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Sous la direction de Hassan Moustir Jamal Eddine El Hani Mourad Ali-Khodja Des lieux de culture ALTÉRITÉS CROISÉES, MOBILITÉS ET MÉMOIRES IDENTITAIRES DES LIEUX DE CULTURE ALTÉRITÉS CROISÉES, MOBILITÉS ET MÉMOIRES IDENTITAIRES DES LIEUX DE CULTURE ALTÉRITÉS CROISÉES, MOBILITÉS ET MÉMOIRES IDENTITAIRES Sous la direction de Hassan Moustir Jamal Eddine El Hani Mourad Ali-Khodja Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Mise en pages : Maquette de couverture : Diane Trottier Illustration de la couverture: Lionel Cormier, Composition no 271- Acrylique et graphite, 2004, reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 3e trimestre 2016 ISBN : 978-2-7637-2856-8 PDF : 9782763728575 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. TABLE DES MATIÈRES Remerciements . ............................................................................. IX Avant-propos................................................................................... XI Chapitre 1 Toposcopies..................................................................................... Pour une étude de l’espace dans son rapport à l’altérité et à l’écologie des dépouilles 1 Daniel Castillo Durante Chapitre 2 La migration comme alternative au lieu......................................... 13 Anne-Christine Habbard Chapitre 3 L’État-nation face au migrant......................................................... 27 Théorie et fiction d’un désaccord Hassan Moustir Chapitre 4 Lieu et tension identitaire................................................................ 39 Le passé en tant qu’« espace hostile » dans deux romans de Sergio Kokis Simona Emilia Pruteanu Chapitre 5 Littérature africaine décadente : une écriture du non-lieu............... 55 Ozouf Sénamin Amedegnato VI Des lieux de culture. Altérités croisées, mobilités et mémoires identitaires Chapitre 6 Spatialité et a-identité dans Ils disent que je suis une beurette de Soraya Nini................................................................................. 69 Jamal Zemrani Chapitre 7 Musulmans à l’épreuve de l’ailleurs............................................... 89 Identité et altérité dans la littérature de voyage marocaine Saloua El Oufir Chapitre 8 Les lieux de mémoire de la diaspora juive marocaine . ................. 103 Ijjou Cheikh Moussa Chapitre 9 Quand l’exil réinvente les espaces et les lieux : Albert Cossery écho parisien de Naguib Mahfouz ?....................... 123 Bernadette Rey Mimoso-Ruiz Chapitre 10 L’espace transitionnel : du dépaysement au secret de famille dans les romans La Mise en scène et Truquage en amont de Claude Ollier............. 137 David Décarie Chapitre 11 L’espace et les troubles identitaires dans un système autofictionnel................................................................................... 149 Sallem El Azouzi Chapitre 12 La fuite immobile............................................................................ 161 Esthétique du naufrage dans les photo-installations d’Ahmed Hajoubi et les peintures de Mahi Binebine Youssef Ouahboun Table des matières VII Chapitre 13 L’Arrière-pays français :le défrichement du lieu par Jean-Loup Trassard................................................................... 175 Nicolas Pien Chapitre 14 Identification et représentations du lieu dans les magazines de jeunesse...................................................................................... 189 Abdelmajid Mekayssi Chapitre 15 Des traducteurs officiels « errants » et la conscience du principe de territorialité au dix-neuvième siècle........................................... 207 Denise Merkle Chapitre 16 Jean Genet, captif amoureux de la Palestine .................................. 219 Marjorie Bertin Chapitre 17 Itinérances....................................................................................... 229 (Ébauche) Mohamed Hmoudane REMERCIEMENTS C et ouvrage regroupe la majorité des communications présentées au colloque international pluridisciplinaire organisé conjointement par le Laboratoire Littérature, Art et Société (LAS) de la Faculté des lettres des sciences humaines de l’Université Mohammed V (Rabat – Maroc) et par le Groupe de recherche interdisciplinaire sur les cultures en contact (GRICC) de l’Université de Moncton (Nouveau-Brunswick – Canada) dont le thème était Des Lieux alternatifs – Exil, exotisme, colonisation, mémoire, identité, hégémonie. Le colloque s’est tenu à la Faculté des Lettres de Rabat, du 18 au 19 avril 2013. Par ailleurs, les directeurs de la publication remercient l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université Mohammed V (Rabat – Maroc), le Groupe de recherche interdisciplinaire sur les cultures en contact (GRICC) et l’Université de Moncton (Nouveau-Brunswick – Canada) dont les généreuses contributions financières ont rendue possible la publication de ces textes. Nous tenons également à remercier les personnes qui ont bien voulu évaluer les textes ainsi que Monsieur Lionel Cormier, artiste acadien du Nouveau-Brunswick, de nous avoir autorisés à reproduire l’une de ses œuvres. AVANT-PROPOS C omme l’écrivait Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel (1931), « rien ne se fera plus que le monde entier ne s’en mêle ». Et il y a bien à cela des raisons : enchevêtrement des logiques de tous genres, coïncidence des visées entre disciplines, nature plurielle du phénomène unique à observer, d’un côté ; aspect parcellaire et compartimenté des champs de savoir, de l’autre. Si bien que, comme jadis, complexité oblige, pour cerner la curiosité d’un objet, il faut à nouveau convoquer tous les sages de la cité. Si aucun phénomène de la nature n’est destiné exclusivement à une science, inversement aucun champ de savoir ne peut épuiser à lui seul un fait de la culture. Au paradigme de la complexité inhérente au phénomène semble répondre la pluridisciplinarité de l’approche. Car, après tout, qui parle au nom de la Science s’expose sans le vouloir à parler au nom de toutes les sciences. C’est l’une des idées à l’origine de ce colloque international pluridisciplinaire qui s’est tenu à Rabat les 18-19 avril 2013 à la Faculté des Lettres : réunir des chercheurs de divers horizons et disciplines autour d’une question qui est le centre d’intérêt de chacun. Le lieu est de ces objets de recherche et de questionnement, urgent à penser au vu des défis planétaires, qui préoccupent plus d’un esprit et interpellent plus d’un champ de connaissance. Autour de cet objet peuvent s’inviter l’historien et le géographe, l’écrivain et l’artiste, le politologue et le sociologue, l’ethnographe et le littéraire, le philosophe, le traducteur et l’analyste de discours, sans prétention aucune à l’exhaustivité. Mais si cette notion de lieu mobilise tant de monde, c’est parce qu’elle est au cœur de la dynamique moderne et contemporaine. L'importance du lieu prend racine, du moins dans l’histoire récente du monde, dans les conflits internationaux, Des lieux de culture. Altérités croisées, mobilités et mémoires identitaires XI XII Des lieux de culture. Altérités croisées, mobilités et mémoires identitaires dans la précarité des vies individuelles, dans les destins particuliers d’êtres de génie, dans les flux humains transterritoriaux, dans les logiques d’hégémonie et de dominations réelles ou symboliques entre instances de pouvoir, de discours ou d’autorité. Sous toutes ses représentations, le lieu est globalement l’occasion d’une transfiguration de la signification première de l’espace physique et de la relation entre les hommes. Il en ressort que le lieu est un espace performé. Si bien qu’il n’existerait pas de lieu sans un événement qui le marque, sans action, passion, désir, rapport de force ou interprétation, qui le sorte du silence du monde réel. Le lieu est également le site de jonction de l’être et du temps par la mémoire, de l’histoire individuelle et collective par les narrations, fussentelles sociales, politiques ou littéraires. Il est enfin la possibilité d’articulation du tangible et de l’intangible : en lui nous passons du territoire au pays, de l’habitat à la demeure, du quelque part sur la carte à l’ailleurs enchanteur de l’Exote. Sans oublier qu’il est aussi la doublure silencieuse du langage, désignant la position invisible du locuteur et faisant toujours reculer l’imputation du discours à son instance responsable d’un pas. Et l’on pourrait dire du lieu presque autant qu’en disait Georges Bataille du livre, qu’il « est aussi la somme des malentendus dont il est l’occasion ». Il convient de citer ces malentendus, au sens dont nous voulons faire prévaloir ici les perspectives et les approches, qui ont présidé à l’élaboration de ce volume en reformulant les questions à son origine. La question du territoire propre et du territoire de l’Autre semble avoir marqué, depuis toujours et sous différentes formes et actualisations, la conscience littéraire, philosophique et artistique. Dans sa dimension symbolique et ses implications éminemment culturelles, historiques et politiques, cette question se laisse mieux cerner à travers la notion de lieu, qui permet de croiser diverses perspectives dans les sciences humaines, et dont on peut formaliser ici certaines manifestations, autour de trois motifs abstraits : quête, conquête et perte de lieu. L’archétype Odysséen, récit des origines s’il en était, de l’exil et du retour à la terre natale, demeure à ce titre un motif premier qui préside à de nombreuses expériences de représentation où le passage par des lieux autres réveille la nostalgie d’un lieu, unique et irremplaçable, avec lequel le sujet confond son identité, au risque de la perdre. Or, celle-ci est-elle une donnée invariable que l’on laisse derrière soi, et dont le retour au lieu d’origine favoriserait le recouvrement ? La mémoire n’empêchant pas la rencontre et l’identification avec d’autres lieux possibles, la quête poétique Avant-propos XIII du vrai lieu serait-elle un dépassement du lieu tangible comme métaphysique aliénante ?La Raison pratique, qui peut par ailleurs s’affirmer dans la pensée la plus éclairée, ne peut-elle malencontreusement s’opposer à de tels élans créatifs et ramener l’identité aux critères de territoire et de frontières ? Inversement, dans la démarche exotique ou hégémonique, tel qu’elles se dégagent surtout des récits à caractère ethnographique (et dans une plus large mesure dans le récit de voyage à visée exploratrice) et malgré les différences qui les caractérisent, un jeu de superposition des lieux est à l’œuvre, soit pour célébrer une différence radicale, aux antipodes des habitudes du regard qui note et s’étonne, soit pour ramener cette différence à une référence irréductible et centrale. Derrière le jeu de célébration de la différence lui-même, on peut parfois reconnaître une attitude de décentrage de l’autre lieu qui trahit une centralité foncière du lieu référentiel et une posture d’hégémonie. La constatation de la diversité et la fascination qu’elle peut provoquer est-elle gage d’une reconnaissance de la différence et de l’éventualité d’autres lieux et modes d’être ? Aussi, le regard colonial, comme forme exacerbée du traitement de la différence, n’est-il pas dans son essence une mise en crise, par interférence et transposition, de l’identification du colonisé à son propre lieu ? Décoloniser l’imaginaire, comme ce fut le projet de nombreux auteurs et penseurs du Sud, ne revient-il pas à restituer le lien absent au lieu présent, immédiatement saisissable ? L’expérience du lieu peut enfin prendre la forme complexe du décalage et de la mise en suspens. Le sujet porteur de cette conscience problématique du lieu opère une sorte de double négation : de l’espace d’origine comme de l’espace de destination. Il le fait soit par choix responsable de flottement identitaire (exil volontaire par exemple), soit par déterminisme historique (le cas des écrivains issus de l’immigration). Surgissent dès lors des formes inédites de non-appartenance : ambigüité culturelle ou hybridité, maintien stratégique dans l’entre-deux ou quête de la troisième voie, celle du non-lieu notamment (universalisme, devenirmonde, créolisation globale). Ces trois modes expérientiels du lieu, eux-mêmes issus de divers contextes historiques, culturels et politiques disions-nous, ponctuellement déterminables, affectent à leur tour l’art et la littérature – si ces derniers ne les devancent et ne les annoncent pas, comme c’est souvent le cas avec des auteurs visionnaires. Ils en sont la problématisation la plus aboutie et la plus parlante. Sans réduire la notion de lieu à son acception spatiale première, le présent volume ambitionne de montrer comment différents XIV Des lieux de culture. Altérités croisées, mobilités et mémoires identitaires écrivains, artistes et praticiens des sciences humaines ont pensé le lieu ou se sont laissés dominer par les multiples aspects et effets du ou des lieux. Comment la prégnance de cette notion, sous son jour énonciatif, se laisserait-elle saisir à travers les diverses productions discursives ? Et comment, en définitive, ces productions discursives peuvent-elles même être productrices de territoires et de lieux, plus comme savoirs construits que comme données empiriques ? CHAPITRE 1 TOPOSCOPIES POUR UNE ÉTUDE DE L’ESPACE DANS SON RAPPORT À L’ALTÉRITÉ ET À L’ÉCOLOGIE DES DÉPOUILLES Daniel Castillo Durante MSRC/FRSC Université d’Ottawa – Canada J DE L’ESPACE À L’ALTÉRATION e voudrais tout d’abord m’interroger sur notre rapport à l’espace. À l’horizon de notre perception, l’espace a beau être investi – dans tous les sens du mot – par le capital sous le mode tout d’abord du temps-profit, il n’en garde pas moins encore des traces, des registres et des intensités rattachés à une topologie du sacré. À l’heure où un nouveau pape venu du bout du monde s’efforce, à 76 ans révolus, de ressusciter la parole originelle du Christ au Vatican, haut lieu d’instrumentalisation et de réification d’une doctrine condamnée à mourir sans le concours des millions de croyants de l’Amérique latine, je ne peux rester insensible au caractère pour le moins ambigu, métissé et hybride de notre rapport à l’espace en dépit de la volonté d’homogénéisation de l’écoumène entreprise par la mondialisation des économies. La notion d’écoumène, c’est-à-dire l’espace habité et exploité par l’homme, ne peut plus ignorer aujourd’hui les effets de la mondialisation des économies et de la globalisation des cultures. Ces grands espaces, miniaturisés au niveau de leur gestion, opèrent de nos jours dans une logique cryptotopique dans la mesure où ils cachent le lieu qui les héberge en tant que transferts de capitaux. Les transferts de capitaux d’un bout à l’autre de la planète, en effet, créent les conditions pour que l’infiniment petit (il s’agit des nanotechnologies au service d’une miniaturisation de l’espace conçu Des lieux de culture. Altérités croisées, mobilités et mémoires identitaires 1 2 Des lieux de culture. Altérités croisées, mobilités et mémoires identitaires comme multiplicateur des capitaux) devienne le premier moteur d’une nanotopie financière qui peut décider du sort d’un pays1. Comme travaillé par la géographie et d’autres disciplines qui s’intéressent à l’écosystème dans une approche multidisciplinaire, l’écoumène se voit interpellé aujourd’hui, en effet, par une accélération des cycles d’exploitation et de rentabilité immédiate qui bouleverse notre rapport à l’espace. La philosophie a beaucoup insisté sur le temps dans son rapport à l’Être, et Heidegger est même allé jusqu’à bâtir sa première réflexion phénoménologique sur l’oubli de l’Être2 sans vraiment s’occuper de l’espace. Mais l’espace sous le mode de l’écoumène3 nous découvre une dimension jamais pensée. En cela, à bien des égards, la philosophie a suivi le dualisme cartésien entre la rescogitans et la resextensa. Ce principe de partage qui permet au Cogito d’expulser l’espace en tant que périphérie incompatible avec la raison explique en partie un rapport à l’écoumène privé d’être, autrement dit désontologisé. Mais, et voilà ce qui m’intéresse au tout premier chef, c’est que l’écoumène ne se limite pas seulement à l’espace en tant que resextensa, chose étendue, habitée et exploitée par les hommes ; il désigne aussi le rapport à l’espace comme condition de possibilité de l’Être. Autrement dit, l’approche phénoménologique de l’ONTOS ne peut se limiter qu’au temps, aussi important soit-il,dans la constitution de l’Être, car, comme nous le rappellent les travaux d’Augustin Berque, la spatialité devrait être posée comme un socle de l’humain. En précisant, à titre d’illustration, que ce n’est qu’à partir du pont lui-même que naît un lieu, Heidegger postule que l’œuvre crée son propre espace4. C’est en fonction de son émergence comme bâti de l’humain, voire prolongation d’un corps (un pont ne renverrait-il pas en dernière analyse au coucher prolongé d’un corps soucieux de relier deux rives ?), que l’espace se découvre ici comme effet de l’humain. Le capital (de capitalis, caput : « tête ») financier qu’on pourrait aussi associer à la rescogitans en le plaçant sous le mode même du Cogito cartésien eu égard aux rapports d’exploitation 1. 2. 3. 4. Songeons ici à la débâcle économique de Chypre qui, en très peu de temps, voit son statut de place financière convoitée par des capitaux transmigrants notamment d’origine russe s’effondrer pour se transformer en trappe économique à ciel ouvert. Martin Heidegger, Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 2006. Concept tiré d’oikeô, habiter en grec. Les termes économie et écologie ont la même étymologie. Tout en incluant le rapport à l’étendue, la notion d’écoumène met surtout en relief la logique relationnelle qui sous-tend le rapport entre le sujet et le milieu où il dévoile son humanité. Pour davantage d’approfondissements rattachés à ce concept, se référer à Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, Paris, 2010. Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958. 1 • Toposcopies 3 qu’il entretient avec l’étendue, réduit l’espace à une affaire de rentabilité immédiate. En ce sens, l’espace, c’est le profit. Et il est réifié en chiffres dont l’accumulation en vue d’une multiplication géométrique ne concerne que le mesurable, le quantifiable et le spéculatif. Dans cette perspective, les grands espaces anonymes des lointaines banlieues constituent des dépotoirs où s’entassent les laissés-pour-compte ; ce ne sont que des espaces-dortoirs où l’humain instrumentalisé connaît un bref répit avant de réintégrer les usines et les maquiladoras tant mexicaines que chinoises, si l’on peut dire, des multinationales ayant délocalisé leurs centres de production. Comment l’Être des banlieues pourrait-il, dès lors, se découvrir sans se recontextualiser dans l’espace qui le métamorphose dans la langue courante au point de le déshumaniser au propre et au figuré : « cage à lapin » ? L’oubli de l’Être renverrait donc ici à l’oubli de l’espace. Cet espace anonyme, par exemple, des banlieues autour des grandes villes en France et ailleurs qui, véritables bombes à retardement, mesurent l’agonie de la resextensa quand elle est transformée en dépotoir. Cette poubellisation de l’humain ressortirait ainsi à un oubli de l’espace qui dévoile souvent un rapport problématique, voire pathogène à l’écoumène. Dans la relation du sujet à son milieu se décline ainsi le mode d’une épiphanie ontologique qui serait le premier marqueur de l’humain. La spatialité de l’être humain est ici aussi importante que sa temporalité5. En s’affranchissant de la seule et unique géographie, l’écoumène éclaire la philosophie de l’être à partir d’une appropriation de l’espace qui nous fait penser au concept de chôra développé par les Grecs. Dans cette perspective, il y a deux approches possibles de l’espace : 1) le topos en tant que lieu qui existe en lui-même indépendamment des choses ; c’est le lieu des coordonnées cartésiennes de la cartographie. Il s’agit donc du « lieu cartographiable », tel que défini par Berque6 ; 2) la chôra comme espace se décline, quant à elle, sous trois logiques distinctes : a) intervalle, un espace dans l’espace, un lieu entre deux espaces ; b) lieu précis ; c) l’espace de la campagne qui a un rôle nourricier par rapport à la ville. Ces trois dernières logiques qui sous-tendent l’espace (notamment dans le Timée de Platon) ont rendu difficile l’emploi du concept de chôra en Occident qui lui a préféré topos (où est-ce ?). Ce sont donc l’identification 5. 6. Je me réfère ici à l’étant, l’être-là, le Dasein tel que conceptualisé par Heidegger. Augustin Berque, op. cit., p. 44. 4 Des lieux de culture. Altérités croisées, mobilités et mémoires identitaires et la localisation qui ont été choisies au détriment de l’ontologie du phénomène (pourquoi est-ce ?). Le concept de chôra remet en question la nature de l’espace même, en effet : pourquoi « où est-ce ? » ; aussi interroge-t-il l’identité d’un être par rapport à un lieu. D’autres acceptions concernant la chôra peuvent également être dégagées de ce texte où Platon théorise le lieu : 1) « hypo metros três chôras »7, dans ce passage chôra est synonyme de gê (terre) avec le sens de « terre patrie » ou « matrie » (metris), le pays dans lequel on habite ; 2] chôra peut, dans certains contextes, désigner aussi la place qu’occupe un corps en mouvement. Polysémique, le terme chôra évoque le tissage de l’aspect constitutif et de l’aspect spatial, ce en quoi apparaissent les choses sensibles et ce en quoi elles sont constituées. La notion d’espace qui se dégage ainsi du mot chôra tel qu’utilisé par Platon (et non seulement dans le Timée) se soustrait au principe d’identité. En effet, la chôra présuppose une logique relationnelle, de tissage, d’imbrication ainsi que d’énergie matricielle, partant susceptible d’engendrement. En ce sens, Jean-François Pradeau souligne à juste titre la différence qu’il faut établir dans le Timée entre le topos et le terme chôra qui désigne « une place, une place propre quand elle y exerce sa fonction et y conserve sa nature »8. Mais je crois qu’il faudrait pousser encore plus loin cette logique de place en quelque sorte sécrétée par un corps. La chôra serait ainsi un lieu d’altération sans forme définie, amorphe et toujours en devenir. Le lieu dans le cadre de mes toposcopies proposées ici serait avant tout altérable. J’insiste sur la logique d’altération comme condition de possibilité du lieu dans la mesure où il n’est pas indépendant, autarcique comme pourrait l’être une carte ou une mappemonde. Ce serait donc dans le cadre d’une ALTÉRATION avec l’autre qu’il faudrait penser le rapport à l’espace. Je parle d’altération et non pas de dialectique dans le sens hégélien repris par la suite par Alexandre Kogève et par les philosophes français avec Sartre en tête. L’altérité, telle que je la conçois, implique au moins trois réseaux d’interaction – Homme, Temps, Espace – débouchant sur six déclinaisons possibles : 1) autrui, celui qui n’est pas moi, 2) l’Autre comme ce qui échappe à la conscience, 3) le 7. 8. Pour le Timée, se référer à l’édition d’Albert Rivaud, Les Belles Lettres, Paris, 1985. Jean-François Pradeau, « Être quelque part, occuper une place. Topos et chôra dans le Timée », Les Études philosophiques, 1995, 3, 375-400, p. 396.