En décembre 1927, la pièce Hinkemann de l`écrivain

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En décembre 1927, la pièce Hinkemann de l`écrivain
POÉSIE DE GUERRE
En décembre 1927, la pièce Hinkemann de l’écrivain expressionniste allemand Ernst Toller
fut jouée pour la première fois à Bruxelles. Cette tragédie avait fait scandale en Allemagne
lors de sa représentation quatre ans plus tôt. Toutefois l’histoire bouleversante du retour du
soldat Hinkemann, mutilé pendant la guerre de ses parties génitales et dont l’épouse attend
à ce moment un enfant de l’un de ses amis, reçut en Belgique un accueil favorable. Max
Deauville, l’auteur du célèbre roman de guerre La boue des Flandres (1922) décrivit dans un
article la détresse de Hinkemann comme « un cri si douloureux et si poignant que seuls ceux
qui ont réellement vécu la grande tragédie du monde moderne en peuvent ressentir toute
l’angoisse et toute la détresse […]. »1 Deauville, qui avait passé quatre ans comme médecin
sur le front voulait, insister sur le déchirement d’une souffrance humaine plus forte que tous
les élans nationalistes et toutes les idéologies. Fin des années 1920, lorsque les pays de
langue française étaient encore traversés de vifs sentiments germanophobes, Deauville
signalisait ainsi une forme de dépassement humain du conflit, voire de réconciliation avec
l’ennemi d’hier.
La soirée de lecture qui nous occupe unit la poésie de guerre de langue allemande et
celle de langue française. Elle ponctue un constat historique qu’on ne remet plus en cause
dans l’Europe d’aujourd’hui, à savoir que tous les soldats de toutes les nations morts dans
« la Grande Guerre » forment ensemble la grande communauté des victimes d’un
nationalisme triomphant. De nombreux témoignages et mises en forme littéraire alimentent
jusqu’à aujourd’hui le souvenir de la tragédie de cette époque. Parmi eux, la poésie de
guerre occupe une place particulière. Elle intériorise la vision personnelle d’une réalité vécue
et des traumatismes indépassables qui ont brisé le destin de toute une jeunesse. En ceci, la
commémoration de cette littérature s’avère un complément essentiel à l’évocation des
événements militaires et politiques officiels.
En même temps, la poésie de guerre internationale possède une forte valeur
historique. Non seulement elle constitue un genre spécifique en soi, qui projette et
transforme le vécu de la guerre par des images et des procédés esthétiques, l’idée même
d’une représentation « fidèle » de la guerre devenant par là un problème 2. Mais cette forme
lyrique incarne aussi l’ensemble des sentiments fortement ambivalents et contradictoires
qu’ont ressentis les écrivains du début à la fin des années de guerre. Les voix qui – comme
celle du poète belge Paul Dermée, élevaient à partir de 1916/1917 un cri de révolte contre
un carnage qui s’éternise – ne constituèrent qu’une phase plus tardive d’un genre qui avait
déjà évolué entre-temps. Car à l’origine, il avait tendance à en faire l’apologie et la
rhétorique d’une « merveille de la guerre » de Guillaume Apollinaire nous semble a
posteriori bien curieuse. Elle participait en réalité d’une littérature de la modernité qui,
depuis tout un temps déjà, entendait « purifier » une société d’avant-guerre qu’on
considérait comme malade.
De telles raisons civilisationnelles avaient davantage trait à une « douleur au
monde » qu’à un patriotisme aveugle. Elles poussèrent néanmoins Apollinaire – tout comme
Deauville, Toller et la très grande majorité de la nouvelle génération dans tous les camps, à
s’engager comme volontaires. Dès avant l’été de 1914, qui vit l’ouverture du conflit, des
1
Max Deauville, „Les théâtres à Bruxelles“, dans La Renaissance d’Occident, vol. 24, février 1928, p. 9.
Cf. Georg Philipp Rehage, ‘Wo sind Worte für das Erleben‘. Die lyrische Darstellung des Ersten Weltkriegs in
der französischen und deutschen Avantgarde (G. Apollinaire, J. Cocteau, A. Stramm, W. Klemm), Heidelberg,
Winter, 2003.
2
poètes comme Ernst Stadler ou Ernst Wilhelm Lotz avait rêvé d’un grand « départ »
(Aufbruch) et l’avaient mis en mots, façonné comme un imaginaire d’ode à la vie. Le « haïr
jusqu’à l’enthousiasme » d’Albert-Paul Granier devient le vécu d’une nécessité intérieure,
qui est en fait indépendante de la situation concrète de la guerre. Seul importe le « trajet
vers une nouvelle époque » en tant que l’expression d’un malaise que l’oppression du
monde bourgeois avait déclenché chez la jeunesse.
Mais ce n’était pas, comme nous le savons aujourd’hui, la délivrance tant espérée qui
attendait ; seulement une « danse des morts » perpétuelle, dont personne n’avait imaginé
l’horreur. L’esthétisation de la guerre se met de plus en plus souvent au service d’un pathos
ironique. C’est ainsi que chez Hugo Ball, la voix collective du « nous » des soldats mourant
s’élève comme une accusation contre la cruauté de l’empereur et des militaires. Par ailleurs,
la guerre lyrique comme « poésie du vécu » laisse libre cours à des expériences linguistiques
et à des techniques d’écriture modernistes. La « poésie du mot » expérimentale de Ball,
August Stramm ou le collage littéraire d’Otto Nebel dans Zuginsfeld se caractérise par une
concision extrême, censée refléter la vérité brute de la vie du soldat dans les tranchées.
Aucun mot superflu n’est pas non plus prononcé dans la poésie française comme dans le
« poème de la tranchée » de François Porché, de sorte que c’est la force d’expression de la
langue qui trouve à s’intensifier.
Le jeu des images et des formes crée une distance entre l’écrivain au combat et son
moi lyrique, ce qui lui permet de déployer un monde intérieur de liberté et d’imagination.
Mais le plaisir de la création ne peut consoler indéfiniment et au fil des années, la guerre se
transforme toujours davantage en un « grand néant », qui ne suscite qu’une lassitude
désespérée. Entre les combats ne règne que l’ennui, tandis que de plus en plus de
camarades de combat souffrent de dépression nerveuse. Les descriptions d’un hôpital de
campagne par Wilhelm Klemm ou les effrayantes esquisses de cadavres par Pierre-Jean
Jouve et Ernst Toller ne deviennent pas plus supportables au fur et à mesure qu’elles se
répètent. L’expérience personnelle du front, immédiate et sous état de choc, finit par mener
à une opposition active, à un refus de la guerre. Les métaphores plus ou moins déguisées qui
masquaient déjà une telle vision (comme le Dieu de la guerre d’Albert Ehrenstein, qui dévore
ses enfants) véhiculent à présent une « poésie de l’appel révolutionnaire » 3, appelant à la
désobéissance. C’est dans ce sens qu’on peut comprendre l’appel au combat de 1917 de
Marcel Martinet ; trois ans après le tragique échec de l’Internationale des travailleurs lors du
déclenchement de la guerre, c’est l’incitation à une nouvelle fraternisation à travers la
révolution qui se profile. Finalement, on épinglera encore les voix de femmes qui prirent la
parole au cœur de la tragédie : la plainte d’Anna de Noailles contre l’absurdité des « morts
qui ont tué les vivants » ou le manifeste quasi féministe « Elles » d’Henriette Sauret, avec
son ton accusateur contre la guerre comme ordre du monde masculin, dont l’intention
résolue est aussi de soumettre la femme.
L’anthologie de poèmes confectionnée par la troupe de théâtre Agora à l’occasion de
cette soirée reflète toutes les facettes d’un phénomène littéraire complexe. Suivant la devise
reprise en fin de spectacle Non, non, plus de combat, elle mérite toute notre écoute et toute
notre attention.
Hubert Roland
F.R.S.-FNRS/ Université catholique de Louvain
3
Cf. Hermann Korte, Der Krieg in der Lyrik des Expressionismus. Studien zur Evolution eines literarischen
Themas, Bonn, Bouvier, 1981, p. 190sq.