Sexisme - Clarence Edgard-Rosa
Transcription
Sexisme - Clarence Edgard-Rosa
Chiffons En 1905, dans les pages du New York Times, la sociologue Charlotte Perkins Gilman dénonçait une forme de suprématie masculine pour le moins surprenante : la capacité des vêtements des hommes à être 1700 Bouffants et imposants, les vêtements laissent la place à des poches ultra élaborées, attachées à l’intérieur des jupons au niveau de la taille, accessibles depuis l’extérieur par des fentes. toujours pourvus de poches, tandis que ceux des femmes en sont privés. Excessif, vous trouvez ? Et si les poches, ces insignifiants détails vestimentaires, catalysaient tout le problème de l’habit genré ? Longtemps, très longtemps, les poches n’ont pourtant pas été un marqueur de genre : à l’ère médiévale, tout le monde avait à portée de main un petit sac, relié à l’intérieur ou à l’extérieur de ses vêtements. Hommes et femmes transportaient leur monnaie et leurs menus biens avec eux, dans ces accessoires qui constituaient de véritables outils sociaux pour toutes les castes de la société 1. Indispensables au commerce comme à la sociabilité, les poches étaient parfois, pour les femmes, le seul endroit privé à leur disposition, leur garantissant ainsi un minimum d’autonomie. par Clarence Edgard-Rosa des poches qui empêchent de s’asseoir C’est à la fin du XVIIIe siècle que ça se gâte : alors que les poches des hommes restent d’indispensables accessoires désormais cousus systématiquement à leurs vêtements, il vaut mieux pour les femmes qu’elles cachent les leurs. Car poche apparente égale, consciemment ou pas, vagin ambulant. « Des mœurs légères sont souvent associées à des poches visibles ou suggérées dont l’accessibilité semble signaler la disponibilité sexuelle », explique l’historienne Ariane Fennetaux 2. Motif de slut-shaming 3, les innocentes poches ? Oui oui, développe-t-elle : « Cet affleurement à la surface d’une pièce qui est habituellement de l’ordre du dessous […] pose la question de la décence et de la probité féminine, deux piliers des valeurs bourgeoises. » Une question politique Vous doutez encore que les poches soient politiques ? La question est pourtant si peu futile qu’elle a fait l’objet d’un article des plus sérieux en 1899, dans les pages du New York Times. Il reprenait les revendications de la Rational Dress Society, une organisation montée en Grande-Bretagne huit ans plus tôt pour réclamer des vêtements n’entravant pas les mouvements des femmes. 1800 1920 Les vêtements masculins se parent de plus en plus de poches. Mais pour les femmes, fini les robes à armatures, la mode est aux robes Empire d’inspiration antique, qui épousent davantage la silhouette. Au revoir poches, bonjour petit sac à main. Le style garçonne débarque. Avec lui, mailles confortables et, ô miracle, de minuscules poches décoratives. 58 Causette # 72 En 1954, Christian Dior disait : « Les hommes ont des poches pour ranger des choses, les femmes pour décorer. » C’est bien là toute l’ambivalence de cet accessoire. Au cours de l’histoire, les poches sont successivement apparues sur les toilettes féminines et ont disparu au gré des modes, non par praticité mais pour le style… Tandis que les vêtements masculins, eux, se sont parés de poches de plus en plus ingénieuses sans que personne ne s’inquiète qu’elles portent atteinte à l’élégance de leur vestiaire. « Je n’arrive pas à croire qu’on soit en 2016 et que cette démence soit toujours d’actualité. Je parle, bien entendu, du fait qu’en ces temps modernes, une immense proportion des vêtements féminins n’a toujours pas de poche », écrit dans une tribune caustique la chroniqueuse britannique Ellen Scott, bien consciente de l’apparente frivolité de son 1960 coup de sang. Pourtant, oui, en 2016, alors que les smartphones sont de plus en plus grands (près de 14 centimètres pour le nouveau-né d’Apple), les poches des vêtements féminins continuent de s’amenuiser à vue d’œil… Dernier exemple en date : un jean 501 revisité par Levi’s pour vous « créer » un popotin de rêve, grâce à ses poches orientées selon un angle idéal… dont plusieurs rédactrices mode ont admis qu’il rendait la position assise simplement impraticable 4. Passe encore. Ceci n’est rien comparé au mystérieux concept de la poche-trompel’œil. Cette fausse joie en forme de rabat de tissu dans lequel on essaiera, poussée par un réflexe hérité de l’ère médiévale, de glisser sa main, dans un long moment de solitude. Avant de se rappeler que non, pardon, c’est vrai, tout ce dont une femme a besoin pour accomplir son destin – rouge à lèvres, kit de couture, lingette pour bébé, laque – se trouve dans son sac à main ! Ce sac à main conçu pour ses petites affaires de bonne femme, dont elle n’a techniquement aucun moyen de se passer. Face à cette aberration vestimentaire, il y a de quoi se questionner : y a-t-il un pacte satanique unissant les maroquiniers aux designers textiles ? 2 1. « A history of pockets », sur le site du Victoria and Albert Museum, www.vam.ac.uk 2. « Les poches ou la voie/voix moyenne : valeurs et pratiques des femmes de la middling sort en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle », publié dans la revue XVII-XVIII en 2015. 3. Le « slut-shaming » désigne le fait de stigmatiser une femme dont l’attitude serait jugée provocante. 4. Comme Chrissy Mahlmeister, qui attestait au sujet du Wedgie, de Levi’s : « Essayer de s’asseoir a véritablement été un voyage en enfer. » 1940 Le pantalon se démocratise chez les femmes, dont les silhouettes deviennent plus conquérantes. 1980 Jeans 501 et dégaine sport déferlent sur la mode féminine, les femmes ont de quoi caser leurs mains et leur Walkman. L’époque voit naître l’une des plus grandes blagues de l’industrie de la mode : les fausses poches. Ça a l’air pratique, mais c’est juste un rabat pour faire joli. © crédit photo d À ce moment-là, c’était jupe drapée et taille enserrée pour toutes, tandis que les sobres costumes masculins comptaient pas moins de quinze poches. « Les poches des hommes ont été développées, améliorées et multipliées à mesure que la civilisation a progressé, commence l’article. À mesure que nous devenons civilisés, nous avons besoin de poches. Aucune population sans poche n’a jamais été forte depuis que les poches existent, et le sexe féminin ne peut pas rivaliser tant qu’il est sans poche. » © shutterstock - bridgeman images x 2 - sasha/Getty images - b. stern/getty images - j. florea/ Getty images watford/ Getty images - m. roberts/ Getty images - a. tilley/ Getty images e m s e i h x c e o Sep Rien de mieux que l’histoire des poches pour révéler à quel point les vêtements servent à rendre les femmes décoratives plutôt qu’à libérer leurs mouvements. « Fashion before fonction », dit l’adage. 1970 2000 Retour des poches, qui réapparaissent sur des silhouettes féminines inspirées du vestiaire masculin. Les jeans moulants et ultra taille basse font réapparaître les insupportables fausses poches, tandis que les vraies ne cessent de réduire de volume. 59 Causette # 72