glace, et faisant à l’occasion des expériences dans la manière de s’adresser à ses voisins. Je me rappelle avec une affection et une jouissance particulières trois douces séances sur la délicieuse piazza dei Signori, à Vérone. La piazza est petite, ramassée, presque privée, accessible seulement aux piétons ; elle est pavée de grandes dalles qui n’ont rien connu d’autre que le tranquille pas humain. D’un côté, se dresse avec une élégance et une grâce étudiées, sur sa loggia aux arches légères, la masse bordée de figures sculptées de l’antique palais du Conseil. En face, se tiennent deux bâtiments plus lourds et plus sévères, consacrés aux bureaux municipaux et au logement des soldats. Conduisez vos pas à travers l’arcade qui mène hors de la piazza, et vous trouverez un vaste quadrilatère, avec un escalier grimpant en direction du soleil, un rang de gendarmes assis à l’ombre le long du mur, un groupe de soldats nettoyant leurs fusils, et une douzaine de personnes des deux sexes penchées à leurs fenêtres ouvertes. À un bout du petit square, s’élance dans la pâle obscurité la mince flèche d’un campanile de brique. Au centre, brille la masse solide d’une statue de Dante colossale et blanche. Derrière la statue se trouve le Caffè Dante, où trois jours de suite j’étais assis jusqu’à minuit, étudiant sa souveraine « distinction ». Mais je n’aurai pas la prétention de parler de Vérone. Comme je m’approchais de Venise, je commençais à sentir dans mon cœur une attente craintive, une douce impatience. C’est à Vicence que je passai la veille de mon arrivée. Bien entendu, je me promenai toute la journée dans les rues, contemplant les palais de Palladio et les admirant en défi à la Raison et à Ruskin. Ils me parurent essentiellement riches et grandioses. Dans la soirée, comme d’habitude, je fréquentai le cœur généreux de la cité, la piazza dégradée autrefois glorieuse. Cet endroit de Vicence offre un avant-goût de Venise qui vraiment remue l’âme. Il ne s’y trouve ni basili- JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 32 06/09/2010, 14:01 Compagnons de voyage 33 que byzantine, ni palais des Doges. Mais il y a une immense et impressionnante salle du conseil, et un campanile élancé. Et il y a deux colonnes décapitées rappelant la fin de l’empire de Venise. Là, je m’assis au seuil d’un café, au milieu d’un groupe bavard d’adorateurs de la nuit méridionale. Les tables étant pour la plupart occupées, j’eus quelque difficulté à en trouver une. Après un bref instant, j’aperçus un jeune homme traversant la foule et cherchant où il pouvait lui-même se placer. Passant près de moi, il s’arrêta et me demanda avec une grâce irrésistible s’il pouvait partager ma table. J’acceptai de bon cœur. Il s’assit, et commanda un verre d’eau et du sucre. Il avait apparemment mon âge, et était plein de la généreuse beauté du plus grand nombre des jeunes Italiens. Ses vêtements étaient simples jusqu’à être élimés. Ç’aurait pu être un jeune prince travesti, un Haroun-al-Rachid. Nous engageâmes la conversation en un bref délai. Mon compagnon était enfantin, modeste et gracieux. Il parla néanmoins librement des choses de Vicence. Il eut la bonté de regretter que nous ne nous fussions pas rencontrés plus tôt dans la journée. Il aurait pris tant de plaisir à m’accompagner dans mon tour de la ville ! Il aimait passionnément l’art : en fait, c’était un artiste. Estce que j’aimais la peinture ? Est-ce que j’étais prêt à faire des acquisitions ? Je répondis que je n’avais aucun désir d’acheter des tableaux modernes, et qu’en réalité j’avais peu d’intention d’acheter quoi que ce fût. Il m’informa qu’il possédait une belle œuvre ancienne, qu’à son grand regret il se voyait contraint de vendre : un petit Corrège absolument divin. Lui ferais-je la faveur de le voir ? J’avais peu de foi en la valeur de ce chef-d’œuvre inconnu. Mais je ressentais de la bienveillance pour le jeune peintre. Je consentis à ce qu’il vînt le lendemain matin me chercher pour m’emmener dans sa maison où depuis deux cents ans, m’assura-t-il, l’œuvre avait été jalousement conservée. JAMES Les Papiers d'Aspern.p65 33 06/09/2010, 14:01 Les Papiers d'Aspern p4.indd 4 DU MÊME AUTEUR aux éditions de la différence ŒUVRES COMPLÈTES 1. Nouvelles, 1864-1875, 1990 ; 2e éd. 2010. 2. Nouvelles, 1876-1888, 1992. 3. Nouvelles, 1888-1896, 2008. 4. Nouvelles, 1896-1910, 2009. MINOS « Reverberator », roman, 2003. Une vie à Londres, roman, 2003. L’Autre Maison, roman, 2005. Heures italiennes, chroniques, 2006. Esquisses parisiennes, chroniques, 2006. Le Sens du passé, roman, 2007. La Scène américaine, chroniques, 2008. INTÉGRALE DES NOUVELLES EN 12 VOLUMES / MINOS traduit de l’anglais, organisé et présenté par Jean Pavans 1. « La France », La Maîtresse de M. Briseux, 2010. 2. « L’Italie », Les Papiers d’Aspern, 2010. 3. « L’Angleterre », Le Siège de Londres, 2011. 4. « L’Amérique », Une tournée de visites, 2011. 5. « Affaires transatlantiques », Le Point de vue, 2011. 6. « La vie littéraire », Le Motif dans le tapis, 2011. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010. 15/10/2015 18:03