Léchage entre congénères et antiparasitaires en pour-on

Transcription

Léchage entre congénères et antiparasitaires en pour-on
ContrôLe
Le ph
de ri
du so
photo :
THÉRAPEUTIQUE ET PARASITOLOGIE BOVINE
alain Bousquet-Mélou
Laboratoire de physiologiepharmacologie-thérapeutique,
ENV de Toulouse,
23, chemin des Capelles,
31076 Toulouse
0,05 CFC
par article lu
Léchage entre congénères
et antiparasitaires
en pour-on
Chez les bovins, le léchage est à prendre en compte dans le cadre de la prévention des résistances
aux antiparasitaires et pour la conduite des études sur l’efficacité de ces produits.
Résumé
D’après les
résultats d’une série
d’essais publiés ces
10 dernières années
par des équipes de
pharmacologues et
de parasitologues
toulousains, il
apparaît que le
léchage peut ne pas
affecter l’efficacité
instantanée
d’une lactone
macrocyclique
administrée en
pour-on chez un
bovin ainsi spolié
d’une partie de sa
dose, du moins
dans les conditions
expérimentales
testée. Toutefois,
une activité
anthelminthique
extrêmement
variable est
détectable chez
des animaux en
contact (lécheurs)
normalement
non traités. Les
conséquences de
ce phénomène
sont envisagées
sur l’émergence
de résistances (y
compris indirectes :
par inefficacité de
stratégies de lutte
de type “refuge”) et
sur la méthodologie
des études de
bioéquivalence
entre lactones
macrocycliques en
pour-on.
V
oilà 10 ans qu’une équipe pluridisciplinaire
toulousaine se penche sur le comportement
de léchage des bovins avec ses conséquences
sur l’administration d’antiparasitaires (lactones
macrocycliques) en formulation pour-on.
Cet article présente le cheminement de pensée qui a
servi de fil conducteur à cette piste de recherche. Il en
envisage les prolongements éventuels. Les détails sont
consultables dans les diverses publications princeps en
langue anglaise parues sur le sujet et feront l’objet d’une
synthèse ultérieure.
le léchage est-il
À considérer lors
d’administration
en pour-on ?
Le léchage est pris en compte à deux niveaux.
 Pour l’animal traité, son comportement de léchage
le conduit à ingérer une grande partie du principe actif
déposé sur son propre dos. L’administration en pour-on
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correspond alors à une voie orale. Ce phénomène
explique le niveau de concentration élevé observé dans
les fèces, mais aussi dans le plasma. La biodisponibilité
par voie orale est, en effet, très supérieure à celle de la
voie transcutanée.
 Entre congénères, ce même comportement est à l’origine d’un transfert de principe actif de l’animal léché vers
celui qui lèche. Ce phénomène ne doit pas être négligé
dans le contexte de cohabitation entre des individus traités et d’autres non traités. Chez ces derniers, l’ingestion
de principe actif entraîne la présence de résidus de lactones macrocycliques et, surtout, l’existence d’une activité
anthelminthique partielle, reconnue comme un facteur de
risque pour l’émergence de résistances.
le phénomène est-il
Quantitativement
important ?
Les premières études publiées en 2001 et en 2003 en collaboration avec l’équipe de Michel Alvinerie à l’Inra Institut
national de la recherche agronomique nous ont permis de
quantifier la contribution du phénomène d’autoléchage
à la pharmacocinétique de l’ivermectine administrée en
pour-on : chacun des 12 bovins de notre essai avait léché et
ingéré 58 à 87 % des 500 µg/kg déposés sur son dos [5, 6, 7].
L’amplitude inattendue du phénomène nous a conduits à
considérer l’influence des léchages entre congénères sur
la pharmacocinétique des pour-on. Nous avons testé dans
un même essai des pour-on de doramectine, d’ivermectine
et de moxidectine, administrés à de jeunes bovins laissés sans entrave sur le même pâturage [3]. Là encore, le
phénomène de léchage entre congénères a eu des conséquences non négligeables : les bovins les plus “lécheurs”
avaient ainsi ingéré un quart de la dose pour-on (500 µg/
kg) qui ne leur était pas destinée (figure).
L’étude la plus récente a recherché si le transfert de principe actif entre animaux à la suite d’un pour-on d’ivermectine pouvait influencer l’activité anthelminthique
[2]. En collaboration avec des pharmacologues et des
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Contrôle
léchage entre congénères et antiparasitaires en pour‑on
Le phénomène de léchage entre congénères constitue un facteur
de risque d’émergence de résistances aux antiparasitaires, en raison
du sous-dosage qu’il peut induire chez les animaux non traités.
photo : D.R.
parasitologues de l’Inra et de l’École nationale vétérinaire
de Toulouse (ENVT), un suivi a été réalisé sur 40 jours
après infestation expérimentale par Ostertagia et Cooperia
d’un groupe de 10 animaux, dont 4 traités par une solution pour-on et 6 non traités.
Le plasma et les fèces des 6 bovins non traités contenaient
de l’ivermectine. Les niveaux détectés étaient de deux
à trois fois inférieurs aux niveaux minimaux observés
chez les individus traités. Ils se sont révélés surtout très
variables entre les bovins, en lien avec la grande diversité des comportements de léchage entre congénères. Les
multiples déterminants de ce comportement ont été étudiés dans le cadre d’une thèse de doctorat vétérinaire [4].
Que conclure
sur l’efficacité
anthelminthiQue
dans un groupe
traité/non traité ?
Notre dernière étude publiée en 2011 avait pour objectif
de répondre à cette double problématique :
- l’endectocide est-il moins efficace chez les animaux
qui se voient “retirer” une partie de la dose par leurs
congénères ?
- la quantité de produit transféré par léchage peut-elle
présenter une activité anthelminthique mesurable chez
des animaux non traités ?
Dans notre essai, la perte de principe actif chez les animaux traités à la suite des transferts par léchage n’a pas
modifié l’efficacité anthelminthique, qui reste maximale
(100 %). Cela dit, ce résultat reste probablement tributaire
des conditions expérimentales, avec notamment le rapport entre le nombre potentiel d’animaux “lécheurs” (non
traités) et d’animaux “léchables” (traités). Pour la seconde
question, l’ingestion de principe actif par les animaux non
traités à la suite du léchage de leurs congénères traités est
associée à une activité anthelminthique mesurable. Celleci se révèle néanmoins variable selon les individus : entre
0 et 100 % d’efficacité, avec des valeurs intermédiaires
entre 30 et 80 % d’efficacité (4 animaux sur 6).
en conséQuence,
ce phénomène
favorise-t-il
l’émergence
de résistances ?
Les activités anthelminthiques intermédiaires amènent
à s’interroger. Elles signifient que l’antiparasitaire atteint
des concentrations trop faibles pour éliminer toute la
population de vers, mais suffisamment élevées pour éradiquer les vers les plus sensibles. Dans cette gamme de
Figure
représentation schématique du devenir
d’une lactone macrocyclique administrée
par pour‑on chez un bovin
Administration en pour-on
Léchage
Pertes
Peau
Tissus
périphériques
Plasma
Tube
digestif
Élimination
non fécale
Tube
digestif
Élimination fécale
Les compartiments de l’organisme impliqués dans ce devenir sont représentés (rectangles ou cylindre),
ainsi que les transferts de principe actif (flèches) entre ces différents sites et vers l’extérieur (perte à partir
de la peau, élimination fécale [majoritaire] ou non fécale [minoritaire]). En présence d’un comportement
de léchage normal, la majorité de la substance déposée sur le dos est ingérée par l’animal par autoléchage
de cette partie du corps et des flancs (flèche bleue épaisse). Dans ce cas, la voie transcutanée est
minoritaire (flèche pointillée). Au sein d’un groupe de bovins, chaque individu peut récupérer et ingérer
une certaine quantité d’antiparasitaire par léchage de ses congénères (flèche bleue fine).
concentrations s’exerce une pression de sélection qui
peut favoriser le développement de sous-populations
résistantes (“fenêtre de sélection”).
Le “sous-dosage” des antiparasitaires est classiquement
décrit comme un facteur de risque d’émergence de résistances. Le phénomène de transfert de principe actif à la
suite du léchage chez des animaux non traités conduit à
une situation identique à celle d’un sous-dosage. Il constitue un facteur de risque d’émergence de résistances aux
antiparasitaires.
Quelles autres
conséQuences
dans l’abord
des résistances ?
Il s’agit de considérer avec une extrême prudence l’association des formulations pour-on avec la stratégie dite de
“refuge” (encadré).
Celle-ci est peu (voire pas du tout) compatible avec l’administration des anthelminthiques en pour-on, en raison
Points forts
€Les formulations pour-on sont peu compatibles avec les stratégies
de type constitution de “refuge” pour la lutte contre l’émergence
de résistances aux antiparasitaires.
€Une mention « Traiter impérativement tous les animaux d’un lot »
dans les RCP des antiparasitaires lactones macrocycliques en pour-on
serait tout à fait concevable.
€Les essais de bioéquivalence devraient être réalisés sans restriction
du comportement de léchage individuel, mais avec une révision
des critères d’équivalence.
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ContrôLe
enCadré
Stratégie de “refuge”
La stratégie de refuge consiste à
conserver, au sein d’un groupe
d’animaux vermifugés, des
individus non traités, “producteurs”
de populations d’helminthes
sensibles, car non soumis à une
pression de sélection par le
traitement. L’idée est de combiner
la lutte contre les effets du
parasitisme chez les bovins traités
avec le maintien de populations
de vers sensibles dans les pâturages
grâce à leur “réensemencement” par
les bovins non traités.
du caractère quasi inéluctable du transfert de principe
actif des bovins traités vers les individus non traités. Un
scénario catastrophe doit être envisagé, dans lequel les
animaux censés représenter des “refuges” pour des vers
sensibles se transforment en “machines” productrices de
vers résistants.
Les mesures de prévention de ce risque apparaissent
simples en théorie, sinon en pratique : soit la stratégie de
refuge vis-à-vis des lactones macrocycliques est appliquée
uniquement avec des formulations injectables (exclusion
des pour-on), soit elle est pratiquée avec une séparation
stricte des animaux traités et non traités, par le biais de
rotations des pâtures. Il est difficile de préciser une durée
optimale de séparation des animaux. 90 % de l’absorption
d’ivermectine pour-on est réalisée au bout de 9 à 17 jours
chez les bovins traités [7]. Après 2 semaines, les quantités
de principe actif encore présentes sur le dos des bovins et
disponibles pour un transfert vers des congénères peuvent
être considérées comme fortement diminuées.
Quelles implications
pour les travaux
de recherche sur
les formulations
pour-on ?
Références
Les principales implications concernent la méthodologie
des essais comparatifs, en particulier des études de bioéquivalence demandées avant une autorisation de mise
sur le marché d’un générique.
1. Barber S, Alvinerie M.
Comment on “A comparison
of persistent anthelmintic
efficacy of topical formulations
of doramectin, eprinomectin,
ivermectin and moxidectin
against naturally acquired
nematode infections of beef
calves” and problems associated
with mechanical transfer (licking)
of endectocides in cattle. Vet.
Parasitol. 2003;112:255-257.
partial anthelmintic efficacy of
ivermectin pour-on formulation
in untreated cattle. Int. J.
Parasitol. 2011;41:563-569.
2. Bousquet-Melou A,
Jacquiet P, Hoste H et coll.
Licking behaviour induces
4. Bralet D. Influence du léchage
sur la pharmacocinétique de
l’ivermectine pour-on chez
3. Bousquet-Melou A,
Mercadier SM, Alvinerie M,
Toutain PL. Endectocide
exchanges between
grazing cattle after pour-on
administration of doramectin,
ivermectin and moxidectin. Int.
J. Parasitol. 2004;34:1299-1307.
Barber et Alvinerie ont montré que le phénomène de
léchage doit être pris en compte dans l’interprétation des
essais d’efficacité incluant des groupes contrôles [1]. En
effet, il constitue une modalité de “contamination” des
animaux non traités dès lors que les groupes ne sont pas
strictement séparés.
Les essais de bioéquivalence de formulations pour-on de
lactones macrocycliques sont réalisés dans des conditions
expérimentales où les bovins sont maintenus avec des systèmes d’attache qui restreignent (voire suppriment) leur
comportement de léchage. Sans cet artifice, le léchage
induit une variabilité des profils de concentration telle qu’il
devient impossible de démontrer, selon les critères actuels,
la bioéquivalence d’une formulation pour-on d’ivermectine
avec elle-même [Toutain et coll., données non publiées].
Cependant, le comportement de léchage ne peut pas être
considéré au même titre que d’autres sources de variabilité
qu’il conviendrait de contrôler, voire de supprimer. Il s’agit,
à l’inverse, d’un fait biologique, déterminé par le comportement normal des animaux, qui se révèle être le facteur
déterminant de la pharmacocinétique des antiparasitaires
administrés en pour-on. C’est en particulier l’ingestion à la
suite du léchage qui détermine les niveaux de concentration auxquels les parasites intestinaux sont exposés [6, 8].
Les essais de bioéquivalence sont requis comme “substitutifs” à des essais cliniques comparatifs, afin de garantir que
deux formulations sont équivalentes en termes d’efficacité
dans leurs conditions réelles d’utilisation. Réaliser de tels
travaux dans des conditions artificielles, en l’absence de
léchage, ne garantit pas l’équivalence sur le terrain.
Les questions actuelles relatives aux études de bioéquivalence en médecine vétérinaire font l’objet d’un numéro
spécial dans une revue spécialisée de langue anglaise(1).
Un article y est notamment consacré à la problématique
du léchage des formulations pour-on [9]. Un consensus
se dégage pour, dans le même temps, préconiser le maintien d’un comportement de léchage sans restriction dans
les essais de bioéquivalence des formulations pour-on et
établir de nouveaux critères d’équivalence, qui permettent de démontrer l’équivalence d’une formulation avec
elle-même.
Conclusion
(1) J. Vet. Pharmacol.
Ther. Avril 2012.
Dans le prolongement de ces résultats, il pourrait, un jour,
être interdit ou déconseillé de ne pas traiter tous les animaux d’un même lot lors de recours à la voie pour-on. ❚
les bovins. Thèse de doctorat
vétérinaire de Lyon. 2002.
5. Laffont C, Bousquet-Melou A,
Alvinerie M, Toutain PL.
Bioavailability of ivermectin
pour-on formulation in cattle.
In: 8th International Congress of
the European Association for
Veterinary Pharmacology and
Toxicology (EAVPT). Jerusalem,
Israël. 2000.
6. Laffont CM, Alvinerie M,
Bousquet-Melou A, Toutain PL.
Licking behaviour and
environmental contamination
arising from pour-on ivermectin
for cattle. Int. J. Parasitol.
2001;31:1687-1692.
7. Laffont CM, BousquetMelou A, Bralet D, Alvinerie M,
Fink-Gremmels J, Toutain PL.
A pharmacokinetic model to
document the actual disposition
of topical ivermectin in cattle. Vet.
Res. 2003;34:
445-460.
8. Sallovitz JM, Lifschitz A,
Imperiale F, Virkel G, Larghi J,
Lanusse C. Doramectin
concentration profiles in the
gastrointestinal tract of topicallytreated calves: influence of
animal licking restriction.
Vet Parasitol. 2005;133:61-70.
9. Toutain PL, Modric S,
Bousquet-Melou A, Sallovitz JM,
Lanusse C. Should licking
behavior be considered in
the bioavailability evaluation
of transdermal products ?
J. Vet. Pharmacol. Therap.
2012;35(suppl.1):39-43.
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