Confrontation ou coopération avec les pays du Sud de la

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Confrontation ou coopération avec les pays du Sud de la
Business School
WORKING PAPER SERIES
Working Paper
2014-304
Confrontation ou coopération avec les
pays du Sud de la Méditerranée ? Choc
ou convergence des civilisations ?
Frédéric TEULON
Linda PRINCE
Bernard TERRANY
Negar YOUSSEFIAN
http://www.ipag.fr/fr/accueil/la-recherche/publications-WP.html
IPAG Business School
184, Boulevard Saint-Germain
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France
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Confrontation ou coopération avec les pays du
Sud de la Méditerranée ? Choc ou convergence
des civilisations ?
Frédéric TEULON, Linda PRINCE, Bernard TERRANY, Negar YOUSSEFIAN
IPAG LAB, Ipag Business School, Paris
[email protected], [email protected], [email protected], [email protected]
Résumé
Les pays musulmans du Sud de la Méditerranée représentent l’impensé de
l’Occident. Nous en sommes restés à de vieux schémas basés sur l’idée d’un choc des
civilisations, d’une arriération des pays du Sud et du caractère indissoluble de l’Islam
dans la modernité. Les révolutions récentes dans les pays arabes montrent que des
changements profonds sont à l’œuvre et que les intellectuels occidentaux ont du mal à
penser le Tiers Monde, ce qui les sépare et ce qui les rapproche.
Mot clés : Choc des civilisations, Islam, Rapports Nord/Sud
Abstract
Muslim countries of the southern Mediterranean are the unthought of the West. We
stayed in old patterns based on the idea of a clash of civilizations, an economic
backwardness of Southern countries and the indissoluble nature of Islam in
modernity. The recent revolutions in Arabic countries show that deep changes are at
work and that Western intellectuals have difficulty thinking about the Third World,
thinking what separates the countries and what brings them together.
Keywords : Clash of civilizations, Islam, North/South
Notes
- Ce papier actualise et complète un article initialement publié dans la revue Maghreb/Machrek sous le titre :
"Méditerranée : choc ou convergence des civilisations ? Quelle cohabitation entre les religions ?".
- Les opinions et analyses exprimées ici n’engagent que leurs auteurs et non les institutions auxquelles ils
appartiennent.
The views expressed are those of the individual authors and do not necessarily reflect official positions of
IPAG Business School.
1
« Je connais la dette de la civilisation envers l'islam. Ce fut l'islam - dans des endroits
comme l'université Al-Azhar - qui a porté la flamme de l'étude pendant plusieurs
siècles, montrant la voie en Europe à la Renaissance et aux Lumières. [...] La culture
musulmane nous a donné des arches majestueuses et des spirales élancées, une poésie
éternelle et une musique magnifique; une calligraphie élégante et des endroits
paisibles de contemplation. » Au travers de ce fameux "discours du Caire" prononcé
en 2009, Barack Obama insistait sur la nécessité de connaitre les autres civilisations
Pourtant les intellectuels et les responsables des pays occidentaux ont démontré qu’ils
étaient hors jeu pour penser les bouleversements à l’œuvre en Tunisie, en Egypte, en
Syrie, au Yémen ou en Libye. Obnubilés par l’islamisme, par les exhortations au
djihad et par la peur du chaos, incapables de penser une démocratie arabe ou un islam
modéré, ils n'ont pas écouté car ils ne voulaient pas entendre. Face aux révolutions
arabes, les gouvernements européens ont réagi en fonction de leurs intérêts de court
terme, au nom d'une realpolitik conservatrice, sans vision stratégique et dans une
dénégation des volontés populaires.
La difficulté à laquelle les Occidentaux sont confrontés est de penser les valeurs
démocratiques dans des cadres politiques différenciés. Comme l’a dit Olivier Mongin
dans une interview récente : « En répétant ‘mieux vaut Ben Ali que Ben Laden’ et
plutôt Moubarak que les Frères musulmans », beaucoup se sont empêtrés dans une
contradiction ; les mêmes qui défendaient les droits de l’homme en Europe de l’Est
soutenaient les dictateurs du monde arabe sous prétexte qu’ils étaient des remparts
contre l’islamisme. »
Partant de la thèse d’Huntington sur le choc des civilisations (1), nous montrerons que
les populations musulmanes ne sont pas par nature réfractaires à la modernité (2), que
l’on assiste au contraire à une convergence des civilisations (3), convergence illustrée
notamment par la situation des populations immigrées en Europe (4).
1. LE CHOC DES CIVILISATIONS ET L’ISLAM
Ces dernières décennies, deux thèses ont été fréquemment admises et présentées
comme des vérités révélées :
1/ il existe un choc des civilisations ;
2/ l’islam est réfractaire à la modernité.
2
Le politologue américain Samuel Huntington (1993 ; 1996) a mis en avant – en
s’appuyant sur la description de la « civilisation arabo-islamique » par Braudel
(1987) – l’idée d’un choc des civilisations, thème qui illustre notamment la difficile
cohabitation entre l’Occident et l’islam. Huntington assimilait alors le monde
islamique – au-delà des sous-cultures arabe(s), turque et persane - à un bloc
monolithique hostile par nature aux valeurs occidentales. Notons que cette thèse avait
déjà été mise en avant peu de temps auparavant par Elmandjira (1991) qui a été le
premier à parler de « guerre civilisationnelle » à propos du conflit international en
Irak avec comme intention la dénonciation de l’hégémonie occidentale.
Dépourvue d’Etats puissants, divisée entre ses membres et ses factions, la civilisation
arabo-musulmane peut-elle disposer d’un poids stratégique suffisant au XXIe siècle ?
Faut-il parler d’une haine de l’Occident ? Ces questions n’ont cessé d’être débattues.
Elles se cristallisent le plus souvent sur le conflit israélo-palestinien, sur le rôle de la
rente pétrolière dans les relations interarabes et sur l’impérialisme américain. Par
ailleurs, les attentats du 11 septembre 2001 ont de fait conduit de nombreux
observateurs à faire une lecture islamophobe du thème du choc des civilisations.
L’intégrisme et l’intolérance sont alors présentés comme étant les maladies
contemporaines de l’islam (Medded, 2003).
Selon Huntington, les relations internationales se sont inscrites à la fin du XXe siècle
dans un nouveau contexte. Initialement les guerres se déroulaient entre des seigneurs
ou des princes qui voulaient étendre leur pouvoir, puis elles se sont déroulées entre
des Etats-nations, et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale. La révolution russe a
représenté un tournant important car elle s’appuyait sur une doctrine politique. Dès
lors les causes de conflits ont cessé d’être uniquement géopolitiques, liées à la
conquête de territoires, de richesses et de pouvoir pour se centrer sur des visées
idéologiques. Cette situation a trouvé son apogée avec la Guerre froide (affrontement
de deux modèles de société). Depuis, selon Huntington, il ne faut plus penser les
conflits en termes idéologiques ou économiques, mais culturels : « Les États-nations
resteront les acteurs les plus puissants sur la scène internationale, mais les conflits
centraux de la politique globale opposeront des nations et des groupes relevant de
civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique à l'échelle
planétaire. Les lignes de fracture entre civilisations seront les lignes de front des
batailles du futur », prophétisait Huntington. Ces analyses en termes de choc des
civilisations entendaient dépasser d’autres paradigmes d’interprétation de l’après
Guerre froide :
- celui de la fin de l’histoire proposé par Francis Fukuyama (constitution d’un
seul monde caractérisé par la démocratie et par l’absence de conflits majeurs à
l’échelle mondiale) ;
3
-
le paradigme du « chaos absolu » (multiplication de micro conflits
identitaires) ;
- la vision plus réaliste du maintien du rôle prédominant des Etats nations.
Aujourd’hui, ces analyses sont prises à contrepied par le brassage des populations, par
la progression de l'alphabétisation, par la convergence des modèles démographiques
et familiaux et par les révolutions politiques dans le monde arabe. Ce type de
raisonnement reposait sur des catégories issues de la Guerre froide : le totalitarisme
islamique a été analysé à l’image du totalitarisme soviétique.
Croire que les pays musulmans représentent un monde dangereux pour l'Occident,
c’est ramener des conflits entre Etats ou groupes d’Etats à un hypothétique choc
culturel entre des blocs homogènes. C'est aussi oublier :
1/ la proportion sensiblement différente de musulmans dans les divers pays de
la zone Maghreb/Machrek (Tableau 2);
2/ la complexité des situations locales, notamment religieuses propres à
chaque pays comme on a pu le constater avec la guerre civile libanaise inter et intra
confessionnelle dont les acteurs étaient les chrétiens (y compris les maronites), les
musulmans chiites, les druzes et les sunnites ;
3/ le découplage Maghreb (pays francophones) / Machrek (pays non
francophones) et le découplage républiques/monarchies ;
4/ l'histoire des XIXe et XXe siècles marquée non par le choc des religions et la
résurgence des croisades de part et d’autre de la Méditerranée, mais avant tout par la
colonisation et la décolonisation (Fanon, 1961), par la lutte pour la détention du
pouvoir dans les pays du Sud, par la radicalisation des régimes après les
indépendances (ce que le leader algérien Ferhat Abbas a appelé les "indépendances
confisquées") et enfin par la longévité des régimes autoritaires ou dictatoriaux
(Bourguiba, Kadhafi…). D’une certaine façon, l’Orient est une invention de
l’Occident (Saïd, 1978) ;
5/ la persistance du schéma d’opposition autochtone/allogène fait des
immigrés de confession musulmane la nouvelle figure de « l’étranger » (Agier, 2011).
La radicalisation de certains Etats (Iran, Israël…) ne doit pas nous induire en erreur et
nous laisser penser que les imans ou les rabbins ont vocation à appeler au meurtre des
infidèles et à jouer le rôle de commissaires politiques. Aveuglées par leur mauvaise
conscience postcoloniale, trop de personnes ont cautionné un discours rétrograde et
obscurantiste. Les démagogues ont attisé les frustrations et les haines de façon à
radicaliser les réflexes communautaires.
4
2. FAUT-IL PARLER D’UN ISLAM REFRACTAIRE A LA MODERNITE ?
L’islam est une religion monothéiste et abrahamique. Le Coran est imprégné d’un
certain nombre de récits bibliques transmis par les traditions juives et chrétiennes. La
révélation du Dieu unique telle que la reçoit Mohammed est dans la lignée de celle
reçue par Abraham, Moïse et Jésus. Les musulmans se reconnaissent d’ailleurs
comme étant de la descendance d’Ismaël (fils d’Abraham). En soi la religion
musulmane n’est pas un obstacle au développement économique. Les pays de la zone
Maghreb-Machrek ont été confrontés à des problèmes d’une autre nature : la
résilience d’institutions héritées du passé, la confiscation du pouvoir par des familles
usurpatrices et la perpétuation de modèles de pensée clanique. Ces facteurs ont
favorisé le maintien d’organisations prédatrices et d’activités tournées vers la
recherche de rentes (les phosphates au Maroc, le pétrole en Algérie…). C’est une des
raisons qui explique une certaine stagnation du niveau de vie (Tableau 1) et le
manque de crédibilité des réformes engagées au cours des décennies qui ont suivi la
décolonisation (Tozy, 1999; Nabli & al., 2008).
L'ouverture économique imposée par la mondialisation, suscitée par les bailleurs de
fonds internationaux, n'a en réalité profité qu'à des élites gangrénées par le népotisme
et la corruption. Faute d'une politique de redistribution, la croissance s'est
accompagnée d'une précarisation et d'une paupérisation des classes moyennes. Les
révoltes ont été dirigées contre des classes dirigeantes coupées du pays réel, appuyées
sur des appareils sécuritaires et exécrées par les peuples.
Les révolutions récentes en Tunisie et dans plusieurs pays du Proche Orient montrent
que le monde arabe ne doit pas être exclusivement vu au travers d’un prisme religieux
ou géopolitique. Les peuples se sont ouverts à des idées et à des pratiques qui ont fait
la force de la démocratie occidentale. Le discours centré sur le poids de l’islam et des
terroristes nous a empêchés de voir la transformation des sociétés et les résistances
qu’elles étaient capables de faire émerger. Les révoltes ont été dirigées contre des
classes dirigeantes coupées du pays réel et appuyées sur des appareils sécuritaires.
Désormais, rien ne sera plus comme avant (Ben Achour, 2011).
Le « choc des civilisations » prétendument en cours entre l'Occident et le monde
musulman (avec comme exemples actuels l’Afghanistan et l’Irak) masque en fait
d'autres conflits - qui vont probablement se révéler beaucoup plus cruciaux dans le
long terme. Une de ces luttes pour les pays musulmans concerne les mesures de
réforme à adopter au sein de leurs propres sociétés (Vermeren, 2001; Moisseron,
2007). Un autre conflit potentiel renvoie au sous-développement: les pays musulmans
5
d’Afrique du Nord et du Moyen Orient restent tout en bas des classements
internationaux en termes de PIB par tête et d’IDH (Tableau 1) : parler d’un fossé
Nord/Sud paraît plus adapté que d’évoquer une opposition Occident/Orient.
Tableau 1
Indicateurs démographiques et économiques de quelques pays musulmans du
pourtour méditerranéen en 2010
Pays
Population
PIB (Mds de $)
(millions)
Turquie
76
648,3
Algérie
Maroc
Tunisie
34,5
33
10,5
Egypte
Jordanie
77
6
MAGHREB
236,3
145,2
82,9
MACHREK
345,0
31,8
Liban
Libye
Syrie
3,5
6
20
20,1
59,4
75,6
PIB annuel par
Rang en termes
habitant ($)
d’IDH
8 530
76e
6 850
4 410
7 900
104e
130e
98e
4 490
5 320
123e
96e
5 760
9 910
3 780
83e
56e
107e
Source : Banque mondiale.
IDH : Indicateur de Développement Humain.
Note : on entendra ici par Maghreb, l'ensemble constitué par l'Algérie, le Maroc et la Tunisie (zone qui a une
cohésion géographique, linguistique et historique). On ne retiendra pas la convention diplomatique consistant à
ajouter à ces trois pays la Libye et la Mauritanie, pays membres de l'Union du Maghreb Arabe (UMA),
organisation à l'existence fantomatique.
La tradition réformiste musulmane - la recherche d'un authentique chemin
d’adaptation de l'Islam au monde moderne - a des racines profondes, remontant au
milieu du XIXe siècle (Kepel, 2000). Cette question de la réforme et de l’adaptation au
monde moderne se pose désormais plus que jamais.
6
3. VERS UNE RECONCILIATION DES CIVILISATIONS
Il n’y a pas obligatoirement de contradiction entre la sécularisation du monde
musulman et le renforcement de certaines pratiques religieuses : l’essor de la finance
islamique, la pratique du ramadan, la fréquentation des mosquées… L’examen des
données sociales et historiques profondes impose contrairement aux visions
agressives et conflictuelles l’idée d’une « réconciliation » des civilisations ou d’un
« rendez-vous » des civilisations (Courbage & Todd, 2007). Le monde musulman
connaît une révolution démographique, mentale et culturelle qui bouleverse son
fonctionnement politique, ses structures familiales et les rapports d’autorité. Nous
sommes aujourd’hui à un tournant. Le passage de la famille élargie à la famille
nucléaire, le départ des jeunes vers l'étranger, l'accession des femmes à la vie active et
à la vie publique ont modifié la donne.
Le « choc des civilisations » n’aura pas lieu. C’est a contrario un puissant mouvement
de convergence qui se profile de l’Algérie au Maroc, de l’Egypte à l’Arabie Saoudite,
du Pakistan à l’Indonésie. La démographie en témoigne : partout on assiste à l’érosion
de l’endogamie, à la hausse du niveau d’alphabétisation des hommes et des femmes et
à la baisse de la fécondité (Tableau 2). Dans les années 1960, des démographes
comme Dudley Sirk (1966) ont cru pouvoir mettre en évidence une fécondité
islamique à jamais élevée. Pendant un temps, l’économie de rente a neutralisé les
moteurs de la transition démographique (Fargues, 2000). Avec le contre choc
pétrolier (1984/85), la très forte diminution de la rente a provoqué une contraction des
revenus et entraîné une chute générale de la fécondité dans l’ensemble du monde
arabe. Cette évolution a également touché d’autres pays musulmans qui étaient plus
fermés comme l’Iran (Ladier-Fouladi, 2005).
En fait, en une génération la fécondité des femmes a été divisée par deux, situation
qui traduit un « renversement démographique complet » (Fargues, 2000). Les pays du
Maghreb/Machrek se sont engagés dans la transition démographique avec retard par
rapport à l’Amérique latine ou à l’Asie, mais une fois engagées les évolutions ont été
rapides. Cette réduction de la fécondité est annonciatrice de transformations
profondes des sociétés de la rive Sud de la Méditerranée (remise en cause du
patriarcat et transformation du statut des femmes).
Aujourd’hui l'ossature démographique des pays du Sud de la Méditerranée est
constituée par la classe d'âge des moins de 25 ans, des générations que l'on peut
qualifier de « post-islamistes » (Roy, 2007) en « rupture de la mémoire nationaliste et
anticoloniale » (Stora, 2011) et fortement attirées par la société de consommation.
L’analyse démographique et éducative conduit à rejeter l’idée d’une différence de
nature entre les sociétés anciennement chrétiennes et les sociétés musulmanes. Dans
la mesure où dans les mondes catholique, protestant, orthodoxe et bouddhiste, la
7
baisse de la fécondité a toujours été précédée d’un affaiblissement de la pratique
religieuse, on doit se demander si des pays musulmans dans lesquels le nombre
d’enfants par femme est égal ou inférieur à deux ne sont pas en train de vivre aussi, à
l’insu de l’Occident – et peut-être même à l’insu de leurs dirigeants – un processus de
laïcisation.
Dans ce contexte, l’islamisme et le fondamentalisme peuvent alors être analysés
comme une réaction de crispation et de résistance face à des évolutions qui en fait
apparaissent comme étant inéluctables (Etienne, 1987). Comme le dit Todd : « Ces
réactions sont moins des obstacles à la modernisation que les symptômes de son
accélération. » Il est tentant de voir dans la radicalisation de la religion islamique « un
temps de confrontation avec la modernité qui s'est déjà imposé en forçant les
frontières de la culture et de la religion » (Roy, 2001).
Le cas Ben Laden parait presque hors de propos à la vue de ce qui se passe dans les
pays arabes. Les révolutions en cours sont à l'opposé de sa vision. Le leader d’AlQaida voulait un califat musulman théocratique, alors que les jeunes qui sont
descendus dans la rue demandaient la démocratie. Les adeptes de Ben Laden et de la
violence aveugle sont hors jeu, ils sont d'une certaine façon totalement marginalisés.
Les attentats terroristes menés au nom de l'islam sont semblables à un baromètre
anéroïde qui réagit violemment aux variations de la pression atmosphérique sans
pouvoir modifier l'altitude et la température extérieures. Force est de constater l'échec
de l'islamisme politique (Roy, 2007) qui n'a pas réussi à reproduire la synthèse sociale
et politique que le nationalisme anticolonial avait opposé aux puissances
colonisatrices. Du coup, les islamistes radicaux n'ont pas réussi à prendre le contrôle
des appareils étatique des pays musulmans. Ceci rejoint les analyses de Gilles Kepel
(2004) qui présente l'islamisme comme une forme de guerre civile entre musulmans.
Partout dans les pays musulmans, des réformistes s’efforcent d'adapter les systèmes
hérités de la pensée islamique aux nouvelles conditions de leur époque. Ils soumettent
les cadres traditionnels à l’examen en essayant de distinguer les principes éthiques de
base de l'islam et les diverses adaptations historiques que les conservateurs ont
considéré comme sacré. Un des enjeux est de mieux comprendre comment des
questions universelles peuvent être exprimées au travers de la tradition musulmane :
le progrès, l'association des populations à la construction de la démocratie, la justice,
la production et la répartition des richesses.
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Tableau 2
Indicateurs démographiques et socio-économiques de quelques pays musulmans du
pourtour méditerranéen
Pays
Turquie
Proportion de
musulmans
(en %)
Indice
fécondité
maximal
99
6,9
de
Indice de
fécondité
2010
2,3
Algérie
Maroc
Tunisie
99
99
98
8,3
7,4
7,2
Egypte
94
7,0
MAGHREB
2,5
2,4
2,0
MACHREK
3,3
Jordanie
Liban
Libye
Syrie
96
60
97
94
8,0
5,7
7,6
7,8
3,5
1,7
2,8
3,5
Taux d’alphabétisation des
jeunes femmes
Taux de
mortalité
infantile
(en %)
(pour mille
naissances)
93
39
86
62
92
32
40
20
79
33
99
99
97
90
24
17
24
18
Source : Banque mondiale, Courbage & Todd.
Le dialogue avec la religion islamique est une nécessité de vérité humaine. Du fait de
la mondialisation, le monde entier se retrouve même dans les coins les plus reculés de
la France. Cette situation donne au dialogue interreligieux et au dialogue entre laïcs et
religieux une dimension très concrète de proximité. Entre les deux rives de la
Méditerranée, la circulation des hommes et des informations crée un nouvel espace
où les informations et les connaissances sont facilement accessibles au delà de toute
logique des frontières.
Au choc des civilisations, on peut opposer l’idée d’une civilisation universelle en
construction basée sur les droits de l’homme, la démocratie et la liberté économique
(Saïd, 1978), mais l’existence d’aspirations ou de valeurs communes à l’ensemble de
l’humanité n’accrédite pas pour autant l’idée de sociétés multiculturelles et
9
postmodernes (Inglehart, 1990). Par ailleurs, en Occident, la modernité est devenue
un processus chaotique. La post modernité est porteuse d’instabilité et d’entropie :
concentration des richesses, insécurité, délitement de la démocratie… La convergence
des civilisations entre l’Occident et l’Orient ne pourra pas se faire si le modèle
occidental post moderne se délite ou s’il est supplanté par un autre modèle (chinois ?
indien ?).
4. LA SITUATION DES MUSULMANS EN FRANCE
La présence de plus de cinq millions de musulmans en France représente une
interpellation et un appel particulier. Du fait de l’importance des courants migratoires,
la confrontation ou cohabitation des civilisations a acquis une dimension de
proximité, une dimension spatiale plus restreinte (Kepel, 1994).
Les populations maghrébines présentes en France ou dans d'autres pays européens
sont devenues le principal vecteur de propagation de la culture européenne en Afrique
du Nord. Le recours aux schémas proposés par l'anthropologie culturaliste semble ici
indispensable pour analyser les processus à l’œuvre lorsque deux cultures se trouvent
en contact et agissent l'une sur l'autre : conflits de valeurs, ajustement, syncrétisation
ou assimilation (Herskovits & al., 1936). En partie acculturés, les immigrés
originaires du Maghreb ou de la Turquie importent dans leur pays d'origine l'idéal du
contrôle de la natalité, de l'alphabétisation des filles et de la famille restreinte. Cette
diaspora est l'agent de diffusion d'idées nouvelles qui participent au rapprochement
des civilisations.
L'islam et la culture qui lui est associée ne sont pas extérieurs aux sociétés
occidentales sur la longue durée (Goody, 2004). Les spéculations sur le caractère
violent ou rétrograde du Coran semblent vaines puisque l'on sait que tout est une
question d'interprétation (on peut avoir une lecture fondamentaliste/fanatique de la
Bible ou de la Thora). Le fondamentalisme n’est pas spécifique à une religion, il est
susceptible de toutes les affecter (Medded, 2003). Il n’est pas propre au monde arabe,
il touche de nombreux groupes religieux aux Etats-Unis, il n’est pas uniquement porté
par des idéologies, il est plutôt le résultat de la transformation des structures sociales
(Riesebrodt, 1993).
Le monde musulman semble avant tout déstabilisé par une révolution des mentalités
plutôt que par le contenu du Coran (Courbage & Todd, 2007). Le Coran comprend
des dispositions législatives (par exemple sur l’héritage ou sur la place de la femme)
qu’un musulman s’efforcera de reproduire, ce qui pose problème lorsque ces
10
dispositions sont contraires aux lois françaises. Pour les musulmans, il n’y a pas
spontanément de séparation entre le spirituel et le temporel, ceci pose notamment le
problème de la laïcité et de l'interdiction des aides publiques destinées à financer les
lieux de culte.
La laïcité n’est pas une négation de la réalité religieuse (Filali-Ansari, 1997 ; Teulon,
2008). C'est plutôt le contexte social et politique dans lequel les uns et les autres
peuvent se rencontrer. Les musulmans prennent peu à peu conscience des avantages
liés à la laïcité à la française (la laïcité comme espace de liberté religieuse), même si
le principe de laïcité est étranger au Coran et au contexte social de son époque. Par la
force des choses, l’espace laïc est devenu la référence dans la vie quotidienne de
l’immense majorité des musulmans vivant en France (Tozy, 1999).
Si le nombre des mosquées est insuffisant, il faut trouver les moyens d’en construire
de nouvelles, de façon à en finir avec l’islam des caves et des garages en permettant
aux musulmans de fréquenter des lieux de culte décents. Il est important que le
principe de liberté religieuse s’applique aux musulmans. Non pas parce qu’ils sont
plus de cinq millions (il n’y en aurait que trente mille, la question serait la même),
mais parce qu’il y a nécessité de les traiter à égale dignité avec les autres citoyens.
L’intolérance que l’on constate dans certains pays musulmans ou islamiques pose
problème. Au Maghreb, en Turquie ou au Moyen Orient, la coexistence entre
musulmans et chrétiens est devenue problématique, moins du fait de l'islam que de
son utilisation, voire de son dévoiement pour des intérêts particuliers, des
programmes politiques, par des mouvements islamistes, voire terroristes. On ne peut
pas réclamer la liberté religieuse pour ses propres ressortissants sans la pratiquer soimême à l’intérieur de « la maison de l'Islam » (Dar el Islam). Dans le dialogue avec
les musulmans, la demande chrétienne de réciprocité est légitime et nécessaire. Mais
elle doit trouver où se formuler. Ce n'est pas le Français moyen qui a un pouvoir
quelconque sur ce qui se passe au Moyen-Orient. En revanche, il est légitime de poser
la question avec des formateurs, des responsables religieux ou des politiques...
Certains musulmans s’efforcent de respecter à la lettre les prescriptions du Coran et
de la législation qui a suivi, alors qu’ils vivent dans un contexte très différent de celui
de l’Arabie du VIIe siècle et que certaines de ces prescriptions apparaissent – avec le
regard qui est le nôtre - anachroniques ou décalées culturellement. Il peut y avoir ce
type de passages anachroniques chez saint Paul ou dans les Evangiles. Ces passages
nécessitent d’être compris comme reflétant la culture de l’époque et demandant à être
compris autrement, dans une autre situation, pour être fidèle à la parole reçue. Un
musulman fait aussi cette distinction, ne serait-ce qu'en comparant à l'intérieur du
texte des passages d'époques différentes, entre Médine et La Mecque... mais l'Islam
d'aujourd'hui a peut-être plus de mal à le faire qu'à d'autres époques.
11
Dans le dialogue interreligieux, il ne s’agit pas seulement d’étudier des textes, mais
de rencontrer des personnes. L’effort du dialogue, c’est de dépasser nos préjugés, nos
idées sur ce que l'autre vit, pour écouter l’autre en parler lui-même, tout en gardant la
possibilité d’exprimer nos désaccords. Il s’agit aussi d’accepter que l’on ne pense pas,
ne sente pas, ne vive pas de la même façon.
Nous savons qu’il existe, en Occident, un discours ambiant qui met en cause le Coran
et qui accuse l’Islam d’être une religion d’intolérance et de violence. N’oublions pas
que l’immense majorité des musulmans condamnent les actes de violence commis par
quelques groupes terroristes, qui déshonorent l'Islam et blasphèment le nom de Dieu.
Ils se veulent solidaires des chrétiens du Moyen-Orient. Ils soulignent que, parmi les
victimes de ces crimes islamistes, il y a aussi beaucoup de musulmans... N’oublions
pas non plus que les violences dans les banlieues traduisent plus l’échec de la
politique de la ville que le caractère « inassimilable » des jeunes issus de
l’immigration. Les banlieues sont devenues un laboratoire, avec comme enjeu
l’intégration des jeunes beurs « considérés comme des immigrés sans avoir jamais
émigré » (Sayad, 2006).
CONCLUSION
Tels sont les défis sociaux, politiques et religieux liés à l’existence de population
ayant des traditions différentes autour de la Méditerranée. Tels sont également les
défis posés par la révolution démocratique arabe naissante. Dans ce contexte la
relance de la conférence euro-méditerranéenne de Barcelone et du partenariat
Euromed en panne semble plus que jamais nécessaire (Moisseron, 2005; Beckouche
& Guiguou, 2007). Le souci que nous avons de l'Europe ne doit pas nous faire oublier
le souci de la Méditerranée.
Toutes les conditions semblent réunies pour que les pays arabes en général et la rive
sud de la Méditerranée en particulier puissent à l’issu de la crise de transition qu’ils
traversent devenir de vrais partenaires de l’Europe dans un monde en partie
désoccidentalisé (El Karoui, 2010), au travers d’un processus de convergence leur
permettant de surmonter la phase actuelle de semi-chaos (Cascioli & Mortelier,
2009). La fin d’une Méditerranée trop euro-centrée ? Une utopie pour le XXIe siècle ?
Il faut briser un mur d’incompréhension qui s’est aggravé depuis les attentats du 11
septembre 2001. Le piège serait de répondre par la violence et l’agressivité face aux
attentats terroristes perpétués au nom de Dieu. Lorsque l’on entend des Américains
dire que : « Tout ce que j’ai appris de l’islam, je l’ai appris le 11 septembre » cela
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pose question. Ce qui génère l'incompréhension et la violence, c'est d'abord
l'ignorance de sa propre culture et de sa propre religion. Mais aussi l'ignorance de ce
que vit réellement l'autre.
L'Ecole orientaliste française (née avec l'expédition de Bonaparte en Egypte) a eu des
représentants éminents au XXe siècle (avec Jacques Berque et Louis Massignon). Les
travaux de cette Ecole ont été largement ignorés sur la période récente. Le savoir des
islamologues (Olivier Roy, Gilles Kepel, Pierre Vermeren...) ne s'est pas diffusé dans
la société française. Ces spécialistes du Maghreb et du Moyen Orient n'ont pas été
sollicités par les décideurs publics. Plus que d'un choc des civilisations, il faut parler
d'une méconnaissance des civilisations.
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