entretien - Agnès Tricoire
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entretien - Agnès Tricoire
ENTRETIEN 1 2 3 AGNÈS TRICOIRE > L’œuvre des autres Dans le cas de biographies ressemblantes, peut-on parler de plagiat dès lors qu’il s’agit de raconter chronologiquement la vie d’une personne ? Ce ne sont pas les faits qui appartiennent à l’auteur, même si, quand il a passé des années à les reconstituer, les lui « emprunter » peut relever de la démarche parasitaire, condamnable sur le terrain de la concurrence déloyale. Toutes les biographies consacrées à la même personne ne se ressemblent pas. Qu’il Agnès Tricoire est avocat à la cour, se fonde sur un travail spécialiste en propriété intellectuelle de recherche ou sur l’imagination, l’auteur tisse, raconte, invente, incarne, corrèle, suggère ; il fait œuvre originale, dit la jurisprudence. Ont ainsi été condamnés Henri Troyat, de l’Académie, pour une biographie de Juliette Drouet publiée chez Flammarion, et largement puisée dans celle de Gérard Pouchain et Robert Sabourin (Fayard). Si la motivation de la cour d’appel est moyennement convain20 cante, qui parle de choix et d’agencement de l’auteur, comme pour un mécano, son comparatif l’est beaucoup plus car les emprunts sont légion (Paris, 4e ch. A, 19 févr. 2003). Alain Minc a également été condamné pour une biographie de Spinoza, publiée par Gallimard, et trop empruntée à celle de Patrick Rödel (Climats) (TGI Paris 16 oct. 2001). Dans le cas de Patrick Poivre d’Arvor, « sa » biographie d’Hemingway sera mise en vente sans les passages incriminés, dit son éditeur Arthaud, et l’éditeur de Peter Griffin, auteur de la biographie originelle qui semble, selon l’Express (4 janv. 2011), avoir très fortement inspiré le journaliste, étudie la possibilité d’une action judiciaire. Le cas de PPDA n’est-il pas le symptôme d’une pratique éditoriale « limite » ? S’il y a procès, ce sera pour l’exemple, le public ayant été, grâce au scandale, protégé d’une double supercherie. Arthaud a endossé publiquement la responsabilité qui incombe normalement à l’auteur, lequel doit garantir son éditeur contre toute contrefaçon. En expliquant qu’il avait envoyé des épreuves non définitives (mais dédicacées par PPDA) à la presse, Arthaud révèle que l’auteur figurant sur la couverture ne connaissait peut-être pas le contenu de son livre. La presse évoque Bernard Marck, nègre « supposé » (que c’est beau la présomption d’innocence renversée), qui s’est exprimé pour dire qu’il n’était pas le nègre, avec un bémol de taille : « En tout cas je ne le conçois pas comme ça. Et quand on donne sa parole... », déclare-t-il au Parisien (7 janv. 2011). Dure loi des contrats. Pourtant, s’ils soumettent les nègres à l’anonymat, ils contredisent le droit moral auquel on ne peut renoncer dit le code de la propriété intellectuelle. Voilà donc un système illégal dans son principe : un auteur renonce contre monnaie sonnante à ses droits, une personne connue fait fonctionner son nom comme une marque, et l’éditeur est à l’initiative d’une juteuse tromperie du public qui n’est presque jamais réprimée. Est-ce parce que le livre n’est qu’un exemplaire, une reproduction, alors que l’œuvre d’art est unique ? Si vous achetez une œuvre aux enchères, le commissaire-priseur vous doit une garantie légale d’authenticité de l’œuvre. Il engage sa responsabilité et la vente peut être annulée pour tromperie sur une qualité essentielle de l’œuvre si elle n’est pas de l’auteur déclaré (on se souvient de la jurisprudence Spoerri...). Alors qu’un éditeur n’est jamais poursuivi en nullité de la vente, car l’enjeu est tellement minime. La pratique du nègre littéraire est donc florissante. Les auteurs peuvent-ils invoquer le droit de citation ? Peter Griffin ne figure pas, selon l’Express, dans la bibliographie d’Hemingway publiée sous le nom de PPDA. Cela ne suffirait d’ailleurs pas à justifier un emprunt : la citation doit être courte, entre guillemets et référer directement à sa source. Ici, il s’agirait d’une centaine de pages, ce que reconnaît l’éditrice dans Le Monde, qui parle de paraphrase grossière. Donc, pas d’une citation. L’acte de ne pas écrire est une forfaiture en littérature, alors que l’emprunt est une démarche recevable dans l’art contemporain : le style de l’appropriationnisme a sa chef de file, Elaine Sturtevant, qui redonne à voir les œuvres d’autres artistes sans que son exposition à Paris en 2010 ait été perturbée par le moindre procès en contrefaçon. Elle fabrique, à partir des œuvres de Warhol, Duchamp ou Stella, un autre « objet », dont elle modifie le sens, et ne ment pas au public : elle revendique l’emprunt et nomme l’œuvre originale. Ce n’est pas pour autant une citation car l’œuvre est copiée dans son intégralité. L’art de la référence plastique a donc évolué avec l’accord des artistes. Les procès sont rares, même si ce phénomène a suscité des vocations plus ou moins « honnêtes ». Beaucoup plus grave que tout cela, le copier-coller est le drame de l’Education nationale et le cauchemar des jurys de thèses et des revues scientifiques. Aucune discipline (architecture, littérature, sciences humaines, droit...) n’est à l’abri. L’université a trop longtemps validé ces pratiques d’emprunts. Le cas le plus classique était celui du professeur qui emprunte à son thésard. Aujourd’hui, certains soutiennent des thèses qu’ils n’ont pas écrites mais copiées, ou publient des articles volés. Cela rappelle les « docteurs » de Molière.... Recueil Dalloz - 27 janvier 2011 - n° 4