bilinguisme gréco -latin et épigraphie - HiSoMA
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BILINGUISME GRÉCO-LATIN ET ÉPIGRAPHIE MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE (Université Lumière-Lyon 2 – CNRS) Publications dirigées par Jean-Baptiste YON Dans la même collection, Série épigraphique et historique CMO 16, Épigr. 1 D’Archiloque à Plutarque. Littérature et réalité. Choix d’articles de J. Pouilloux, 663 p., 80 fig., 4 tabl., 6 pl., 3 dépliants, 1986. (ISBN 2-903264-08-2) CMO 25, Épigr. 2 B. HELLY, L’État thessalien. Aleuas le Roux, les tétrades et les tagoi, 384 p., 20 fig. (dessins au trait), 3 tabl., 1995. (ISBN 2-903264-17-1) CMO 26, Épigr. 3 G. THÉRIAULT, Le culte d’Homonoia dans les cités grecques, 259 p., en coédition avec Le Sphinx, Québec, 1996. (ISBN 2-903264-18-X) CMO 27, Épigr. 4 G. LUCAS, Les cités antiques de la haute vallée du Titarèse. Études de topographie et de géographie historique, 264 p., 16 fig. (dessins au trait), 13 pl. in fine, 1997. (ISBN 2-903264-19-8) CMO 31, Épigr. 5 H.-L. FERNOUX, Notables et élites des cités de Bithynie aux époques hellénistique et romaine (III e s. av.-III e s. ap. J.-C.), 608 p., 2004. (ISBN 2-903264-24-4) Bilinguisme gréco-latin et épigraphie. Actes du colloque international, Lyon, 17-19 mai 2004 / Frédérique BIVILLE, Jean-Claude DECOURT et Georges ROUGEMONT (éds). – Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 2008. – 342 p., 25 cm. (Collection de la Maison de l’Orient 37). Mots-clés : grec, latin, araméen, bilinguisme, trilinguisme, identités linguistique et culturelle, alphabet, épigraphie, onomastique, calendrier, administration romaine. ISSN 0985-6471 ISBN 978-2-35668-000-6 © 2008 Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 7 Rue Raulin, 69365 Lyon cedex 07 Les ouvrages de la Collection de la Maison de l’Orient sont en vente : Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Publications, 7 Rue Raulin, 69365 Lyon cedex 07 www.mom.fr/publications - [email protected] et de Boccard Édition-Diffusion, 11 rue de Médicis, F-75006 Paris COLLECTION DE LA MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE 37 SÉRIE ÉPIGRAPHIQUE ET HISTORIQUE 6 BILINGUISME GRÉCO-LATIN ET ÉPIGRAPHIE Actes du colloque organisé à l’Université Lumière-Lyon 2 Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Jean Pouilloux UMR 5189 Hisoma et JE 2409 Romanitas les 17, 18 et 19 mai 2004 édités par Frédérique BIVILLE, Jean-Claude DECOURT et Georges ROUGEMONT SOMMAIRE Avant-propos.............................................................................................................. 9 Frédérique BIVILLE, Jean-Claude DECOURT, Georges ROUGEMONT Liste des abréviations............................................................................................... 13 I – CONTACTS LINGUISTIQUES ET TÉMOIGNAGES ÉPIGRAPHIQUES Athanassios RIZAKIS (EIE, Athènes) Langue et culture ou les ambiguïtés identitaires des notables des cités grecques sous l’Empire de Rome ......................................... 17 Frédérique BIVILLE (Université Lumière-Lyon 2, JE Romanitas) Situations et documents bilingues dans le monde gréco-romain ............................. 35 II – GREC ET LATIN EN ORIENT Claire HASENOHR (Université de Bordeaux) Le bilinguisme dans les inscriptions des magistri de Délos .................................... 55 Denis ROUSSET (EPHE, Paris) Usage des langues et élaboration des décisions dans le « Monument bilingue » de Delphes .............................................................. 71 Élodie BAUZON (Lycée français de Rome) L’épigraphie funéraire bilingue des Italiens en Grèce et en Asie, aux II e et I er siècles av. J.-C. ................................................. 109 Miltiade HATZOPOULOS (EIE, Athènes) Le grec et le latin dans les inscriptions de Béroia ................................................. 129 Giovanbattista GALDI (Université de Bologne) Aspects du bilinguisme gréco-latin dans la province de Mésie inférieure ............ 141 8 SOMMAIRE Catherine DOBIAS (Université de Bourgogne) Sur quelques faits de bilinguisme gréco-latin dans le corpus épigraphique cyrénéen ................................................................... 155 Cédric BRÉLAZ (Université de Lausanne, École française d’Athènes) Le recours au latin dans les documents officiels émis par les cités d’Asie Mineure ........................................................................... 169 Jean-Baptiste YON (CNRS, HiSoMA) Bilinguisme et trilinguisme à Palmyre................................................................... 195 Denis FEISSEL (Collège de France, Paris) Écrire grec en alphabet latin : le cas des documents protobyzantins ................... 213 III – LATIN ET GREC EN OCCIDENT Jean-François BERTHET (Université Lumière-Lyon 2, JE Romanitas) Remarques sur le vocabulaire politique des Res gestae diui Augusti .................... 231 Daniel VALLAT (Université Lumière-Lyon 2, JE Romanitas) Interférences onomastiques et péri-onomastiques dans les Res gestae d’Auguste ............................................................................... 241 Heikki SOLIN (Université d’Helsinki) Observations sur la forme grecque des indications calendaires romaines à Rome à l’époque impériale ..................... 259 Bruno ROCHETTE (Université de Liège) Le bilinguisme gréco-latin dans les communautés juives d’Italie d’après les inscriptions (III e-VI e s.) ......................................................................... 273 Jean-Claude DECOURT (CNRS, HiSoMA) Le bilinguisme des inscriptions de la Gaule .......................................................... 305 Conclusion Jean-Louis FERRARY (EPHE, Paris) ........................................................................ 321 Index des inscriptions ............................................................................................. 331 Index des auteurs et citations .................................................................................. 336 Index des noms propres ......................................................................................... 338 Index des notions ................................................................................................... 339 Liste des contributeurs (coordonnées, septembre 2008) ........................................ 347 SITUATIONS ET DOCUMENTS BILINGUES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN Frédérique BIVILLE Université Lumière-Lyon 2, JE Romanitas RÉSUMÉ Le concept de « bilinguisme » recouvre une gamme complexe de situations de communication et de documents écrits, qui va de la cohabitation, sans interactions, entre les langues grecque et latine, jusqu’à leur fusion, que nous laissent entrapercevoir quelques documents privilégiés, en passant par divers types de textes qui joignent ou mêlent, à des degrés divers, l’usage des deux langues. En nous appuyant sur des témoignages littéraires et des documents épigraphiques, nous nous interrogeons, d’un point de vue tout autant historique que (socio)linguistique, sur cette dialectique de la dualité et de l’unité que constitue le bilinguisme. ABSTRACT The concept of “bilingualism” covers a complex range of communication situations and written documents, going at one extreme from simple cohabitation, without interaction, between the Greek and Latin languages, to, at the other, their total fusion, which we are allowed to glimpse in a few privileged documents, with, in between, different texts, which mix and combine, in different degrees, the use of the two languages. Relying on literary texts and epigraphic evidence, we carry out a historical as well as (socio)-linguistic investigation into the dialectic of the duality and unity which is constituted by bilingualism. Le bilinguisme : une notion complexe et protéiforme Des situations à chaque fois uniques Ce que l’on appelle couramment le bilinguisme gréco-latin, comme s’il s’agissait d’une réalité une et homogène, n’est en fait qu’une abstraction, que l’on ne peut saisir qu’à travers des situations concrètes de communication, des individus, et des textes produits (« bilingualism in action »). La coexistence de deux langues de communication aux visées expansionnistes et concurrentielles, et les interactions qui 36 F. BIVILLE s’en sont inévitablement suivies, ont été à l’origine de toute une gamme de réalisations particulières qui méritent chacune une attention spécifique. Tout texte épigraphique « bilingue », quels que soient la nature et le degré de ce bilinguisme, reflète une situation énonciative à chaque fois unique et originale. Il est donc impératif de s’interroger au préalable sur le contexte historique et sociolinguistique dans lequel il a été produit, en se demandant quelles étaient, dans ce contexte précis, les (la) langue(s) du pouvoir et de l’administration, les (la) langue(s) de culture et de communication, le degré d’alphabétisation de la population, et les rapports, numériques et relationnels, entre les communautés linguistiques. Il convient aussi de s’interroger sur le statut ethnique, linguistique et culturel des individus impliqués dans le processus de production du texte : commanditaire de l’inscription, rédacteur, graveur ou scripteur, comme dans son contenu, dédicants et dédicataires dans le cas des dédicaces, défunts honorés dans les épitaphes, signataires et garants de transactions, personnalités politiques de référence, en portant une attention toute particulière aux formules onomastiques et de filiation, les premières touchées par le processus d’acculturation, et aux titulatures 1. Il s’agit enfin et surtout de s’interroger sur l’usage respectif des deux langues représentées dans le document épigraphique considéré, sur leur choix, leur répartition : hiérarchisation de l’information en fonction de l’importance accordée à chacune d’elles, ordre respectif d’apparition, taille des caractères, qualité de la graphie et de la langue, contenu référentiel. Le bilinguisme se révèle être un phénomène particulièrement complexe : il fait coexister et interférer au sein d’une même communauté, d’un même individu, ou d’un même énoncé, deux langues aux structures linguistiques différentes, et porteuses de concepts et d’usages qui ne se recouvrent pas nécessairement. À cette complexité inhérente au phénomène même du bilinguisme, vient s’ajouter la diversité de réalisation propre aux langues grecque et latine. « Le » grec et « le » latin Tout comme l’on traite du bilinguisme, on parle également du grec et du latin comme s’il s’agissait de langues fixes et homogènes. Ce que l’on appelle « le grec » et « le latin » ne sont eux aussi que des abstractions, qui se réalisent à travers toutes sortes de variantes diatopiques et diastratiques. Outre l’évolution des structures linguistiques, qui s’inscrit dans une histoire de plus d’un millénaire, et conduit des inscriptions archaïques au grec hellénistique et byzantin et au latin préroman, il faut aussi tenir compte de la diversité de réalisation dialectale et régionale des deux langues, manifeste en grec 2, plus discrète et plus masquée en latin, mais toutefois 1. Voir, entre autres, Rizakis 1996 et Adams 2003, p. 369-383, pour les questions touchant à la flexion des anthroponymes, à l’expression de la filiation (au génitif seul, selon l’usage grec, ou par l’intermédiaire de f(ilius) / YM.SZb, selon l’usage latin), et à l’évolution de l’anthroponymie, par intégration sur trois générations. 2. Quintilien (IO 11, 2, 50) évoque le cas de Crassus, gouverneur romain d’Asie en 55 av. J.-C., qui maîtrisait cinq variétés de grec : Crassus ille Diues qui, cum Asiae praeesset, quinque Graeci sermonis differentias sic tenuit … SITUATIONS ET DOCUMENTS BILINGUES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN 37 bien réelle, en particulier dans les inscriptions archaïques. Quand les textes latins classiques évoquent les divinités grecques importées Apollon et Esculape, sous les formes consacrées Apollo, Apollinis et Aesculapius / Asclepius, les inscriptions archaïques et archaïsantes présentent les variantes Apolone et Aiscolapio, plus proches des originaux grecs©%TSZPP[R, ©%TSZPP[RSb et %MNWOPETMSZb / ©%WOPLTMSZb3. Il convient encore de prendre en considération : les paramètres énonciatifs que constituent la diversité sociolinguistique et culturelle des locuteurs / scripteurs, leur degré de compétence dans la maîtrise de la langue qu’ils utilisent ; la nature des situations d’interlocution et de la communication, à distance ou de proximité, à vocation écrite ou comme substitut de l’oralité ; et bien sûr, le contenu de l’information et le statut des destinataires visés, qui entraînent des niveaux de langue très divers et le recours à des formulations spécifiques : inscriptions publiques, officielles, sénatus-consultes, décrets, inscriptions honorifiques, à côté d’épitaphes, de la rédaction de contrats sur des tabulae ceratae, de graffiti et de tablettes de défixion. Nous retrouvons, dans les inscriptions, la même diversité d’expression et de niveaux de langue que dans les textes littéraires, et cette diversité conditionne la forme prise par le bilinguisme, qui peut n’avoir qu’une visée communicationnelle, ou s’enrichir d’une dimension culturelle, voire esthétique. L’épitaphe archaïsante de L. Cornélius Scipion Barbatus, consul en 298 av. J.-C. (mais l’inscription est sans doute postérieure) le présente comme un fortis uir sapiensque 4. L’expression, inspirée de la formule grecque OEPSb OEM ENKEZUSb fait référence à l’éducation grecque des Scipions, et évoque discrètement le rôle que cette famille aristocratique a joué dans l’hellénisation de Rome. Un bilinguisme qui s’inscrit dans un plurilinguisme Si le grec et le latin ont, politiquement et culturellement, exercé leur hégémonie sur une grande partie du monde antique, on ne peut toutefois pas passer sous silence la multitude des autres langues avec lesquelles ils ont été en contact et qui ont pu jouer, elles aussi, un rôle important, en particulier les langues sémitiques. Le bilinguisme gréco-latin, déjà complexe et diversifié en lui-même, s’inscrit plus largement encore dans un multilinguisme qui l’a amené à côtoyer la diversité des langues parlées dans l’Italie pré-romaine, puis dans la totalité de l’Empire soumis à la domination de Rome, en Occident et en Orient. Le bilinguisme gréco-latin ne représente qu’un aspect, mais le plus important et le mieux documenté, de la diversité ethnique, linguistique et culturelle qu’a connue l’empire romain et qu’évoquent les auteurs latins en termes négatifs de dissonances et de discordances (dissona, discordes) 3. CIL 1, 26 = 6, 30842 : Aiscolapio dono L. Albanius K.f. dedit ; 1, 399 = 10, 4632 : C. Hinoleio C.l. Apolone dono ded. En dehors des inscriptions archaïques, voir aussi « Regional Latin and language change » dans Adams 2003, p. 284-287 et passim. 4. CIL 1, 6 : Cornelius Lucius Scipio Barbatus | Gnaivod patre prognatus, fortis uir sapiensque. 38 F. BIVILLE harmonisées et unifiées sous la domination de Rome et de la langue latine 5. Non seulement il existe d’autres formes de bilinguisme et d’inscriptions bilingues 6, faisant cohabiter ou interférer le latin (ou le grec) avec les langues italiques (osque, ombrien, vénète), le gaulois, l’ibère, le punique et le phénicien, l’égyptien, l’araméen, etc., mais l’Antiquité a aussi livré des témoignages de communautés, d’individus et de documents trilingues, tel, aux débuts de la tradition littéraire latine, le poète Ennius, qui pratiquait tout autant le latin, le grec et l’osque (Gell. NA 17, 17, 1) ; ou encore la colonie phocéenne de Marseille où, d’après le témoignage de Varron, se pratiquaient trois langues, le grec, le latin et le gaulois : Hos Varro trilingues esse ait, quod et Graece loquantur et Latine et Gallice (Isid., Et. 15, 1, 63) 7 ; ou plus tard, à l’époque impériale, l’utilisation conjointe, en Afrique du Nord, du punique, du latin et du grec, qu’évoque Apulée (Apol. 98, 8) et qu’attestent encore une cinquantaine de brèves inscriptions chrétiennes du IVe s. trouvées dans une catacombe de Sirte, en Tripolitaine 8. Parmi les trilingues les plus célèbres (c’est aussi sans doute la plus ancienne) figure l’inscription de 29 av. J.-C. à la gloire de P. Cornélius Gallus, premier préfet de l’Égypte romaine, successivement rédigée en latin, en grec et en égyptien hiéroglyphique 9. On peut encore citer, parmi d’autres, l’épitaphe d’Haeranes, à Palmyre, de 52 ap. J.-C., en latin, grec et palmyrénien, le premier texte qui atteste l’usage du latin par un palmyrénien, ainsi qu’une dédicace de 74 ap. J.-C., adressée au même Haeranes 10 ; ou encore, une trilingue grec - latin - hébreu du VIe s., issue de la communauté juive de Tortosa, en Espagne 11. Un corpus des inscriptions bilingues et trilingues du monde gréco-romain reste à faire. 5. Lucain 3, 289 : tam uariae cultu gentes, tam dissona uulgi ora. Pline, NH 3, 38, 42 (éloge de l’Italie) : terra [...] quae [...] sparsa congregaret imperia ritusque molliret et tot populorum discordes ferasque linguas sermonis commercio contraheret ad conloquia et [...] una cunctarum gentium in toto orbe patria fieret. 6. Adams 2003, chap. 2, p. 111-296 : « Languages in contact with Latin ». 7. L’épigraphie marseillaise est, en dehors de quelques inscriptions latines, presque exclusivement grecque, mais elle comporte des noms latins, gaulois, et même puniques. Sur le corpus de Marseille, voir C. Guyot-Rougemont et G. Rougemont, « Marseille antique : les textes littéraires grecs et latins », in Marseille grecque et la Gaule, collection Études Massaliètes 3 (1992), p. 45-50, reproduit dans M.-P. Rothé et H. Tréziny (éds), Carte archéologique de la Gaule. Préinventaire archéologique 13/3, Marseille et ses alentours, 2005, p. 141-144 ; J.-C. Decourt, J. Gascou et J. Guyon, « L’épigraphie », in Carte archéologique de la Gaule..., p. 160-216 ; Decourt 2004, n° 2 à 46. 8. R. Bartoccini, « Scavi e rinvenimenti in Tripolitana negli anni 1926-1927 », Africa Italiana 2, 1928, p. 187-200. Adams 2003, p. 234-235 et 494. 9. CIL 3, 14147, 5. É. Bernand, Inscriptions grecques de Philae II, 1969, n° 128, p. 35-47. Adams 2003, p. 533-534 et 637-641. 10. M. Robinson, « Une inscription trilingue de Palmyre », Syria 27, 1950, p. 137-142. Millar 1995. D.R. Hillers, E. Cussini, Palmyrene Aramic Texts, 1996, p. 326 (PAT 2801). Adams 2003, p. 33-34 et 260. 11. D. Noy, Jewish inscriptions of Western Europe I. Italy (excluding the City of Rome), Spain and Gaul, Cambridge, 1993, p. 183. Adams 2003, p. 272, n. 371. SITUATIONS ET DOCUMENTS BILINGUES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN 39 Le bilinguisme gréco-latin ne peut donc être étudié sans prendre en considération la possibilité d’intervention d’une langue tierce, qui a pu servir d’intermédiaire dans la transmission d’éléments linguistiques entre le grec et le latin 12. Le grec et le latin ont été parlés et écrits par toutes sortes de locuteurs / scripteurs pour qui ils ne représentaient pas la langue première. Les risques de déformation et d’interférences linguistiques s’en trouvent donc démultipliés et rendent l’interprétation des faits délicate, ne serait-ce même parfois que dans l’identification de la langue utilisée, dans certaines inscriptions privées 13. Une dialectique de la dualité et de l’unité Une bipartition stéréotypée Le bilinguisme gréco-latin s’inscrit dans une vision bipartite et stéréotypée du monde antique, qui oppose les Grecs aux Romains : ¶EPPLRIb~ Ò6[QEMDSM, Graeci ~ Romani (ou nos, nostri, « les nôtres », dans une vision romaine), et la langue grecque à la langue latine : Ò)PPLRMWXMZ ~ V.[QEMWXMZ, « en grec, en latin », graece ~ latine loqui, « parler grec, parler latin ». Mais il s’inscrit aussi dans une dialectique de la dualité et de l’unité. Si, dans la communication courante, on peut indifféremment se saluer en grec ou en latin, GEMDVI Graecum ou haue Latinum, comme le rappelle Martial (5, 51, 7), il n’y a qu’une culture, qui s’exprime en deux langues (utraque lingua), une culture que les Latins se sont appropriée et qui, dans une autre vision binaire et stéréotypée du monde antique, oppose les Grecs et les Latins cultivés aux barbares (barbari) et aux rustres incultes (rustici), ce qui permet à l’empereur Claude de dire (Suét., Cl. 42, 2) : utroque sermone nostro, « nos deux langues ». Un protectionnisme linguistique Mais si les Romains peuvent, sans état d’âme, pratiquer au quotidien un bilinguisme communicationnel et culturel, et reconnaître leur dette envers la Grèce, cela ne les empêche toutefois pas de défendre le statut de leur langue, et d’afficher un protectionnisme linguistique qui s’applique tout autant à la production littéraire qu’aux échanges de la vie publique. Tout en admirant l’aisance avec laquelle son 12. La forme archaïque du nom d’Alexandre à Préneste : Alixentrom, CIL 1, 553 = 14, 4099 (latin classique Alexander, ©%PIZ\ERHVSb), révèle une influence étrusque. 13. Un bon exemple littéraire et exceptionnel en est fourni par les affranchis gréco-orientaux mis en scène par Pétrone dans le Satyricon : nescio quid taetrum exsibilauit quod postea graecum esse affirmabat (64, 4-5), « Il [Plocamos] siffla quelque chose d’horrible qu’il prétendait ensuite être du grec » ; cœpit Menecratis cantica lacerare, sicut illi dicebant qui linguam eius intellegebant (73, 3), « Il [Trimalcion] se mit à écorcher des poèmes paraît-il de Ménécrate, si l’on en croyait ceux qui comprenaient sa langue ». 40 F. BIVILLE ami Arrius Antoninus manie la langue grecque, Pline le Jeune (Ep. 4, 3, 4-5) ne peut s’empêcher de regretter, sous des reproches à peine voilés, qu’il n’ait pas choisi de s’exprimer dans sa langue maternelle, celle de sa patrie : Hominemne Romanum tam Graece loqui ? [...] Neque enim coniectura eget quid sermone patrio exprimere possis, cum hoc insiticio et inducto tam praeclara opera perfeceris, « Un Romain qui parle si bien le grec ? Il n’est pas difficile d’imaginer ce que tu pourrais écrire dans la langue de ta patrie, quand tu as réalisé de tels chefs-d’œuvre dans cette langue apprise et empruntée » 14. Un flou identitaire Le bilinguisme gréco-latin va de pair avec un flou identitaire dans lequel les notions de pays (Grèce, monde romain), de peuple (Grecs, Romains) et de langues (hellénophones, latinophones) ne coïncident pas nécessairement. Se font traiter de Graeculi, « petits Grecs », aussi bien les Grecs et les Orientaux hellénophones émigrés en Occident, que les Romains trop bien hellénisés, au premier rang desquels figure l’emblème de la romanité et de la latinité, Cicéron soi-même 15. Les communautés de Romains et d’Italiens établis en territoire hellénophone reçoivent des noms spécifiques qui témoignent de leur statut intermédiaire entre deux mondes et deux langues : les Italici / ©-XEPMOSMZ à Délos 16, les Epirotici (Cic., Att. 5, 20, 9), Synepirotae (Varr., RR 2, 1, 2) ou encore Semigraeci (Varr., RR 2, 1, 2), les « demi-grecs » d’Épire. Il se développe même, en particulier dans le lexique, certaines formes de grec qui constituent ce que l’on peut appeler « le grec des Romains », parce qu’il est de création romaine, et employé par les latinophones 17, ainsi d’Apragopolis, la « Ville de l’Oisiveté » (Suét., Aug. 98, 6), forgé par l’empereur Auguste pour désigner l’île voisine de Capri où se retiraient ses courtisans, ou encore du néologisme latin, emblème de la civilisation romaine et de sa diffusion, amphitheatrum, constitué de formants grecs. Le mot apparaît, au pluriel amphitheatra, sous Auguste. On le trouve pour la première fois à Lucéria, dans le Bruttium, dans la dédicace du monument, rédigée avant 2 av. J.-C. en l’honneur de l’empereur « César Auguste vivant » 18. Il figure aussi dans les Res Gestae d’Auguste : in amphitheatris 19. Le mot n’est attesté en grec (ENQJMUIZEXVSR) que plus tardivement, dans les inscriptions et chez les 14. Sur cette dualité de langues dans le monde romain, sur les choix et conflits qu’elle entraîne et les questions qu’elle pose, voir les travaux de M. Dubuisson, entre autres : Dubuisson 1981a, 1981b, 1982b ; « Y a-t-il une politique linguistique romaine ? », Ktéma 7, 1982, p. 187-210. 15. Biville 2002, F. Biville, « Cicéron “ le Grec ”. Onomastique polémique et ambiguïtés identitaires », in F. Poli et G. Vottéro (éds), De Cyrène à Catherine : trois mille ans de libyennes. Études grecques et latines offertes à Catherine Dobias-Lalou, A.D.R.A., Nancy, 2005, p. 251-268. 16. Cf. Adams, op. cit. infra en note 38. 17. Biville 1993. 18. CIL 10, 7501. AE 1938, n° 110, p. 32. 19. Édition J. Gagé, 19773, §§ 22 et 40. Cf., depuis l’écriture de cet article, Scheid 2007. SITUATIONS ET DOCUMENTS BILINGUES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN 41 historiens grecs de Rome, et uniquement comme emprunt au latin, témoignant ainsi des relations complexes d’emprunts réciproques, d’« allers-retours », qui existent entre les deux langues 20. Un bilinguisme dissymétrique Distribution des deux langues Mais dans le conflit statutaire et identitaire qui confronte le latin au grec, la lutte n’est pas égale. Les deux langues ne sont pas à mettre sur le même plan : elles n’ont ni la même histoire, ni le même impact. Le bilinguisme gréco-latin est, comme on le sait, dissymétrique : le grec, apparu bien plus tôt dans l’Histoire (XVIe s. av. J.-C.) que le latin (VIIe s. av. J.-C.), a nécessairement été pratiqué plus tôt et plus massivement en Occident que le latin ne l’a été en Orient. Les deux langues ne se partagent pas non plus dans les mêmes proportions les différents domaines de la communication : le grec, celui de la koiné hellénistique, se hisse au rang de langue internationale d’échange et de culture, le latin s’impose davantage dans ses fonctions politiques, administratives et militaires. Il est intéressant de s’interroger sur la date d’apparition des premiers documents qui, dans l’une et l’autre partie du monde méditerranéen antique, peuvent être versés au dossier du bilinguisme gréco-latin entendu dans son extension la plus large, celle de la co-présence et de la confrontation de deux langues (en fait de variétés dialectales grecques et italiques) sur un même territoire et dans une même communauté 21. Il est bien évident que la présence d’un document en langue grecque sur le sol de l’Italie antique (ou d’un document latin en pays grec) ne préjuge en rien de la pratique effective de la langue. Cette présence témoigne en tout cas d’échanges économiques et culturels, propices et indispensables à l’émergence d’individus, de situations, et de documents bilingues. Il s’agit en quelque sorte du « degré zéro » du bilinguisme, qui fait qu’une communauté linguistique se trouve confrontée à l’existence et à la pratique d’une langue autre que la sienne. Les premiers témoignages épigraphiques grecs en Italie Il est piquant de constater que les inscriptions les plus anciennes découvertes sur le sol de l’Italie antique, qui datent du début du VIIIe s. av. J.-C., ne sont ni latines, ni italiques, ni étrusques 22, mais grecques, et figurent parmi les plus anciennes inscriptions grecques alphabétiques connues. Elles sont le fruit des échanges commerciaux qui se 20. R. Étienne, « La naissance de l’amphithéâtre : le mot et la chose », REL 43, 1965, p. 213-320. 21. Il serait tout aussi intéressant de s’interroger sur les derniers types de documents – les plus récents – qui témoignent de la survivance de ce bilinguisme gréco-latin. 22. Les premières inscriptions latines et étrusques apparaissent aux environs de 600 av. J.-C. 42 F. BIVILLE sont développés en Occident dès l’époque mycénienne, et surtout de la colonisation grecque qui a débuté en Italie au début du VIIIe s. av. J.-C. C’est dans le Latium que semble avoir été trouvé le plus ancien témoignage de séquence épigraphique en grec alphabétique connu à ce jour : un récipient, provenant d’une tombe dont le matériel est daté entre 830 et 770 av. J.-C., présente un graffite de cinq lettres dextroverses, avec un lamda de type eubéen : IYPMR ; il date vraisemblablement des environs de 775 av. J.-C. 23. Il précède de peu l’arrivée des premiers Grecs en Occident, des Eubéens qui, vers 770 av. J.-C., sont venus s’établir à Pithécusses sur l’île d’Ischia dans l’actuel golfe de Naples, avant d’aller fonder sur le sol campanien voisin la colonie de Cumes, vers 725 av. J.-C. 24. Ce sont eux qui nous ont laissé le plus ancien texte grec connu en écriture alphabétique 25 : l’exceptionnelle « coupe de Nestor », datée d’environ 725 av. J.-C., pastiche des poèmes homériques, et en particulier de l’Iliade 11, 632-637 : 2IZWXSVSZb : I[MNQ]M: IY?TSX[SR] : TSXIZVMSR. hSbHEARXSDHITMZIWM: TSXIVMZ[o] : EYNXMZOEOIDRSR hMZQIVSb hEMVIZWIM: OEPPMWXI[JEZ]RS©%JVSHMZXIb. « De Nestor je suis la coupe au bon breuvage. Qui boira à cette coupe sera aussitôt saisi du désir d’Aphrodite à la belle couronne » 26. Cette kotylé, trouvée dans la tombe d’un enfant de dix ans, a été fabriquée et importée de Rhodes à Pithécusses, tout comme les aryballes à parfum également découverts dans les fouilles de la tombe. Mais les trois vers gravés sur la paroi externe, dont deux constituent de parfaits hexamètres épiques, semblent bien avoir été composés 23. D. Ridgway, Opuscula Romana 20, 1996, p. 87-97 ; L. Dubois, Bulletin épigraphique, n° 602 p. 697, in REG 111, 1998, p. 697. Voir aussi E. Peruzzi, « Cultura greca a Gabii nel secolo VIII », PP 47, 1992, p. 459-468 (qui propose la lecture « bacchique » EVION). La plus ancienne inscription grecque découverte à Rome remonte au milieu du VIIe s. av. J.-C. : sur l’Esquilin a été trouvé un vase corinthien gravé d’un anthroponyme : /PIMDOPSb selon H. Solin qui a examiné le vase (« Varia Onomastica, V. /PIMDOPSb », ZPE 51, 1983, p. 180-183). 24. Il existe sur la question une abondante bibliographie. Voir en particulier D. Ridgway, L’alba della Magna Grecia, Milan, 1984 = The First Western Greeks, 1992 = Les premiers Grecs d’Occident. L’aube de la Grande Grèce, traduit de l’italien par H. Cassimatis, Paris, 1992 (c’est à cette dernière édition que nous nous référons). C. Baurain, Les Grecs et la Méditerranée orientale. Des siècles obscurs à la fin de l’époque archaïque, Paris, 1997 (p. 286-291, 381-387). 25. Pour les inscriptions eubéennes de Pithécusses, voir R. Arena, Iscrizioni greche arcaiche di Sicilia e Magna Grecia III. Iscrizioni delle colonie euboiche, a cura di N. Lischi, Pisa, 1994, p. 1723. L. Dubois, Inscriptions grecques dialectales de Grande Grèce I. Colonies eubéennes, colonies ioniennes, Genève, 1995, p. 19-33. Le plus ancien document épigraphique grec de Pithécusses est une marque de propriété, mutilée et de lecture incertaine, trouvée sur un fragment d’amphore, et datée des environs de 750-730 av. J.-C. (L. Dubois, op. cit., n° 1, p. 21-22). 26. L’inscription a suscité une abondante bibliographie. Nous reproduisons le texte et la traduction établis par L. Dubois, op. cit., n° 2, p. 22-28. SITUATIONS ET DOCUMENTS BILINGUES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN 43 et inscrits à Pithécusses même 27. Le document est d’importance, et il dépasse largement le cadre du bilinguisme et de l’acculturation : il s’agit de l’un des plus anciens textes en écriture alphabétique du monde grec. C’est aussi le premier document qui, non seulement témoigne de la connaissance de la poésie homérique et de sa diffusion en Occident, mais qui surtout en fournit la première allusion authentique. Ce témoignage écrit est conforté par un témoignage figuratif contemporain : la découverte, également à Pithécusses, d’un sceau d’amphore, lui aussi daté des environs de 725 av. J.-C., représentant Ajax portant le corps d’Achille 28. C’est encore à Pithécusses qu’a été trouvée, sur un fragment de cratère de production locale, la plus ancienne signature de potier (environ 700 av. J.-C.) jamais découverte dans le monde « grec » : [...]MRSb Q’INTSMZIWI, « [...]inos m’a fabriqué » 29. Vers la même époque (env. 700 av. J.-C.), une base de lécythe trouvée à Cumes présente, sous un autre graffite, deux débuts d’abécédaires, l’un de type eubéen, l’autre corinthien, totalisant quatorze lettres, d’alpha à zêta 30. Tous ces témoignages d’épigraphie grecque en Italie ne sont pas à proprement parler des manifestations de bilinguisme gréco-latin, mais ils attestent, dès 725 av. J.-C., et sous forme écrite, l’importance, dans le monde étrusco-italique, de la langue et de la culture grecques, et la diffusion de ses alphabets, qui ont permis aux langues de l’Italie antique de passer au stade de l’écrit. Pour trouver des documents qui témoignent d’interactions entre les deux langues, il semble qu’il faille encore attendre plus de deux siècles. La dédicace aux Dioscures Castor et Pollux, trouvée à Lavinium dans le Latium, et datée des environs de 500 av. J.-C., est rédigée en latin, mais elle témoigne d’une forte influence de la langue et des cultes grecs : Castorei Podlouqueique qurois (CIL 1, 2833), « aux jeunes gens (cavaliers) Castor et Pollux » 31. Des quatre mots qui la composent, seul est proprement latin l’enclitique -que ; les trois autres sont des emprunts au grec : /EZWX[V, 4SPYHIYZOLb, et tout particulièrement l’hapax qurois = OSYZVSMb (qui n’est attesté par ailleurs que dans le composé Dios-curi < (MSZWOSYVSM), à finale de datif en -ois. Les premiers témoignages épigraphiques latins en Grèce Si maintenant nous nous tournons vers le monde grec, pour y rechercher les prémices (épi)graphiques du bilinguisme gréco-latin ou, tout au moins, de la présence du latin en territoire hellénophone, nous nous heurtons dans un premier temps à une aporie d’informations et à une documentation dispersée. Il ne semble pas que nous 27. Ridgway, op. cit., supra en note 24, p. 31-33. 28. Ridgway, op. cit., p. 42 ; Dubois, op. cit., n° 28, p. 28. 29. Ridgway , op. cit., p. 45-46 ; Dubois, op. cit., n° 9, p. 32-33. 30. L. Dubois, op. cit., n° 11, p. 39-40. 31. R. Bloch, « L’origine du culte des Dioscures à Rome », RPh 34, 1960, p. 182-193. R. Wachter, Altlateinische Inschriften, Berne, 1987, p. 85-92. 44 F. BIVILLE puissions évoquer avec certitude de témoignages écrits antérieurs au tout début du second siècle avant notre ère. Ce point de chronologie mériterait sans aucun doute des recherches plus précises et plus poussées, en particulier en ce qui concerne l’Italie du Sud, la « Grande Grèce », pour laquelle nous disposons du témoignage littéraire d’Aristoxène de Tarente (IVe s. av. J.-C.) transmis par Athénée (14, 31, 632a), à propos des habitants de Poseidonia (Paestum), « barbarisés » (INOFIFEVFEV[DWUEM) par les peuples de l’Italie, au point de changer de langue et de culture 32. Le cas de la Sicile mériterait également une attention toute particulière 33. Une présence italique, campanienne, y est attestée depuis la fin du Ve s. av. J.-C. Des monnaies de la première moitié du IVe s. portent la légende IRXIPPEbOEQTER[R, et les tablettes d’Entella, datées de la fin du IVe s.-début du IIIe s., témoignent, dans leur appareil onomastique et institutionnel, d’influences italiques. On y trouve mentionnés, entre autres, un Mamertin (1EQIVXMDRSb qui porte le nom de1MREXSb/SVSYMSb (= osque Minaz Koroviis) et un Romain d’Antium, dans le Latium, dénommé par la formule onomastique latine 8IFIZVMSb /PEYZHMSb +EMZSY YM.Sb ©%RXMEZXEb (= latin Tiberius Claudius C(aii) f(ilius) Antias) 34. Pour ce qui est de la Grèce proprement dite et des pays hellénophones de l’Orient méditerranéen, la présence et l’influence de Rome, tant économiques que politiques, ne semblent pas se manifester dans l’épigraphie grecque avant les environs de 200 av. J.-C. Un décret relatif aux relations entre Rome et Rhodes au début de la deuxième guerre de Macédoine, trouvé à Rhodes, mentionne Jupiter Capitolin (Iuppiter Capitolinus) : (MSb/ETIX[VMZSY [= /ETMX[PMZSY]SaRSQMZ^IXEMTEV’EYNXSMDb « comme on l’appelle chez eux » 35. On doit ensuite mentionner l’existence de sénatus-consultes bilingues relatifs à l’administration des provinces grecques, une vingtaine de documents, dont le plus ancien est daté de 189 av. J.-C., ainsi qu’une série de lettres écrites en grec par des magistrats romains et adressées à des communautés grecques : Flamininus en 195, Messala en 193, et autres 36. Malheureusement, à l’exception du sénatus-consulte de Asclepiade sociisque de 78 av. J.-C, qui conserve une partie de 32. G.W. Bowersock, « Les Grecs “ barbarisés ” », Ktéma 17, 1992, p. 249-257. Rochette 1997, p. 87-89. Sur les interférences entre le grec et les langues italiques, en particulier l’osque, à partir de la fin du Ve s. ap. J.-C., voir Ennius, Ann. 477 : bilingues Bruttaces (PF 31 Ly : et Osce et Graece loqui soliti sunt) ; P. Poccetti, Nuovi documenti italici, Pisa, 1979 ; Adams 2003, p. 148-150. 33. Nous remercions Denis Knoepfler d’avoir attiré notre attention sur ce point. 34. M. Lejeune, « Noms grecs et noms indigènes dans l’épigraphie hellénistique d’Entella », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa 12, 1982, p. 787-799. Les tablettes d’Entella ont été publiées pour la première fois en 1980 par G. Nenci. Voir D. Knoepfler, « La Sicile occidentale entre Carthage et Rome à la lumière des nouvelles inscriptions grecques d’Entella », Annales de l’Université de Neuchâtel 1985-1986, p. 4-29. 35. V. Kontorini, JRS 73 1983, p. 24-32 (Cf. SEG 33, 1963 [1986], n° 637, p. 184-185) ; U. Wiemer, Krieg, Handel und Piraterie…, Berlin, 2002, p. 215-217 (Cf. Bulletin épigraphique, REG 2004, n° 236, p. 635). Nous remercions G. Rougemont de nous avoir aimablement fourni ces références. 36. Sherk 1969. Rochette 1997, p. 86. SITUATIONS ET DOCUMENTS BILINGUES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN 45 l’original latin, nous ne possédons plus que la version grecque de ces documents. On peut encore évoquer les inscriptions de Délos : l’onomastique délienne atteste la présence de « Romains » (Ò6[QEMDSM ou ©IXEPMOSMZ) au milieu du IIIe s. av. J.-C. 37, et les inscriptions des negotiatores italiens, dans les deux langues, témoignent, à partir du IIe s. av. J.-C., de divers types d’interférences linguistiques et culturelles, en particulier dans le formulaire onomastique et le développement de collèges inconnus dans le reste du monde gréco-romain, comme celui des /SQTIXEPMEWXEMZ, dérivé grec en -EZWXLb sur le nom latin des Compitalia 38. Choix et interférences linguistiques Le choix de la langue Le bilinguisme, qui consiste en un emploi simultané de deux langues dans un même lieu et au sein d’une même communauté ou chez un seul individu, crée donc des situations linguistiques où, selon les circonstances et les besoins de la communication, on peut choisir de s’exprimer – (A) dans l’une ou l’autre langue, le seul choix de la langue étant par lui-même lourd de signifié politique et sociolinguistique, ou – (B) dans les deux langues à la fois, soit (B1) en dupliquant l’information, dans une traduction servile, mot à mot, du texte premier, ou dans une approximation plus globale, où les infléchissements, les non-dits et les ajouts sont tous porteurs de sens : ce sont les textes « bilingues » dans le sens le plus banal et le plus strict du terme ; soit (B2) en passant d’une langue à l’autre (« code-switching »), dans des fréquences et des proportions variables, au sein d’un même énoncé, ce que pratiquait fréquemment Cicéron dans sa correspondance. Il est à noter que, quels que soient les choix opérés, le concept de « langue » est ici à entendre dans le sens de structure linguistique, de système grammatical. L’apparence formelle du texte, sa réalité graphique, en caractères grecs ou latins, n’est pas nécessairement pertinente : il n’est pas rare que du latin soit écrit en caractères grecs, et du grec translittéré en caractères latins 39. Même si les deux langues ne perdent pas leur identité structurelle en s’empruntant mutuellement leur code graphique, ce transfert alphabétique est déjà en soi seul significatif d’une certaine forme de bilinguisme antique. 37. M.-F. Baslez, « La première présence romaine à Délos (vers 250-vers 140) », in A.D. Rizakis (éd.), Roman Onomastics in the Greek East. Social and political aspects, 1IPIXLQEXE 21, Athens, 1996, p. 215-224. 38. ID 1760-1770. J.N. Adams, « Bilingualism at Delos », in Adams, Janse et Swain (éds) 2002, p. 103-127. Adams 2003, p. 642-677 (“Bilingualism at Delos”). C. Hasenohr, « Les collèges de magistri et la communauté italienne de Délos », in C. Müller et C. Hasenohr (éds), Les Italiens dans le monde grec, BCH, suppl. 41, 2002, p. 67-76. 39. Voir entre autres Purnelle 1992 et 1999. 46 F. BIVILLE Duplication de l’information Le premier type (B1), recours successif aux deux langues sur un même support épigraphique, donne lieu à deux versions, l’une grecque, l’autre latine, reliées entre elles par un parallélisme, plus ou moins poussé, de contenu informatif et d’expression formelle. De ce premier type relèvent par exemple, pour ne citer que des exemples choisis parmi les plus anciens, et répondant à des objectifs divers, politiques ou économiques : la célèbre inscription à la gloire de P. Cornélius Gallus (29 av. J.-C.), premier préfet de l’Égypte romaine, trouvée à Philae 40 ; l’Édit de Sagalassos, promulgué en Asie Mineure sous Tibère, vers 17 ap. J.-C., qui réglemente la fourniture de voitures aux représentants du pouvoir qui traversent la région 41 ; ou encore, la tablette de transaction financière TP 13 de Murécine, datée du 11 avril 38 ap. J.-C. : la rédaction première, faite manuscritement en grec par un Grec, est suivie d’un résumé en latin écrit par un secrétaire bilingue, parce que le protagoniste latin, qui sert de garant dans la transaction, est analphabète (quod is litteras nesciret) 42. Quel que soit le type de texte et de situation de communication, la comparaison des deux « versions » amène à s’interroger, en premier lieu, sur la hiérarchie qui peut exister entre les deux textes : leur ordre de succession, les éventuelles différences dans leur présentation matérielle, la taille des caractères, le soin apporté à leur réalisation. Elle conduit aussi à raisonner en termes de fidélité et d’écart, de différences et de ressemblances, ce qui peut amener à conclure en faveur de l’existence d’un texte premier, source du second, ou de deux versions parallèles, indépendantes l’une de l’autre. Les structures linguistiques spécifiques à chacune des deux langues sont en principe respectées, mais des mécanismes de transfert et de traduction – translittérations et emprunts de mots, décalques phraséologiques –, peuvent entraîner toutes sortes d’interférences, et créer des énoncés « sous influence » 43. Code-switching Dans le second cas de figure (B2), alternance de langue et de contenu (« code-switching ») sur le même support épigraphique, les informations transmises par une langue viennent compléter celles qu’apporte l’autre langue. Les deux expressions linguistiques n’ont plus pour vocation de s’adresser à des locuteurs de 40. Voir supra, note 9. 41. St. Mitchell, « Requisitioned Transport in the Roman Empire: a new inscription from Pisida », JRS 66, 1976, p. 106-131. AE 1976, n° 653, p. 190-193. 42. G. Camodeca, Tabulae Pompeianae Sulpiciorum, Roma, 1999, TP 13. F. Biville, « Le latin et le grec “ vulgaires ” des inscriptions pompéiennes », in H. Solin, M. Leiwo, H. Halla-aho (éds), Latin vulgaire - latin tardif VI, Helsinki, 2000, Hildesheim, 2003, p. 219-235, plus particulièrement p. 226. 43. Sur ce concept, voir F. Biville, « Une langue sous influences : le latin des traités tardifs adaptés du grec (l’exemple du De medicina de Cassius Felix) », in S. Kiss, L. Mondin et G. Salvi (éds), Latin et langues romanes. Études de linguistique offertes à József Herman, Tübingen, 2005, p. 301-311. SITUATIONS ET DOCUMENTS BILINGUES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN 47 langues différentes ; leur complémentarité les destine à des locuteurs bilingues. Ainsi se trouve reposée la question de la motivation du choix de la langue en fonction du contenu à énoncer. C’est aussi la notion de « texte » qui est remise en question. Dans l’inscription peinte de Pompéi CIL 4, 111 en l’honneur d’un gladiateur vainqueur, qui fait succéder à une première ligne d’adresse à la seconde personne, en latin : Omnia munera uicisti, « tu as remporté tous les combats », une expression proverbiale grecque transcrite en caractères latins, à la troisième personne : X[DRI.TXE UIEQEZX[R INWXMZ, « il est <l’une> des sept merveilles », on peut se demander si les deux lignes sont de la même main et du même auteur. L’alternance de langue devient plus intéressante lorsqu’elle se produit au sein d’un même texte. Le phénomène peut se limiter à la présence d’une simple formule alloglotte, ainsi des formules grecques qui, dans les épitaphes, viennent conclure un texte en latin : XEYDXE, « c’est comme ça », mot « bilan » qui exprime la résignation devant la mort 44, ou encore le souhait métaphorique de bonne navigation dans l’au-delà, IY?TPSME45. Il s’agit, là encore, de choix linguistiques résultant d’habitudes culturelles, qui respectent les frontières entre les deux langues : chacune d’entre elles conserve son identité et son intégrité. Le phénomène d’alternance prend toute son ampleur et son sens lorsqu’il se produit dans le corps même du texte, en cours de phrase, et qu’il fait alterner, de manière exceptionnelle ou massive, des propositions, des syntagmes ou des mots des deux langues. On peut citer l’inscription IGUR 972, épitaphe de Térentia Marcia et de son affranchie Myriné, établie par son époux Térentius Zoticus 46 : D(is) M(anibus) T(erentiae) Marciae coiugi dulcissime Ter(entius) Zoticus dignae et merite fecit cum qua uixit m(enses) XI, hec que uixit ann(os) XXI et m(enses) VI PIZKIMHI >[XMOSbS.QRYZ[RENPLU[Db 1EVOMZEQSZRLOEPLOEMWIQ QRLOEMTVSTEZRX[RWS JLZ. et Myrineti liberte eius dignissime fecit. Si la dédicace et les informations biographiques sont en latin, c’est en grec que l’époux s’exprime pour célébrer les mérites de la disparue, sans doute pour mieux affirmer son identité grecque dans une société latinophone. Dans le cas d’alternances de mots, il n’est pas toujours possible de distinguer ce qui relève de l’insertion de 44. Decourt 2004, n° 126 p. 168-169 (= CIL 12, 4123 = IG XIV 2505). Voir aussi n° 57 p. 66-67 (= CIL 12, 874 = IG XIV 2475), et les références à divers articles de L. Robert. 45. Ibid. n° 56 p. 64-65 (= CIL 12,758 = IG XIV 2472). J.-C. Decourt parle dans ce cas de « fausse bilingue ». 46. Adams 2003, p. 364-365. 48 F. BIVILLE langue grecque en latin, des mots grecs empruntés par le latin et intégrés dans la langue latine, surtout lorsqu’ils conservent leur flexion grecque et qu’ils sont transcrits en caractères latins. C’est le cas du nom d’une circonscription provinciale d’Asie, HMSMZOLWMb / dioecesis qui, dans la Correspondance de Cicéron comme dans les inscriptions impériales, conserve son caractère alloglotte 47. Le bilinguisme devient alors un phénomène linguistique particulièrement complexe, qui se traduit par toutes sortes d’interférences et de contaminations, et peut aboutir à la production d’énoncés mixtes. Énoncés mixtes, énoncés ambigus Chez les locuteurs et scripteurs qui ne jouissent pas d’une bonne maîtrise de l’une ou / et l’autre langue, l’absence de compétence aboutit à la production d’énoncés mixtes, particulièrement déviants, parce qu’ils combinent à différents niveaux et à des degrés divers selon les locuteurs, des structures linguistiques empruntées aux deux langues, ainsi de cette reconnaissance de dette datée de 57 ap. J.-C., extraite des archives du banquier Jucundus, d’expression latine, mais de graphie grecque, qui comporte des hellénismes syntaxiques et morphologiques : CIL 4, 3340, 32 (= FIRA III 129 d) Texte Équivalent latin [2)6;23C/%-C%63CB’ 4[C;23C/%043962-3]9/3C [8,27)48-1,2)-](39C%460[-%CC/6-=-)-3]92-3C)6;C 1,[%//,4-77)%]43/%-/-0-; )-39/3[92(;7],78)R8%/39[%883936] 1-0-% )8 [/)28391] N[O]NA +-[28%(932]39[MMO]9C )<[%9/8-;2)] M[EA] )< [-28)663+%8-;2)] *%[KTA] TA[&)00%63917-+]NA[TA] [6]39[M AKT. 4314. Nerone Caesaris (f.) II Pisone Calpurnio cos. (a.d.) septimam idus Apriles scripsi Iunius Eros me accepisse apo Caecilio Iucundo sestertia quattuor milia et centum nonaginta duo nummos ex auctione mea ex interrogatione facta tabellarum signatarum. Act(um) Pompe(is) À l’ablatif absolu latin de datation consulaire Nerone […] Calpurnio cos. se substitue le génitif grec 2IV[RSb /EPTSYVRMSY OSc, et au système numéral latin (II), le système grec (F) ; la préposition latine a(b) est remplacée par son équivalent grec ENTS, mais l’usage de l’ablatif est maintenu : ETS/EMOMPM[ ; dans le système 47. Cic., Fam. 13, 67, 1 : ex prouincia mea Ciliciensi, cui scis XVIMDb HMSMOLZWIMb Asiaticas attributas fuisse ; Fam. 13, 53, 2 : illam HMSMZOLWMR reicias ; Att. 5, 15, 3 : nostrarum dioecesium ; CIL 12, 3170 (Nîmes, début du IIIe s. ap. J.-C.) : dioeceseos dans une titulature latine. Voir Biville 1989b, p. 103 et 108. SITUATIONS ET DOCUMENTS BILINGUES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN 49 flexionnel, il y a hésitation entre la translittération des désinences latines : -EVSYQ= -arum, et leur remplacement par leurs équivalents grecs : -LR = -am, -SYb = -os. Si de telles interférences sont possibles, c’est parce qu’il existe implicitement, entre les deux langues, un système de correspondances interlinguistiques (un « diasystème », une « interlangue ») qui, à un élément A de l’une, fait correspondre un élément A’ de l’autre, aux différents niveaux de l’analyse linguistique, graphique, ainsi f = J, u = SY, etc. (Biville 1990 et 1995), morphologique (-us = -Sb, -i = SY), syntaxique (ab + ablatif = ENTS+ génitif), lexical (consul = Y_TEXSb). C’est sur ces mécanismes de transfert que reposent les phénomènes de translittération, de traduction et d’emprunt. Mais ce sont eux aussi qui créent une espèce de « no man’s land » dont les frontières et l’identité linguistique deviennent floues parce qu’il n’est ni grec ni latin, mais composé d’éléments interchangeables, qui coexistent dans la conscience linguistique des locuteurs comme dans une espèce de « supra-langue » 48. Chez les locuteurs bilingues, et surtout chez ceux qui ne disposent pas d’une maîtrise suffisamment poussée et raisonnée des deux langues, des éléments de l’un des deux idiomes peuvent alors venir se substituer spontanément à ceux de l’autre langue. Il y a ainsi production d’énoncés mixtes, hybrides tout autant dans leur contenu référentiel que dans leur formulation linguistique. Une épitaphe napolitaine d’un latinophone, rédigée en grec, en fournit un exemple significatif : 7SYOOIZWW[ I?XLWIRL?XM[’!I_^LWIRI_XLo’) 49, « À Successus, il a vécu 70/800 ans ». Comme le laisse entendre l’anthroponyme romain Successo, cette épitaphe est construite sur le modèle latin uixit annos LXX, translittéré en caractères grecs, et pour lequel on attendrait plutôt un nominatif sujet qu’un datif de dédicace. Le scripteur ne maîtrisait manifestement pas la pratique orthographique du grec, puisqu’il l’a transcrit comme il l’entendait, avec itacisme et palatalisation : I_^LWIR > I?XLWIR (-XL- = [tzi]) ; itacisme encore, et confusion de signes entre I et L dans I_XL > L?XM, et surtout entre S et [ dans le numéral o’ > [’, qui fait vivre le défunt 800 ans, au lieu de 70… 50. Les spécificités identitaires attachées à chaque langue (réalités institutionnelles, formulaire onomastique, systèmes de datation, de mesure, etc.) se trouvent exprimées par des moyens linguistiques relevant de l’autre langue, et le processus de mixité atteint tous les niveaux de l’analyse linguistique : le phonétisme et la graphie, comme la morphologie, la syntaxe et le lexique ; le mot et ses morphèmes, comme la phrase. Il n’est pas rare de trouver dans des épitaphes en langue latine, surtout celles d’affranchis manifestement hellénophones, la filiation ou l’appartenance exprimées à la grecque, par un génitif seul et avec désinence thématique -u (= -SY) au lieu du -i latin attendu : Philologus Aprodisiu, « Philologus <fils> d’Aphrodisios », dans une inscription de Délos des IIe-Ier s. av. J.-C. 51 ; Maxima Seiu, « Maxima <affranchie> 48. Sur ces notions, et plus spécialement le concept d’interférence, voir Biville 2001-2003 [2005]. 49. IG 14, 810. Leiwo 1994, p. 106. 50. Biville 2001-2003 [2005], p. 198. 51. ID 2440 = ILLRP 289. Adams 2003, p. 377. 50 F. BIVILLE de Seios », dans une inscription peinte d’une tombe de Naples, pour laquelle M. Leiwo propose une datation haute du début du Ier s. av. J.-C. 52. Les interférences sont ici limitées, et circonscrites dans le cadre d’un formulaire. Mais quand il s’agit de documents familiers, surtout autographes (graffiti, tablettes ou autres), nous pouvons nous trouver en présence d’inscriptions ambiguës, troublantes, dont nous sommes bien en peine de définir l’identité linguistique, ainsi de ce graffite pompéien (CIL 4, 4946) : *,0)-/-;2 MO A’ ACC +’ (= Felicio mo[dium] I, ass[es] IIII), qui fait référence à des réalités romaines : l’anthroponyme Felicio, les mesures en boisseau (mo[dium]) et en as (ass[es]), empruntés par le lexique grec au latin, tout en recourant à un système flexionnel grec (-M[R) et à un code graphique grec, y compris dans l’expression des numéraux (E’ = I, K’ = IIII) 53. Quand on assiste à de tels échanges lexicaux, graphiques, grammaticaux, entre les deux langues, il n’est plus alors possible de parler de « grec » ou de « latin ». Nous nous trouvons en quelque sorte en présence d’une « supra-langue », qui n’est plus du grec ou du latin, mais qui les englobe tous les deux à la fois, dans une entité abstraite qui prend sens dans l’un et l’autre système. Quand les spectateurs pompéiens hurlaient leurs acclamations de victoire : calos Paris, CIL 4, 2179 (g) = OEP[Db4EZVMb ou Nicanor nica, CIL 4, 3950 (g) = 2MOEZR[V RMZOE à l’adresse des vedettes de la scène et du cirque, il n’y avait plus de frontière linguistique entre le grec et le latin : latinophones et hellénophones s’exprimaient d’une seule voix 54. La notion de « bilinguisme » recouvre donc une gamme subtile de situations et de documents, qui va de la cohabitation, sans interactions, entre les langues grecque et latine, jusqu’à leur fusion, que nous laissent entrapercevoir quelques documents privilégiés, en passant par divers types de textes qui joignent ou mêlent, à des degrés divers, l’usage des deux langues. Pour mesurer toute la diversité des situations et des formes linguistiques qu’engendre ce que l’on désigne couramment sous le concept commode mais polyvalent de « bilinguisme gréco-latin », il est indispensable de se référer aux cadres historiques et idéologiques que nous font connaître les textes littéraires. L’épigraphie nous apporte, pour sa part, une masse de documents, officiels ou familiers, qui nous permettent de mieux saisir toute la complexité du phénomène et d’avoir un aperçu des productions linguistiques que pouvait générer, dans les échanges parlés, le bilinguisme gréco-latin. 52. Leiwo 1994, p. 72-73. 53. Biville 2003, p. 229. 54. C’est une situation de ce type qu’évoque, dans une hyperbole courtisane, le poète Martial (Spect. 3, 11-12) à l’occasion de l’inauguration de l’amphithéâtre flavien : Vox diuersa sonat populorum, tum tamen una est / cum uerus patriae diceris esse pater, « Tous ces peuples parlent des langues différentes, mais c’est dans une seule et même langue qu’ils s’expriment tous, César, quand ils te proclament le vrai père de la patrie ». SITUATIONS ET DOCUMENTS BILINGUES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN 51 BIBLIOGRAPHIE ADAMS J.-N., JANSE M., SWAIN S. (éds) 2002, Bilingualism in Ancient Society. Language Contact and the Written Text, Oxford. ADAMS J.-N. 2003, Bilingualism and the Latin Language, Cambridge. BÉRARD F., FEISSEL D., PETITMENGIN P., ROUSSET D., SÈVE M. 20013, Guide de l’épigraphiste. Bibliographie choisie des épigraphies antiques et médiévales, Paris (19861). 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