Jean-Baptiste Labat en Espagne: le récit d`un séjour

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Jean-Baptiste Labat en Espagne: le récit d`un séjour
Jean-Baptiste Labat en Espagne: le récit d’un séjour involontaire
Inmaculada TAMARIT VALLÉS
Universidad Politécnica de Valencia
Le 10 octobre 1705, à neuf heures du matin, Jean-Baptiste Labat arrive au port
de Cadix après un long voyage, à bord d’un bateau procédant des Antilles. Pourtant, il
ne débarquera que quelques heures plus tard, à cause des longues démarches sanitaires
et bureaucratiques de la douane. Et il devra retourner au bateau la nuit, froidement reçu
par le prieur de son ordre à Cadix qui ne veut pas l’héberger dans son couvent.
C’est le début du récit du séjour du père Labat en Espagne, tel qu’il apparaît
dans le premier volume des huit qui comprennent ses Voyages du P. Labat, de l’ordre
des frères Prêcheurs, en Espagne et en Italie. Ce premier volume contient les
expériences de Labat en Espagne; le deuxième volume correspond à son premier voyage
en Italie et les six autres, son deuxième voyage en Italie où l’auteur affirme, dans la
préface, avoir vécu encore sept ans de plus.
Jean-Baptiste Labat était un missionnaire de l’ordre des Dominicains qui vécut
aux Antilles pendant quelques années, devenant Procureur général de toutes les
missions de son ordre. Né à Paris en 16631, il entra dans l’ordre des Dominicains et
jusqu’à trente ans il enseigna philosophie, mathématiques et théologie dans les couvents
de Paris et de Nancy. En 1693, après une épidémie qui avait réduit considérablement le
nombre de missionnaires dans les colonies françaises en Amérique, il eut l’occasion de
partir en mission aux Antilles. Là, le père Labat révéla son tempérament d’homme
d’action. Il participa à la défense des îles de l’attaque des Anglais commandant une
compagnie de natifs (Bennassar, 1998 : 1222-1223). Il fonda le village de Basse-Terre
en Guadeloupe (García-Romeral, 2000 : 132-134). Il devint Supérieur de la Mission de
la Martinique et en 1705, il reçut l’ordre de revenir à Rome afin de recruter plus de
missionnaires pour les îles. Sa grande aventure américaine dura donc douze ans, mais
revenu en Europe il ne reviendrait jamais, malgré lui, aux colonies.
Cadix fut le port d’arrivée de Labat en Europe, où il dut rester quelque temps,
plus du temps prévu au moins, à cause du blocus de l’étroit de Gibraltar, « con sus
dominicos engreídos, sus procesiones primitivas, y un exceso de anteojos, instrumento
de vanidad para todos los hombres de pluma » (Batllori, 1987 : XII), avant de pouvoir
retourner en France, puis en Italie. Selon García Mercadal, après quelques années en
Italie où il s’est occupé des affaires de son ordre, il est revenu à Paris en 1716. C’est
alors qu’il ordonna ses notes de voyage et il écrivit, jusqu’à sa mort en 1738.
Il semble que le père Labat était un homme énergique qui luttait contre les
pratiques abominables de la sorcellerie entre les nègres esclaves (García Mercadal,
1
Cette date de naissance provient de l’article de Carminella Biondi (1987), qui est à son tour documenté
sur la thèse doctorale de R. P. Grotsky, Le père J.-B. Labat (1663-1738) : un voyageur philosophe, City
University of New York, 1976. José García Mercadal affirme pourtant que la date de naissance du père
Labat est en 1664. C’est la seule donnée qui ne coïncide pas avec l’article cité ci-dessus (García
Mercadal, 1962 : 105).
Jean-Baptiste Labat en Espagne: le récit d’un séjour involontaire, pp. 269-277
1962 : 106). Carminella Biondi déduit de son écriture une personnalité dynamique,
dotée d’une grande curiosité, du sens pratique et de quelque sarcasme arrivant parfois à
l’humour noir. Elle souligne également sa dureté dans la lutte contre la superstition, en
même temps que sa compréhension envers les coutumes païennes. Il ne montre jamais
cependant cet esprit indulgent envers les femmes, « altri paria della società del tempo »,
selon ce même auteur (Biondi, 1987 : 21-22).
Dans les pages andalouses de Labat, Bartolomé et Lucile Bennassar trouvent un
personnage assez différent de celui que révèle le reste de son œuvre : beaucoup plus
susceptible, toujours irrité, réticent à partager l’admiration des Espagnols envers leurs
villes (Bennassar, 1998 : 1223). Il ne faut pas oublier que Labat se trouve à Cadix
contre sa volonté et que, même si sa mentalité pratique l’emmène à profiter du moment
pour parcourir et mieux connaître la région, ce séjour espagnol ne fait que retarder son
arrivée au point de destination, Rome, et son retour souhaité aux colonies qui pourtant
n’aurait jamais lieu.
Il existe un décalage entre le moment du voyage réel et l’acte de l´écriture des
récits du père Labat. À partir de ses notes prises pendant ses expériences comme
missionnaire aux colonies, il publia à Paris en 1722 la première édition de son Nouveau
voyage aux îsles de l’Amérique, obtenant un grand succès éditorial grâce auquel
plusieurs éditions suivirent2. Juste après, ses voyages en Espagne et en Italie furent la
source d’inspiration pour écrire les huit volumes qui comprennent les Voyages du P.
Labat de l’ordre des FF. prêcheurs en Espagne et en Italie. Il existe une édition à Paris
des éditeurs Jean-Baptiste et Charles Delespine de 17303, et une édition hollandaise de
1731 ...aux dépens de la Compagnie. Foulché-Delbosc cite aussi deux autres éditions
traduites à l’allemand (Foulché-Delbosc, 1991 : 96), l’une d’elles citée aussi par
Farinelli (Farinelli, 1942 : 221).
García Mercadal parle de l’œuvre comme traducteur de Jean-Baptiste Labat, qui
selon lui traduit trois œuvres italiennes au français. Bennassar affirme que Labat utilisa
les notes de voyage d’autres voyageurs pour écrire deux récits situés dans des pays qu’il
ne visita jamais, en Afrique occidentale et en Éthiopie, ainsi que ses Mémoires du
chevalier d’Arvieu Il devint en tout cas un spécialiste de la littérature de voyage
(Bennassar, 1998 : 1222).
Le voyage en Espagne du père Labat commence à son arrivée à Cadix, ville qu’il
décrit avec précision. Après une visite à Tarife et à Gibraltar, où il regarde le blocus
maritime imposé par les Anglais, et un petit voyage au Port de Santa María et à Séville,
il s’embarque au port de Cadix à destination de La Rochelle. Tout au long du récit,
l’auteur décrit soigneusement le parcours du voyage, ses impressions, ses rencontres
avec d’autres religieux de son ordre ou des personnes qu’il visite, les attitudes des
Espagnols dans des situations diverses, les villes qu’il visite, les couvents et les
monuments, les plats et les boissons qu’il goûte en ajoutant toujours son opinion.
Son écriture, clairement didactique et descriptive, est adressée à un public
instruit auquel il veut surtout informer, sans imprécisions. Pourtant, le regard de Labat
2
Il existe une édition française récente du séjour du père Labat aux Caraïbes (R. Père Labat, 2001.
Voyage aux Caraïbes. St-Malo : Ancre de Marine).
3
J’ai consulté le texte de cette première édition de 1730 sur http://gallica.bnf.fr. Toutes les citations qui
suivent appartiennent à ce texte, et elles en reproduisent la graphie.
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Inmaculada TAMARIT VALLÉS
montre des Espagnols paresseux, vaniteux, pauvres et superstitieux, très éloignés du
raffinement français. La plupart de ses appréciations positives sont consacrées au vin.
Malgré sa volonté initiale de refléter fidèlement les mœurs des Espagnols, comme il
l’affirme dans sa préface, l’auteur semble parfois plus intéressé à décrire les monastères
et les couvents de son ordre et à faire une étude tactique de la ville de Cadix.
En effet, la préface suppose une déclaration d’intentions, mieux, une justification
à priori de ce que les lecteurs vont trouver dans le texte, sur la base d’une totale fidélité
dans son écriture. L’auteur insiste sur son intention de transmettre la vérité, de
reproduire précisément et seulement ce qu’il a vu et ce qu’il connaît, dans un exercice
de sincérité et d’exactitude qui l’éloigne de « les mauvais Relateurs, les Voyageurs de
Cabinet, ces gens qui à l’ombre d’un stile fleuri & d’une narration aisée, se croyent en
droit de tout dire, & d’en imposer à tout le monde » (Labat, 1730 : XXI).
La préface acquiert ainsi une fonction critique, et en même temps, elle
représente l’espace textuel destiné à créer l’effet de réalité (Barthes, 1984), car elle
permet de certifier l’authenticité des informations que le lecteur va trouver à l’aide d’un
discours en première personne dans lequel l’auteur expose son intention de vérité. En
général, dans la littérature de voyage cette préface ou avertissement devient
spécialement important dans les textes où il existe un décalage de la réalité vers la
fiction, dans les compilations et dans les textes qui sont un vrai plagiat (Racault, 1986).
Labat veut se défendre des possibles critiques des lecteurs dues à son excès
d’exactitude dans la description des personnes :
Si les Espagnols & Italiens, dont je vais décrire les mœurs, les Coûtumes et les Usages
aussi bien que le Païs, dans le présent Ouvrage se plaignent de mon exactitude, & de ma
trop scrupuleuse fidélité, ils trouveront bon que je leur dise para avance ce que je viens
de dire aux Ameriquains. Si leurs portraits ne leur plaisent pas, qu’ils s’en prennent à
eux mêmes ; pourvû qu’ils soient veritables & ressemblans, comme j’espere que les
connaisseurs en conviendront, j’aurai rempli toutes mes obligations. (Labat, 1730 : III)
Il s’excuse également par les possibles imprécisions qu’ils pourraient trouver
dans son récit, malgré ses efforts pour les éviter.
En tout et selon il raconte dans cette préface, il s’agit d’un séjour de quatre ou
cinq mois, le temps qui se déroula depuis son débarquement à l’arrivée des Antilles
jusqu’au moment où il put s’embarquer vers la France. Il n’a pas pour but de parcourir
le pays, mais de s’arrêter pour observer cette petite région du sud et pour la décrire le
plus exactement possible. Il pense répondre ainsi aux exigences du public :
Si depuis qu’on se mêle d’écrire, chaque Ecrivain s’étoit contenté de bien décrire une
Ville, ou une Province, il y a long-tems que nous aurions une connoisance parfaite de
tout l’Univers ; mais comme un même homme s’est voulu distinguer en écrivant
beaucoup plus qu’il n’avoit vû, il a été obligé de le faire sur les rapports d’autres gens
souvent aussi peu instruits que lui, & il est arrivé que nous avons bien des Relations, qui
manquent de certitude & d’un détail qui leur étoit absolument necessaire pour contenter
les Lecteurs. Je serois un témérarie si je me flattois d’être exempt de tout défaut, j’ai
fait, je le repete, tous mes efforts pour les éviter. (Labat, 1730 : VI)
L’écrivain s’adapte donc à la demande de ses lecteurs. Pour cela, il raconte en
première personne ses expériences et ses observations, en ajoutant des descriptions très
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détaillées des villes qu’il visite et en reproduisant quelques conversations intéressantes
avec des personnes qu’il rencontra pendant son séjour en Espagne.
Dans ce récit autobiographique, le moi voyageur décrit, juge et témoigne la
vérité de ce qu’il raconte, mais il n’est pas encore un moi guidé par ses sentiments.
Cependant, l’écriture à la première personne fait surgir dans le lecteur l’approche à une
expérience personnelle. Il ne s’agit plus de lire une description froide et anonyme, mais
le récit d’une personne qui établit des rapports avec le monde qu’il décrit. Le
développement de la narration est favorisé par cette utilisation de la première personne,
le récit de voyage participant ainsi dans la constitution de la narration romanesque en
première personne.
Des descriptions, des expériences, des réflexions et des anecdotes sont donc
intégrées dans le récit l’enrichissant, grâce à l’apport d’une réflexion subjective. La
valeur originaire du journal intime comme ébauche pour la réalisation postérieur du vrai
texte s’invertit, le journal se revalorisant et acquérant ainsi une dimension de prise de
conscience et de témoin d’exception (Wolfzettel, 1996 : 244-249). Par le biais de la
réflexion, le voyage devient aventure intellectuelle, interprétation personnelle ;
l’intention déclarée de sincérité de l’auteur légitime la possible transgression des bonnes
manières.
Il faut souligner ainsi dans le récit de Labat un style simple et l’expression d’un
point de vue très personnel de l’auteur, malgré ses prétentions d’objectivité. La présence
de l’écrivain influence toute l’œuvre avec un fort esprit critique marqué par
l’appartenance à un ordre religieux, par la firme croyance à la supériorité française face
au retard espagnol et par de forts mouvements de misogynie. Il ne faut pas oublier que
l’auteur fut retenu à Cadix et qu’il y dut rester contre sa volonté, ce qui rend
compréhensible en partie son attitude négative envers la ville et ses habitants.
Dans tous les cas, le voyage hors les frontières du propre pays est déjà un acte de
comparaison. En ce sens affirme Pierre Brunel que « le voyageur est comparatiste, et le
comparatiste est un voyageur » (Brunel, 1985 : 7). La rencontre avec l’inconnu fait
naître une tension qui provoque la naissance d’une image de l’au-delà où son présents
les préjudices, les idées, les options politiques ou les déterminations historiques qui vont
marquer la création littéraire. Un ensemble de facteurs nés de la propre réalité de
l’auteur, connus ou secrets, conditionnent sa représentation de cette image (Moura,
1998).
Le père Labat fait donc un parcours détaillé de la ville, il la décrit tel qu’elle était
en 1706 du point de vue géographique et architectural, tout en introduisant des petites
anecdotes qu’il vécut pendant son séjour dans la ville. Ces anecdotes ont la fonction de
faire une peinture du caractère espagnol et plus concrètement, du caractère des gaditans,
que l’auteur regarde comme étant paresseux et ignorants. Il semble qu’à l’époque les
Français n’étaient pas très bien reçus des gaditans non plus, comme on peut observer
dans le texte. On y trouve le terme gavache à plusieurs reprises, utilisé toujours
péjorativement. Par exemple, le père Labat observe les travaux qui se déroulent au port
de Cadix. Sur un écu taillé en pierre qui représente les armes de France, il s’aperçoit que
ces armes sont inverties. Immédiatement, afin de soutenir l’honneur de sa nation, il
intervient et récrimine contre l’ouvrier :
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Je crûs faire plaisir à cet ouvrier de l’en avertir, afin qu’il cherchât à y remedier ; & je le
fis avec autant de précaution que j’en avois apporté à donner un avis à une personne du
premier rang. Mais je fus très-mal récompensé de mon avertissement. Il me regarda
comme s’il avoit voulu me dévorer, & prit la liberté de me dire, que j’étois un Gavache,
& un ignorant. (Labat, 1730 : 232)
Il semble que des deux côtés la compréhension n’était pas facile. Le père Labat
décide de profiter le temps qu’il doit rester à Cadix, ne pouvant pas partir par mer ni par
terre, à cause du danger des chemins. Il commence à apprendre la langue espagnole et
s’instruit sur l’origine de la ville à l’aide de la lecture de livres. C’est la première phase
de son rapprochement à la réalité de Cadix.
En ce qui concerne les rapports avec ses habitants, Labat cherche d’abord la
complicité des gens qui puissent l’aider à s’installer convenablement à Cadix. Après le
long voyage réalisé, il se dirige vers le couvent des Dominicains de la ville, où il en
prend le premier coup. Le père prieur n’accepte pas de l’héberger, car Labat ne porte
pas les habits complets de son ordre : il lui manque la cape des pères Prêcheurs que les
missionnaires des colonies comme lui ne portent pas. Quoiqu’il soit admis quelques
jours plus tard au couvent, où il se présente muni d’une nouvelle cape, il ne se sentira
jamais à l’aise dans ce couvent. Il se rapproche alors des personnes avec qui il peut
établir des liens d’identification, et surtout de ceux qui l’accueillent convenablement et
selon son rang.
Il visite souvent la maison du Marquis de la Rosa, marié avec une fille d’origine
française née aux colonies, qu’il avait connu à la Martinique. Il avoue se sentir à l’aise
dans cette maison où il est très bien reçu, et où le maître de la maison a adopté des
manières françaises : « M. de la Rosa se piquoit d’imiter les manieres des François, el il
le faisoit de tout son cœur » (Labat, 1730 : 9). Ses conversations avec le père Mimbiela,
religieux de son ordre et, comme lui, missionnaire en Amérique du Sud, représentent
pour lui une voie de fuite de la réalité qui l’entoure et font renaître chez lui le désir de
revenir aux colonies. C’est aussi ce religieux, dans lequel il se voit en quelque sorte
reflété, son point d’appui dans le couvent de Cadix.
Le père Labat parcourt largement tous les aspects de la ville et de la vie
quotidienne de ses habitants : l’armée espagnole, les soldats et les officiers ; l’évêque et
le palais épiscopal ; un enterrement et la procession pour emmener le Saint Sacrement
aux malades ; les ordres religieux ; les couvents de religieuses ; la célébration de la
Semaine Sainte ; le manque d’eau potable dans la ville ; la bonne qualité de son vin ; le
commerce. Sur ce dernier point, Labat arrive à la conclusion de que Cadix n’a pas été
attaquée et son commerce détruit parce que la plupart des intérêts commerciaux dans la
ville sont français : « Ce seroit donc détruire un commerce avantageux à la France, &
empêcher le débouchement de ses denrées & de ses Manufactures, que de s’emparer de
Cadis. C’est donc par conséquent à l’intérêt des François qu’elle doit sa conservation. »
(Labat, 1730 : 294)
C’était le propos de Labat exprimé dans sa préface : toutes ses conclusions
devraient être fondées sur ses propres expériences et observations, afin de peindre la
réalité d’Espagne le plus exactement possible. Cependant, on trouve tout au long du
récit quelque arrogance, une intention constante de démontrer la supériorité des Français
face aux Espagnols, en tant que peuple plus avancé, travailleur et culte. Les Espagnols
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sont paresseux, c’est pour cela que les étrangers travaillent et commercent dans le pays,
emportant la plupart des bénéfices :
Aussi l’Espagne est remplie de toutes sortes d’étrangers qui travaillent pour les
Espagnols, & qui emportent en même tems le plus clair de leurs revenus. Sans parler
des Artisans qui ont une boutique ouverte, & des Marchands dont il y a toûjours au
moins vingt étrangers contre un Espagnol. (Labat, 1730 : 286)
On peut observer pourtant un adoucissement dans l’attitude du religieux au fur et
à mesure que le récit avance. Il semble jouir progressivement de son séjour et il décide
donc de réaliser de petits voyages pour visiter la région à cheval, en bateau ou en
calèche. Il fait un petit séjour à Séville pour connaître la ville, mais il est obligé
d’interrompre sa visite car il est prévenu par une lettre que son bateau est sur le point de
quitter le port de Cadix. Ce n’est qu’à contrecœur et se souvenant de sa vraie mission en
Europe qu’il doit refuser l’offre du père prieur du couvent de Séville de revenir en
France par terre, à travers l’Espagne.
En même temps on ne peut pas ignorer, car on en jouit tout au long du récit,
l’esprit d’aventure, de découverte, du père Labat. C’est cet esprit qui lui fait chercher,
par exemple, le trésor du comte don Julian dans une cave. Arrivé à Algésiras, le village
lui semble pauvre et ruiné, mais un château attire son attention. On dit que c’est le
château du comte don Julián, et qu’il y a un trésor caché dans la cave. Piqué par la
curiosité et montrant son esprit aventurier, le père Labat décide de vérifier l’existence de
ce trésor et organise une expédition aux souterrains du château la nuit même. Les
expéditionnaires découvrent une caverne et de belles cristallisations de roche, mais pas
de trésor caché. Bon buveur, Labat a eu la précaution de se munir d’une bouteille d’eaude-vie, car il faut profiter d’une occasion si remarquable:
C’est là le lieu où on suppose que le Comte Julien a caché ses tresors. Je dis qu’il falloit
boire à sa santé, & que cette honnêteté le mettroit de bonne humeur, & sur cela je
demandai un verre d’eau de vie, qui me sembla d’autant plus necessaire que le froid de
ce lieu commençoit à m’incommoder. (Labat, 1730 : 325)
La volonté de découverte des mœurs caractéristiques de la région où il se trouve,
que Labat semble avoir acquis pendant ses années aux colonies, l’emmène aussi à
essayer les chaussures typiques, des alpargatas, pour faire le chemin à pied de Tarife à
Algésiras. Il ne peut que les louer : « je m’y etois fait en moins de rien, et rien ne me
semblait plus commode » (Labat, 1730 : 317). L’auteur, intégré dans le récit comme
protagoniste, c’est un personnage dynamique, actif et montrant une énorme capacité
d’observation.
C’est parfois surprenant le contraste entre la figure du voyageur international,
instruit, habitué à l’exploration de nouvelles cultures, et quelque naïveté ou crédulité
lorsqu’il fait face à des réalités qu’il ne connaît pas ou qu’il ne comprend pas bien. Nous
sommes d’accord en ce sens avec cette opinion qui apparaît dans le Dictionnaire des
lettres françaises:
Les voyages du P. Labat se lisent encore avec intérêt, tant le style en est piquant et
savoureux. Leur valeur scientifique est excellente lorsque l’auteur rapporte ce qu’il a vu
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lui-même, très douteuse lorsqu’il s’en rapporte à autrui, car il fait preuve alors d’une
excessive crédulité. (Moureau, 1995 : 646).
Afin d’illustrer cette idée de l’excessive crédulité de Labat, on peut citer, par
exemple, sa description d’une femme créole qu’il n’a jamais vue de ses yeux,
évidemment, malgré tout le temps passé aux Antilles :
M. de Grisolet s’étoit marié à Cayenne avec une Creolle de cette Isle, qui étoit une des
plus extraordinaires creatures, dont on ait peut-être jamais entendu parler. Elle étoit
grande & bien-faite, elle ne manquoit ni de beauté, ni d’esprit. Elle avoit le visage, le
coû, & une partie de la gorge d’une très-belle couleur blanche, les mains & les bras
jusqu’au dessus des coudes étoient de même, & tout le reste du corps étoit d’un noir de
jai & le plus beau, & le plus lustré qu’on puisse s’imaginer. Je tiens ceci du Sieur
Ganteaulme de Marseille Capitaine du Vaisseau S. Paul [...] (Labat, 1730 : 266)
Malgré son arrogance et le ton moralisant qu’on trouve souvent dans le récit, ce
sont des détails comme celui-ci qui montrent son côté le plus humain, lui rapprochant
du lecteur. Le ton général est très critique, même méprisant envers l’univers espagnol :
sa gastronomie, ses auberges, ses chemins (selon lui, « quatre lieuës d’Espagne [...] en
valent bien huit de France » (Labat, 1730 : 302)), les villes qui lui semblent pauvres et
sales, le dépeuplement des campagnes, l’effrontément des femmes, l’hypocrisie des
cérémonies religieuses, ce sont des aspects qui se rapprochent de la légende noire
d’Espagne énoncée par des auteurs précédents.
C’est pour cela qu’on trouve rarement des jugements positifs qui ne soient pas
accompagnés d’un contrepoint négatif. Labat introduit très souvent un élément
compensatoire qui fait référence à quelque vice des Espagnols, soustrayant ainsi de la
valeur à l’affirmation positive initiale. Ainsi, par exemple, il ne peut pas contempler le
beauté des champs cultivés sans se rappeler la paresse et le peu d’adresse des
Espagnols : « Le froment vient à merveille dans tout le Païs, il est gros, dur, pesant,
d’une belle couleur, & feroit le plus beau pain du monde s’il étoit bien travaillé »
(Labat, 1730 : 302).
Il loue la langue espagnole pour son expressivité, mais il doit en même temps
regretter, se basant bien sûr sur son expérience, que les hommes espagnols ne l’utilisent
pas d’une façon plus agréable aux auditeurs :
Ils aiment leur Langue, & ils ont raison, elle est grave, majestueuse, riche & expressive,
elle est plus belle dans la bouche des femmes que dans celle des hommes, parce que les
hommes parlent trop du gozier & avec des certains mouvemens de la bouche, qui ne
sont pas agreables. (Labat, 1730 : 23)
Même lorsqu’il fait des éloges du vin, qui semble lui procurer les meilleurs
moments de son séjour, il ne peut pas éviter la critique pour atténuer l’effet positif :
« Le vin est excellent malgré le peu de culture qu’ils font aux vignes, et leur mauvaise
maniere de faire le vin » (Labat, 1730 : 316).
À travers le récit on découvre une correspondance entre l’amabilité avec laquelle
Labat est reçu et les louanges consacrées aux villes ou aux lieux divers par où il passe.
Bon gourmand et bon buveur, on dirait que malgré son intention initiale de rigueur et
d’exactitude, qui était le but fondamental de son texte selon sa préface, parfois c’est son
estomac qui commande sur ses points de vue.
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Mais d’autre côté, il y a des passages où l’auteur semble se laisser aller et jouir
du moment, c’est un Labat réceptif à la nouveauté qui réussit à transmettre alors au
lecteur l’émotion de la découverte. Par exemple, sur le chemin de Tarife à Cadix, il
passe la nuit à la douane. Le douanier lui instruit sur la manière de faire le vin, occasion
que Labat profite pour s’offrir une nouvelle dégustation. À ce moment-là il doit avouer,
après une explication détaillée de la fabrication du vin dans la région, que les vins de
Cadix sont sans aucun doute excellents (Labat, 1730 : 340).
C’est surtout vers la fin de son séjour qu’on découvre la sensibilité de l’auteur
envers la nature, par exemple lorsqu’il décrit la vallée fertile de Tarife. Ces coups de
pinceau apportent au récit une grande partie de sa couleur et de son intérêt : « … des
branches chargées de feuilles longues et dentellées, dont le dessus est d’un beau vert, et
le dessous plus blanc et cotonneux. Les fleurs sont jaunes et ne paraissent que comme
un petit paquet de mousse... » (Labat, 1730 : 315).
Enfin, le 30 janvier 1706, le bateau qui emmènera Labat à sa destination quitte le
port de Cadix. Malgré les bons moments que, selon l’auteur avoue, il commence à
passer dans cette région du sud, il n’a pas de doutes ; il sait qu’il doit partir car sa propre
économie et l’importance de sa vraie mission en Europe doivent prévaloir :
Quelque plaisir que j’eusse eu du moins depuis un mois dans ce Païs, je le quittai sans
regret, parce qu’outre la dépense que j’étois obligé de faire, mon retardement nuisoit
infiniment aux affaires pour lesquelles j’étois envoyé, en ce qu’il donnoit aux ennemis
de nôtre Mission tout le tems de prévenir les esprits en leur faveur. (Labat, 1730 : 414)
Son sens du devoir l’emporte encore une fois sur ses sentiments, et il prend la
décision correcte selon son sens de la responsabilité et ses vœux d’obéissance.
La fonction essentielle du récit de voyage, celle d’ouvrir le texte à la nouveauté
en partant de la fonction première de l’exotisme dans le sens étymologique du
terme (l’étrange, l’inconnu, l’autre), est ainsi représenté dans ce récit. De la conjonction
de deux pôles opposés, l’attraction et la méfiance, naît l’écriture du voyageur. Complice
de la curiosité du lecteur, il implique celui-ci dans ses émotions, produisant ainsi un
échange volontaire qui détermine l’expérience esthétique. Dans cet échange le lecteur
découvre et partage les sentiments de l’auteur qui glissent peu à peu de l’intolérance à la
condescendance, et qui évoluent peu à peu jusqu’à arriver à la découverte et à la
compréhension de nouvelles valeurs et attitudes.
Malgré les prétentions de rigueur intellectuelle du voyageur, ce récit, comme
beaucoup de récits de voyage au XVIIIe siècle, révèle une vocation littéraire, parce que
raconter le propre voyage est aussi se raconter soi-même et exprimer la rencontre du
voyageur avec la réalité de l’autre. La présence du voyageur-écrivain dans ce texte de
Labat, comme fil conducteur de celui-ci, reste dans le récit. Malgré la distance, il réussit
à nous transmettre son regard particulier de la réalité espagnole au début du XVIIIe
siècle et, en même temps et peut-être à son insu, à nous faire partager son aventure de
découverte personnelle.
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