Charles-Edouard Guillaune

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Charles-Edouard Guillaune
MONTRES PASSION, AVRIL 2005
HISTOIRE
pages 85-87
Prix Nobel de physique en 1920, le Neuchâtelois
Charles-Edouard Guillaume a découvert un
alliage qui ne se dilate ni se contracte selon la
température. Non seulement l'invar a apporté la
précision aux garde-temps, mais il continue à
être indispensable aux fabrications les plus
modernes, comme les satellites ou l'Airbus A380.
Métaux
L'homme qui a apporté la
précision aux montres
FRANCIS GRADOUX
Sans lui, jamais les horlogers n'auraient osé accoler le mot "précision" à leurs
produits. Sans lui, l'électronique ne serait pas devenue, au XXe siècle, la science
qui a tranformé nos vies. Sans lui, on ne saurait pas construire de navires
transportant du gaz liquide à -161 degrés. Sans lui, pas d'ampoules électriques, de
lasers, de thermostats, de satellites, d'instruments de mesure fiables. Sans lui, pas de
téléviseurs ou de moniteurs d'ordinateur. Même le plus moderne des avions,
l'Airbus A380, dépend de sa découverte plus que centenaire pour ses pièces en fibre
de carbone!
Lui, c'est Charles-Edouard Guillaume, natif de Fleurier,découvreur de
l'invar,le seul alliage métallique à ne pas se dilater à la chaleur. L'invar et ses
dérivés ont permis aux horlogers, aux fabricants de tubes électroniques et d'écrans,
aux constructeurs d'énormes cuves métalliques, de s'affranchir d'une contrainte qui
a longtemps paru incontournable: la propension des métaux à changer de taille en
fonction de la température. Un balancier d'horloge ou un spiral de montre qui
s'allonge ou rétricit, une grille de tube électronique qui se déforme, une cuve ou un
moule qui gonfle ou se dégonfle en fonction de la température, compliquent
largement la fabrication ou l'utilisation de ces objets familiers, et la rende parfois
impossible.
On peut donc dire que la découverte de Charles-Edouard Guillaume a largement
influencé la vie quotidienne sur la planète, et cela depuis le début du XXe siècle.
Mais, depuis lors, Guillaume est de plus en plus oublié. Alors que son successeur
en Nobel, Albert Einstein, reste la star des scientifiques, même si la majorité des
terriens ne comprend rien à ses théories. C'est peut-être parce que, à côté du ludion
à crinière blanche qui tirait la langue aux photographes, Charles-Edouard
Guillaume paraît aujourd'hui un peu terne, et que ses rêves ne l'emportaient guère
au-delà de la dilatation des métaux, alors que son rival arpentait le cosmos,
plongeait au fin fond de la matière et révolutionnait la pensée scientifique.
Guillaume était un pragmatique, issu d'une dynastie d'horlogers. Son grand-père
avait fui la France et sa Révolution de 1789, pour se réfugier à Londres où il
fabriquait des montres. Son père, Edouard Guillaume, horloger lui aussi, s'était
exilé à Fleurier parce que le canton de Neuchâtel était devenu la Rome de
l'horlogerie. “A l'époque de mon enfance, l'horlogerie (...) commençait à prendre
des allures industrielles, racontera plus tard Charles-Edouard Guillaume. Mon
père, tout en devenant un horloger fort distingué, fut à même, en lisant beaucoup,
d'acquérir une forte culture, dont il transmit à ses enfants à la fois le goût et les
grandes lignes...”.
Rêve de physique
Charles-Edouard décide donc de ne pas reprendre l'établi de ses père et grand-père
et de devenir physicien, la physique promettant alors de révéler tous les secrets de
l'univers et de la matière. Après le gymnase et l'académie de Neuchâtel, il entre en
1878 à l'Ecole polytechnique de Zurich, déjà prestigieuse. Ensuite, il fait trois petits
tours à l'armée, comme officier d'artillerie, mais rejoint très vite la France, patrie de
son père et de son grand-père, et devient en 1883 employé au Bureau international
des poids et mesures, à Sèvres près de Paris.
A l'époque, ce bureau international incarne l'une des grandes ambitions de la
France: ordonner le monde grâce au système métrique. Un peu comme le CICR
l'est aujourd'hui pour la Suisse, le BIPM est l'un des outils qui rendent la France
visible et influente. Tous les écoliers français ont ânonné un jour: “Le mètre est
représenté par un barreau de platine iridié, conservé à température constante au
Bureau international des poids et mesures de Sèvres...”
Guillaume est très vite hanté par ce problème de température constante. Car le
platine, même additionné d'iridium, s'il se dilate et se contracte relativement peu à
la chaleur et au froid, est quand même instable. De plus, ce métal rare est très cher.
Impossible, donc, de fournir des mètres étalons à l'industrie mondiale.
Aussi, dès 1891, le jeune Guillaume est chargé par le BIPM de chercher un autre
alliage qui ne varierait pas de taille en fonction de la température, et serait d'un prix
abordable. Sa recherche est stimulée par le souvenir de son père horloger répétant:
“il est impossible de concevoir une montre précise si son coeur se dilate ou se
contracte, puisque la longueur du pendule, ou du spiral, influe sur sa précision.”
Pendant cinq ans, Charles-Edouard lit tout ce qu'il peut gtrouver sur la dilatation
des métaux, notamment les notes d'un physicien anglais, John Hopkinson, qui a
découvert qu'un alliage de fer et de nickel présentait une curieuse anomalie relative
à la température. Il prend contact avec le directeur des aciéries d'Imphy, en France,
pour lui demander des échantillons de ferronickel en différentes proportions. En
1897, il publie un article montrant qu'au moins dix-sept alliages de ferronickel se
dilatent moins que le fameux platine iridié. Il affine ses calculs et découvre qu'un
alliage comportant exactement 36% de nickel ne se dilate pratiquement pas. Il le
nomme l'invar -pour “invariable”. Premier succès, suffisant pourle BIPM.
Invar, élinvar
Mais Guillaume se souvient des horlogers qui affirment que la précision d'un spiral
dépend non seulement de sa longueur mais aussi de son élasticité, également
influencée par la température. Il se remet au travail, essaie de nombreux
traitements, ajoute à l'invar d'autres métaux comme le chrome ou le manganèse et
réussit, en 1912, à créer l'élinvar -pour “élasticité invariable” - qui, plusieurs fois
amélioré, sous les noms de Nivarox, Métélinvar, Isoval, sert encore aujourd'hui à
fabriquer les spiraux qui continuent à découper régulièrement le temps dasn des
centaines de millions de montres mécaniques. Charles-Edouard Guillaume devient
le directeur du BIPM, notable reconnu, symbole de la “science française”
forcément opposée à celle de l'Allemagne, l'ennemi du moment.
L'invar et ses dérivés révolutionnent donc l'horlogerie. Mais aussi la métrologie,
grâce à des instruments de mesure microscopiques ou gigantesques qui ne sont pas
influencés par la température ambiante. Apport fondamental aussi à l'électricité puis
à l'électronique naissante. Dans une lampe à incandescence, par exemple, deux
éléments métalliques percent une ampoule de verre sous vide; s'ils se dilatent
lorsque l'ampoule chauffe, ils feraient craquer le verre. De même, le filament ne
doit pas se tendre et se détendre s'il est allumé ou éteint; à l'origine, les filaments
étaient donc en coûteux platine. L'invar apporte des solutions à ces deux problèmes.
Quant aux “lampes radio” qui ont permis l'électronique, puis l'informatique, elles
comportent de nombreux éléments métalliques enfermés dans une ampoule de
verre; eux non plus ne doivent pas varier de dimensions et de forme s'ils sont
chauffés. Invar! Plus tard, la télévision en couleurs à imposé de fabriquer des écrans
comportant une fine grille métallique qui, elle non plus, ne devait pa varier en
fonction de la température. Invar encore. Les lasers posent les mêmes problèmes
ainsi que tous les instruments destinés à être satellisés, et donc soumis aux
importantes variations de température de l'espace, Invar toujours.
Depuis 1919, l'utilisation de l'invar et de l'élinvar s'est multipliée et seule la
révolution des semi-conducteurs, écrans plats et autres puces informatiques a freiné
son élan. Mais la découverte de Charles-Edouard Guillaume reste d'actualité, non
seulement dans l'horlogerie qui redevient mécanique, et utilise des spiraux en
élinvar, mais aussi dans les technologies spatiales et même le transport maritime:
les cuves des méthaniers, qui ont dans leur cale de plus en plus de gaz naturel
liquéfié à -161 degrés, sont en invar pour ne pas être influencés par le froid extrême
de leur contenu ou la chaleur intense des techniques de soudage. Et, comme les
avions modernes sont composés de plus en plus d'éléments en fibre de carbone
imprégnée de résine et que les moules servant à les cuire ne doivent pas se dilater,
ils sont aussi réalisés en invar... Le comité Nobel avait bien pressenti l'avenir de
l'invar dans les évolutions et révolutions industrielles, en attribuant son Prix de
physique 1920 à Charles-Edouard Guillaume. Et l'année suivante, ce comité avait
aussi bien deviné l'avenir de la physique théorique en récompensant Albert
Einstein, autre Suisse d'adoption et ancien du Poly de Zurich.
L'anti-Einstein
Cette année 2005 est l'année Einstein, puisque ses principales découvertes datent
de 1905. L'homme à la crinière blanche fut récompensé par un Prix Nobel de
physique en 1921. L'année précédente, en 1920, ce même prestigieux prix avait été
décerné à Charles-Edouard Guillaume. Mais, si Einstein est devenu pour les foules
l'icône de la science moderne, Guillaume est quasiment oublié: seuls les horlogers
et les métallurgistes le connaissent encore.
Einstein était un visionnaire, auréolé de mystère,qui explorait l'invisible,
l'intouchable, l'inimaginable. Au contraire, Guillaume était un pragmatique,
intéressé par des phénomènes concrets, comme la dilatation des métaux. Bien que
son oeuvre ait, aujourd'hui encore, une grande influence, il n'a pas suscité
l'adoration des foules, attirées par les personnages romantiques et un peu
mystérieux.
Guillaume (1861-1938) et Einstein (1879-1955) se connaissaient pourtant et, s'ils
ne s'aimaient pas, ils ont quand même échangé des lettres et des notes pendant une
trentaine d'années. Einstein n'hésitait pas à commenter: “Encore une note de
Guillaume, elle est stupide, comme tout ce qu'il écrit sur la relativité.” Et lorsque,
après son Prix Nobel, Einstein vient donner des conférences à Paris, Guillaume
convoque ses amis et proclame: “Je vais démolir la relativité.”
Leur antipathie s'explique surtout par l'environnement politique du début du XXe
siècle. A l'époque, la “ligne bleue des Vosges” dominait le paysage.Au-delà de
cette crête, l'Alsace et la Lorraine, volées à la France par l'Allemagne en 1870. La
France était obsédée par cette annexion et voyait toujours l'Allemagne comme son
ennemi héréditaire; cette guerre froide dura jusqu'en 1914 et devint subitement
chaude. Evidemment , dans l'hexagone, la “science allemande” incarnée par
Einstein était haïe; Guillaume, Suisse devenu un notable français de la physique,
incarnait au contraire la “science française”. De plus, les Français soupçonnaient
qu'Einstein avait trouvé l'inspiration de la relativité en plagiant les travaux du
mathématicien d'outre-Jura Henri Poincaré qui, effectivement, l'avait entrevue
avant Einstein. Aujourd'hui encore, d'aucuns affirment qu'Einstein n'était qu'un
plagiaire de génie. Or, Guillaume, le notable incarnant la science française, était un
tonitruant supporteur de Poincaré. Einstein a triomphé, et triomphe toujours.
Guillaume ne pouvait qu'en pâtir.

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